Pour mes dix-huit ans, oncle Bernard m’a offert une Volvo 240.
J’étais sans voix.
« Ne me regarde pas comme ça, mon garçon, a-t-il dit, gêné. C’est une occase, pas de quoi en faire tout un plat. Carl et toi, vous avez besoin d’une voiture là-haut, vous ne pouvez pas circuler à vélo tout l’hiver. »
Ce qu’il y a, avec la Volvo 240, c’est que c’est la parfaite bagnole à bricoler, les pièces restent faciles à trouver malgré l’arrêt de la production en 93, et si on s’en occupe bien, on peut la garder toute une vie. La mienne avait des rotules de suspension usées sur le train avant et des joints de cardan fatigués, mais le reste était impeccable, pas la moindre trace de rouille.
Je me suis installé au volant, ai rangé mon permis de conduire tout frais dans la boîte à gants, tourné le contact et, sur la nationale, quand j’ai dépassé le panneau de sortie d’Os, quelque chose m’est apparu. La route continuait. Encore et encore. Tout un monde se déployait devant mon capot rouge.
L’été a été long et chaud.
Tous les matins, je déposais Carl au Coop, où il avait un job d’été, avant d’aller au garage.
Au fil des semaines et des mois, je suis devenu non seulement un conducteur potable, mais aussi un amant, sinon accompli, du moins satisfaisant d’après Rita Willumsen.
Nous nous retrouvions de préférence dans la matinée. Nous venions chacun dans notre voiture et je garais la mienne sur un autre sentier afin que personne ne fasse le lien.
Rita Willumsen ne m’imposait qu’une seule exigence.
« Tant que tu fricotes avec moi, tu ne fricotes pas avec d’autres filles. »
Il y avait trois raisons à cela.
Un, elle ne souhaitait pas contracter l’une des maladies sexuellement transmissibles qui, lui avait-on dit au cabinet médical, regorgeaient dans le bourg. Or les filles avec qui les types comme moi couchaient étaient toujours des traînées. Elle n’avait pas peur d’une pauvre chlamydia ou des morpions, ce genre de choses pouvaient vite s’arranger chez un médecin à Notodden, mais il arrivait encore à Willumsen de réclamer son dû.
Deux, même les traînées avaient l’art de tomber amoureuses et interprétaient alors la moindre déclaration, relevaient la moindre hésitation, examinaient de plus près chaque promenade en forêt non justifiée jusqu’à ce qu’elles sachent ce qu’elles ne devaient pas savoir et fassent un scandale retentissant.
Trois, elle voulait me garder. Non que je sois exceptionnel en quoi que ce soit, mais c’était trop risqué de changer d’amant dans une localité aussi petite qu’Os.
Bref, sa seule condition était que Willumsen ne l’apprenne pas. Car, en homme d’affaires prévoyant qu’il était, il avait insisté pour la séparation des biens, et madame n’avait d’attributs que ses attributs personnels, comme on disait. Elle dépendait tout simplement de son mari pour pouvoir mener la vie qu’elle souhaitait. Ça m’allait, moi aussi, j’avais d’un seul coup une vie vivable.
Ce que Mme Willumsen avait, c’était de l’éducation, selon ses propres termes. Elle était de bonne famille, de la campagne de l’Østlandet, mais son père avait dilapidé la fortune familiale, la sécurité était devenue insécurité, et elle avait épousé ce vendeur de voitures d’occasion nanti et industrieux. Vingt ans durant, elle l’avait persuadé qu’elle ne prenait pas de contraception et que ce devait être ses spermatos à lui qui étaient problématiques. Et tous ces mots sophistiqués, ces belles manières, ces talents de peintre sans utilité et cette littérature peu exploitable qu’elle n’avait pas réussi à lui fourguer, elle me les apprenait maintenant. Elle me montrait des tableaux de Cézanne et Van Gogh. Elle me lisait Hamlet et Brand. Et en anglais The Steppenwolf et The Doors of Perception que j’avais jusqu’ici pris pour des groupes de rock et pas des romans. Mais, avant tout, elle me lisait les sonnets à Laure de Pétrarque. Souvent en néo-norvégien, avec un léger trémolo. Nous fumions du haschich, dont Rita refusait de m’indiquer la provenance, tout en écoutant Glenn Gould jouer les Variations Goldberg. J’aurais pu affirmer que l’école où je me suis formé à l’époque de nos rendez-vous galants au chalet d’alpage valait plus que n’importe quelle université, mais ce serait sans doute une grossière exagération. Quoi qu’il en soit, l’effet produit sur moi était le même que celui de la Volvo 240 quand j’avais conduit hors du bourg. Cela m’ouvrait les yeux sur l’existence d’un tout autre monde. Un monde que je pouvais rêver comme mien si j’apprenais les codes des initiés. Mais cela ne m’arriverait pas. Pas à moi, le frère dyslexique.
Non que Carl semblât, lui, nourrir des désirs d’exil.
Au contraire, plutôt. L’été est devenu automne, puis hiver, et il s’isolait de plus en plus. Quand je lui demandais à quoi il réfléchissait, s’il voulait faire un tour en Volvo, il se contentait de me regarder, un sourire doux et absent aux lèvres, un peu comme si je n’étais pas là.
« Je fais des rêves bizarres, a-t-il déclaré sans préambule un soir dans le jardin d’hiver. Je rêve que tu es un tueur. Que tu es dangereux. Et je t’envie d’être dangereux. »
J’étais bien conscient que Carl savait que, d’une manière ou d’une autre, j’avais orchestré la sortie de route de la Cadillac dans le virage des Chèvres, mais il n’avait jamais prononcé un mot sur le sujet, et je ne voyais aucune raison de lui expliquer et de le rendre ainsi coupable de complicité. Je n’ai donc pas répondu, je lui ai juste dit bonne nuit et l’ai laissé là.
C’est ce que j’ai connu de plus approchant du bonheur. J’avais un travail que j’adorais, une voiture qui m’emmenait là où je voulais et je vivais le fantasme sexuel de tout adolescent. Chose dont je ne pouvais certes me vanter auprès de personne, même pas Carl, parce que Rita avait dit « pas âme qui vive » et j’avais juré sur la sienne, justement.
Et puis un soir a eu lieu l’inévitable. Comme d’ordinaire, Rita avait quitté le chalet d’alpage avant moi pour éviter qu’on nous voie ensemble. En général, je partais vingt minutes après elle, mais ce soir-là, il était tard, j’avais travaillé dur au garage la nuit précédente et toute la journée, et couché ainsi dans le lit, j’étais bien détendu. Car si c’était avec son argent que le chalet d’alpage avait été acheté et agrandi, M. Willumsen n’allait, d’après Rita, plus jamais y mettre les pieds, il était trop gras et sédentaire, le chemin trop raide et long. Elle m’avait expliqué qu’il avait acquis ce chalet en partie parce qu’il était plus grand que celui du maire Aas et situé de façon qu’il puisse le regarder de haut ; en partie comme pur investissement spéculatif dans les terres à une époque où la Norvège était en train de devenir une riche nation pétrolière. Il flairait déjà l’essor des chalets qui allait se produire des années plus tard. S’il s’est produit plus haut, à un autre niveau de la nationale, c’est le fait de coïncidences et de conseils municipaux qui ont été moins longs à la détente, mais c’était en tout cas un bon calcul de la part de Willumsen. Quoi qu’il en soit, pendant que j’attendais de pouvoir partir, je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, il était quatre heures du matin.
Trois quarts d’heure plus tard, j’étais à Opgard.
Ni Carl ni moi n’avions envie de dormir dans la chambre des parents, et je me suis faufilé sans bruit dans notre chambre d’enfants pour ne pas le réveiller. Mais quand j’allais grimper dans le lit du dessus, il a tressailli et j’ai vu ses yeux grands ouverts luire dans le noir.
« On va aller en prison, a-t-il murmuré d’un ton groggy.
— Hein ? »
Il a cligné des yeux deux fois, puis a semblé se dégager de tout cela et j’ai compris qu’il avait rêvé.
« Où t’étais ? a-t-il demandé.
— Je bricolais une voiture, ai-je répondu en passant par-dessus la rambarde.
— Non.
— Non ?
— Oncle Bernard est passé apporter du ragoût. Il m’a demandé où tu étais. »
J’ai pris ma respiration. « J’étais avec une femme.
— Une femme ? Pas une fille ?
— On en parlera demain, Carl. On doit se lever dans deux heures. »
Je suis resté à écouter si son souffle s’apaisait. Ce n’était pas le cas.
« C’était quoi, cette histoire de prison ? ai-je finalement demandé.
— J’ai rêvé qu’on voulait nous mettre en prison pour meurtre. »
J’ai inspiré. « Meurtre de qui ?
— C’est ça qui est dingue, a-t-il répondu. Le meurtre l’un de l’autre. »