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Réveillon de Noël pour trois.

J’ai dormi jusqu’à midi. Ayant pas mal travaillé pendant les dernières semaines, j’avais beaucoup de sommeil en retard. Je suis descendu, je leur ai souhaité bon Noël, j’ai préparé du café, j’ai feuilleté une vieille revue de Noël en expliquant à Shannon les étranges traditions festives norvégiennes, j’ai donné un coup de main à Carl pour la purée de rutabaga. Carl et Shannon ont à peine échangé un mot. Je suis allé pelleter la neige, même s’il n’en était manifestement pas tombé depuis quelques jours, j’ai remplacé la gerbe de blé de Noël dehors, j’ai préparé le riz au lait, j’en ai apporté un bol dans la grange pour le père Noël, j’ai cogné un peu dans le sac de sable. J’ai chaussé mes skis dans la cour et j’ai fait les premiers mètres dans une ornière particulièrement large. Des pneus d’été, donc. J’ai franchi le tas de neige dégagée sur le bas-côté et créé ensuite ma propre trace en direction du site de l’hôtel.

Pour une raison que j’ignore, le spectacle du chantier sur la montagne dénudée m’a évoqué les premiers pas sur la lune. Le vide, le silence, l’impression d’une fabrication humaine qui n’avait pas sa place dans le paysage. Les grands modules préfabriqués en bois dont Carl m’avait parlé étaient provisoirement arrimés aux fondations avec du câble d’acier qui, d’après les ingénieurs, maintiendraient tout en place même par des rafales de la force d’un ouragan. Il n’y avait pas de lumière dans les baraques, les ouvriers étaient en vacances pour les fêtes. Le soir tombait.

En rentrant, j’ai entendu un son prolongé, triste et familier, mais je n’ai vu aucun oiseau.

 

Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés à table, sûrement pas plus d’une heure, mais ça m’a fait l’effet de quatre. La pinnekjøtt était sûrement exquise, Carl en a chanté les louanges et Shannon a baissé les yeux sur son assiette, en le remerciant poliment. La bouteille d’aquavit était à côté de Carl, mais il n’arrêtait pas de me resservir, ce qui voulait sans doute dire que je la descendais aussi. Il a parlé du grand défilé de Santa Claus à Toronto où Shannon et lui s’étaient rencontrés, ils y participaient avec des amis communs, qui avaient fabriqué et décoré un traîneau. Il faisait moins vingt-cinq et Carl s’était proposé de lui réchauffer les mains sous les peaux de mouton.

« Elle tremblait comme une feuille, mais elle a refusé, racontait-il en riant.

— Je ne te connaissais pas, a protesté Shannon. Et tu portais un masque.

— Un masque de père Noël, a-t-il précisé à mon attention. En qui peux-tu avoir confiance si tu te méfies même du père Noël ?

— C’est bon, maintenant tu as enlevé ton masque », a-t-elle conclu.

Après le dîner, j’ai aidé Shannon à débarrasser. Dans la cuisine, elle a rincé les assiettes à l’eau chaude et j’ai passé la main sur ses reins.

« Non, a-t-elle dit doucement.

— Shannon…

— Non ! » Elle s’est tournée vers moi. Les larmes aux yeux.

« On ne peut pas faire comme si de rien n’était.

— Il le faut.

— Pourquoi ?

— Tu ne comprends pas. On est obligés, crois-moi. Fais ce que je te dis.

— Qui est ?

— De faire comme si de rien n’était. Bon sang, ce n’est rien. C’était… c’était simplement…

— Non, ai-je dit. C’est tout. Je le sais. Et tu le sais.

— S’il te plaît, Roy. Je te le demande.

— D’accord. Mais qu’est-ce qui te fait peur ? Qu’il te frappe encore ? Parce que s’il te touche… »

Elle a émis un bruit, mi-éclat de rire, mi-sanglot. « Ce n’est pas moi qui suis en danger, Roy.

— C’est moi ? Tu as peur que Carl me tabasse ? » J’ai souri. Je ne voulais pas, mais je l’ai fait.

« Pas qu’il te tabasse. » Elle avait les bras croisés sur sa poitrine comme si elle avait froid, ce qui était sûrement le cas, parce que dehors la température chutait, les murs craquaient.

« Des cadeaux ! s’est exclamé Carl dans le petit salon. Quelqu’un a mis des cadeaux sous un putain de sapin ! »

 

Se plaignant d’un mal de tête, Shannon est montée se coucher tôt. Carl voulait fumer et il a insisté pour que nous nous habillions chaudement et allions nous installer dans le jardin d’hiver, dénomination sacrément trompeuse quand le mercure plonge au-dessous de moins quinze.

Carl a tiré deux cigares de sa poche de veste, m’en a tendu un. J’ai secoué la tête en levant ma boîte de tabac à priser.

« Allez, a-t-il insisté. Tu sais, il faut qu’on s’entraîne pour quand on fumera les cigares de la victoire, toi et moi.

— De nouveau optimiste ?

— Toujours.

— La dernière fois que je t’ai eu au téléphone, il y avait quelques soucis.

— Ah oui ?

— Le flux de trésorerie. Et Dan Krane qui fouinait.

— Les problèmes sont faits pour être résolus. » Il a soufflé un mélange d’haleine condensée et de fumée de cigare.

« Et comment les as-tu résolus ?

— L’essentiel est qu’ils le soient, peu importe comment.

— La solution des deux problèmes a peut-être un rapport avec Willumsen ?

— Willumsen ? Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Juste que ton cigare est de la même marque que ceux qu’il offre aux gens avec qui il fait des affaires. »

Carl a sorti son cigare de sa bouche en contemplant sa ceinture de smoking rouge. « Ah bon ?

— Oui. Donc ce n’est pas un tabac très sélect.

— Non ? J’aurais pu m’y tromper.

— Quel genre de transaction as-tu fait avec Willumsen ? »

Il a tiré une bouffée. « Qu’est-ce que tu crois ?

— Que tu lui as emprunté de l’argent.

— Eh ben, a fait Carl en souriant. Et dire qu’il y en a qui pensent que de nous deux c’est moi le cerveau.

— C’est ce que tu as fait ? Tu as vendu ton âme à Willumsen, Carl ?

— Mon âme ? » Carl a vidé les dernières gouttes d’aquavit de son verre si petit que c’en était cocasse. « Je ne savais pas que tu croyais à l’âme, Roy.

— Allez.

— Le marché des âmes est un marché d’acheteurs, Roy, et de ce point de vue, il a payé un bon prix pour la mienne. Son commerce aussi est tributaire de ce que le bourg ne tombe pas en ruine. Et maintenant, il a investi si lourdement dans l’hôtel que si je tombe, il tombera aussi. Quand tu empruntes, il faut emprunter beaucoup, Roy, parce que ça te donne autant prise sur eux qu’eux sur toi. » Il a levé son verre vers moi.

Je n’avais ni verre ni réponse. « Qu’est-ce qu’il a obtenu en gage ?

— Qu’est-ce que Willumsen a l’habitude de demander en gage ? »

J’ai hoché la tête. Simplement sa parole. Son âme. Mais alors, cet emprunt ne devait donc pas être si énorme que ça.

« Bref. Parlons d’autre chose, c’est tellement ennuyeux, l’argent. Willumsen nous a invités, Shannon et moi, à sa soirée du nouvel an.

— Félicitations », ai-je tranché d’un ton sec. Le nouvel an de Willumsen était la soirée où se pressait tout le gratin du bourg. Anciens et nouveaux maires, propriétaires de terrains pour chalets, ceux qui avaient de l’argent et ceux qui possédaient des fermes assez grandes pour pouvoir faire semblant d’en avoir. Tous ceux qui étaient de l’autre côté de la barrière invisible dont ils niaient bien sûr l’existence.

« Enfin. Quel était le problème de ma délicieuse petite Cadillac ? »

J’ai toussoté. « Des bricoles. Pas étonnant, elle a beaucoup roulé et elle a été menée à la dure. Les côtes sont raides à Os.

— Donc rien qui ne puisse être réparé ? »

J’ai haussé les épaules. « Ça peut être réparé temporairement, mais tu devrais peut-être songer à te débarrasser de cette bagnole. T’en acheter une autre. »

Carl m’a regardé. « Pourquoi ?

— Les Cadillac, c’est compliqué. Quand des bricoles commencent à lâcher, ça annonce des pannes plus graves. Et tu ne sais pas trop bricoler un moteur, si ? »

Il a plissé le front. « Peut-être pas, mais c’est la seule voiture que je veuille avoir. Tu peux la réparer ou pas ? »

J’ai haussé les épaules. « C’est toi le patron, je fais comme tu veux.

— Bien. » Il a tété son cigare, l’a observé. « Dans un sens, c’est dommage qu’ils n’aient jamais pu voir ce que toi et moi, on fait dans la vie, Roy.

— Papa et maman, tu veux dire ?

— Oui. Qu’est-ce que papa ferait maintenant s’il était en vie, tu crois ?

— Il gratterait l’intérieur du couvercle de son cercueil. »

Carl m’a regardé. Il s’est mis à rire. J’ai frissonné. Puis j’ai consulté ma montre en forçant un bâillement.

 

Cette nuit-là, j’ai encore rêvé que je tombais. J’étais au bord de Huken et j’entendais mes parents appeler en bas, m’appeler pour que je les rejoigne. Je me penchais, comme Carl m’avait décrit que l’ancien lensmann l’avait fait avant de faire tomber cette pierre et de chuter à son tour. L’avant de la voiture était trop proche de la falaise pour entrer dans mon champ de vision, mais je voyais en revanche le capot du coffre, où étaient perchés deux énormes corbeaux. Ils volaient vers moi et quand ils approchaient, je voyais qu’ils avaient les visages de Carl et Shannon ; au moment où ils passaient devant moi, Shannon criait deux fois et je me suis réveillé en sursaut, j’ai braqué les yeux dans l’obscurité, retenu mon souffle, mais pas un bruit ne venait de la chambre à coucher.

 

Le 25 décembre, je suis resté au lit jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Quand je me suis levé, Carl et Shannon étaient partis à la messe. Je les avais vus par la fenêtre, discrètement pomponnés, bourgeoisement. Ils ont pris la Subaru. J’ai traîné dans la maison et la grange, fait une ou deux réparations. J’ai entendu le son sec des cloches. Ensuite, je suis descendu au garage et j’ai commencé à travailler sur la Cadillac. J’avais de quoi m’occuper jusqu’au soir. À vingt et une heures, j’ai appelé Carl pour lui annoncer que la voiture était prête et lui suggérer de venir la chercher.

« Je ne suis pas en état de prendre le volant. » Quelle surprise.

« Envoie Shannon, alors. »

J’ai entendu son hésitation. « Dans ce cas, la Subaru devra rester chez toi. » Et une pensée absurde a traversé mon cerveau. Que, par chez toi, il voulait dire le garage. Ce qui voulait sans doute dire que la ferme, c’était chez lui.

« Je conduirai la Subaru et Shannon la Cadillac, ai-je dit.

— Alors c’est la Volvo qui restera.

— D’accord. Alors je n’ai qu’à monter la Cadillac à la ferme et Shannon me redescendra ici pour chercher la Volvo.

— Ça, c’est la chèvre et le chou. »

J’ai retenu mon souffle. Venait-il vraiment de dire cela ? Que Shannon et moi seuls au même endroit, c’était un bouc chargé de surveiller un sac d’avoine ? Depuis combien de temps le savait-il ? Qu’allait-il se passer maintenant ?

« Tu es là ? a-t-il demandé.

— Oui », ai-je répondu d’un ton étonnamment calme. Et j’ai senti que j’étais soulagé. Oui, soulagé. Ç’allait être brutal, mais au moins, je n’aurais plus à rôder comme un putain d’escroc. « Allez, Carl. Qu’est-ce que tu voulais dire en parlant de chèvre et de chou ?

— La chèvre. » Carl a affecté un ton patient. « Tu sais bien, la chèvre qui doit être sur la barque à l’aller comme au retour. C’est compliqué. Gare plutôt la Cadillac devant le garage et rentre. Avec Shannon, on ira la chercher quand on pourra. Merci pour ton travail, frérot, et maintenant, viens boire un verre avec moi. »

Je me suis rendu compte que je serrais le téléphone tellement fort que mon majeur endommagé me faisait souffrir. Carl parlait de logistique, de la solution de la putain d’énigme de la chèvre et du chou. J’ai recommencé à respirer.

« D’accord », ai-je conclu.

Nous avons raccroché. C’était bien de logistique qu’il avait parlé, non ? Évidemment. Nous, les hommes d’Opgard, nous ne disions peut-être pas tout ce que nous pensions, mais ce que nous disions, nous le pensions. Nous ne parlions pas en énigmes.

 

Quand je suis arrivé à la ferme, Carl était dans le petit salon, il m’a proposé un verre. Shannon était montée se coucher. J’ai répondu que je n’étais pas trop tenté, que j’étais moi aussi fatigué et que j’allais me rendre directement au boulot en arrivant à Kristiansand.

Je me suis tourné et retourné dans un état de rêve sans sommeil jusqu’à sept heures du matin.

Il n’y avait pas de lumière dans la cuisine et j’ai sursauté en entendant chuchoter à la fenêtre. « N’allume pas. »

Connaissant la cuisine les yeux fermés, j’ai sorti une tasse du placard et l’ai remplie de café chaud de la bouilloire. Ce n’est qu’en la rejoignant à la fenêtre que j’ai vu le côté de son visage éclairé par la réverbération de la neige dehors, l’œdème.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Elle a haussé les épaules. « C’était ma faute.

— Ah oui ? Tu l’as contredit ? »

Elle a soupiré. « Maintenant, tu vas rentrer chez toi et ne plus y penser, Roy.

— Chez moi, c’est ici », ai-je murmuré. J’ai levé la main, l’ai posée délicatement sur la tuméfaction. Elle ne m’a pas arrêté. « Je ne peux pas m’empêcher de penser. Je pense à toi tout le temps, Shannon. C’est impossible à arrêter. Nous ne pouvons pas arrêter. Les freins foutus, c’est irréparable. »

En parlant, j’avais haussé le ton et, par réflexe, elle avait levé les yeux vers le tuyau de poêle et la découpe dans le plafond.

« La route sur laquelle nous sommes en ce moment précis mène à un précipice, a-t-elle chuchoté. Tu as raison, les freins ne fonctionnent pas, alors il faut prendre une autre route, une qui ne mène pas au précipice. Tu dois prendre une autre route, Roy. » Elle m’a pris la main et l’a pressée contre ses lèvres. « Roy, Roy. Va-t’en pendant qu’il en est encore temps.

— Mon amour.

— Ne dis pas ça.

— Mais c’est vrai.

— Je sais, mais ça me fait mal de l’entendre.

— Pourquoi ça ? »

Elle a fait une grimace, une grimace qui a soudain privé son visage de toute beauté et m’a donné envie d’embrasser ce visage, de l’embrasser elle, j’étais obligé.

« Parce que je ne t’aime pas, Roy. Je te désire, oui, mais j’aime Carl.

— Tu mens.

— Nous mentons tous. Même quand nous croyons dire la vérité. Ce que nous appelons la vérité, c’est juste le mensonge qui nous sert le mieux. Et nous avons une capacité illimitée à croire aux mensonges nécessaires.

— Mais tu sais pourtant que ce n’est pas vrai ! »

Elle a posé un doigt sur mes lèvres.

« Il faut que ce soit vrai, Roy. Alors pars maintenant. »

Quand la Volvo et moi avons dépassé le panneau de sortie du bourg, il faisait toujours nuit noire.

 

Trois jours plus tard, j’ai appelé Stanley pour lui demander si l’invitation du nouvel an tenait toujours.