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Le premier jour de l’année est venu avec une lumière grise.

Elle rendait le paysage plat, sans contours, et quand je suis monté du garage au site de l’hôtel – enfin, de l’incendie – j’ai eu un instant de trouble, le sentiment de m’être perdu, d’être dans un territoire que je ne connaissais certainement pas comme ma poche, d’être dans l’inconnu, sur une planète étrangère.

En arrivant, j’ai vu Carl avec trois hommes devant les décombres fumants de ce qui était censé devenir la fierté du bourg. Qui pourrait encore le devenir, bien entendu, mais pas cette année. Des restes de bois calciné pointaient vers le ciel comme un index réprobateur nous disant, leur disant, disant à quelqu’un que non, putain, on ne construit pas d’hôtel spa en haute montagne, c’est contre-nature, ça réveille les esprits.

Je suis sorti de ma voiture, me suis dirigé vers eux et j’ai constaté que les trois autres étaient le lensmann Kurt Olsen, le maire Voss Gilbert et le commandant des pompiers, un certain Adler, qui, quand il n’était pas de garde à la caserne, était ingénieur de la municipalité. J’ignore s’ils l’ont bouclée parce que j’arrivais ou s’ils venaient de conclure leur conversation.

« Alors ? ai-je dit. Des théories ?

— Ils ont trouvé les débris d’une fusée de feu d’artifice », a répondu Carl si bas que c’est tout juste si j’entendais les mots. Son regard était braqué sur un point très, très lointain.

« Exact, a confirmé Kurt Olsen. Elle a pu être portée par le vent depuis le bourg et enflammer le bois, c’est clair. »

Clair, clair… J’entendais à l’accentuation de pu qu’il n’y croyait pas particulièrement.

« Mais ? »

Il a haussé les épaules. « Mais notre commandant des pompiers dit qu’ils ont trouvé deux séries d’empreintes de pas menant dans l’hôtel, à moitié couvertes de neige soufflée, vu le vent, tout porte à croire qu’elles sont fraîches.

— C’était impossible de déterminer si c’étaient les empreintes de deux personnes ou d’une seule, qui serait entrée et ressortie, a précisé le commandant des pompiers. On a donc envisagé le pire scénario possible, et on a essayé d’envoyer des hommes à l’intérieur pour voir s’il y avait quelqu’un dans les modules. Mais le bâtiment était déjà embrasé et il faisait trop chaud.

— Il n’y a pas de corps, a affirmé Olsen, mais on dirait qu’il y a eu du passage au milieu de la nuit. Donc on ne peut pas exclure l’incendie volontaire.

— Volontaire ? » ai-je presque crié.

Olsen a sans doute trouvé ma surprise exagérée, il m’a en tout cas adressé son regard de lensmann inquisiteur.

« Qui aurait pu avoir quelque chose à y gagner ? ai-je demandé.

— Oui, qui, Roy ? » a renchéri Olsen, et putain, je n’ai pas aimé sa façon de prononcer mon nom.

« Enfin, enfin. » Le maire a fait un geste de la tête vers le bourg à demi caché sous une couche de brouillard qui avait dérivé au-dessus des glaces du lac de Budal. « Les gens vont se réveiller avec une sacrée gueule de bois quand ils vont apprendre la nouvelle.

— Bon, ai-je dit. Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à commencer à reconstruire. »

Les autres m’ont dévisagé comme si je venais de parler en latin.

« Peut-être, mais ça va demander beaucoup d’efforts pour arriver à construire un hôtel dans l’année, a observé Gilbert. Et dans ce cas, les gens ne pourront pas mettre en vente les terrains des chalets avant un certain temps.

— Ah ? » J’ai lancé un coup d’œil vers Carl. Il restait silencieux, n’avait même pas l’air de nous entendre, il regardait fixement le site de l’incendie, avec un visage comme figé dans le ciment.

« C’est le contrat avec la municipalité », a soupiré le maire. J’ai déduit de sa façon de le dire qu’il répétait une chose qu’il venait d’expliquer. « D’abord l’hôtel, puis les chalets. Malheureusement, je pense qu’on est dans une situation où la municipalité a vendu la peau de l’ours un peu trop tôt et est allée s’acheter une voiture au-dessus de ses moyens.

— Heureusement que l’hôtel est convenablement assuré en cas d’incendies, au moins, » a observé Kurt Olsen, les yeux braqués sur Carl.

Gilbert et le commandant des pompiers ont esquissé un petit sourire, comme pour exprimer qu’ils étaient d’accord même si, à cet instant précis, c’était une bien maigre consolation.

« Enfin, enfin. » Le maire a enfoncé ses mains dans les poches de son manteau, signe qu’il voulait partir. « Bonne année. »

Le lensmann et le commandant lui ont emboîté le pas.

« C’est le cas ? ai-je demandé doucement quand ils ont été hors de portée.

— Si c’est une bonne année ? a demandé Carl d’une voix de somnambule.

— Si l’hôtel est convenablement assuré. »

Carl s’est entièrement retourné pour me regarder, comme s’il était bel et bien figé dans le ciment. « Pourquoi diable l’hôtel ne serait-il pas bien assuré ? » Il parlait si lentement, si bas. Ce n’était pas l’alcool, avait-il pris des cachets quelconques ?

« Mais est-il trop bien assuré ? ai-je insisté.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Je sentais la fureur bouillonner en moi, mais je savais qu’il me fallait me contenir, maîtriser ma voix, jusqu’à ce qu’ils soient montés en voiture. « Kurt Olsen laisse entendre que l’incendie est volontaire et que l’hôtel est sur-assuré. Il t’accuse d’escroquerie à l’assurance, tu n’as pas compris ?

— Il m’accuse d’avoir mis le feu ?

— Tu l’as fait, Carl ?

— Pourquoi l’aurais-je fait ?

— L’hôtel partait en vrille, le budget avait explosé, mais jusqu’à présent tu as réussi à le garder caché. C’était peut-être la seule issue pour éviter aux habitants de ton bourg de payer la facture et pour t’éviter, à toi, de te couvrir de honte. Maintenant, tu peux recommencer à zéro et construire l’hôtel comme il faut, avec de bons matériaux et de l’argent tout frais de l’assurance. Tu vois, tu peux encore ériger une statue à Carl Opgard. »

Carl m’observait avec fascination, comme si je m’étais métamorphosé sous ses yeux. « Tu crois, toi, mon propre frère, que j’aurais vraiment pu faire une chose pareille ? » Puis il a incliné légèrement la tête. « Oui, tu le crois. Alors réponds-moi : pourquoi ai-je envie de me faire hara-kiri ? Pourquoi ne suis-je pas à la maison en train de sabrer le champagne ? »

Je l’ai regardé et j’ai commencé à comprendre. Carl savait mentir, mais pas jouer les affligés de façon à me faire tomber dans le panneau, jamais de la vie.

« Non, ai-je chuchoté. Pas ça, Carl.

— Pas quoi ?

— Je sais que tu es désespéré et que tu as rogné sur les coûts, mais pas ça ?

— Quoi ? a-t-il rugi, soudain enragé.

— L’assurance. Tu n’as pas arrêté de payer l’assurance de l’hôtel ? »

Il m’a regardé, sa rage semblait volatilisée. Ce devait être des cachets.

« Ce serait idiot, a-t-il murmuré. D’arrêter de payer l’assurance juste avant que ça brûle. Parce que alors… » Lentement, un grand sourire s’est étiré sur son visage, un de ces sourires que pourrait afficher un type sous acide sur le balcon juste avant de faire une démonstration de vol. « Oui, qu’est-ce qui se passe dans ces cas-là, Roy ? »