« Je frappe des hommes, ai-je répondu, tendant un sachet de tabac à Shannon et en glissant un sous ma propre lèvre inférieure.
— C’est ce que tu fais ? a-t-elle demandé en relevant la tête pour me laisser replacer mon bras sur l’oreiller.
— Pas tout le temps, mais j’ai beaucoup cogné, oui.
— C’est dans les gènes, tu crois ? »
J’ai examiné le plafond de la chambre 333. Ce n’était pas la chambre où Unni et moi avions passé nos heures ensemble, mais elle avait l’air parfaitement identique, sentait la même chose, sans doute un détergent au parfum doux. « Mon père tapait surtout dans un sac de sable, mais oui, je dois tenir ça de lui.
— Nous répétons les erreurs de nos ancêtres.
— Et les nôtres. »
Elle a ressorti son sachet de tabac en grimaçant, l’a reposé sur la table de chevet.
« C’est une question d’habitude », ai-je dit, pensant au sachet de tabac.
Elle s’est collée contre moi. Son petit corps était plus souple que je ne l’avais imaginé, sa peau encore plus lisse. Ses seins s’élevaient faiblement des neiges de sa peau et les mamelons s’y dressaient comme deux cairns enflammés. Elle avait une odeur particulière, une épice suave et robuste, sa peau était nuancée d’une teinte plus foncée sous ses bras et autour de son sexe, et elle était chaude comme la braise.
« Tu as parfois le sentiment de tourner en rond ? »
J’ai hoché la tête.
« Et marcher dans ses propres pas, c’est un signe qu’on s’est perdu, non ?
— Peut-être », ai-je répondu, mais je me suis fait la réflexion que ce n’était pas l’impression que j’avais à cet instant précis. Nous nous étions certes accouplés plus que nous n’avions fait l’amour, ç’avait été une bagarre plus que de la tendresse, de la colère et de la peur plus que de la joie et du plaisir. À un moment donné, elle s’était libérée et m’avait giflé en me disant d’arrêter. Alors j’avais arrêté. Jusqu’à ce qu’elle me gifle encore une fois en me demandant pourquoi j’arrêtais, bordel. Quand je m’étais mis à rire, elle avait enfoui son visage dans l’oreiller, en pleurant, et j’avais caressé ses cheveux, les muscles noués de son dos, sa chute de reins cambrée, je lui avais embrassé la nuque. Elle avait cessé de pleurer, le souffle court. Alors j’avais glissé la main entre ses fesses et je l’avais mordue. Elle avait crié quelque chose en bajan, m’avait rejeté vers le bout du lit, s’était allongée sur le ventre, les fesses en l’air, comme une putain de chenille. J’étais tellement excité que je ne m’étais pas attardé sur le fait que les cris qu’elle poussait quand je la prenais étaient les mêmes que ceux que j’avais entendus dans la chambre quand elle était avec Carl. Enfin, qui sait, c’était peut-être ce qui m’a distrait quand j’ai joui, si bien que je me suis retiré légèrement tard, mais à temps pour voir le reste de ma charge explosive gicler sur son dos, comme un collier de nacre, blanchâtre et iridescent à la lumière du lampadaire allumé sur le parking. Je suis allé chercher une serviette de toilette pour l’essuyer, et j’ai aussi cherché à éponger deux taches foncées avant de comprendre que ces ombres étaient indélébiles. Et je me suis dit que ceci, ce que nous avions fait, c’en était aussi, des taches sombres qui ne partiraient pas.
Mais ça ne serait pas la dernière fois. Et ce serait différent, je le savais. De l’amour qui ne serait pas de la bagarre, qui ne serait pas une simple rencontre entre deux corps, mais entre deux âmes. Je sais que ça paraît cliché, mais je ne trouve pas d’autre façon de le formuler. Deux putains d’âmes, c’est ce que nous étions, et j’étais chez moi maintenant. Elle était l’empreinte de mon pas et je l’avais trouvée. Tout ce que je voulais, c’était être ici et tourner en rond, être égaré, perdu, tant que c’était avec elle.
« On va regretter ? a-t-elle demandé.
— Je ne sais pas », ai-je répondu, mais je mentais. Simplement, je ne voulais pas l’effrayer, ce qui serait arrivé à tous les coups si elle avait compris que je l’aimais tant que je me contrefoutais du reste.
« On a juste cette seule nuit », a-t-elle précisé.
Nous avons fermé les rideaux occultants pour la prolonger et profiter des heures dont nous disposions.
J’ai été tiré de mon sommeil par une exclamation de Shannon.
« Je ne me suis pas réveillée ! »
Elle s’est élancée hors du lit avant que j’aie pu la saisir et le bras que j’avais lancé derrière elle a heurté son portable sur la table de chevet, il a atterri un peu plus loin par terre dans un claquement. J’ai tiré les rideaux d’un coup sec pour voir le corps nu de Shannon, un dernier aperçu avant longtemps, je le savais.
J’ai regardé le téléphone à l’ombre du lit. L’écran s’était allumé. Le verre était fracturé. Et dans cette cage de fissures me regardait un Carl tout sourire. J’ai dégluti.
Un aperçu de son dos.
Mais c’était assez.
Je me suis recouché. La dernière fois que j’avais vu une femme si nue, si dénudée, à la lumière du jour, c’était quand Rita Willumsen s’était retrouvée humiliée dans un lac de montagne, en maillot de bain, la peau bleuie de froid. Si j’avais eu des doutes, je voyais maintenant le tableau, comme on dit.
J’ai compris ce que Shannon avait voulu dire quand elle m’avait demandé si cogner était dans mes gènes.