Les jours suivant mon retour dans le Sørlandet, j’ai attendu un appel de Shannon, un texto, un mail, n’importe quoi. Il allait de soi que c’était à elle de prendre l’initiative, c’était elle qui avait le plus à perdre, croyais-je, en tout cas.
Mais je n’ai pas eu de nouvelles.
Et je n’avais plus de doute. Elle avait des remords. Bien sûr, qu’elle avait des remords. C’était l’attrait de l’aventure, un fantasme que j’avais semé dans son esprit en lui disant que je l’aimais avant de m’en aller et, à défaut d’autres stimuli dans un bourg ennuyeux, elle avait peu à peu idéalisé ce fantasme. Idéalisé au point que le véritable moi n’avait évidemment pas pu être à la hauteur, mais maintenant, elle avait évacué tout cela de son organisme et pouvait reprendre sa vie ordinaire.
Et moi, quand allais-je l’évacuer de mon organisme ? Je me suis raconté que cette nuit ensemble était mon objectif, qu’elle était rayée de ma to do list et qu’il me fallait désormais avancer. Pourtant, mon premier geste le matin était de vérifier mon téléphone pour voir s’il y avait des messages de Shannon.
Rien.
Alors j’ai commencé à coucher avec d’autres femmes.
Je ne sais pas pourquoi, mais on aurait dit qu’elles ouvraient soudain les yeux sur moi, comme si au sein de la société secrète des femmes avait circulé la nouvelle que j’avais mis la femme de mon frère dans mon plumard et que ça signifiait que j’étais un sacré bon coup. La mauvaise réputation est une bonne réputation, comme on dit. Ou alors c’était simplement écrit sur mon front que je me foutais de tout. Peut-être bien. Peut-être que j’étais devenu cet homme taciturne aux yeux tristes au bar, dont elles avaient entendu dire qu’il pouvait les avoir toutes sauf celle qu’il voulait, et se foutait donc de tout. Cet homme que toutes désiraient donc convaincre qu’il se trompait, qu’il y avait de l’espoir, du salut, qu’il en existait une autre, et, que cette autre, c’était elles.
Et, oui, j’en profitais. Je jouais le rôle qu’on m’avait assigné, je leur racontais l’histoire, j’omettais simplement son nom et le fait qu’il s’agissait de mon frère, je rentrais avec elles, chez elles si elles vivaient seules ou chez moi à Søm en dernier recours. Je me réveillais à côté d’une inconnue et je me tournais pour voir si j’avais des messages sur mon téléphone.
Mais ça allait de mieux en mieux. Certains jours, il pouvait s’écouler des heures entières sans que je pense à elle. Le paludisme est une parasitose dont on ne se débarrasse jamais complètement, mais on peut le neutraliser. Si je me tenais à l’écart et que je ne la voyais pas, j’estimais que le plus dur pourrait passer en deux, trois ans maximum.
En décembre, Pia Syse m’a appelé pour m’informer que nous étions sixièmes dans le Sørlandet. Je savais bien sûr que c’était au directeur commercial, Gus Myre, de téléphoner pour ce genre de choses, pas à la directrice du personnel. Qu’elle avait sans doute autre chose en tête.
« Nous voudrions que tu renouvelles ton contrat l’an prochain. Les conditions refléteraient bien sûr notre grande satisfaction. Et nous pensons que tu peux atteindre une place encore meilleure dans le palmarès. »
Ça tombait à pic. J’ai regardé par la fenêtre de mon bureau. Paysage plat, hangars commerciaux, autoroute aux bretelles circulaires qui rappelaient le circuit de petites voitures dans l’arrière-boutique de Willumsen Voitures d’occasion & Casse, où les enfants avaient le droit de jouer quand ils accompagnaient des parents venus en acheter des grandes. Je parie que plus d’une vente s’est faite à cause de gamins qui avaient réclamé d’y aller.
« Je vais y réfléchir », ai-je conclu.
Je suis resté à contempler la brume au-dessus des bois à côté du parc animalier. Les arbres étaient encore verts, putain. Je n’avais pas vu un flocon de neige depuis mon arrivée quatorze mois plus tôt. On dit qu’il n’y a jamais de véritable hiver dans le Sørlandet, uniquement cette pluie de merde qui n’est pas de la pluie, mais une humidité de l’air, qui n’arrive pas à décider si elle veut monter, descendre ou rester couchée à l’horizontale. De même, le mercure demeurait à six degrés jour après jour. J’ai vrillé mon regard sur le lourd duvet de brouillard, qui rendait le paysage encore plus bas, encore moins défini. Le Sørlandet en hiver était une averse figée dans le temps, qui se contentait d’être là. Alors quand le téléphone a sonné de nouveau et que j’ai entendu la voix de Carl, j’ai eu deux secondes de nostalgie – de nostalgie, oui ! – des bouffées de froid paralysant et des flocons durcis par le vent qui fouettaient le visage comme des grains de sable tranchants.
« Comment ça va ? a-t-il demandé.
— On fait aller. »
Parfois, Carl appelait juste pour savoir comment j’allais, mais j’entendais que ce n’était pas la raison aujourd’hui.
« On fait aller, c’est tout ?
— Désolé, c’est une de ces expressions du Sørlandet. » Je détestais leur « on fait aller ». C’était comme le temps en hiver, ni chair ni poisson. Quand les gens du Sørlandet tombent sur une connaissance dans la rue, ils disent « d’accord », ce qui, je crois, est un mélange de question et de salutation, un how are you, mais qui sonne comme s’ils avaient pris ladite personne en flagrant délit.
« Et toi ?
— Bien », a répondu Carl.
J’entendais que ça n’allait pas bien. J’attendais le mais.
« À part un petit dépassement de budget pour l’hôtel, a-t-il ajouté.
— Petit comment ?
— Tout petit. En fait, c’est juste un léger décalage dans les flux de trésorerie, les factures des constructeurs arrivent plus tôt que prévu. On n’a pas besoin de plus de liquidités, mais on en a besoin un peu plus tôt. J’ai expliqué à la banque qu’on était un peu en avance sur le planning maintenant.
— Et vous l’êtes ?
— Nous, Roy. Nous. Tu n’as pas oublié que tu étais copropriétaire ? Non, nous ne sommes pas en avance. Bonjour le bordel de coordonner autant de jean-foutre. Le bâtiment, c’est le repêchage des traîne-savates qui étaient nuls en classe et qui se retrouvent avec le boulot dont personne ne voulait, mais comme ils ne sont pas nombreux, ils sont demandés, et ils peuvent maintenant se venger en arrivant et en repartant aux horaires qui leur conviennent.
— Les derniers seront les premiers.
— Ils disent ça aussi, dans le Sørlandet ?
— Sans arrêt. Ils cultivent la lenteur. Os, c’est de l’accéléré par rapport à ici. »
Carl a ri de son rire chaleureux et je me suis senti content et réchauffé. Réchauffé d’entendre rire l’assassin.
« Le directeur de la banque s’est référé au contrat de prêt, qui indique qu’il faut atteindre certaines étapes pour débloquer davantage de facilité de caisse. Il m’a expliqué qu’il était monté au chantier et qu’il estimait que mes affirmations sur l’avancement des travaux étaient inexactes. Alors il y a eu une petite crise de confiance, pourrait-on dire. J’ai pu recoller les morceaux, hein, mais maintenant la banque a décrété qu’elle ne pouvait rien verser tant que je n’aurais pas informé les associés des dépassements de budget. Dans la mesure où les associés ont une responsabilité illimitée, les statuts stipulent une décision du conseil d’administration pour augmenter le capital du projet.
— Alors convoque le conseil d’administration.
— Oui. Oui, je vais le faire. C’est juste qu’il pourrait y avoir une mauvaise ambiance et, sur le papier, le conseil peut convoquer une assemblée générale et tout arrêter. Surtout maintenant que Dan a commencé à fouiner.
— Dan Krane ?
— Il a passé tout l’automne à chercher des saloperies sur moi, il veut ma peau. Il a téléphoné aux entrepreneurs pour se renseigner sur l’avancement des travaux et les budgets. Il veut des infos de ce genre à monter en épingle, mais il ne peut rien mettre sous presse tant qu’il ne dispose d’aucun élément concret.
— Et qu’un quart de ses abonnés et son beau-père sont des associés de l’hôtel.
— Tout juste. On ne chie pas dans son propre nid.
— À moins d’être un manchot papou et de chier dans son nid pour pouvoir en faire un nid justement.
— Ah oui ?
— En absorbant le soleil, la merde fait fondre la neige, ça forme un creux, et hop ! voilà ton nid. C’est la méthode des journalistes pour se procurer un lectorat. Les médias vivent du pouvoir d’attraction de la merde.
— Une image intéressante, a observé Carl.
— Oui.
— Mais tu comprends bien que, là, c’est une affaire personnelle pour Krane ?
— Et comment prévois-tu d’arrêter cela ?
— J’ai parlé aux entrepreneurs et je leur ai fait promettre de la boucler. Heureusement, ils comprennent où est leur intérêt. Mais hier, j’ai su par un copain du Canada que Krane avait commencé à farfouiller dans cette histoire de Toronto.
— Qu’est-ce qu’il va trouver ?
— Pas grand-chose. C’est la parole des uns contre celle des autres et tout ce truc est trop compliqué pour qu’un petit joueur comme lui parvienne à dégager une vue d’ensemble.
— À moins d’être très motivé.
— Putain, Roy, je t’appelle pour que tu me remontes le moral, là.
— Ça va sûrement bien se passer. Sinon tu n’auras qu’à demander à Willumsen d’envoyer un de ses chasseurs de dettes chez Krane. »
Nous avons ri. Il semblait se détendre un peu.
« Comment ça va, à la maison ? » Ma question était suffisamment générale pour éviter le chevrotement de la fausseté.
« Ça va, ça va, la maison tient debout. Et Shannon s’est calmée. Pas sur l’hôtel, mais elle a en tout cas arrêté de me soûler pour qu’on ait un gamin. Elle a dû comprendre que, avec ces histoires, ce n’était pas le moment. »
J’ai émis quelques sons censés signifier que c’était là une information intéressante, mais rien de plus.
« Mais ce pour quoi je t’appelle en réalité, c’est que la Cadillac a besoin de quelques réparations.
— Définis-moi quelques.
— C’est ton domaine, tu sais que je n’y connais rien. C’est Shannon qui a entendu des bruits bizarres en la conduisant. Comme elle a grandi dans une Buick cubaine, elle affirme avoir l’oreille pour les vieilles américaines. Elle a suggéré que tu jettes un œil dessus au garage quand tu rentreras pour Noël. »
Je n’ai pas répondu.
« Parce que tu vas rentrer pour Noël, hein ?
— Il y a beaucoup de monde à la station-service qui voudrait prendre des jours…
— Non ! a coupé Carl. Il y a beaucoup de monde qui voudrait être payé en heures sup. En plus, eux, ils habitent sur place, pas toi. Tu rentres pour Noël ! Tu l’as promis, tu te souviens ? Tu as une famille. Pas beaucoup de famille, mais celle que tu as t’attend grave.
— Carl, je…
— Pinnekjøtt. Elle a appris à faire la pinnekjøtt. Et la purée de rutabaga. Je ne plaisante pas. Elle adore la cuisine de Noël norvégienne. »
J’ai fermé les yeux, mais comme je la voyais là aussi, je les ai rouverts. Putain ! Pas question. Merde ! Et pourquoi n’avais-je pas réfléchi à une vraie excuse, je savais pourtant que la question de Noël serait posée !
« Je vais voir ce que je peux faire, Carl. »
Voilà. Ça me laissait le temps de trouver une excuse. Une excuse qu’il accepterait. Espérons-le.
« Bien sûr que tu y arriveras, s’est réjoui Carl. On va préparer un vrai Noël en famille, tu n’auras besoin de penser à strictement rien ! Tu n’auras qu’à te garer dans la cour, humer l’odeur des travers d’agneau et prendre le verre d’aquavit que ton petit frère te tendra sur le perron. Ce n’est pas pareil sans toi. Tu es obligé. Tu m’entends ? Obligé ! »