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23 décembre. La Volvo ronronnait gentiment et la neige dégagée s’étirait au bord de la nationale comme d’énormes rails de cocaïne. « Driving Home for Christmas » passait à la radio, ce qui n’était pas faux, mais j’ai enfoncé le CD de J. J. Cale. Cocaine.

Aiguille sous la vitesse limite. Pouls de repos.

Je chantais, même si je ne sniffe pas de ces trucs-là. À part cette unique fois où Carl m’en avait envoyé dans une de ses rarissimes lettres du Canada. J’étais déjà relativement survolté avant de l’aspirer dans mes narines, et c’est sans doute pour ça que je n’ai pas senti de grosse différence. Ou peut-être parce que j’étais seul. Surexcité et seul, comme maintenant. De nouveau, le panneau d’agglomération. Surexcité avec un pouls de repos. C’est sans doute ce qu’on appelle être joyeux.

Je n’avais pas réussi à trouver de prétexte pour ne pas rentrer pour les fêtes. Et je ne pouvais pas non plus ne jamais revoir ma famille, si ? Alors trois jours à Noël, je devais tout de même en être capable. Trois jours dans la même maison que Shannon. Ensuite, ce serait retour direct à l’isolement.

 

Je me suis garé devant la maison, à côté d’une Subaru Outback marron. Cette nuance porte sûrement un nom, mais je ne suis pas très fort en couleurs. Il y avait un mètre de neige, le soleil se couchait, et derrière la colline à l’ouest apparaissait la silhouette d’une grue de chantier.

Quand j’ai contourné la maison, Carl était déjà à la porte. Il avait le visage enflé, comme la fois où il avait eu les oreillons.

« Nouvelle voiture ? lui ai-je lancé dès que je l’ai vu.

— Vieille. On avait besoin d’un quatre-quatre maintenant que l’hiver est là, mais Shannon a refusé que j’en achète un neuf. C’est un modèle de 2007, je l’ai eu pour quelques billets de cinquante chez Willumsen, une affaire en or d’après l’un de nos charpentiers, qui a la même.

— Eh ben, tu as marchandé ?

— Les Opgard ne marchandent pas. » Il a affiché un grand sourire. « Mais les filles de la Barbade, si. »

Carl m’a longuement et chaleureusement étreint sur le perron. Son corps aussi paraissait plus imposant que la dernière fois. Et il sentait l’alcool. Il m’a expliqué qu’il avait déjà commencé les festivités. Il avait besoin de redescendre après une semaine fatigante. Ça allait faire du bien de penser à autre chose pendant ces quelques jours fériés. Jours fais rien, comme il disait quand il était petit.

Nous nous sommes dirigés vers la cuisine pendant qu’il parlait de l’hôtel qui commençait à prendre forme. Il avait aiguillonné les entrepreneurs pour qu’ils montent les murs et le toit afin de pouvoir démarrer les travaux intérieurs au lieu d’attendre le printemps.

Il n’y avait personne dans la cuisine.

« Les artisans proposent des devis moins élevés quand ils peuvent travailler à l’intérieur en hiver », a-t-il précisé. Du moins, je crois. Mon oreille guettait tout autre bruit. Mais je n’entendais que la voix de Carl et les battements de mon cœur. Fini, le pouls de repos.

« Shannon est sur le chantier, a-t-il observé et là, j’ai écouté. Elle est tellement tatillonne sur le fait que tout doit être exactement comme sur ses dessins.

— Ben, c’est bien ça.

— Oui et non. Les architectes se fichent des coûts, ils pensent uniquement à se refléter dans l’éclat de leur chef-d’œuvre. » Le rire de Carl se voulait bon enfant, mais j’entendais la colère qui bouillonnait.

— Tu as faim ? »

J’ai secoué la tête. « Je devrais peut-être descendre la Cadillac au garage pour que ce soit fait. »

Carl a secoué la tête. « C’est Shannon qui l’a.

— Sur le chantier ?

— Ouaip. La route n’est pas tout à fait finie, mais maintenant, elle monte jusqu’au chantier. » Il l’a dit avec un étrange mélange de fierté et de douleur. Comme si cette route avait coûté cher. Si tel était le cas, ça ne m’étonnait pas, la pente était raide et il y avait beaucoup de rocher à dynamiter.

« Avec cette neige ? Pourquoi elle ne prend pas la Subaru ? »

Il a haussé les épaules. « Elle n’aime pas les manuelles. Elle préfère les grosses américaines, c’est ce avec quoi elle a grandi. »

J’ai posé mon sac dans notre chambre d’enfant avant de redescendre au rez-de-chaussée.

« Bière ? » a proposé Carl, qui en avait une à la main.

J’ai secoué la tête. « Je vais passer dire bonjour à la station-service et me chercher une chemise de costume au garage.

— Alors j’appelle Shannon pour qu’elle t’amène la Cadillac et puis elle n’aura qu’à remonter avec toi. Ça te paraît bien ?

— Ouais, bien sûr. »

Carl m’a regardé. Du moins je crois, j’examinais une couture défaite sur mon gant.

 

Julie était de service avec Egil. Son visage s’est illuminé et elle a poussé un cri de joie en m’apercevant. Il y avait des clients à la caisse, mais elle est passée de l’autre côté du comptoir et s’est jetée à mon cou comme si j’étais un membre de sa famille. C’était ainsi, désormais. Il n’était plus là, ce sous-entendu suintant d’autre chose, de désir et d’attirance. Et une brève seconde j’ai ressenti comme de la déception, en constatant que je l’avais perdue, du moins que je n’étais plus l’objet de son béguin d’adolescente. Et même si je n’avais jamais voulu d’elle, n’avais jamais eu l’intention de répondre à ses attentes, je savais que, dans les moments où je me sentais seul, je penserais à ce que ç’aurait pu être, ce à quoi j’avais dit non.

« Alors, c’est tout le tralala, je vois ? » ai-je demandé en regardant autour de moi quand elle m’a enfin lâché. Markus avait manifestement opté pour les décorations de Noël et l’assortiment de marchandises qui avaient si bien marché l’année précédente. Un garçon futé.

« Oui ! » Julie était aux anges. « Alex et moi, on est fiancés. »

Elle m’a montré sa main. Elle avait une bague au doigt.

« Le veinard, ai-je commenté en souriant, avant de passer derrière le comptoir et de retourner un burger qui brûlait. Et toi Egil, comment tu vas ?

— Bien, a-t-il répondu en enregistrant sur la caisse une gerbe de blé de Noël et un rasoir électrique. Bon Noël, Roy !

— À toi aussi. »

J’ai brièvement contemplé le monde de mon ancien point de vue. Du comptoir de ce qui aurait dû être ma propre station-service.

Puis je suis ressorti dans le froid et l’obscurité hivernale, j’ai salué les gens, qui marchaient d’un pas vif, soufflant des nuages gris. J’ai aperçu un type en costume fin qui fumait à l’une des pompes. Je suis allé le trouver.

« Vous ne pouvez pas fumer ici.

— Si, je peux », a-t-il répondu d’une voix basse râpeuse qui m’a fait penser qu’il s’était abîmé les cordes vocales. Ces trois mots n’étaient pas suffisants pour me permettre d’identifier son dialecte, mais il me semblait qu’il ressemblait à celui qu’on parle dans le Sørlandet.

« Non. »

Possible qu’il ait souri, ses yeux se sont en tout cas plissés dans son visage acnéique. « Watch me. »

Et c’est ce que j’ai fait. Je l’ai regardé. Il n’était pas grand, moins que moi, la cinquantaine, son visage rouge, bouffi, couvert de boutons. De loin, il avait eu l’air grassouillet dans son costume d’expert-comptable, mais je voyais maintenant que c’était autre chose. Des épaules. Un torse. Un dos. Des biceps. Une masse musculaire qu’on ne peut probablement maintenir à son âge qu’en se dopant aux anabolisants. Il a levé sa cigarette, tiré une profonde bouffée. La braise a rougeoyé. Mon majeur m’a soudain lancé.

« Vous êtes aux pompes d’un putain de poste d’essence », ai-je rappelé en désignant le grand écriteau d’interdiction de fumer.

Je ne l’ai pas vu bouger, mais d’un seul coup, il était tout contre moi, si près que je n’aurais aucune force de frappe si jamais je cognais.

« Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire ? » a-t-il demandé, encore plus bas.

Pas du Sørlandet, non. Danois. Sa rapidité m’inquiétait plus que ses muscles. Ça, et l’agressivité, la volonté, non, l’envie de faire du mal qui brillaient dans ses petits yeux. C’était comme regarder dans la gueule d’un putain de pitbull. Tout comme la cocaïne, je n’avais essayé qu’une fois, et je n’avais pas envie de recommencer. J’avais peur. Oui, peur. J’ai songé que ça avait dû leur faire cet effet-là, aux garçons et aux hommes d’Årtun, les secondes avant de se faire amocher. Ils avaient su, tout comme moi, à cet instant ; l’homme devant moi était plus fort, plus rapide, et disposé à franchir quelques limites d’une brutalité que je n’avais pas en moi. C’est plonger les yeux dans cet infini et cette folie qui m’a fait reculer.

« Je n’ai pas l’intention de quoi que ce soit, ai-je répondu aussi bas que lui. Bon Noël en enfer. »

Il a découvert ses dents dans un grand sourire. Sans me quitter des yeux. Ayant sans doute vu en moi un peu de ce que je voyais en lui, il m’a témoigné le respect de ne pas me tourner le dos avant de se couler dans sa voiture de sport blanche, basse, en forme de torpille. Une Jaguar type E, un modèle de la fin des années 1970. Des plaques danoises. Des pneus d’été larges.

« Roy ! » La voix venait de derrière moi. « Roy ! »

Je me suis retourné. C’était Stanley. Il sortait de la boutique, chargé de sacs dont je voyais dépasser du papier cadeau. Il s’est dandiné jusqu’à moi. « Ça fait plaisir de te voir de retour ! » Il m’a tendu la joue puisque ses mains étaient occupées et je l’ai embrassé furtivement.

« Ah, les hommes qui achètent leurs cadeaux le 23 décembre à la station-service…

— Classique, hein ? a répondu Stanley en riant. Je suis venu ici parce qu’il y avait la queue dans tous les autres magasins. Dan Krane écrit aujourd’hui qu’on fait un chiffre d’affaires record à Os, jamais les gens n’ont dépensé tant d’argent pour leurs cadeaux de Noël. » Il a plissé le front. « Tu es pâlot, tout va bien, j’espère ?

— Oui, oui. » J’ai entendu la Jaguar gronder doucement, puis grogner alors qu’elle se dirigeait vers la nationale. « Tu as déjà vu cette voiture ?

— Oui, je l’ai vue qui repartait quand je suis arrivé au bureau de Dan ce matin. Bel engin. D’ailleurs, pas mal de gens se sont acheté de beaux engins ces derniers temps. Mais pas toi. Ni Dan. Il était du reste bien pâle, lui aussi. J’espère que ce n’est pas la grippe qui arrive, parce que j’ai prévu de passer un Noël tranquille, tu entends ? »

Le félin blanc a disparu dans l’obscurité de décembre. Vers le sud. Vers son Amazonie natale.

« Comment va ton doigt ? »

J’ai levé ma main droite au majeur figé. « Il marche encore pour l’usage qu’on en fait. »

Stanley a ri obligeamment de cette blague stupide. « Bien. Comment va Carl ?

— Pas mal, je crois. Je viens seulement de rentrer. »

Il a semblé sur le point d’ajouter quelque chose, mais s’est ravisé. « On s’appelle, Roy. Au fait, j’organise mon petit déjeuner annuel du 26 décembre, tu as envie de venir ?

— Merci, mais je vais repartir tôt ce jour-là, je dois rentrer travailler.

— Et le 31 ? Je fais une soirée. Surtout des célibataires que tu connais. »

J’ai souri. « Lonely hearts club ?

— Dans un sens, a-t-il répondu, souriant à son tour. Tu viendras ? »

J’ai secoué la tête. « Comme j’ai eu mon Noël, je dois travailler le 31 en contrepartie. Mais merci. »

Nous nous sommes souhaité un bon Noël et je me suis dirigé vers le garage. J’ai ouvert la porte dans un afflux de vieilles odeurs familières. L’huile moteur, le shampoing auto, le métal brûlé, les vieux chiffons. Même la pinnekjøtt, le poêle à bois et le sapin n’embaumaient pas autant que ce cocktail-là. J’ai allumé la lumière. Tout était comme je l’avais laissé.

J’ai sorti une chemise de la penderie de ma chambre, puis je me suis rendu dans le bureau, la pièce la plus petite et la plus rapide à chauffer, et j’ai allumé le radiateur soufflant à fond. J’ai consulté ma montre. Elle pouvait arriver d’une minute à l’autre. Ce n’était plus le vieux boutonneux aux pompes à essence qui faisait battre la chamade à mon cœur. Boum boum. Je me suis regardé dans le reflet de la vitre, ai arrangé mes cheveux. J’avais la bouche sèche. Comme quand j’allais passer mon certificat professionnel. J’ai redressé la plaque d’immatriculation du Basutoland, elle avait tendance à glisser sur le clou quand le froid s’installait dans les murs, même chose en été, mais dans l’autre sens.

J’ai sursauté à faire gémir ma chaise de bureau quand on a soudain frappé au carreau.

J’ai regardé dans l’obscurité, n’ai d’abord vu que mon propre reflet, puis son visage aussi. Dans le mien, comme si nous étions une seule et même personne.

Je me suis levé pour lui ouvrir.

« Brr, a-t-elle fait en se glissant à l’intérieur. Quel froid ! Heureusement que je commence à être endurcie par mes bains dans la glace.

— Bains dans la glace », ai-je répété, la voix confuse tout en air et en rocaille. Je restais planté là, les bras ballants, aussi décontracté qu’un épouvantail.

« Oui, figure-toi ! Rita Willumsen est une adepte du bain dans la glace et elle m’a convaincue de l’accompagner, trois fois par semaine, avec quelques autres femmes, mais maintenant il n’y a plus que nous deux, elle perce la glace, et plouf, on y va. » Elle parlait vite, le souffle court, et j’étais content de ne pas être le seul en proie à l’émotion.

Puis elle s’est tue et a levé les yeux vers moi. Elle avait troqué son manteau d’architecte simple et élégant contre une doudoune, noire, elle aussi, tout comme le bonnet qu’elle s’était enfoncé sur les oreilles. Mais c’était elle. C’était vraiment Shannon. Une femme avec qui j’avais été d’une façon très concrète, physique, et qui maintenant semblait pourtant sortir d’un rêve. Un rêve sur repeat depuis le 3 septembre. Elle était là, les yeux brillants de joie, une bouche riante sur laquelle j’avais déposé cent dix baisers de bonne nuit depuis ce jour.

« Je n’ai pas entendu la Cadillac. Euh, enfin, ça me fait très plaisir de te voir. »

Elle a renversé la tête en arrière en riant. Ce rire a libéré quelque chose en moi, comme un amas de neige si lourd qu’il se transformait en avalanche au premier redoux.

« Je l’ai garée à la lumière devant la station-service.

— Et moi, je t’aime toujours. »

Elle a ouvert la bouche pour parler, mais l’a refermée. J’ai vu qu’elle déglutissait, ses yeux sont devenus humides et je n’ai pas eu de certitude que ce soient des larmes avant que l’une d’elles tombe un peu plus bas sur sa joue et roule, roule, roule.

Puis nous nous sommes retrouvés dans les bras l’un de l’autre.

 

Quand nous sommes retournés à la ferme deux heures plus tard, Carl ronflait dans le fauteuil de papa.

J’ai dit que je montais me coucher et j’ai entendu Shannon le réveiller quand j’étais dans l’escalier.

Cette nuit-là a été la première depuis plus d’un an où je n’ai pas rêvé d’elle.

À la place, j’ai rêvé que je tombais.