Je me suis réveillé et j’ai aussitôt senti que le grand froid était arrivé. Ce n’était pas tant la température sur ma peau que mes autres impressions sensorielles. J’entendais mieux les bruits, j’étais plus sensible à la lumière, j’avais l’impression de respirer un air aux molécules resserrées, plus vivifiant.
Je percevais par exemple au crissement de la neige devant la maison que c’était quelqu’un de lourd et j’en ai déduit que Carl se levait tôt et sortait faire une course. J’ai écarté le rideau et vu la Cadillac rouler doucement et prudemment sur le verglas du virage des Chèvres, bien que nous ayons répandu du sable et que ce soit un verglas très froid, du papier de verre. Je suis allé dans la chambre de Shannon.
Elle était chaude de sommeil et sentait plus que d’habitude cette délicieuse odeur épicée.
Je l’ai réveillée en l’embrassant et je lui ai dit que même si Carl allait juste chercher le journal, nous avions au moins une demi-heure seuls.
« Roy, je t’ai dit que nous devions garder nos cœurs froids et nous servir de notre tête ! a-t-elle craché. Sors d’ici ! »
Je me suis levé. Elle m’a retenu.
C’était comme s’allonger sur un rocher chauffé par le soleil après un bain glacé dans le lac de Budal. Dur et doux à la fois, et un bien-être si intense que le corps chantait.
J’entendais son souffle dans mon oreille, des obscénités chuchotées dans un mélange de bajan, d’anglais et de norvégien. Elle a joui, bruyamment, tout arc-boutée. Quand j’ai moi-même joui, j’ai enfoncé ma tête dans l’oreiller pour ne pas crier dans son oreille, et j’ai senti l’odeur de Carl. Incontestablement Carl. Mais il y avait aussi autre chose. Un bruit. À la porte derrière nous. Je me suis immobilisé.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » a demandé Shannon, le souffle court.
Je me suis tourné. La porte était entrebâillée, mais ce devait être moi qui n’avais pas fermé, non ? Si. J’ai retenu mon souffle, Shannon a fait pareil.
Silence.
Se pouvait-il que je n’aie pas entendu la Cadillac arriver ? Un peu, oui, nous n’avions pas précisément mis de sourdine. J’ai consulté la montre que j’avais gardée à mon poignet. Cela ne faisait que vingt-deux minutes qu’il était parti.
« Aucun danger », ai-je affirmé en me tournant sur le dos. Elle est venue contre moi.
« La Barbade, m’a-t-elle chuchoté à l’oreille.
— Hein ?
— On a dit Barcelone. Et la Barbade ?
— Ils ont des voitures à essence, là-bas ?
— Bien sûr.
— Marché conclu. »
Elle m’a embrassé. Sa langue était lisse et forte. Elle cherchait et montrait, prenait et donnait. Putain, ce que j’étais accro ! J’allais entrer de nouveau en elle quand j’ai entendu le grondement du moteur. La Cadillac. Son regard et ses mains étaient sur moi quand je me suis coulé hors du lit, ai pris mon caleçon et marché sur le plancher froid jusqu’à ma chambre. Je me suis couché sur le lit superposé et j’ai écouté.
La voiture s’est garée devant, la porte d’entrée s’est ouverte.
Carl a tapé la neige de ses chaussures dans le vestibule et j’ai entendu par le trou du tuyau de poêle qu’il pénétrait dans la cuisine.
« J’ai vu votre voiture devant, a dit Carl. Vous êtes entré comme ça, sans frapper ? »
Je me suis figé sur place.
« C’était ouvert. » Voix basse, râpeuse. Comme s’il avait les cordes vocales endommagées.
Je me suis redressé sur mes coudes et j’ai écarté les rideaux. La Jaguar était garée là où la neige était déblayée, près de la grange.
« En quoi puis-je vous aider ? » s’est enquis Carl. Maîtrisé, mais tendu.
« Vous pouvez payer mon client.
— Donc il vous a fait revenir parce que l’hôtel a brûlé ? Trente heures. Pas mal, le temps de réaction.
— Il veut l’argent tout de suite.
— Je paierai dès que j’aurai l’argent de l’assurance.
— Vous n’aurez pas d’argent de l’assurance. L’hôtel n’était pas assuré.
— Dixit ?
— Mon client a ses sources. Les conditions du prêt ne sont pas respectées et l’échéance est alors immédiate. Vous êtes au clair là-dessus, monsieur Opgard ? Bien. Vous avez deux jours. Soit quarante-huit heures à partir de… maintenant.
— Écoutez…
— La dernière fois, c’était un avertissement. Ceci n’est pas une pièce en trois actes, monsieur Opgard, donc ça, c’est le baisser de rideau.
— Le baisser de rideau ?
— La fin. La mort. »
Le silence s’est fait au rez-de-chaussée. Je les imaginais. Le Danois, et sa poussée d’acné, assis à la table. Langage corporel décontracté, ce qui le rendait encore plus menaçant. Carl qui transpirait, même s’il arrivait de l’extérieur, où il faisait moins trente.
« Pourquoi un tel affolement ? Willumsen a une hypothèque.
— Qu’il dit ne pas valoir grand-chose sans hôtel.
— Mais quel serait l’intérêt de me tuer ? » La voix de Carl n’était plus si maîtrisée, elle ressemblait plus au sifflement d’un aspirateur à présent. « Si je suis mort, Willumsen n’aura pas son argent, en tout cas.
— Ce n’est pas vous qui mourrez, Opgard. Du moins, pas dans un premier temps. »
Je savais déjà ce qui allait suivre, mais je doutais que ce soit le cas de Carl.
« Votre épouse.
— Sh… » Carl a avalé le a. « …nnon ?
— Joli prénom.
— Mais c’est un… meurtre.
— La réaction est à l’aune du montant à régler.
— Mais deux jours… Comment pensez-vous, Willumsen et vous, que je vais me procurer une somme pareille en si peu de temps ?
— Je n’exclus pas que vous deviez faire quelque chose de passablement drastique, peut-être même de désespéré. À part ça, je ne pense rien du tout, monsieur Opgard.
— Et si je n’y arrive pas…
— Alors vous serez veuf, avec deux jours de plus à votre disposition.
— Mais mon cher monsieur… »
J’étais déjà debout, m’efforçant de ne pas faire de bruit en enfilant mon pull et mon pantalon. Je n’ai pas entendu les détails de ce qui allait se passer quatre jours plus tard, mais ce n’était pas nécessaire.
Je me suis faufilé dans l’escalier. J’aurais peut-être – peut-être – pu prendre le Danois par surprise, mais j’en doutais. Je me souvenais de la rapidité de ses mouvements à la station-service, et j’avais compris à l’acoustique qu’il était assis le visage vers la porte et me verrait dès que j’entrerais.
J’ai enfoncé mes pieds dans mes chaussures et je suis sorti en catimini. Le froid pressait mes tempes. J’aurais pu faire un détour, courir en arc de cercle hors de vue de la cuisine, mais je n’avais pas beaucoup de temps devant moi, alors j’ai tablé sur le fait que j’avais raison, que le Danois tournait le dos à la fenêtre. La neige sèche gémissait sous mes pieds qui galopaient. La mission d’un recouvreur de dettes était sans doute surtout de faire peur, alors je partais du principe qu’il allait développer un peu sa menace, mais il devait tout de même y avoir des limites à ce qui pouvait être dit.
Je me suis précipité dans la grange et j’ai ouvert les robinets en plaçant deux seaux en zinc dessous. Ils se sont remplis en moins de dix secondes. J’ai saisi les anses et me suis élancé dehors vers le virage des Chèvres. Le clapot mouillait mon pantalon. Quand je suis arrivé au virage, j’ai posé un seau sur le verglas et lancé le contenu de l’autre devant moi. L’eau s’est écoulée par-dessus le sable épandu qui ressemblait à des grains de poivre enfoncés dans la glace dure, elle a lissé les aspérités en suivant la pente, vers le bord du précipice. J’ai fait pareil avec le second seau. L’eau s’est déposée en couche fine sur le verglas, il faisait bien sûr trop froid pour qu’elle le fasse fondre, et elle a commencé à s’infiltrer au-dessous. J’étais toujours à observer le verglas quand j’ai entendu la Jaguar démarrer. Et – comme si elles étaient synchronisées – j’ai entendu le timbre frêle des cloches de l’église dans le bourg. J’ai levé les yeux vers la maison et vu la voiture torpille arriver. Prudemment, doucement. Il s’était peut-être étonné de constater qu’il gravissait les côtes verglacées sans peine, avec des pneus d’été, mais la plupart des Danois sont sans doute des Béotiens en la matière, ils ne savent pas que la glace se transforme en papier de verre quand il fait suffisamment froid.
Et en patinoire de hockey quand elle se réchauffe, à moins sept degrés par exemple.
Je n’ai pas bougé, je me tenais là, flanqué de mes seaux. Le Danois m’a dévisagé derrière son pare-brise, les yeux plissés dont je me souvenais à la pompe à essence étaient recouverts d’une paire de lunettes noires. La voiture a approché, m’a dépassé, et nos têtes ont tourné comme des planètes en rotation autour de leur propre axe et l’une autour de l’autre. Il se souvenait peut-être vaguement de mon visage, peut-être pas. Peut-être qu’il a trouvé une explication plausible à la présence de ce type aux deux seaux, peut-être pas. Peut-être qu’il l’a compris quand il a subitement perdu sa tenue de route et que, par réflexe, il a appuyé plus fort sur la pédale de frein, ou peut-être pas. Maintenant, sa voiture aussi était une planète en lente rotation sur la glace au son des cloches, comme une patineuse artistique. Je l’ai vu braquer désespérément, j’ai vu les roues avant aux larges pneus d’été se tordre dans un sens puis dans l’autre, comme si elles cherchaient à sortir d’une étreinte, mais la Jaguar était captive et sans direction. Quand la voiture a pivoté à environ cent quatre-vingts degrés et filé en arrière vers le bord du virage, j’ai regardé son visage, une planète rouge avec de petits volcans actifs. Ses lunettes de soleil avaient dégringolé sur son nez pendant qu’il se débattait avec le volant, les coudes levés. Il m’a vu et a cessé de se débattre. Car il avait compris. Compris à quoi servaient les seaux, compris que, s’il avait été moins long à la détente, il aurait peut-être eu une chance de sauter de sa voiture. Compris que, maintenant, il était trop tard.
Je suppose qu’il obéissait à un pur réflexe quand il a sorti son pistolet. La réponse automatique d’un recouvreur de dettes, d’un soldat, quand on l’attaque. J’ai moi-même sans doute obéi à un autre réflexe en levant la main pour lui dire au revoir. J’ai à peine entendu la détonation quand il a tiré, puis il y a eu un claquement cinglant quand la balle a traversé le seau en zinc, juste à côté de mon oreille. J’ai eu le temps de voir le trou dans le pare-brise, comme une rose de givre, et puis la Jaguar est tombée en arrière dans Huken.
J’ai retenu mon souffle.
Le seau en zinc balançait encore dans ma main levée.
Les cloches de l’église jouaient de plus en plus vite.
Puis enfin, un fracas sourd.
Je suis resté planté là, toujours immobile. Ce devait être un enterrement. Les cloches ont continué un certain temps, avec des coups de plus en plus espacés. J’ai contemplé le bourg, les montagnes, le lac de Budal au soleil qui surmontait maintenant la cime d’Ausdaltinden.
Puis les cloches se sont tues, et je me suis dit mon Dieu, ce que ma terre natale est belle.
C’est sans doute le genre de réflexions qu’on se fait quand on est amoureux.