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La fille de Kripos, qui avait sans doute un titre plus officiel, était enfin arrivée là où elle voulait en venir. Au portable. Bien sûr que le Danois avait eu un portable. Je n’y avais pas pensé quand nous avions élaboré notre plan et, maintenant, Martinsen avait remonté la piste jusqu’à une petite zone autour de notre ferme. Exactement comme pour Sigmund Olsen. Comment pouvais-je commettre la même erreur deux fois, bordel ? Ils avaient établi que le téléphone du chasseur de dettes s’était trouvé à proximité d’Opgard avant, pendant et après le meurtre de Willum Willumsen.

« Alors, comment l’expliquez-vous ? » a répété Martinsen.

C’était comme ces jeux vidéo où un tas d’objets vous volent dessus à des vitesses et dans des trajectoires différentes, et on sait que ce n’est qu’une question de temps avant d’en heurter au moins un et de voir la partie se terminer. Il m’en faut pas mal pour être stressé, mais là, j’avais le dos moite. Cherchant frénétiquement à avoir l’air détendu, j’ai haussé les épaules : « Comment est-ce que vous, vous l’expliquez ? »

Martinsen a dû croire à une question rhétorique, comme on dit, et elle l’a ignorée. Pour la première fois, elle s’est avancée sur sa chaise. « Poul Hansen serait-il resté ? A-t-il passé la nuit ici ? Parce que parmi les gens à qui nous avons parlé, personne ne l’a hébergé, ni la pension de famille ni d’autres, et les vieilles Jaguar ne sont pas très équipées en termes de chauffage, donc il faisait trop froid pour dormir dans la voiture cette nuit-là.

— Ben, il a dû aller à l’hôtel.

— L’hôtel ?

— Je blague. Je veux dire qu’il a dû monter dans les ruines et dormir dans une des baraques de chantier, elles sont vides maintenant. S’il est si doué que ça pour crocheter des serrures, il a dû y arriver sans problème.

— Mais son portable montre que…

— Le terrain de l’hôtel est juste de l’autre côté de cette butte que vous voyez, là. Dans la même zone d’antenne-relais que nous, non, Kurt ? Toi aussi, tu cherchais un portable à une époque. »

Kurt Olsen a aspiré sa moustache avec dans le regard ce qui ressemblait à de la haine. Il s’est tourné vers les deux agents de Kripos et leur a adressé un bref signe de tête.

« Le cas échéant, cela signifierait que, en partant tuer Willumsen, il a laissé son téléphone dans une baraque de chantier, a dit Martinsen sans me quitter des yeux. Et qu’il y est toujours. Vous pouvez faire venir du monde, Olsen ? J’ai l’impression qu’il va nous falloir un mandat pour perquisitionner ces baraques, et il me semble qu’on va avoir pas mal de pain sur la planche.

— Bonne chance, ai-je dit en me levant.

— Oh ! mais nous n’avons pas tout à fait terminé, a déclaré Kurt en souriant.

— D’accord. » Je me suis rassis.

Il s’est calé sur sa chaise, comme pour me montrer qu’il s’installait un peu plus. « Quand nous avons demandé à Rita s’il était concevable que Poul Hansen ait eu la clef du sous-sol, elle a dit non, mais j’ai vu un tressaillement sur son visage et je suis policier depuis suffisamment longtemps pour savoir un peu lire les visages, donc j’ai insisté et elle a avoué qu’autrefois elle t’en avait donné une, Roy.

— D’accord », me suis-je contenté de répondre. J’étais fatigué.

Kurt a remis ses coudes sur la table, s’est avancé. « Alors la question est de savoir si tu as donné cette clef à Poul Hansen ou si tu es toi-même entré chez Willumsen le matin de sa mort. »

J’ai dû réprimer un bâillement, non pas parce que j’avais sommeil, mais parce que mon cerveau avait besoin d’oxygène, je suppose. « Mais qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille, bon sang ?

— On ne fait que discuter.

— Pourquoi aurais-je tué Willumsen ? »

Kurt a aspiré sa moustache en regardant Martinsen, qui lui a donné le feu vert pour continuer.

« Grete Smitt m’a raconté que, à une époque, Rita Willumsen et toi fricotiez au chalet Willumsen. J’ai posé la question à Rita Willumsen. Après m’avoir parlé de la clef du sous-sol, elle l’a avoué aussi.

— Et alors ?

— Et alors ? Sexe et jalousie. Ce sont les deux mobiles de meurtre les plus répandus dans tous les pays industrialisés. »

Ça aussi, ça venait du magazine True Crime, si je ne m’abuse. Je n’ai plus pu retenir ce bâillement. « Non », ai-je déclaré, la bouche grande ouverte. « Bien sûr que je n’ai pas tué Willumsen.

— Non ? C’est vrai que tu viens de nous dire que tu étais dans ton lit ici en train de pioncer au moment où Willumsen a été tué, entre six heures et demie et sept heures et demie du matin… »

Kurt a tripoté son étui de téléphone. C’était comme d’avoir un souffleur. Et je venais de piger, ils avaient vérifié les mouvements de mon portable aussi.

« Non, je me suis levé et je suis descendu en voiture à un des pontons du lac.

— Oui, nous avons un témoin qui pense avoir vu ta Volvo remonter du lac juste avant huit heures. Qu’est-ce que tu allais y faire ?

— J’espionnais les naïades.

— Pardon ?

— Après m’être réveillé en croyant entendre cette Jaguar, je me suis souvenu que Shannon et Rita allaient se baigner dans la glace, mais je ne savais plus exactement où. Alors je suis parti du principe que c’était quelque part en ligne droite entre la maison des Willumsen et le lac. Je me suis garé à côté d’une des remises à bateaux et je les ai cherchées du regard, mais il faisait sombre et je ne les ai pas trouvées. »

J’ai vu le visage de Kurt imploser, un ballon de plage qui se dégonflait.

« Autre chose ? ai-je demandé.

— Par acquit de conscience, nous voudrions vérifier qu’il n’y a pas de RT sur votre main », a dit Martinsen, qui conservait un visage relativement imperturbable, mais dont le langage corporel avait changé. Elle avait abandonné le mode perception sensorielle exacerbée, chose qu’on ne remarque peut-être qu’en ayant pratiqué les sports de combat ou les bagarres de rue. Elle n’en avait peut-être pas conscience mais au fond d’elle, elle avait conclu que je n’étais pas l’ennemi et elle se détendait insensiblement.

Puis le technicien est entré en scène. Il a ouvert sa mallette, en a sorti un ordinateur et quelque chose qui ressemblait à un sèche-cheveux. « C’est un spectromètre SFX, a-t-il expliqué, ouvrant son ordinateur. Un simple scan de votre peau et on aura les résultats tout de suite. Je vais juste le connecter au logiciel d’analyse d’abord.

— OK. Vous voulez que je monte chercher Carl et Shannon en attendant, pour que vous puissiez leur parler à eux aussi ? ai-je proposé.

— Pour que tu puisses te récurer les mains d’abord ? a demandé Kurt Olsen.

— Merci, mais nous n’avons pas besoin de parler aux autres, a dit Martinsen. Nous avons ce qu’il nous faut pour l’instant.

— Bon, je suis prêt », a annoncé Sulesund.

J’ai retroussé mes manches de chemise et levé mes mains devant lui pendant qu’il me scannait comme une marchandise.

Il a branché son sèche-cheveux sur son ordinateur avec un câble USB et pianoté sur le clavier. Kurt observait attentivement le visage du technicien. J’ai senti le regard de Martinsen sur moi alors que je laissais le mien couler par la fenêtre en me disant que c’était une bonne chose d’avoir brûlé les gants et les vêtements que j’avais portés ce matin-là. Et qu’il fallait que je pense à laver ma chemise ensanglantée du nouvel an pour l’enterrement, le lendemain.

« Il est clean », a déclaré Sulesund.

J’aurais cru entendre Kurt Olsen jurer intérieurement.

« Eh bien, a conclu Martinsen en se levant. Merci pour votre coopération, Opgard, j’espère que vous n’avez pas trouvé cela trop désagréable. On doit assurer un peu plus nos arrières quand on traite une affaire de meurtre, vous comprenez.

— Vous faites votre travail, ai-je répondu en baissant mes manches. Je le respecte. Et… » J’ai glissé du tabac sous ma lèvre, ai regardé Kurt Olsen et lui ai dit les choses avec sincérité. « … j’espère vraiment que vous retrouverez Poul Hansen. »