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Curieusement, on aurait dit que les funérailles de Willum Willumsen étaient celles de la SNC Hôtel Spa de Haute Montagne d’Os.

Ça a commencé par l’oraison funèbre de Jo Aas.

« Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal », a-t-il dit. Il a raconté comment, pierre par pierre, le défunt avait construit une entreprise qui s’était révélée florissante parce qu’elle avait sa place dans la communauté locale, et répondait à un réel besoin.

« Nous connaissions tous Willum Willumsen comme un homme dur en affaires, mais droit. Il gagnait de l’argent là où il y avait de l’argent à gagner, et ne concluait jamais de marché s’il n’escomptait pas un profit, mais il respectait toujours sa part, y compris quand le vent tournait et que les gains se transformaient en pertes. Toujours. Cette intégrité aveugle, c’est ce qui définit un homme, c’est la preuve ultime qu’il a du cran. »

À ce moment, le regard bleu polaire de Jo Aas s’est fixé sur Carl, qui était assis à côté de moi au deuxième rang de l’église comble.

« Malheureusement, je constate que tous les hommes d’affaires du bourg ne vivent pas selon les principes auxquels obéissait Willum. »

Je n’ai pas regardé Carl, mais je sentais la chaleur de la honte qui brûlait son visage.

Je parie que Jo Aas avait choisi cette occasion précise pour anéantir la réputation de mon petit frère, parce qu’il savait que ces funérailles étaient la meilleure des tribunes pour ce qu’il voulait dire. Et il voulait le dire parce qu’il était toujours animé par cette motivation d’imposer l’ordre du jour. Deux jours auparavant, un éditorial de Dan Krane sur les conseils municipaux actuel et anciens avait décrit Jo Aas comme un homme politique dont le premier talent était de savoir plaquer l’oreille au sol. Il comprenait ce qu’il entendait et adaptait en conséquence ses déclarations, qui, comme par magie, étaient toujours un bon compromis entre les vues de toutes les parties. Ainsi, ses propositions étaient toujours adoptées et il donnait l’impression d’être un dirigeant puissant. Alors qu’en réalité il ne faisait que cerner son public ou tout simplement suivre le courant. « Est-ce le chien qui remue la queue ou la queue qui remue le chien ? » avait écrit Dan Krane.

L’éditorial avait bien sûr suscité de l’émoi. Car comment quelqu’un qui n’était pas d’ici osait-il attaquer son propre beau-père, leur ancien maire bien-aimé, leur père de la nation local ? Les tribunes sur papier et en ligne s’étaient multipliées, Dan Krane avait démenti toute intention de critiquer Jo Aas. Car représenter le peuple n’était-il pas l’idée même de la démocratie, et existait-il représentant et démocrate plus véritable qu’un politique qui percevait le sentiment général et retournait sa veste au gré du vent ? Et, dans un sens, Krane voyait maintenant l’illustration de son propos, puisque ce que nous entendions là, ce n’était pas Jo Aas, mais l’écho de tout un bourg, transmis par celui qui avait toujours interprété et véhiculé ce qu’eux, la majorité des habitants, pensaient. Même nous, les Opgard, qui étions concernés au premier chef, n’avions pas pu ignorer que les gens parlaient. Quelqu’un avait peut-être divulgué que, en virant les entrepreneurs qui coordonnaient le chantier, Carl avait perdu le contrôle de son projet d’hôtel. Qu’il avait des difficultés financières et l’avait masqué sous un prêt personnel qu’il avait tenu secret. Que la comptabilité n’était pas révélatrice de la situation réelle. Que l’incendie pouvait avoir été le coup de grâce. Pour l’instant, personne ne disposait d’éléments concrets, mais la somme des petites choses qu’on savait ici et là brossait un tableau qui ne plaisait pas. Carl avait pourtant été si optimiste à l’automne, à pérorer que tout marchait de nouveau comme sur des roulettes et, maintenant qu’ils étaient impliqués dans le projet, c’était ce que les gens du bourg voulaient entendre.

Et voilà que, si l’on en croyait les journalistes qui avaient envahi Os, Willum Willumsen avait été tué par un chasseur de dettes. Qu’est-ce que ça signifiait ? Certains pensaient qu’il devait beaucoup, beaucoup d’argent à quelqu’un. On racontait qu’il avait investi dans l’hôtel plus lourdement que tous les autres, qu’il avait accordé des prêts considérables. Fallait-il donc voir ce meurtre comme la première fissure dans les fondations, l’avertissement que tout allait tomber en ruine ? Carl Opgard, ce costard-cravate rusé, au charme de prédicateur, était-il revenu dans son bourg natal pour pigeonner tout le monde avec son château en Espagne ?

Quand nous sommes sortis de l’église, j’ai vu Mari Aas au bras de son père. Son visage habituellement si radieux avait perdu sa chaleur mate et était aujourd’hui livide contre son manteau noir.

Dan Krane n’était pas visible.

Le cercueil, porté par des cousins en costume trop grand, a été glissé dans le corbillard et emporté alors que nous restions à le regarder, dans un prétendu recueillement.

« Il ne va pas être incinéré maintenant », a commenté quelqu’un à voix basse. Grete Smitt m’avait soudain rejoint. « La police veut garder le corps aussi longtemps que possible, au cas où elle aurait des éléments à vérifier, et elle l’a seulement prêté pour les funérailles, maintenant, il repart directement au frigo. »

J’ai continué de regarder le corbillard, qui roulait si lentement qu’il paraissait statique alors que le pot d’échappement crachait son panache blanc. Quand il a enfin disparu dans le virage menant à l’intérieur des terres, je me suis tourné vers Grete. Elle était partie.

La colonne d’endeuillés qui venaient présenter leurs condoléances à Rita Willumsen était longue et je n’étais pas certain qu’elle ait envie de voir ma tête à cet instant précis, je suis donc allé attendre au volant de la Cadillac.

Anton Moe en costume et sa femme sont passés devant la voiture. Ni l’un ni l’autre ne m’ont regardé.

« Putain ! s’est exclamé Carl quand Shannon et lui sont revenus dans la voiture et que j’ai démarré. Tu sais ce qu’a fait Rita Willumsen ?

— Quoi ? ai-je demandé en sortant du parking.

— Quand je lui ai présenté mes condoléances, elle m’a attiré à elle et j’ai cru qu’elle allait m’embrasser, mais elle m’a chuchoté “assassin” à l’oreille.

— “Assassin” ? Tu es sûr que tu as bien entendu.

— Oui. Elle souriait. Elle faisait comme si de rien n’était et tout, mais…

— Assassin…

— Oui.

— Elle a dû apprendre par l’avocat que son mari avait effacé trente millions de dette et accordé un prêt de trente autres juste avant de mourir, a commenté Shannon.

— Est-ce que ça fait de moi un assassin ? » s’est récrié Carl, indigné.

Je savais qu’il ne s’insurgeait pas parce qu’il était innocent, mais parce que les accusations n’avaient aucun sens vu que Rita Willumsen ne pouvait pas savoir. C’était comme ça que fonctionnait le cerveau de Carl. Il avait le sentiment d’être jugé non pas sur ses actes, mais sur sa personne, et ça le blessait.

« Ce n’est pas très étonnant qu’elle soit méfiante, a souligné Shannon. Si elle était au courant de la dette, elle doit trouver surprenant que son mari n’ait pas mentionné qu’il l’avait effacée. Et si elle n’était pas au courant, elle trouve que ça pue que l’avocat ait reçu le document après le meurtre, mais avec des signatures datant de plusieurs jours avant. »

Carl s’est contenté d’un grognement pour toute réponse. Même une logique aussi imparable ne pouvait justifier l’attitude de Rita.

J’ai levé les yeux sur le ciel devant nous. La météo avait annoncé du beau temps, mais voilà que des nuages sombres arrivaient de l’ouest. Ça change vite en montagne, comme on dit.