La deuxième semaine de janvier, j’ai reçu une convocation à l’assemblée générale de la SNC Hôtel Spa de Haute Montagne d’Os, prévue la première semaine de février. L’ordre du jour était simple, un point unique. Où allons-nous à partir d’ici ?
C’était une formulation ouverte sur une multitude de possibilités. L’hôtel devait-il être abandonné ? Vendu à d’autres intéressés, en démantelant la SNC ? Ou le projet devait-il continuer en modifiant simplement l’échéancier ?
La réunion ne devait commencer qu’à dix-neuf heures, mais je suis arrivé à Opgard dès treize heures. Dans un ciel bleu sans nuages brillait un soleil blanc métallique, plus haut au-dessus des montagnes que la dernière fois que j’étais rentré à la maison. Je suis sorti de la voiture, Shannon était devant moi, si belle que j’en avais mal.
« J’ai appris à me déplacer là-dessus », a-t-elle fait en riant, levant d’un air radieux une paire de skis de fond. J’ai dû me contenir pour ne pas la prendre dans mes bras. Quatre jours plus tôt nous nous étions retrouvés dans le même lit à Notodden et je sentais encore son goût sur ma langue, sa chaleur sur ma peau.
« Elle est bonne ! a déclaré Carl, riant lui aussi, alors qu’il sortait de la maison avec mes chaussures de ski à la main. Allons faire un tour à l’hôtel. »
Nous avons pris nos skis dans la grange, les avons chaussés et nous nous sommes mis en route. Évidemment, j’ai constaté que Carl avait exagéré, Shannon parvenait à rester debout sur ses jambes, mais elle n’était pas bonne.
« Je crois que c’est grâce au surf que j’ai fait quand j’étais petite, a-t-elle observé, manifestement contente d’elle. Ça développe le sens de l’équilibre et… » Son ski a basculé devant elle et elle est tombée sur les fesses dans la neige fraîche en poussant un cri. Carl et moi nous bidonnions et, après avoir vainement tenté de s’offusquer, elle n’a pu que rire, elle aussi. Nous l’avons aidée à se relever, et j’ai senti la main de Carl dans mon dos, il a légèrement étreint ma nuque. Son regard bleu brillait vers moi. Il avait l’air plus en forme qu’à Noël. Un peu plus svelte, les mouvements moins ralentis, le blanc des yeux et la diction légèrement plus limpides. Shannon m’avait envoyé quelques mails, pas aussi longs que j’aurais voulu, ce qu’elle expliquait en disant qu’elle planchait jour et nuit sur les dessins de l’hôtel. Elle avait écrit que Carl buvait moins et qu’il faisait un peu de sport.
« Alors ? a-t-il dit en se penchant sur ses bâtons. Tu le vois ? »
Tout ce que je voyais, c’étaient les mêmes ruines calcinées qu’un mois plus tôt.
« Tu ne vois pas ? Le nouvel hôtel ?
— Non. »
Carl a ri. « Attends seulement. Quatorze mois. J’ai parlé avec mes gars et, putain, on va y arriver en quatorze mois. Dans un mois, nous allons inaugurer à nouveau le chantier, et cette inauguration sera plus grande que la première. Anna Falla a accepté de venir couper le ruban. »
J’ai fait un signe de tête. La députée qui dirigeait la commission des affaires économiques. Ce n’était pas rien.
« Et ensuite, il y aura une grande fête à Årtun, exactement comme au bon vieux temps.
— Rien ne peut être exactement comme au bon vieux temps, Carl.
— Attends de voir. J’ai convaincu Rod de remonter son groupe pour l’occasion.
— Tu déconnes ? » me suis-je exclamé en riant. Rod. Ma parole, c’était énorme, bien plus que la venue de quelque député.
Carl s’est retourné. « Shannon ? »
Elle avait péniblement remonté la côte derrière nous. « Mes skis sont reculants en montée, a-t-elle dit en souriant, essoufflée. Une jolie expression. C’est facile de reculer, mais pas d’avancer.
— Tu veux montrer à oncle Roy que tu as appris à descendre une pente ? » Carl a désigné celle qui était à l’abri du vent, où la neige fraîche scintillait comme un tapis de diamants.
Shannon lui a tiré la langue. « Je n’ai pas l’intention de vous divertir.
— Tu n’as qu’à imaginer que tu es à la Barbade et que tu surfes à Surfers Point », a-t-il ajouté pour la taquiner.
Elle a manqué de perdre encore l’équilibre en donnant un coup de bâton derrière Carl. Il a éclaté de rire.
« Tu veux lui montrer comment on skie ? m’a-t-il demandé.
— Non, ai-je dit en fermant les yeux, qui me brûlaient malgré mes lunettes de soleil. Je ne veux pas abîmer.
— Il veut dire qu’il ne veut pas abîmer la neige fraîche, ai-je entendu Carl expliquer à Shannon. Ça rendait papa fou. On arrive à une descente parfaite avec de la poudreuse intacte, et il demande à Roy de descendre parce que c’est lui qui skie le mieux d’entre nous, mais Roy refuse parce que c’est tellement beau, dit-il. Il ne veut pas abîmer la neige en faisant des traces.
— Je comprends, a répondu Shannon.
— Mais papa, non. Il disait que, sans abîmer, on n’arrivait nulle part. »
Nous avons ôté nos skis, nous sommes assis dessus et avons partagé une orange.
« Tu savais que l’oranger venait de la Barbade ? » Carl m’a regardé en plissant les yeux.
« C’est le pamplemoussier, pas l’oranger, a rectifié Shannon. Et l’histoire reste éminemment douteuse. Mais… » Elle m’a regardé. « … C’est tout ce que nous ne savons pas qui la rend vraie. »
Ses quartiers d’orange avalés, Shannon a déclaré vouloir partir devant, pour que nous n’ayons pas à l’attendre.
Carl et moi l’avons regardée jusqu’à ce qu’elle ait franchi la butte.
Puis Carl a poussé un gros soupir. « Ce putain d’incendie…
— En sait-on davantage ?
— Juste qu’il était volontaire et que cette fusée de feu d’artifice a été posée là pour avoir l’air d’être la cause de l’incendie. Ce Lituanien…
— Letton.
— … n’a même pas été capable de dire quel genre de voiture il avait vu, donc la police n’exclut pas que ce soit lui qui ait mis le feu.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Pyromanie. Ou alors quelqu’un l’avait payé. Il y a des envieux dans le bourg qui détestent cet hôtel, Roy.
— Nous détestent nous, tu veux dire.
— Aussi. »
Nous avons entendu un hurlement lointain. Un chien. Certains prétendaient avoir vu des empreintes de loups dans les montagnes. D’ours, même. Pas impossible, bien sûr, juste peu vraisemblable. Presque rien n’est impossible. C’est juste une question de temps, tout finit par arriver.
« Je le crois, ai-je affirmé.
— Le Lituanien ?
— Même un pyromane n’habite pas sur le terrain qu’il a brûlé. Et s’il a été payé pour mettre le feu, pourquoi compliquer les choses en allant raconter qu’il a vu une voiture avec un feu de freinage cassé monter au chantier ? Il aurait pu dire que l’incendie a commencé quand il est arrivé là, ou qu’il dormait dans son préfa, qu’il n’était au courant de rien. À la police ensuite, d’identifier si c’était la fusée ou autre chose.
— Tout le monde n’a pas une pensée aussi logique que toi, Roy. »
J’ai glissé un sachet de tabac sous ma lèvre. « Peut-être pas. Qui te hait assez pour brûler ton hôtel ?
— Voyons voir. Kurt Olsen, parce qu’il est persuadé que nous avons un rapport avec la mort de son père. Erik Nerell, depuis que nous l’avons humilié en lui faisant envoyer des photos de lui à poil. Simon Nergard parce qu’il… parce qu’il habite à Nergard, que tu l’as tabassé et qu’il nous a toujours détestés.
— Et Dan Krane ? ai-je demandé.
— Non, Mari et lui sont copropriétaires de l’hôtel.
— À quel nom est leur participation ?
— Celui de Mari.
— Connaissant Mari, ça doit être séparation de biens chez eux.
— Sûrement. Mais Dan ne ferait jamais de mal à Mari et…
— Non ? Imagine un mari cocu et toi, tu es l’homme avec qui sa femme l’a trompé. Il a été menacé, censuré et humilié par un chasseur de dettes parce qu’il voulait écrire quelque chose de négatif, mais vrai, sur l’hôtel. Il s’est fait jeter de la bonne société et doit maintenant se mêler à des gens comme moi le soir du nouvel an. Son mariage battait déjà de l’aile, et le soir du nouvel an, il avait prévu de l’achever avec son édito assassin contre le père de Mari. Tu crois vraiment qu’un homme pareil ne blesserait jamais celle qui est la cause de tous ses tourments ? Quand du même coup, il peut te ruiner toi ? À la soirée de nouvel an chez Stanley, j’ai rencontré un Dan Krane qui était passé de l’autre côté du mur.
— Du mur ?
— Tu sais, la peur qu’on a quand on est menacé de mort par quelqu’un qui sait exactement sur quels ressorts jouer ?
— Un peu. » Carl m’a regardé.
« Ça te bouffe l’âme, comme on dit.
— Oui, a-t-il répondu sans bruit.
— Et qu’est-ce qui se passe dans ces cas-là ?
— On finit par ne plus avoir la force d’avoir peur.
— Oui. On s’en fout, on préfère mourir. Se détruire ou détruire les autres. Brûler, assassiner. N’importe quoi pour ne plus continuer d’avoir peur. C’est ça, de traverser le mur.
— Oui, a dit Carl. C’est le mur. Et c’est mieux de l’autre côté. Malgré tout. »
Nous sommes restés silencieux. J’ai entendu de rapides battements d’ailes au-dessus de nous, une ombre a filé sur la neige. Un lagopède, peut-être. Je n’ai pas levé les yeux.
« Elle a l’air contente, ai-je observé. Shannon.
— Bien sûr. Elle croit qu’elle va avoir son hôtel tel qu’elle l’a dessiné.
— Croit ? »
Carl a hoché la tête. Il s’est insensiblement tassé, et son sourire, son sourire lumineux, s’est effacé.
« Je ne lui ai pas encore dit, mais il y a des fuites. Maintenant, les gens savent que l’hôtel n’était pas assuré, que c’était l’argent de Willumsen qui maintenait le projet à flot. C’est probablement Dan Krane la source.
— L’enfoiré !
— Les gens ont peur pour leur argent, même parmi les membres du conseil d’administration, on murmure qu’il faut savoir s’arrêter à temps. L’assemblée générale de ce soir pourrait être le début de la fin, Roy.
— Qu’est-ce que tu penses faire ?
— Il faut que je renverse la vapeur, mais avec la diatribe d’Aas à l’enterrement de Willumsen et ce que Dan a écrit et répand dans le bourg, je ne baigne pas précisément dans la confiance, là.
— Les gens te connaissent, Carl. En dernière analyse, c’est plus important que ce que dit et écrit un gratte-papier qui n’est pas d’ici. Les propos d’Aas, ils les oublieront quand ils verront que tu te relèves. Quand ils comprendront que cet Opgard n’abandonnerait pas même s’il était au tapis. »
Carl m’a regardé. « Tu crois ? »
Je lui ai boxé l’épaule. « Tu sais ce qu’on dit. Everybody loves a comeback kid. Et puis le gros des travaux sur le site de l’hôtel et les investissements les plus lourds sont déjà faits, il ne reste plus que le bâtiment. Laisser tomber maintenant serait une idiotie. Tu vas y arriver, frérot. »
Il a posé la main sur mon épaule. « Merci, Roy. Merci de croire en moi.
— Le problème, ça va sans doute être de convaincre tout le monde de suivre les dessins originaux de Shannon. La municipalité veut sûrement toujours son bois et ses trolls, et avec les solutions et matériaux coûteux de Shannon, tu dois faire approuver les budgets révisés par la SNC. »
Carl s’est redressé, je semblais lui avoir insufflé un petit regain d’optimisme. « On y a réfléchi, avec Shannon. Le problème quand on leur a montré les dessins à la première réunion d’investisseurs, c’est qu’on n’avait pas vraiment travaillé sur le visuel de la présentation, ça avait l’air trop sévère et triste. Cette fois, Shannon a fait des dessins avec de tout autres angles et éclairages. Et la différence majeure, c’est que c’est dans un paysage d’été et non d’hiver. La dernière fois, tout le béton se fondait dans la monotonie d’un paysage sans couleurs, l’hôtel avait l’air d’un prolongement de l’hiver que les gens d’ici détestent, tu vois ? Maintenant, on a une nature estivale éclatante, qui prête ses lumières et ses couleurs au béton, l’hôtel se découpe sur cet arrière-plan et il n’a plus l’air d’un bunker cherchant à disparaître dans le paysage.
— Same shit, new wrapping ?
— Et tout le monde n’y verra que du feu. Je te jure, ils vont être fous d’enthousiasme. » Le voilà qui était remonté en selle à présent, ses dents blanches scintillaient au soleil.
« Comme des indigènes à qui on propose des perles de verre, ai-je répondu, souriant à mon tour.
— Les perles sont véritables, c’est juste que, cette fois, nous les avons polies un peu au préalable.
— Relativement honnête, ai-je dit.
— Relativement honnête.
— Il faut ce qu’il faut.
— En effet. » Le regard de Carl a glissé vers l’ouest.
Je l’ai entendu inspirer, se recroqueviller sur lui-même. Était-il déjà retombé de cheval ?
« Même quand on sait que c’est très, très mal, a dit Carl.
— C’est vrai », ai-je dit, même si j’avais compris qu’il parlait d’autre chose à présent. Mon regard suivait la trace de Shannon.
« Et pourtant, on continue de le faire, a-t-il dit doucement de sa nouvelle diction plus articulée. Jour après jour. Nuit après nuit. On commet le même péché. »
J’ai retenu mon souffle. Il se pouvait bien sûr qu’il parle de papa, ou de lui-même et de Mari, mais, sauf erreur de ma part, il s’agissait ici de Shannon. Shannon et moi.
« Par exemple… » Il parlait d’une voix étranglée et a péniblement dégluti. Je me suis armé de courage.
« Quand Kurt Olsen était ici en train de regarder s’il voyait la Jaguar et que j’ai flippé et pensé que c’était une redite, qu’on allait se faire démasquer. C’était comme la fois où son père s’était tenu exactement au même endroit pour voir si les pneus de la Cadillac étaient crevés. »
Je n’ai pas répondu.
« Mais à l’époque, tu n’étais pas là pour m’arrêter. J’ai poussé Sigmund Olsen, Roy. »
J’avais la bouche sèche comme une putain de biscotte, mais au moins je respirais de nouveau.
« Mais tu le sais depuis le début », a-t-il ajouté.
J’ai gardé les yeux sur les traces des skis, à peine remué la tête, acquiescé.
« Alors pourquoi tu ne m’as jamais laissé te le raconter ? »
J’ai haussé les épaules.
« Tu ne voulais pas être complice de meurtre, a-t-il dit.
— Tu penses que ça me fait peur ? ai-je demandé avec un sourire en coin.
— Willumsen et le chasseur de dettes, c’est autre chose. Là, c’était un lensmann innocent.
— Tu as dû pousser fort, il était loin de l’aplomb.
— Je l’ai fait voler. » Il a fermé les yeux, le soleil était peut-être devenu trop fort, puis il les a rouverts. « Tu le savais déjà quand je t’ai appelé au garage, que ce n’était pas un accident. Mais tu ne m’as pas posé la question. Parce que c’est plus facile comme ça, de faire comme si le laid n’existait pas. Comme quand papa venait dans notre chambre la nuit et…
— Ferme-la ! »
Carl l’a fermée. Des battements d’ailes rapides, on aurait dit que c’était le même oiseau qui revenait.
« Je ne veux pas savoir, Carl. Je voulais croire que tu étais plus humain que moi, que tu n’étais pas en mesure de tuer de sang-froid. Mais tu es toujours mon frère. Et en le poussant, tu m’as peut-être évité d’être mis en examen pour le meurtre de papa et maman. »
Il a grimacé, a chaussé de nouveau ses lunettes de soleil et balancé la peau de l’orange dans la neige.
« Everybody loves a comeback kid. C’est un truc qui se dit, ou c’est juste une invention de ta part ? »
Au lieu de répondre, j’ai consulté ma montre. « À la station-service, ils galèrent un peu pour l’inventaire et ils se demandaient si je pouvais passer leur donner un coup de main. On se voit à Årtun à dix-neuf heures.
— Mais tu dors chez nous ce soir ?
— Merci, mais je vais rentrer directement après l’assemblée générale, il faut que je sois au boulot tôt demain matin. »
Bien que seuls les associés de la SNC aient le droit de vote, l’assemblée générale d’Årtun était annoncée comme ouverte à tous. Je suis arrivé tôt, je me suis assis au dernier rang et j’ai vu la salle se remplir peu à peu. Quand la réunion a commencé, tout le monde était présent. Au premier rang, Jo et Mari Aas avec Voss Gilbert. Quelques rangs plus loin, Stanley et Dan Krane. Grete Smitt était assise à côté de Simon Nergard, elle s’est penchée pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Dieu sait quand ils étaient devenus si bons amis. Anton Moe avec sa femme. Julie et Alex. Markus avait pris sa soirée à la station-service, il ne m’a pas échappé qu’il échangeait des regards avec Rita Willumsen, deux rangs derrière. Erik Nerell et sa femme se sont assis à côté de Kurt Olsen, mais quand Erik a voulu faire la conversation, il était évident que Kurt n’était pas d’humeur, et il a sans doute regretté d’avoir choisi cette place, malheureusement il était assez délicat d’en changer maintenant. Quant au climat général, si on avait senti l’expectative à la réunion d’investissement initiale, dix-huit mois plus tôt, cette fois la tension était palpable. L’ambiance était au lynchage, comme on dit.
À dix-neuf heures pile, Carl a rejoint le pupitre. Le silence s’est fait. Il a levé les yeux. Je n’ai pas aimé ce que je voyais. Alors qu’il lui fallait être au mieux de ses performances, chasser la mauvaise humeur, partager les eaux tel un Moïse, il paraissait marqué par la gravité de la situation et fatigué avant même d’avoir commencé.
« Chers habitants d’Os », s’est-il lancé. Sa voix paraissait sans vigueur et son regard sautillait dans la salle, comme s’il cherchait un regard à soutenir, mais se faisait éconduire partout. « Nous sommes un peuple montagnard. Nous habitons un endroit où, traditionnellement, la vie a été dure. Nous avons dû nous débrouiller seuls. »
J’imagine que c’était une ouverture inhabituelle, mais pour la plupart, les gens de la salle ne devaient pas en savoir tellement plus long que moi sur les usages d’une assemblée générale.
« Pour survivre, nous avons donc dû obéir à cette règle de vie que notre père nous avait transmise, à mon frère et à moi. Faire ce qu’il faut faire. » Son regard m’a trouvé, a cessé de sautiller. Carl avait toujours l’air torturé, mais un faible sourire recourbait ses lèvres. « Alors c’est ce que nous faisons. Chaque jour, chaque fois. Pas parce que nous le pouvons, mais parce que nous le devons. Chaque fois qu’il y a de l’adversité, chaque fois que le troupeau tombe dans un précipice, qu’une récolte gèle ou que le bourg est bloqué par une avalanche, nous trouvons un chemin pour nous en sortir. Et quand la nationale change de tracé et qu’il n’y a plus de route pour faire entrer le monde chez nous, nous en créons une. Nous construisons un hôtel de haute montagne. » Il y avait plus de vie dans sa voix et il avait insensiblement redressé le dos. « Et quand cet hôtel brûle et que tout est en ruine, nous regardons ce qui est détruit et nous désespérons… » Il a levé un index et augmenté le volume de sa voix. « … pendant un jour ! »
Son regard s’est détaché de moi et a semblé trouver prise, être invité en d’autres lieux. « Quand nous avons fait un plan et que les choses ne se passent pas comme prévu, nous faisons ce qu’il faut faire. Nous formons un autre plan. Les choses ne se sont pas passées exactement comme on pensait ? Très bien. Alors pensons à autre chose. » Son regard a recroisé le mien. « Pour les montagnards comme nous, il n’y a pas de place pour la sentimentalité vaine, regarder derrière nous n’est pas une possibilité. Comme disait notre père : kill your darlings and babies. Regardons devant nous mes amis. Ensemble. »
Une longue pause a suivi. Voyais-je mal ou était-ce un mouvement de la tête de Jo Aas ? Oui, un hochement. Et comme s’il avait attendu ce signal, Carl a continué :
« Parce que nous sommes ensemble, que nous le voulions ou non. Comme une famille, vous, moi, nous tous qui sommes venus ici ce soir, nous sommes ensemble face à ce destin commun auquel nous ne pouvons nous soustraire. Nous, le peuple montagnard d’Os, nous allons sombrer ensemble. Ou nous relever ensemble. »
L’ambiance changeait. Lentement, mais je le sentais, il n’y avait plus de lynchage dans l’air. Toujours une réticence fraîche, c’est clair. Une exigence encore inexprimée que Carl réponde à un certain nombre de questions critiques, c’était la moindre des choses. Mais ils aimaient ce qu’ils entendaient. Et la langue dans laquelle il le disait : le dialecte d’Os. Je me suis alors rendu compte que c’était conscient, cette ouverture hésitante. Il avait noté ce que je lui avais dit. Everybody loves a comeback kid.
Puis, au moment précis où ils semblaient sur le point de mordre à l’hameçon, Carl a reculé en présentant ses paumes à l’assemblée.
« Je ne peux rien garantir, pour cela, l’avenir est trop incertain et je suis un piètre devin. La seule chose que je puisse garantir, c’est que, en tant qu’individus, nous sommes voués à l’échec, nous sommes la brebis qui s’égare loin du troupeau et va se faire dévorer ou mourir gelée. Mais ensemble, et seulement ensemble, nous avons au moins cette seule et unique possibilité de nous sortir du pétrin dans lequel nous nous trouvons indéniablement depuis l’incendie. »
Se tenant dans l’ombre, à l’écart du pupitre, il a marqué encore une pause. Je ne pouvais que l’admirer. Sa dernière phrase, putain… Quel chef-d’œuvre de rhétorique ! Avec cette seule phrase, il avait fait trois choses. Un. Paraître franc en admettant que pétrin, il y avait, mais tout en imputant la situation entière à l’incendie. Deux. Inciter à la solidarité avec une espèce de moralisme inspiré, tout en se défaussant de la responsabilité de sauver la situation sur tous ceux qui étaient assis devant lui. Trois. Conserver un vernis d’humilité et de sobriété quand il soulignait qu’un nouvel hôtel n’était pas une solution garantie, mais une simple possibilité, que cette possibilité était la seule dont ils disposent.
« Mais si nous faisons les choses comme il faut, nous ne ferons pas que sortir du pétrin », a-t-il ajouté dans la pénombre.
Je suis relativement certain qu’une des raisons pour lesquelles il était arrivé en avance, c’était pour régler l’éclairage. Parce que quand il est revenu dans la lumière qui tombait sur le pupitre, l’effet visuel était aussi puissant que les paroles. L’homme qui avait eu l’air à bout, accablé, quand il était arrivé sur scène était soudain métamorphosé en agitateur belliqueux.
« Nous allons faire fleurir Os ! Et ce, en construisant un hôtel sans concession, sans chichis qui alourdissent la facture comme des boiseries et des trolls, parce que nous croyons que du folklore norvégien, les touristes modernes en quête d’expériences mémorables en auront dès qu’ils commenceront à gravir la côte. Ce qu’ils veulent, c’est de la montagne sans concession elle aussi. Alors nous allons construire un hôtel qui se soumet à la montagne, qui s’y plie, qui suit ses règles impitoyables. Le matériau le plus approchant des conglomérats de la montagne est le béton. Nous le construirons ainsi, non seulement parce que c’est meilleur marché, mais parce que le béton, c’est beau. »
Il a observé l’assistance comme s’il la défiait, l’incitait à protester, mais le silence était total.
« Le béton, ce béton, notre béton… », scandait-il presque, psalmodiant comme un prédicateur, l’index battant la mesure sur le PC posé sur la table basse. « … est comme nous. Il est simple, il supporte les tempêtes d’automne, les tempêtes d’hiver, les avalanches, la foudre et le tonnerre, deux cents ans d’usure, des ouragans du siècle et des feux d’artifice du nouvel an. Bref, ce matériau est comme nous, il survit. Et parce qu’il est comme nous, mes amis, il est beau ! »
C’était de toute évidence le signal pour la personne au rétroprojecteur, puisque la musique s’est déversée des haut-parleurs. L’hôtel – le même que celui que j’avais vu sur les tout premiers dessins de Shannon – est apparu à l’écran. Forêt verte en contrebas. Soleil. Ruisseau. Des enfants qui jouaient, des promeneurs en vêtements d’été. Le bâtiment n’avait plus l’air impersonnel, on aurait dit une toile tranquille sur laquelle se dessinait la vie alentour, il semblait immuable comme la montagne elle-même. Il paraissait tout simplement aussi fabuleux que dans la description de Carl.
J’ai vu qu’il retenait son souffle. Putain, moi aussi, je retenais mon souffle. Puis les vivats ont éclaté.
Carl a laissé le tonnerre d’applaudissements résonner dans la pièce, faisant durer le plaisir, puis il s’est avancé et l’a fait taire en levant les mains.
« Comme, manifestement, cela vous plaît, que diriez-vous d’applaudir l’architecte ? Shannon Alleyne Opgard. »
Elle est sortie des coulisses, entrée sous les projecteurs. Les applaudissements ont repris.
Elle s’est arrêtée après quelques pas, a souri, salué, a ri joyeusement et est restée juste assez longtemps pour montrer qu’elle appréciait les réactions, mais suffisamment peu pour signifier qu’elle ne voulait pas détourner leur attention du héros du bourg.
Quand elle est repartie et que les applaudissements se sont tus, Carl s’est éclairci la voix et a empoigné le pupitre à deux mains.
« Merci, mes amis. Merci. Cette réunion ne doit pas traiter uniquement de l’apparence de l’hôtel, nous devons aussi parler de projections financières, d’échéanciers, de financement, de comptes et d’élection des représentants. »
Ils lui mangeaient dans la main à présent.
Il allait leur expliquer que la reconstruction de l’hôtel commencerait dans deux mois, en avril, ne prendrait que quatorze mois et que le cadre des dépenses augmenterait de vingt pour cent à peine, et qu’il avait signé un nouveau contrat avec l’opérateur suédois qui allait faire tourner l’hôtel.
Seize mois.
Dans seize mois, Shannon et moi partirions d’ici.
Elle m’a prévenu par message qu’elle ne pouvait pas venir à Notodden comme prévu, que désormais, et jusqu’à la reprise des travaux en avril, elle allait devoir se concentrer entièrement sur le projet en sa qualité de maître d’œuvre.
Je comprenais.
Je souffrais.
Je comptais les jours.
Mi-mars, alors qu’il pleuvait des cordes sur Søm et le pont, dans le soir obscur, on a sonné à ma porte. C’était elle. La pluie ruisselait de ses cheveux roux plaqués sur son crâne. J’ai cligné des yeux, il me semblait voir des traînées de rouille et de sang couler sur sa gorge blanche. Elle avait un sac. Et dans le regard, un mélange de désespoir et de détermination.
« Je peux entrer ? »
Je me suis écarté.
Ce n’est que le lendemain que j’ai su pourquoi elle était venue.
Pour m’annoncer les nouvelles.
Et me demander de tuer encore.