« Merci », a dit Martinsen en prenant la tasse de café que je lui tendais. Elle s’est penchée vers le plan de travail de la cuisine et a regardé par la fenêtre. La voiture de Kripos et le Land Rover d’Olsen étaient toujours dans le virage des Chèvres.
« Donc vous n’avez rien trouvé ? ai-je demandé.
— Bien sûr que non, a-t-elle répondu.
— Ça vous paraît si évident que ça ? »
Martinsen a soupiré et regardé autour d’elle comme pour s’assurer que nous étions toujours seuls dans la cuisine. « Pour être honnête, en temps normal, nous aurions décliné la demande d’assistance dans une affaire qui est si clairement un accident. Quand votre lensmann nous a contactés, le problème mécanique – qui a manifestement provoqué la sortie de route – était déjà découvert. L’ampleur des lésions de la défunte correspond à une chute de haut. Le médecin local ne pouvait bien sûr pas dire exactement quand elle est morte puisqu’il n’a pu descendre à la voiture qu’un jour plus tard, mais son estimation cadre avec l’hypothèse qu’elle aurait roulé dans le précipice entre dix-huit heures et minuit.
— Alors pourquoi avez-vous fait le déplacement, finalement ?
— Eh bien, pour commencer, votre lensmann a insisté, il se serait presque mis en colère. Il est persuadé que la femme de votre frère a été tuée, il a lu dans ce qu’il appelle une revue professionnelle que, dans quatre-vingts pour cent des cas, le mari est le coupable. À Kripos, on aime avoir de bonnes relations avec les lensmenn. » Elle a souri. « Le café est bon, au fait.
— Merci. Quelle était la deuxième raison ?
— La deuxième ?
— Vous avez dit que le lensmann Olsen était la première raison. »
Elle a souri, ses yeux bleus m’ont lancé un regard dont je n’arrivais pas à déterminer la part de pur professionnalisme. Ce regard, je ne l’ai pas soutenu. Je ne voulais pas. Je n’en étais pas là. Et puis je savais que si je la laissais me regarder dans les yeux trop directement et trop longtemps, elle risquait de découvrir la blessure.
« J’apprécie votre franchise avec moi, Martinsen.
— Vera.
— Mais n’êtes-vous pas au moins suspicieuse quand vous voyez que ça fait déjà trois voitures qui sont tombées dans le même précipice et que vous êtes maintenant en train de parler au frère de quelqu’un qui avait une relation proche avec tous ceux qui y sont morts ? »
Elle a acquiescé. « Je ne l’oublie pas une seconde, Roy. Et Olsen a souligné le nombre de sorties de route, encore et encore. Maintenant, il a une théorie selon laquelle le premier accident mortel pourrait avoir été un meurtre aussi, et il voulait que nous regardions si les durites de frein de la Cadillac du dessous avaient pu être sabotées.
— Celle de mon père, ai-je précisé, espérant que mon air impassible résistait. Vous avez regardé ? »
Vera Martinsen a ri. « D’abord, l’épave est écrasée sous deux autres voitures. Ensuite, si nous trouvions quelque chose, l’affaire remonte à dix-huit ans et il y a donc prescription. Et puis, il y a quelque chose qui s’appelle être logique et rationnel. Vous savez combien de sorties de route il y a en Norvège chaque année ? Environ trois mille. Dans combien d’endroits ? Moins de deux mille. Près de la moitié de toutes les sorties de route se produisent donc à des endroits où il y en a déjà eu la même année. Alors, que sur une période de dix-huit ans, trois voitures sortent de la route à un endroit qui, de toute évidence, devrait être mieux sécurisé, ça ne me paraît pas déraisonnable, non, j’irais même jusqu’à dire que je trouve curieux qu’il n’y en ait pas eu d’autres. »
J’ai hoché la tête. « Vous pourriez peut-être avoir la gentillesse de parler de cette histoire de sécurisation à la municipalité ? »
Martinsen a souri en reposant sa tasse.
Je l’ai raccompagnée dans l’entrée.
« Comment va votre frère ? s’est-elle enquise en fermant sa veste.
— Pas bien. Il est allé accompagner le cercueil à la Barbade. Il va voir sa famille. Ensuite, il dit qu’il compte se noyer dans le travail de construction de l’hôtel.
— Et vous-même ?
— Ça va mieux, ai-je menti. C’était bien sûr un choc, mais la vie continue. Ces dix-huit mois où Shannon habitait ici, j’étais la plupart du temps ailleurs, alors on n’a pas eu le temps de faire assez connaissance pour… enfin, vous savez. Ce n’est pas comme perdre quelqu’un de sa propre famille.
— Je comprends.
— Enfin, enfin », ai-je dit en lui ouvrant la porte de la maison, puisqu’elle ne le faisait pas elle-même. Mais elle n’a pas bougé.
« Vous avez entendu ? a-t-elle chuchoté. Ce n’était pas un pluvier doré ? »
J’ai hoché la tête. Lentement. « Vous vous intéressez aux oiseaux ?
— Beaucoup. Je tiens ça de mon père. Et vous ?
— Pas mal.
— Vous avez beaucoup de spécimens intéressants dans le coin, paraît-il.
— En effet.
— Je pourrais peut-être venir un jour pour que vous me montriez ?
— Ç’aurait été sympa. Mais je n’habite pas ici. »
J’ai croisé son regard quand même, je l’ai laissée voir à quel point j’étais détruit.
« Bon, a-t-elle conclu. Prévenez-moi si vous revenez vous installer ici, alors. Vous trouverez mon numéro sur la carte de visite que j’ai glissée sous ma tasse. »
J’ai acquiescé.
Après son départ, je suis monté dans la chambre à coucher, je me suis allongé sur le grand lit, j’ai enfoui mon visage dans l’oreiller et respiré ce qui restait de Shannon. Une faible odeur épicée qui aurait disparu dans quelques jours. J’ai ouvert sa penderie à côté du lit. Elle était vide. Carl avait emporté l’essentiel de ses affaires à la Barbade, le reste, il l’avait jeté. Dans l’obscurité du fond de la penderie, j’ai toutefois vu quelque chose. Shannon avait dû les trouver dans la maison et les mettre ici. Une paire de chaussons de bébé, si risiblement petits qu’on ne pouvait pas s’empêcher de sourire. C’était ma grand-mère qui les avait faits au crochet et, aux dires de maman, ils avaient servi d’abord pour moi, puis pour Carl.
Je suis descendu dans la cuisine.
De la fenêtre, j’ai remarqué que la porte de la grange était grande ouverte. À l’intérieur rougeoyait une cigarette. C’était Kurt Olsen. Accroupi. Il examinait le sol.
J’ai pris les jumelles.
Il passait les doigts sur quelque chose. Et j’ai compris ce que c’était. Les traces du cric dans le bois tendre du plancher. Kurt a avancé jusqu’au sac de boxe, il a fixé le visage qui était peint dessus, a donné un coup de poing hésitant dedans. Vera Martinsen lui avait sans doute annoncé que Kripos allait remballer ses affaires et rentrer à Oslo. Mais Olsen n’allait pas abandonner. J’ai lu quelque part qu’il faut sept ans au corps pour changer toutes ses cellules, y compris celles du cerveau, que sur le papier, au bout de sept ans, on est une nouvelle personne. En revanche, notre ADN, le programme selon lequel sont produites nos cellules, n’est pas remplacé. Si on se coupe les cheveux, les ongles ou le bout d’un doigt, ce qui repoussera sera identique, une répétition. Les nouvelles cellules cérébrales ne se distinguent pas des anciennes, elles reprennent même bon nombre de souvenirs et expériences. Nous ne changeons pas, nous faisons les mêmes choix, nous répétons les mêmes erreurs. Tel père, tel fils. Un chasseur comme Kurt Olsen continuera de chasser. Dans des circonstances répliquées, un tueur choisira de nouveau de tuer. C’est une danse sempiternelle, comme l’orbite prévisible des planètes, le changement des saisons.
Kurt Olsen sortait de la grange quand il s’est arrêté devant autre chose. Il l’a levé, tenu à la lumière. C’était l’un des seaux en zinc. J’ai réglé la focale des jumelles. Il examinait les trous laissés par la balle. D’abord d’un côté, puis de l’autre. Au bout de quelque temps, il a reposé le seau, est descendu à la voiture et s’en est allé.
La maison était vide. J’étais seul. Plus seul que jamais. Avait-ce été ainsi pour papa, seul avec nous tous autour de lui ?
J’ai entendu un grondement bas et menaçant à l’ouest et j’ai braqué les jumelles dans cette direction.
Une avalanche sur la face nord de l’Ottertind. De la neige lourde, mouillée, qui voulait impérativement descendre et traversait à présent la glace à grand fracas en faisant jaillir l’eau de l’autre côté du lac de Budal.
Oui, le printemps arrivait, inexorablement.