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La cérémonie du nouveau coup d’envoi des travaux n’était qu’à dix-neuf heures ce soir-là.

Cependant, j’ai quitté Kristiansand à l’aube, et la lumière du matin brillait sur le panneau d’agglomération quand je suis entré dans Os.

À part des restes de déblaiement, désormais sales et gris, la neige avait disparu. La glace du lac de Budal avait l’air en décomposition, comme du sorbet, et je voyais çà et là de l’eau en surface.

J’avais appelé Carl deux jours plus tôt pour lui dire que je viendrais à l’inauguration, mais que je serais occupé toute la journée parce que la station-service avait un contrôle fiscal sur les cinq dernières années. Échantillonnage et pure routine, avais-je menti, mais j’allais les aider à expliquer les chiffres de l’époque où j’étais le patron. Je ne savais pas pour combien de temps j’en aurais, quelques heures ou plusieurs jours, mais, le cas échéant, je dormirais au garage. Carl avait répondu que ça ne faisait rien, que Shannon et lui seraient de toute façon occupés à préparer la cérémonie d’inauguration et la fête d’Årtun.

« Mais je voudrais te parler d’un truc, avait-il dit. Je pourrais descendre te retrouver à la station-service si c’est plus facile.

— Je te préviendrai si j’ai un créneau libre et on pourra aller prendre une bière au Chute Libre.

— Un café. Je ne bois plus du tout. Ma résolution du nouvel an était de devenir plan-plan, et, d’après Shannon, je suis en bonne voie. »

Il avait semblé si frais et dispos. Il riait, plaisantait. Un homme qui avait laissé le pire derrière lui.

Contrairement à moi.

Je me suis garé devant l’atelier de réparation et j’ai levé les yeux vers Opgard. Dans la lumière oblique du petit matin, on aurait dit que la montagne était peinte à la feuille d’or. Les pentes de l’adret étaient dégagées, mais il y avait encore de la neige dans les zones ombragées.

En allant vers la boutique, j’ai remarqué des ordures vers les pompes. Et, à l’intérieur, j’ai bel et bien trouvé Egil à la caisse. Il m’a fallu quelques secondes pour reconnaître le dos voûté du client qu’il servait. Moe. Le couvreur-zingueur. Je suis resté à la porte. Egil ne m’avait pas vu, il tendait la main vers une étagère derrière lui. Celle des pilules du lendemain. J’ai retenu mon souffle.

« Ce sera tout ? a demandé Egil en posant une boîte devant Moe.

— Oui, merci. » Moe a payé, tourné les talons et marché vers moi.

J’ai regardé fixement la boîte qu’il tenait à la main.

Du paracétamol.

« Roy Opgard », a-t-il déclaré. Il s’est arrêté devant moi avec un large sourire. « Dieu vous garde. »

Je ne savais pas quoi répondre. J’ai gardé un œil sur sa main quand il a glissé la boîte de comprimés contre le mal de tête dans la poche de son manteau, mais je connais le langage corporel des gens qui ont l’intention de nuire, et ce n’était pas la langue que parlait Moe à cet instant. Mon premier réflexe quand il a saisi ma main a été de vouloir la retirer, mais quelque chose m’a retenu, sans doute son attitude pacifique et la lueur dérangée, mais douce, de son regard. Il a serré ma main avec délicatesse entre les siennes.

« Grâce à vous, Roy Opgard, la brebis égarée a retrouvé le troupeau.

— Ah ? me suis-je contenté de demander.

— J’étais le prisonnier du diable, mais vous m’avez libéré. Moi et ma famille. Vous avez cogné et fait sortir le diable qui était en moi, Roy Opgard. »

Je l’ai regardé partir. Oncle Bernard disait que, quand on ne trouvait pas la solution d’un problème mécanique, il fallait parfois prendre un marteau et frapper de toutes ses forces. Parfois. C’était peut-être ce qui s’était passé là.

Moe est monté dans un pick-up Nissan Datsun et il est parti.

« Patron, a dit Egil derrière moi. Tu es de retour ?

— Comme tu le vois, ai-je répondu en me tournant vers lui. Comment vont les pertes de hot-dogs ? »

Il lui a fallu une seconde pour comprendre que je blaguais peut-être et il a eu un rire hésitant.

 

Au garage, j’ai ouvert le sac que j’avais rapporté de Kristiansand. Il contenait quelques pièces détachées qui étaient le fruit de plus d’une semaine de recherches dans diverses casses et cimetières de voitures, situés pour la plupart à l’ouest de la ville, dans des coins paumés, où l’on entretenait depuis un siècle un culte de tout ce qui était américain – surtout les voitures – aussi intense que celui de Jésus.

« Ces pièces-là sont défectueuses », avait observé l’employé de la dernière casse automobile en regardant les durites pourries et le câble d’accélérateur effiloché que j’avais dévissés sur deux de ses épaves, une Chevy El Camino et une Cadillac Eldorado. Derrière lui était accroché un tableau aux couleurs très criardes d’un type aux cheveux longs avec un bâton de berger à la main et un tas de moutons autour de lui.

« Ça veut sans doute dire que je peux les avoir bon marché ? »

Il avait fermé un œil, annoncé un prix et j’avais compris que les Willumsen n’existaient pas seulement à Os. Je m’étais consolé en me disant que la majeure partie irait sûrement à la collecte de l’église et je lui avais tendu les billets de cent en confirmant que je n’avais pas besoin de facture.

J’ai pris le câble et l’ai examiné. Certes, il ne provenait pas d’une Cadillac DeVille, mais il était presque identique et ferait l’affaire. Il était effectivement défectueux. Effiloché de telle façon que, monté comme il fallait, il s’accrocherait à l’accélération, et, même si le conducteur relâchait la pédale d’accélérateur, la vitesse ne ferait qu’augmenter. Un mécanicien comprendrait sans doute ce qui arrivait, et avec un peu de vivacité d’esprit et du sang-froid, il couperait le contact et passerait au point mort. Mais Carl n’était pas mécanicien, il n’avait pas de sang-froid. La seule chose qu’il ferait, s’il en avait ne serait-ce que le temps, serait d’essayer de freiner.

J’ai pris les durites foutues, trouées. J’en avais parfois changé, mais jamais installé. Je les ai posées à côté du câble d’accélérateur.

Tout mécanicien qui examinerait ensuite l’épave expliquerait à la police qu’il ne s’agissait pas de sabotage, mais d’une usure naturelle des pièces et probablement d’infiltration d’eau sous la gaine du câble.

J’ai balancé l’outillage nécessaire dans mon sac, l’ai refermé et suis resté à respirer péniblement, avec l’impression que ma poitrine se repliait autour de mes poumons.

J’ai consulté ma montre. Dix heures et quart. J’avais tout mon temps.

D’après Shannon, Carl devait voir les gens du comité d’organisation de la fête sur le chantier à quatorze heures. Ensuite, ils allaient descendre décorer Årtun. Ça prendrait deux heures, probablement trois. J’avais besoin d’une heure maximum pour changer les pièces.

Et puisqu’il n’y avait pas de contrôle fiscal, j’avais du temps.

Bien trop.

Je suis allé m’asseoir sur mon lit. J’ai posé la main sur le matelas où Shannon et moi avions couché. J’ai regardé la plaque de la Barbade sur le mur au-dessus de la kitchenette. Je m’étais un peu renseigné. Il y avait plus de cent mille véhicules sur l’île, un nombre surprenant pour une si petite population. Le niveau de vie était élevé, le troisième d’Amérique du Nord, ils avaient de l’argent à dépenser. En plus, tout le monde parlait l’anglais. Il devait très certainement être possible d’y diriger une station-service. Ou un garage.

J’ai fermé les yeux et me suis propulsé deux ans plus tard. Je nous voyais, Shannon et moi, sur une plage, avec un enfant de dix-huit mois sous le parasol. Tous trois pâles, Shannon et moi avec des coups de soleil sur les jambes. Redlegs.

Je suis revenu en arrière, dans quatorze mois. Nos valises étaient prêtes dans l’entrée. Dans la chambre à l’étage, j’entendais des cris d’enfant et la voix rassurante de Shannon. Il ne restait plus que des bricoles à faire. Couper le courant et l’eau. Clouer des panneaux de bois devant les fenêtres. Régler les derniers détails avant de partir.

Les derniers détails.

J’ai consulté encore ma montre.

Ça n’avait plus grande importance, mais je n’aimais pas les détails non réglés, je n’aimais pas les ordures près des pompes.

Enfin, j’aurais dû laisser courir, là, il fallait que je me concentre sur l’autre chose. Keep your eyes on the prize, comme disait papa.

Des ordures près des pompes.

À onze heures, je me suis levé et je suis sorti.

 

« Roy ! » s’est exclamé Stanley en se levant de derrière son petit bureau du cabinet médical. Il est venu m’embrasser. « Tu as attendu longtemps ? » a-t-il demandé, désignant la salle d’attente d’un signe de tête.

« Seulement vingt minutes. Ton assistante m’a accordé une audience rapide, je ne vais pas te voler trop de ton temps.

— Assieds-toi. Tout va bien ? Ton doigt fonctionne ?

— Tout va bien, je venais simplement te poser une question.

— D’accord ?

— Au réveillon du nouvel an, quand je suis parti pour aller sur la place du centre, est-ce que tu te souviens si Dan Krane est parti aussi ? S’il était en voiture ? S’il est arrivé sur la place plus tard que les autres ? »

Stanley a secoué la tête.

« Et Kurt Olsen ?

— Pourquoi ces questions, Roy ?

— Je t’expliquerai tout à l’heure.

— Soit. Non, ils ne sont partis ni l’un ni l’autre. Ça soufflait tellement et on passait un bon moment, alors on est restés à discuter. Jusqu’à ce qu’on entende les pompiers. »

J’ai hoché la tête lentement. Vlan, hypothèse détruite.

« Les seuls qui soient partis avant minuit, ça devait être toi, Simon et Grete.

— Mais aucun de nous n’était en voiture.

— Si. Grete. Elle a dit qu’elle avait promis à ses parents d’être avec eux quand minuit sonnerait.

— D’accord. Quelle voiture conduisait-elle ? »

Stanley a ri. « Tu me connais, Roy, je suis nul en voitures. Je sais juste qu’elle est relativement neuve et rouge. Ah si, en fait, c’est une Audi, apparemment. »

J’ai hoché la tête encore plus lentement.

J’imaginais une Audi A1 rouge prenant la route de Nergard le soir du nouvel an. Où ne se trouve, hormis Nergard et Opgard, que le site de l’hôtel.

« À propos de nouveauté, s’est écrié Stanley. J’ai complètement oublié de te féliciter.

— Me féliciter ? » Par réflexe, j’avais pensé à la troisième place au palmarès des stations-service, mais l’actualité des postes d’essence ne se diffusait évidemment pas au-delà du cercle des initiés.

« Ben, tu vas devenir oncle ! »

Une seconde s’est écoulée, puis une deuxième, et Stanley a éclaté de rire encore plus fort. « Vous êtes bien frères, vous deux. Carl a réagi exactement comme toi. Pâle comme un cadavre ! »

Je n’avais pas conscience d’avoir pâli, mais j’avais maintenant l’impression d’être en arrêt cardiaque. Je me suis ressaisi.

« C’est toi qui as examiné Shannon ?

— Combien de médecins crois-tu qu’il y ait ici ? » Stanley a ouvert les bras.

« Donc tu as informé Carl qu’il allait être papa ? »

Stanley a plissé le front. « Non, ça, je suppose que c’est Shannon qui l’a fait, mais on s’est rencontrés au supermarché, avec Carl, alors je l’ai félicité et j’ai mentionné un ou deux points auxquels Shannon et lui allaient devoir faire attention au fil de la grossesse. Il était exactement aussi pâle que toi maintenant. C’est compréhensible. Quand les gens viennent comme ça te rappeler que tu vas devenir papa, tu as sans doute toute cette responsabilité effrayante qui resurgit. Je ne savais pas que ça faisait le même effet de devenir oncle, mais on dirait bien. » Il a ri encore.

« Tu as informé d’autres gens que Carl et moi ?

— Non, non. Je suis soumis au secret médical. » Il s’est interrompu brusquement, a posé trois doigts à la naissance de ses cheveux. « Oups. Tu n’étais peut-être pas au courant ? Je suis parti du principe que… comme Carl et toi êtes si proches.

— Ils devaient vouloir le garder pour eux jusqu’à ce qu’ils soient relativement certains que tout se passe bien. Avec toutes les difficultés que Shannon a eues pour tomber enceinte…

— Zut, ce n’est vraiment pas professionnel de ma part. » Stanley avait l’air sincèrement désespéré.

« Ne t’en fais pas. » Je me suis levé. « Si tu n’en parles à personne, je n’en parlerai pas non plus. »

Je suis reparti avant que Stanley ait le temps de me rappeler que j’étais censé lui expliquer pourquoi je lui avais posé ces questions sur le réveillon du nouvel an. Je suis remonté dans ma Volvo et je suis resté le regard dans le vide.

Carl savait donc que Shannon était enceinte. Il le savait et il n’avait pas mis le sujet sur le tapis. Il ne me l’avait pas dit à moi non plus. Avait-il compris qu’il n’était pas le père ? Compris ce qui se passait ? Que c’était Shannon et moi contre lui. J’ai pris mon téléphone. J’hésitais. Shannon et moi avions tout planifié très soigneusement, notamment pour ne pas avoir besoin de nous téléphoner au-delà de ce qui est naturel entre un beau-frère et une belle-sœur. D’après True Crime, le premier point que la police vérifiait, c’était les derniers appels téléphoniques des proches de la victime et des autres suspects potentiels. Je me suis décidé, j’ai composé le numéro.

« Alors ? a-t-on répondu au bout du fil.

— J’ai une heure de libre maintenant, ai-je dit.

— Bien, a conclu Carl. Chute Libre dans vingt minutes. »