Le monde du travail est traversé de multiples enjeux qui s’entremêlent inextricablement de façon ambivalente et contradictoire. La force idéologique consiste à ne retenir que certains aspects de ces réalités (en en occultant délibérément d’autres) et à parvenir à faire adhérer autrui à cette réélaboration du réel. C’est ainsi que l’on peut comprendre la façon dont ont été tolérées, et parfois même encensées, des formes d’organisation du travail qui ont par ailleurs représenté une violence inouïe contre les travailleurs. Les stories, la propagande, les argumentations s’appuient toujours sur une part du réel, et parviennent à stimuler des aspirations, des convictions personnelles et politiques des individus.
Dans son cours sur le désenchantement de la démocratie au Collège de France (2004), Pierre Rosanvallon cite Stendhal dans le pamphlet « Un nouveau complot contre les industriels » qu’il a publié en 1825 : « Pendant que Bolivar affranchissait l’Amérique, pendant que le capitaine Parry s’approchait du pôle, mon voisin a gagné dix millions à fabriquer du calicot ; tant mieux pour lui et pour ses enfants. Mais depuis peu, il fait faire un journal qui me dit tous les samedis qu’il faut que je l’admire comme un bienfaiteur de l’humanité. Je hausse les épaules. Les industriels sont peut-être des gens honorables mais ils ne sont pas des gens héroïques. »
Stendhal identifiait de façon magistrale cette propension des industriels, des employeurs à se faire reconnaître comme des bienfaiteurs de l’humanité, œuvrant pour le bien général, pour l’intérêt commun. On peut affirmer désormais qu’ils y sont parvenus.
Bruno Trentin, grande figure du syndicalisme italien et homme politique, s’est attaqué dans son livre La cité du travail (1997) à cette question fondamentale de la complaisance de la gauche à l’égard du taylorisme et du fordisme, qui ont pourtant imposé des conditions et un contenu du travail difficilement supportables pour un grand nombre d’ouvriers. Il écrit (p. 193) : « Pour de nombreux intellectuels, dirigeants de parti de gauche et syndicalistes, le taylorisme et le système fordiste coïncidaient avec l’aube d’un progrès ininterrompu de la technique et de la production de masse, lesquelles permettaient – au moins aux chefs d’entreprise éclairés – de réduire la pauvreté tout en garantissant au travailleur – avec un salaire plus élevé et certain et avec l’instauration de règles non arbitraires mais “scientifiques” pour l’exécution de son travail – la reconnaissance de son rôle et de sa dignité. » Bruno Trentin insiste sur l’enthousiasme qu’ont pu générer en leur temps les innovations managériales apportées par Frederick Taylor puis Henry Ford. Il rapporte les propos de Diego Rivera, le célèbre peintre muraliste mexicain qui fréquentait les milieux révolutionnaires, et notamment Léon Trotsky : « Diego Rivera, que Ford avait invité en 1931 à peindre des fresques dans le Detroit Institute of Arts, put ainsi proclamer, sans être contredit par la gauche la plus radicale des États-Unis : “Marx a fait la théorie, Lénine l’a appliquée et Henry Ford a rendu son fonctionnement possible dans l’État socialiste.” » Et cela non seulement dans les Amériques mais également dans la vieille Europe. Bruno Trentin consacre une partie de ses analyses à Antonio Gramsci, un des fondateurs et dirigeants du Parti communiste italien, qui légitimait la logique taylorienne, considérant que le problème résidait dans la seule répartition des bénéfices. C’est une véritable hégémonie culturelle dont il s’agit, selon Bruno Trentin (p. 191) : « C’est ainsi que dès l’origine, le taylorisme et le mouvement composite de techniciens, sociologues et de chefs d’entreprises, qui ont forgé le mythe de l’organisation scientifique du “management” ont exercé une véritable hégémonie culturelle et politique, non seulement sur les forces démocratiques et progressistes aux États-Unis, mais aussi – et surtout avec la Première Guerre mondiale – sur une grande partie de la gauche et des mouvements socialistes, y compris dans la vieille Europe. » Et il note que Peter Drucker écrivait en 1985 que « l’objectif de Taylor était dès le début en étroite concordance avec l’approche la plus humaniste du travail ».
Revenir sur Taylor, puis sur Ford peut sembler ringard et indisposer ceux pour qui le modèle managérial a radicalement tourné le dos aux logiques contraignantes qui en relèvent. Je suis convaincue pourtant que l’on comprend mieux l’orientation managériale actuelle en gardant à l’esprit les enjeux tels que Taylor et Ford les posaient et cherchaient à les traiter. Si les solutions changent avec l’évolution de la nature du travail et de la société, les objectifs restent les mêmes : il s’agit de trouver les moyens de contraindre les employés à travailler selon les normes les plus rentables du point de vue de leur employeur.
Rappelons clairement le problème. Le temps (de travail) du salarié appartient à son employeur qui l’a acheté dans le cadre du contrat de travail (contrat de subordination, comme on l’a dit). Le salarié a accepté, par les termes de ce contrat, de se déposséder du libre usage de son propre temps, il doit accepter de travailler en fonction des consignes et objectifs fixés par son employeur. Comment refuser de voir qu’il y a là un contentieux inépuisable (Linhart, Moutet, 2006) ? Nous l’avons évoqué, chaque personne au travail a ses propres intérêts sur lesquels elle doit veiller, intérêts financiers mais aussi de gestion de sa santé, à savoir, s’économiser physiquement et psychiquement pour ne pas s’épuiser au travail et pouvoir durer. Chaque personne a également un point de vue sur la manière dont elle souhaiterait s’y prendre pour faire son travail, en fonction de son métier, de sa professionnalité, de son expérience, de sa sensibilité, de sa personnalité, de son rapport au monde, de son éthique personnelle. Mais l’employeur veut que les personnes qu’il paye, dont il a acheté le temps de travail et les savoirs, travaillent de façon homogène et de manière à atteindre la productivité, la qualité qui lui permettent les rentabilité et profitabilité les plus élevées. Il doit donc trouver la forme d’organisation du travail qui y conduit et le discours pour la justifier, la légitimer car une fois de plus, en démocratie politique, il est inconvenant que des individus soient contraints de renoncer au libre usage d’eux-mêmes, à leur libre arbitre, pour se soumettre à une logique, une volonté qui leur est extérieure.
Taylor et Ford ont beaucoup écrit sur les innovations qu’ils ont introduites, au tournant des XIX e et XX e siècles pour le premier, dans la première moitié du XX e pour l’autre. Ils ont écrit sur la logique organisationnelle qu’ils instauraient, les conditions et le contenu du travail qu’ils créaient et l’idéologie qu’ils mobilisaient pour les justifier. Les présupposés qui les guidaient ont étonnamment peu changé, et on peut prendre au pied de la lettre le titre d’un des livres de Henry Ford (1992), Propos d’hier pour aujourd’hui. S’ils se sont beaucoup exprimés et ont beaucoup écrit, ils ont été également très commentés et analysés. On dispose ainsi d’un matériau sur leurs intentions, réalisations et justifications qui éclaire de nombreuses zones d’ombre des orientations actuelles et permet de débusquer, pour les soumettre à l’analyse, certains aspects des organisations du travail et de la mobilisation des salariés pouvant paraître étranges ou irrationnels. Les directions d’entreprise contemporaines restent confrontées à une main-d’œuvre qui certes évolue et se transforme spectaculairement, au même titre que la nature du travail, mais qui conserve sa spécificité de ressource potentiellement réfractaire aux objectifs capitalistes. Il faut la contraindre et la convaincre. La convaincre pour la contraindre mais aussi la contraindre pour la convaincre. C’est là que réside toute la complexité de la mise au travail humain, nous le verrons de façon plus précise dans le troisième chapitre.
Quand on ouvre le livre de Frederick Winslow Taylor, La direction scientifique des entreprises (1957), on trouve à la première page de la préface de Louis Danty-Lafrance, en réponse à la question « Qui est Taylor ? », cette affirmation fort intéressante : « Pour les uns, son nom doit être cité parmi les bienfaiteurs de l’humanité, car il a passionnément voulu accroître le bien-être des travailleurs et contribuer à la paix sociale par l’augmentation de la productivité du travail et la diminution de la fatigue humaine. [Pour les autres], il n’est qu’un “contremaître ayant utilisé son expérience de chien de garde”, pour accroître démesurément les “cadences infernales” au bénéfice de ses maîtres » (p. 5).
Cela choquera sans doute, ou du moins étonnera le lecteur du XXI e siècle que l’on puisse penser à Taylor comme à un bienfaiteur de l’humanité, tant a été forte la contestation de la logique taylorienne que l’on associe à la déqualification, l’hyperspécialisation, le travail en miettes, répétitif et astreignant, et l’autoritarisme dont le sociologue Georges Friedmann a abondamment analysé les méfaits.
Taylor s’est pourtant donné beaucoup de mal pour justifier sa démarche et la parer des vertus d’une réforme majeure qui associe progrès économique et progrès social. Comme l’écrit encore Danty-Lafrance (p. 8) : « Un ingénieur américain, John I. Diebold, affirme que Frederick Taylor possédait au plus haut degré “une connaissance approfondie des valeurs humaines”. »
Il est vrai que l’organisation scientifique du travail a permis des augmentations substantielles de productivité, ouvrant une consommation plus abondante et à moindre prix pour le marché américain, auquel les ouvriers avaient accès grâce à des rémunérations plus élevées. Mais avec pour terrible contrepartie une dépossession de la maîtrise du travail, car comme l’écrit avec enthousiasme le second préfacier (L. Maury, p. 12), « ce que Taylor nous demande, c’est d’abandonner temporairement chaque jour, cette indépendance d’esprit, d’accepter de faire partie d’un groupe dans lequel notre travail est forcément limité et spécialisé, pour produire mieux et pouvoir profiter, le reste du temps, à notre guise, de cette production supplémentaire, qui est le résultat de notre effort ».
L’invention de Taylor consiste à transformer des ouvriers de métier en exécutants (« l’exécutant accepte l’enseignement qui lui sera donné par la suite, malgré toute la compétence professionnelle qu’il a justement l’impression d’avoir acquise », p. 11) et en consommateurs.
Mais intéressons-nous de plus près à la façon dont Taylor fait la promotion de sa méthode. Il développe des points forts et bien réels, qui lui permettent de présenter comme un progrès décisif ce qui correspond de fait à une attaque en règle du registre professionnel des ouvriers, et les plonge dans un état de soumission et de dépendance hiérarchique inouï pour l’époque. J’essaierai de faire de même pour Ford, avant de soumettre le modèle managérial moderne au même exercice.
Dans l’argumentation de Taylor voisinent plusieurs registres. Il y a tout d’abord celui de la paix sociale, de la réconciliation entre ouvriers et patrons. Taylor se targue en effet de réconcilier tout le monde. Il part du constat d’une lutte stérile entre patrons et ouvriers. Il épingle ainsi la « flânerie systématique des ouvriers » qui n’est, selon lui, que la conséquence d’une mésentente ; il se veut juste et mesuré dans l’analyse qu’il en fait : « La plus grande part de flânerie systématique est accomplie par des ouvriers qui ont pour objectif raisonné de maintenir leurs employeurs dans l’ignorance de la qualité de travail qu’ils peuvent normalement effectuer » (p. 29). En effet, si le patron découvre que l’ouvrier est « capable de faire plus de travail qu’actuellement, il trouvera tôt ou tard un moyen de l’obliger à le faire en n’augmentant pas son gain ou en l’augmentant très peu ». Taylor comprend parfaitement que les ouvriers se situent dans un rapport de forces, un conflit d’intérêts bien réel, bien concret avec leur patron. Et il en déplore les conséquences (p. 31) : « On considère le patron comme un ennemi, ou tout au moins comme un homme n’ayant pas les mêmes intérêts que soi, et la confiance mutuelle qui devrait exister entre un chef et ses hommes, l’enthousiasme, le sentiment que les uns et les autres travaillent dans le même but, cessent d’exister. Il en découle que les bénéfices réciproques disparaissent entièrement. »
Rappelons que certains passages du livre de Taylor correspondent au témoignage qu’il fit devant la commission d’enquête de la Chambre des représentants des États-Unis en janvier 1912. Il était en effet accusé d’avoir, avec son organisation scientifique du travail, porté atteinte aux syndicats de métier. C’est avec une vigueur toute particulière qu’il défend ses idées. Il veut démontrer que les syndicats de métier sont dans l’erreur quand ils pensent, en restreignant les rythmes de travail, défendre le nombre d’emplois et le niveau de leur rémunération. Écoutons-le : « L’ouvrier moyen croit qu’il est de son intérêt et de celui de ses camarades de travailler lentement au lieu de travailler rapidement, de restreindre sa production au lieu de produire au cours de la journée ce qui est humainement possible. Je constate que ce préjugé est pratiquement adopté par toute la classe ouvrière » (p. 33). On voit qu’il se substitue aux ouvriers, pour définir à leur place leurs véritables intérêts. Il veut expliquer, démontrer et convaincre, il est sûr de détenir la vérité.
Il ne met pas en cause l’honnêteté des ouvriers (« ceci est le point de vue honnête de l’ouvrier moyen dans pratiquement toutes les professions ») mais il veut montrer que les ouvriers sont aveuglés, qu’ils n’ont pas compris, qu’ils se trompent : ce préjugé adopté par la classe ouvrière est « fallacieux » (p. 35) ; il enfonce le clou et l’on mesure toute l’importance que prend à ses yeux la disqualification des raisonnements et positions des ouvriers organisés : « Cette opinion est exactement le contraire de la vérité ; elle est entièrement fausse et j’insiste encore, j’en rejette toute la responsabilité sur ceux qui ont eu l’occasion de s’instruire et qui, par conséquent, ont le devoir de s’assurer que l’ensemble du peuple est convenablement instruit et qu’on lui dit la vérité [1] . » Il faut noter que dans son argumentation, il ne prend en considération qu’une dimension de la réalité, à savoir le fait que plus de productivité peut entraîner plus de croissance et plus d’emploi – « chaque fois qu’il y a eu augmentation de la production […] il y a eu plus de travail pour un plus grand nombre d’hommes » (p. 37). Mais il fait l’impasse sur le fait que la flânerie est une arme dans le cadre d’un rapport de forces qui met en confrontation patrons et ouvriers. En réalité, ce que veut vraiment éradiquer Taylor, c’est la possibilité pour les ouvriers d’imposer un autre point de vue sur le travail et les tarifs à leur patron. Il veut y arriver au nom de la « vérité » qui seule permet d’identifier l’intérêt commun, c’est-à-dire la progression des emplois et de la consommation pour tous. Il veut montrer que les ouvriers méconnaissent leurs véritables intérêts et font obstacle au développement de la consommation pour tous. Il y a va de la morale, prévient-il : « Toute association d’hommes, qu’il s’agisse d’un groupe d’ouvriers ou d’un groupe de capitalistes et d’industriels, ou tout autre groupe quelconque, tout groupe, dis-je, qui délibérément, restreint la production d’une industrie vole, par ce fait même, le peuple » (p. 41). « Ceci est le sens profond de tout problème : le vol au détriment du pauvre par la limitation de la production. Je veux faire comprendre que je crois que c’est un crime pour un industriel de limiter la production pour maintenir les prix et c’est également un crime pour l’ouvrier d’agir de même pour toute autre raison » (p. 42).
Sa grande idée, celle qu’il allègue pour légitimer sa révolution organisationnelle, c’est d’interposer la supposée science entre les ouvriers et leurs patrons, et de les faire renoncer à une attitude qui est déraisonnable, même de leurs points de vue. La science, et elle seule, permettra de résoudre le contentieux au profit de tous. « Le système d’organisation scientifique des entreprises n’est que l’équivalent d’un dispositif d’économie du travail ; c’est un moyen très efficace et très sûr de rendre les hommes plus efficients qu’ils ne le sont actuellement, et ceci sans leur donner une plus grande charge de travail » (p. 39).
Nous retrouvons là des registres évoqués dans le chapitre précédent par les adeptes du management moderne. La morale, l’objectivité, la scientificité, la neutralité, le bien commun, l’humanité (augmenter la productivité au service de tous, tout en évitant la fatigue ouvrière et avec des salaires croissants) sont mobilisés dans une même unilatéralité, c’est-à-dire en niant ou estompant toute une partie de la réalité, à savoir des intérêts divergents, un rapport de forces, qui opposent ouvriers et patrons, la nécessité pour les ouvriers de disposer de contre-pouvoirs afin d’échapper à la domination et de faire valoir leurs intérêts. L’enjeu politique que recèle le travail est ainsi mis de côté.
Taylor s’évertue à nier la dimension politique du travail pour n’en retenir que la dimension technique, économique, ergonomique ou morale, afin de créer les conditions d’un consensus. Il va chercher la science, qu’il présente comme neutre et objective. Mais évidemment, il passe sous silence ce fait que la science sera mise en œuvre par le patron pour servir ses propres objectifs.
Car il a décidé que ce sera au patron de mobiliser cette science, ce qui suppose de déposséder les ouvriers de leur métier. Or, il ne faut jamais perdre de vue que détenir un métier permet d’imposer des tarifs et de faire obstacle à la volonté du patron. Ne connaissant pas le métier de ses ouvriers, le patron peine à dicter sa loi. L’ignorance dans laquelle il est du temps nécessaire pour exécuter les différentes opérations du travail représente un handicap certain pour lui. La question est d’importance et reste d’actualité : celui qui connaît le travail dispose d’un atout de taille, et l’organisation scientifique du travail est là pour donner cet atout au patron pour le plus grand bien de tous, au nom de la morale et grâce à la science qui est présentée comme pure objectivité et neutralité.
Le recours à la science permet de fait une nouvelle « répartition de la responsabilité du travail entre la direction et les ouvriers, plus équitable que celle que nous constatons dans les modes courants de direction », écrit Taylor (p. 48). Il s’agit en réalité d’un pur transfert de la responsabilité des ouvriers vers la direction : ce qui n’était pas équitable auparavant, c’est-à-dire la maîtrise unilatérale de leur métier par les ouvriers, le devient dès lors que, cette fois, ce sont les patrons qui détiennent à eux seuls cette responsabilité que leur confère l’application de la science.
La direction détenant le monopole du savoir va instruire les ouvriers pour les guider dans leurs tâches, et cela s’appellera la coopération : « Cette coopération étroite, intime, personnelle entre la direction et les ouvriers est l’essence du système moderne de direction scientifique » (p. 48). D’ailleurs, Taylor qui se veut impartial et humaniste fustige « l’indifférence des patrons vis-à-vis de la personnalité, de la valeur et du bien-être des membres du personnel de leurs entreprises ». Et, pour preuve de l’honnêteté et l’impartialité de son système, Taylor rappelle que la suppression de la flânerie permet une augmentation de salaire de 30 % à 100 %.
En permanence, Taylor revient sur la nécessité de concilier les intérêts de toutes les parties prenantes, « il est en effet sage de dire que l’on ne doit pas prendre en considération les systèmes de direction qui ne donnent pas satisfaction d’une façon permanente à la fois aux patrons et aux salariés, qui ne mettent pas en évidence le fait que les intérêts des deux parties sont identiques, et qui n’amènent pas les uns et les autres à coopérer ensemble de tout cœur au lieu d’agir chacun de son côté ». C’est à tort que l’on on a toujours considéré que « pour tous les problèmes d’importance vitale, les intérêts des patrons sont nécessairement opposés à ceux de leurs salariés » (p. 54).
Il ne s’agit pas de critiquer ici l’idée d’une conciliation possible entre directions et salariés. L’idée d’une tentative de rapprochement, d’une recherche d’équilibre entre les intérêts et les valeurs des uns et des autres est une idée en soi stimulante et qui fait tout à fait sens. Mais pour concilier, réconcilier, trouver des équilibres et donc passer des compromis, il faut accepter l’idée bien ancrée dans le réel d’une divergence possible. Or, tout l’art et l’argumentation de Taylor vise à présenter cette idée comme amorale, voire saugrenue car scientifiquement fausse. Déplorant certains effets négatifs sur la productivité des stratégies ouvrières basées sur les métiers, il va de façon outrancière retirer à ces professionnels toute capacité d’intervenir sur le travail, en transférant aux patrons le pouvoir que procurent les savoirs. De ce fait, il confère aux patrons qui détiennent déjà l’argent, un pouvoir démesuré, un pouvoir sans limites, tout en dissimulant idéologiquement sa démarche réelle.
Car selon lui, son système est moral, scientifique et prend en compte les intérêts de tous. Taylor se place au-dessus de la mêlée, se drape dans la morale et la scientificité, parle au nom de tous et dès lors désamorce toute critique, toute contestation possible. On retrouve là le registre de l’arrogance.
Car ce qu’il met en place est une machine de guerre redoutable contre les ouvriers. Il les dépossède sciemment et systématiquement de ce qui constitue leur force, leur identité, et leur pouvoir : leur métier et leurs connaissances. Il a, à l’évidence, choisi son camp, même s’il prétend imposer des devoirs et responsabilités aux directions. Son approche fonde les bases d’une domination patronale sans appel. Il mesure bien ce que à quoi il s’attaque, il ne cherche pas à le cacher ; mais il veut démontrer que c’est une nécessité, pour le bien de tous. « La connaissance que chaque ouvrier a de son métier est le plus important de ses biens. C’est le grand capital de sa vie » (p. 76). Mais il y voit une ressource, un atout des ouvriers préjudiciable à la productivité. Les patrons dépendent de leurs ouvriers : il vaut mieux l’inverse pour le bien de tous. Il mêle des éléments d’analyse de la réalité avec des options idéologiques, politiques.
L’ennemi de la productivité, pour Taylor, c’est ce fait que « chaque génération [d’ouvriers] par son esprit de recherche et son expérience a sans doute transmis à la suivante de meilleures méthodes ; cette masse de connaissances expérimentales constitue le principal bien de chaque ouvrier qualifié. Aussi, dans le meilleur des types courants de direction, les directeurs admettent franchement que les 500 à 1 000 ouvriers appartenant à vingt ou trente professions différentes, qui sont sous leurs ordres, possèdent seuls cette somme de connaissances traditionnelles et qu’ainsi une grande partie de ces connaissances est ignorée de la direction » (p. 73). Il poursuit, « par conséquent, les directeurs les plus expérimentés laissent franchement à leurs ouvriers la responsabilité du choix du mode le meilleur, et le plus économique d’exécution du travail […]. Le problème qui se pose alors à la direction est de rechercher comment obtenir de chaque ouvrier qu’il développe à fond son initiative ».
La direction n’est ni autoritaire ni arbitraire quand elle se fonde sur la science : « Dans le système de direction scientifique, le pouvoir arbitraire disparaît, car chaque problème, qu’il soit important ou non, fait l’objet d’une étude scientifique afin d’être résolu d’une façon objective, par l’application d’une loi. […]. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que l’ancienne situation arbitraire, dans laquelle il y avait un dictateur à la tête des entreprises, qui décidait de toute chose et qui avait toujours le dernier mot, a cessé d’exister » (p. 267).
Il est de la responsabilité et du devoir de la direction d’organiser la dépossession des ouvriers dans des conditions rigoureuses et définitives. Taylor préconise on ne peut plus clairement de dépouiller les ouvriers de ce qu’ils ont de plus précieux : leurs connaissances. Sa grande invention organisationnelle consiste donc à ce que « la direction se charge de réunir tous les éléments qui étaient en la possession des ouvriers, de classer ces informations, d’en faire la synthèse et de tirer de ces connaissances des règles, des lois, des formules qui sont d’un grand secours pour aider l’ouvrier à accomplir sa tâche journalière » (p. 79). Il l’écrit sous différentes formes, pour que le message soit bien clair et sans ambiguïté : la première des obligations « est constituée par le rassemblement délibéré par ceux qui font partie de la direction, de la grande masse de connaissances traditionnelles qui, dans le passé, se trouvait dans la tête des ouvriers, qui s’extériorisait par l’habileté physique qu’ils avaient acquise par des années d’expérience. Cette obligation de rassembler cette grande masse de connaissances traditionnelles, de l’enregistrer, de la classer et dans de nombreux cas, de la réduire finalement en lois et règles exprimées même par des formules mathématiques, est assumée volontairement par les directeurs scientifiques » (p. 80). Ce sont « des tâches nouvelles et lourdes » (p. 79.)
Voilà les nouvelles règles du jeu qui pour Taylor sont équitables et morales. La direction « se soumet à l’obligation » d’exproprier les ouvriers de leur bien principal, leurs savoirs, leur expérience, leur métier, pour en constituer une science qui leur sera imposée afin d’assumer leurs tâches. « Car il est exact, ainsi que vous le savez, que dans le système de direction scientifique, l’ouvrier n’est pas autorisé à travailler suivant une méthode différente de celle qui lui est indiquée » (p. 238). Et en réponse aux questions de la commission d’enquête, il affirme : « La coopération est demandée sous toutes les formes possibles, l’opposition n’est jamais tolérée » (p. 253), par exemple, « un ouvrier peut attirer l’attention de la direction sur le fait qu’un élément quelconque de la direction est mauvais et qu’il doit être corrigé » (p. 261). Il y aura alors une enquête. Cela n’est pas sans évoquer les cercles de qualité ou d’expression qui ont accompagné en France la modernisation des entreprises dans les années 1980.
Devant les membres de la commission d’enquête, Taylor prend le temps d’expliquer que la réforme organisationnelle qu’il préconise a des effets équivalents sur les ouvriers et la direction, qu’elle leur impose des contraintes d’une nature comparable. Ces passages sont particulièrement importants et éclairants car ils montrent bien à quel point il est décisif pour Taylor de parvenir à faire accepter comme fair – c’est-à-dire juste, honnête – cette dépossession des ouvriers. Elle correspond, explique-t-il, à une nouvelle répartition des missions, des responsabilités et du travail entre les ouvriers et leur direction, et elle est extrêmement exigeante pour cette dernière. « Le quatrième principe de direction scientifique est peut-être le plus difficile à comprendre pour la moyenne des gens. Il consiste en une division presque égale du travail dans l’entreprise entre l’ouvrier d’un côté, et la direction de l’autre. C’est-à-dire que le travail qui, dans l’ancien système, est accompli pratiquement en totalité par l’ouvrier est, dans le nouveau, divisé en deux parties : l’une de ces parties est délibérément prise en charge par ceux qui font partie de la direction […]. Dans un atelier, quand on dirige l’entreprise suivant le nouveau système, il n’y a pratiquement pas un seul acte accompli par l’ouvrier qui ne soit pas précédé et suivi par quelque acte accompli par quelqu’un se trouvant du côté de la direction » (p. 89). Il allègue à plusieurs reprises que ces tâches imposées aux directions représentent une contrainte lourde qu’elles n’acceptent pas si facilement : « Invariablement, nous constatons une très grande opposition de la part de ceux qui font partie de la direction à accomplir leurs nouveaux devoirs, et comparativement une très faible opposition de la part des ouvriers à coopérer en accomplissant leurs nouvelles tâches » (p. 82). On ne peut être plus clair, la réforme qu’il impulse représente, selon lui, pour les patrons qui doivent se charger d’un nombre de tâches supplémentaires (à savoir la conception et l’organisation du travail de leurs ouvriers), un désagrément, une difficulté plus importante que pour les ouvriers eux-mêmes qui n’auront plus besoin de penser car leur travail reviendra à se conformer strictement à ce qui leur sera dicté. « Peut-être, l’élément le plus important de la direction scientifique est-il l’idée de tâche. Le travail de chaque ouvrier est prévu dans son entier par la direction au moins un jour à l’avance et chaque ouvrier reçoit, dans la plupart des cas, des instructions écrites complètes, décrivant dans le détail la tâche qu’il doit accomplir et lui indiquant les moyens qu’il doit employer pour exécuter son travail. Les instructions spécifient non seulement ce qui doit être fait, mais aussi comment il faut le faire et le temps alloué pour le faire. »
Ce que dit Taylor est vrai : son système crée, pour les employeurs, des tâches nouvelles et importantes qui vont donner lieu à une réorganisation de l’entreprise et à l’émergence de nouveaux professionnels, ingénieurs et techniciens, de nouveaux acteurs qui auront une masse de connaissances et d’informations à gérer, organiser. Et ce, pour encadrer, diriger et contraindre des ouvriers dont les tâches se seront au contraire vidées de toute une partie de leur substance, celle qui fait appel à l’esprit d’initiative et aux dimensions cognitives liées à leur métier. Les éléments du nouveau système sont nombreux, Taylor en évoquent certains : « Nous faisons allusion au bureau d’ordonnancement, à l’étude exacte des temps, à la normalisation des méthodes et des outillages, au lancement du travail, à la formation des moniteurs et, dans de nombreux cas, à l’établissement de fiches d’instructions, à l’emploi de règles à calcul, etc. » (p. 285).
Pour que cette nouvelle répartition, à l’évidence inégalitaire (certains organisent et d’autres exécutent), soit acceptable, Taylor doit défendre la dimension scientifique qui a pu apparaître déjà à l’époque, comme un maillon faible. « On a présenté de très sérieuses objections à l’emploi du mot science dans ce domaine, et j’ai été très amusé de constater que ces objections viennent principalement des professeurs de ce pays. Ils éprouvent un sentiment de réticence à se servir du mot science pour quelque chose d’aussi terre à terre que les occupations courantes et journalières de la vie. Je pense que la réponse convenable à donner à cette critique consiste à citer la définition donnée par un professeur dont la réputation est bien établie dans le pays. Le président Mac Laurin, de l’Institut de technologie de Boston, a récemment défini la science comme étant la connaissance classée et organisée, à quelque sujet qu’elle se rapporte. Certainement, la réunion de connaissances qui existaient, mais sans classement, dans l’esprit des ouvriers et la transformation de cette connaissance en lois constituent le classement de la connaissance, même si on ne peut obtenir l’approbation de quelques personnes qui ne veulent pas l’appeler science » (p. 81).
Cette préoccupation devient une véritable litanie dans son texte, Taylor revient sans cesse à la charge et se veut de plus en plus affirmatif, précis et sans appel. Difficile de résister à ce passage qui résonne tant avec la volonté managériale actuelle de dévaloriser l’expérience professionnelle au profit de la capacité d’adaptation. On y trouve un hymne à l’abstraction. « L’homme qui se sert de règles à calcul, qui connaît la science de la coupe de métaux, bien qu’il n’ait jamais vu un travail donné, peut faire exécuter le travail mieux que ne le fait un mécanicien expérimenté qui a été spécialisé pendant de nombreuses années dans l’usinage des pièces de cette machine particulière » (p. 184). Cet irrespect fondamental à l’égard des professionnels, la dévalorisation des connaissances liées au métier et à l’expérience, font écho à ce que l’on peut voir par exemple à l’œuvre dans les hôpitaux français aujourd’hui, où des experts en gestion déterminent les bonnes pratiques médicales qui seront imposées aux médecins et aux infirmiers dans le cadre de la RGPP et de la LOLF. Taylor établit, on ne peut mieux, la supériorité de l’expert généraliste sur le praticien : « Toute personne ayant l’instruction nécessaire et l’esprit de synthèse peut, mieux que l’homme qui exécute le travail, conduire les recherches qui permettent d’énoncer des lois à imposer autravailleur [2] » (p. 184).
Or comme l’écrit Robert Linhart (1976), « il n’y a pas ou guère, production de connaissances nouvelles, mais appropriation par le capital et ses agents du savoir ouvrier, le plus souvent parfaitement adéquat. La méthode Taylor prétend à la “scientificité” au nom de sa seule activité de classement et de systématisation » (p. 79). Le parallèle peut être fait là aussi avec le management contemporain, qui se retranche derrière les statistiques, la quantification, l’objectivation pour imposer une vision abstraite du travail et qui sert de repères pour standardiser et contrôler sans cesse le travail. Les sociologues parlent de chiffromanie, de quantophrénie (la maladie de la mesure), pour qualifier ce dogme, très actuel, censé concrétiser la neutralité, l’objectivité et la légitimation des choix opérés.
Pour valoriser plus concrètement cette dépossession des ouvriers de la maîtrise de leur travail, et la présenter comme un véritable progrès social, Taylor (1957, p. 208) rappelle qu’elle permet l’augmentation des salaires (« les personnes qui se sont intéressées à la diffusion de la direction scientifique insistent sur le principe que les ouvriers doivent recevoir une augmentation. Ils n’ont pas à le demander. Elle leur est donnée volontairement et avec joie »). Il ajoute que ce qui est demandé aux ouvriers les satisfait pleinement : « Le travail est ainsi soigneusement préparé, de telle sorte que l’on atteigne un niveau élevé de rendement et de qualité, mais il faut insister énergiquement sur le fait qu’en aucun cas on ne demande à l’ouvrier qui est bien adapté à son travail de travailler à une allure qui est néfaste à la santé. Les tâches doivent être définies de telle sorte que l’ouvrier qui est bien adapté à son travail doit, en travaillant au rythme demandé pendant un grand nombre d’années, bien se porter, se sentir heureux et satisfait, au lieu d’être surmené. La direction scientifique consiste donc, dans une grande mesure, à préparer le travail et à en faciliter l’exécution » (p. 94).
Attentif au sort de chaque ouvrier, il préconise dans l’organisation scientifique du travail une prise en compte des besoins et qualités individuelles : « C’est une règle inviolable de relation avec les ouvriers de s’entretenir individuellement avec chacun d’entre eux pour le connaître, car chaque homme a ses propres qualités et ses propres limites ; on ne doit pas s’occuper d’un groupe d’hommes, mais on doit essayer d’aider chaque ouvrier pour lui permettre d’atteindre son plus haut niveau d’efficience et de prospérité. » La sélection des ouvriers en fonction des postes à tenir devient un enjeu décisif (p. 97).
L’individualisation mise en place systématiquement dans le cadre du management moderne fait donc déjà partie de la stratégie taylorienne. Sur la base d’arguments psychologiques, Taylor met en garde contre le travail en équipe : « Voici une autre illustration de la valeur d’une étude scientifique de facteurs psychologiques qui influencent les ouvriers dans leur travail journalier. Quand des ouvriers travaillent en équipe et ne sont pas considérés comme des travailleurs indépendants les uns des autres, ils perdent ambition et initiative. Une analyse poussée a montré que quand des ouvriers sont réunis en équipe, chaque membre du groupe devient moins efficient que quand son ambition personnelle est stimulée ; quand des hommes travaillent en équipe, leur efficacité individuelle tombe au-dessous ou au niveau de celle du moins bon ouvrier ; en conséquence le travail d’équipe incite l’ouvrier à diminuer son activité et non à l’augmenter » (p. 142). Il préconise un salaire adapté à l’effort de chacun.
Taylor mobilise des arguments d’ordre psychologique mais il passe sous silence le fait qu’un collectif facilite l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies contestatrices et défensives qui deviennent moins aisées lorsque chaque travailleur se trouve confronté tout seul aux injonctions hiérarchiques. Pour Taylor, s’il faut déposséder les ouvriers de leurs savoirs, c’est en raison de l’égoïsme naturel et compréhensible qui caractérise les humains. « S’il arrivait à un ouvrier de trouver une méthode nouvelle et plus rapide d’exécution du travail, s’il lui arrivait de mettre au point une nouvelle méthode, c’est son intérêt – et vous le comprendrez tout de suite – de garder cette amélioration pour lui et non d’enseigner aux autres ouvriers cette meilleure méthode. Il est de son intérêt d’agir comme toujours l’ont fait les ouvriers, de garder secrets leurs tours de main, de les garder pour eux-mêmes et leurs amis. C’est là la vieille idée des secrets professionnels. L’ouvrier garde ses connaissances pour lui-même, au lieu de développer la science du travail, de l’enseigner aux autres et d’en faire un bien public […]. Mais quand la direction procède à une attitude attentive des méthodes de travail, ce n’est pas seulement un devoir pour elle, mais c’est encore son intérêt que cette science soit largement diffusée parmi les ouvriers qui travaillent sous ses ordres » (p. 196-197).
Taylor cherche ici à faire passer une idée qui a des implications fondamentales : ce qui est bon pour les ouvriers n’est pas bon pour le bien commun, mais à l’inverse, ce qui est bon pour les patrons sert les intérêts communs. Grâce à l’Organisation scientifique du travail (OST), la science de la coupe « n’a pas été gardée comme un secret professionnel, mais elle est devenue un bien public » (p. 197). Taylor tourne sans cesse autour de l’interprétation unilatérale d’une réalité bien plus contradictoire et complexe qu’il ne le laisse supposer. En ce sens, il fabrique de l’idéologie. Tout son argumentaire repose, comme on l’a déjà évoqué, sur le fait allégué que les intérêts sont convergents entre patrons et ouvriers (même si malheureusement les ouvriers ne le comprennent pas et adoptent des comportements inadaptés ou égoïstes), que l’OST qui concrétise cette solidarité organique est au service de tous, et que la science est garante de cet état satisfaisant d’équilibre. Ses élans le portent parfois vers une synthèse caricaturale des apports de sa direction scientifique : « Je ne connais pas de système dans lequel les changements soient aussi importants, mais ils ont presque tous pour conséquence de meilleures conditions de travail et une plus grande prospérité pour les ouvriers ; ils signifient un meilleur travail, des salaires plus élevés et une activité plus intéressante ; ces changements tendent à rendre les ouvriers plus efficients et à en faire des hommes d’un niveau plus élevé. Il y a beaucoup de changements mais ils sont tous bons » (p. 212). Tout est pour le mieux.
À tel point, conclut Taylor, qu’avec le système de la direction scientifique, il n’y a plus besoin de discussion collective, donc de syndicats. « Je n’ai pas et je n’ai eu la moindre objection à faire au système de discussion collective ; mais je veux simplement vous dire que, quand les principes de direction scientifique ont été appliqués, nous ne nous sommes jamais trouvés devant la nécessité d’un marchandage collectif des conditions de travail » (p. 224). On est désormais « entre amis » : « mon but unique était de faire disparaître l’antagonisme qui existait entre le patron et les membres de son personnel, d’essayer d’en faire des amis, au lieu d’être par principe des ennemis » (p. 311).
Il aura fallu des transformations bien radicales de l’organisation du travail (instauration d’une séparation radicale entre travail de conception et d’exécution, dépossession des ouvriers de leurs métiers sur la base d’une pseudo-science, métamorphose du travail en tâches élémentaires répétitives et prescrites, fin des collectifs de travail) pour favoriser l’amitié entre les ouvriers et leur patron et évacuer la dimension politique du travail. Taylor ne s’interdit pas le registre affectif.
Loin de se présenter comme le consultant qu’il était alors au service des directions d’entreprise, Taylor se positionne devant les membres de la commission d’enquête, devant ses lecteurs et l’opinion publique, comme un homme de science, un bienfaiteur préoccupé de la paix sociale et du bien-être commun. Benjamin Coriat (1979) décrit la façon dont Taylor faisait valoir qu’il permettait aux cohortes de paysans, chassés du nord de l’Europe et de l’Irlande par la famine et qui ne connaissaient rien des métiers ouvriers, d’accéder au travail industriel. Grâce à la simplification du travail ouvrier, découpé en tâches élémentaires, et devenu très accessible, ces paysans pouvaient dignement gagner leur vie et pourvoir aux besoins de leur famille. Ils ne se voyaient plus barrer la route par des syndicats de métier qui « tenaient le marché du travail » en contrôlant les embauches, de façon malthusienne. Taylor se présentait comme un vecteur de démocratisation du travail ouvrier, qu’il mettait à la portée de tout le monde après l’avoir rendu plus productif et mieux rémunéré.
Taylor s’évertuait à rendre publique cette partie de la réalité, en faisant abstraction d’un autre pan qui la constituait également, à savoir la volonté d’inverser le rapport de forces entre ouvriers et patrons, en transférant les savoirs à ces derniers, leur assurant ainsi une domination qu’il voulait absolue. La contrainte et le contrôle étaient désormais incorporés dans la définition même des tâches, dans l’organisation même du travail. L’ouvrier est en effet pris en main, il est agi par l’organisation du travail et contrôlé par elle. Le travail pourra se dérouler ainsi uniformément, indépendamment des états d’âme, des états d’esprits, indépendamment des savoirs, de l’expérience des ouvriers. Il ne dépendra que de la conception abstraite du travail réalisée par des ingénieurs. La dimension cognitive du travail a changé de camp, le travail appartient désormais à la direction et à ceux qui travaillent pour elle. Et cela au nom de la science, qui sera le vecteur par lequel sera assurée sa diffusion, en France notamment.
C’est en effet Louis Le Chatelier, un savant français, qui concourra au succès de cette diffusion, en publiant notamment en 1911 deux ouvrages de Taylor avec une longue préface, et en 1934 un livre qu’il écrit lui-même, intitulé Le taylorisme. Comme l’explique Stéphane Rials (1977, p. 51), « jusque-là il n’avait pas jugé bon de se lancer dans une bataille qui à vrai dire n’avait pas encore éclaté. Désormais, il sera l’ardent propagandiste du taylorisme. Cette prise de position était, du point de vue de la diffusion de celui-ci en France, un événement capital. Le Chatelier était, dans le monde industriel, un personnage considérable : polytechnicien sorti premier de l’X, élève des Mines, il avait fait des recherches techniques d’un très haut niveau dans des domaines très divers, il était professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, président de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, il avait fondé en 1904 et dirigeait la Revue de métallurgie ; ces seuls titres lui valaient une large audience. D’autant qu’il multiplia brochures diverses et conférences de propagande tout en encourageant les travaux sur le taylorisme. Il créa même une Conférence de l’Organisation française [COF] pour mieux diffuser la bonne parole ».
Rappelons que Taylor était lui-même un ingénieur de renom et un inventeur reconnu et récompensé, il avait obtenu la médaille d’or de l’Exposition universelle à Paris en 1900. Comme l’explicite bien Rials, les principes mis en avant par Le Chatelier se résument dans l’idée que le « taylorisme est un scientisme : la science exige avant tout la croyance à la science même, c’est-à-dire à la nécessité de ses lois, ce que “l’on appelle le déterminisme” », il est aussi « une théorie de l’organisation en l’occurrence “poussée à outrance” et postule l’universalité, la généralité des principes ». Le Chatelier proclamera au 2e congrès de la COF : « Le système Taylor s’applique aux travaux de quelque nature qu’ils soient, même au travail purement intellectuel de l’écrivain » (p. 53). Comme l’écrit de façon claire et convaincante Bernard-Pierre Lecuyer (1994, p. 117), Taylor procède, sur la base d’une scientificité à portée limitée principalement au niveau des individus, à des extrapolations « illégitimes des solutions prétendument scientifiques aux problèmes majeurs de la société industrielle, c’est-à-dire aux conflits du travail et aux litiges sur les rémunérations ».
Taylor apparaît ici, par bien des aspects, comme le précurseur de la posture managériale qui domine la période actuelle ; se positionner au nom du bonheur des salariés, prétendre à un système équitable, juste et orienté vers le bien commun, mettre en avant les difficultés d’organisation et de management du travail, invoquer la science, l’objectivité, la neutralité, ces attitudes ne sont pas sans rappeler bien des allégations et argumentations accompagnant les discours modernes.
Henry Ford, qui introduisit les premières chaînes de montage dans l’industrie au début du XX e siècle, le suivra dans cette voie. Alors qu’il met en place un système technique et organisationnel encore plus contraignant, qu’il mène une offensive encore plus violente contre les ouvriers, il se revendique lui aussi comme un bienfaiteur œuvrant pour la prospérité américaine, pour l’intérêt de tous. Il navigue également sur les contradictions induites par la banalisation et la normalisation de l’achat de la force de travail dans une société démocratique.
« Acheter du travail, explicite Henry Ford (1992, p. 134) est […] un achat comme un autre : vous devez vous assurer que vous en avez bien pour votre argent. Chaque fois que vous tolérez qu’un ouvrier produise moins que ce que son salaire représente, vous encouragez la baisse de son salaire réel et vous faites en sorte qu’il lui sera encore plus difficile de gagner sa vie. Vous ne sauriez causer plus grand tort à un ouvrier qu’en lui permettant de tirer au flanc. La raison en est évidente, moins un homme produit et moins nombreux seront ceux qui auront besoin du fruit de son travail. »
Comme son prédécesseur, il se pose en démocrate respectueux des droits individuels, soucieux du bien-être de ses ouvriers, de la prospérité économique, tout en se présentant comme un homme d’industrie, rationnel, qui veut « en avoir pour son argent ». À la différence de Taylor, il est, lui, propriétaire fondateur des industries automobiles Ford. Il lui faut être exigeant vis-à-vis de ses ouvriers, veiller à ce qu’ils soient efficaces et rentables en permanence. Cependant, il se veut fair au même titre que Taylor, dans les pas duquel il s’inscrit. Mais il fera encore progresser la domination que l’employeur exerce sur ses ouvriers en deux sens : en empiétant sur leur vie privée par un contrôle qu’il prétend paternel mais qui n’en est pas moins impérieux ; et en accentuant la contrainte sur leur rythme de travail par l’instauration des chaînes de montage.
C’est surtout ce dernier aspect que l’on a retenu et il l’a lui-même bien mis en évidence dans ses écrits (1928, p. 90) : « Notre premier progrès dans le montage consista à apporter le travail à l’ouvrier, au lieu d’amener l’ouvrier au travail. Aujourd’hui, toutes nos opérations s’inspirent de ces deux principes. Nul homme ne doit avoir plus d’un pas à faire ; autant que possible, nul homme ne doit avoir à se baisser. » Avec la chaîne, instaurée en 1913, les ouvriers sont fixés sur place et ce sont les pièces qui défilent selon un ordre séquentiel, dans un flux ininterrompu, pour être travaillées. Cette innovation majeure implique une réorganisation de l’entreprise, car il faut assurer une standardisation et homogénéisation de toutes les pièces qui entrent dans l’activité de montage. Ce qui conduira Ford à racheter des entreprises qui produisent des pièces en amont, afin d’assurer une fourniture de pièces standardisées, et à créer également de nombreux bureaux où s’affairent des ingénieurs chargés de la coordination, de la synchronisation des tâches. Les gains de productivité en furent spectaculaires.Comme l’écrit Henri Houben (2009), le temps global d’assemblage par voiture passe d’une moyenne de 216 heures en 1913 à 127 heures en 1914. Soit une progression de 70 %. Mais c’est au prix d’une détérioration des conditions de travail, elle aussi spectaculaire. Dès les années 1920, écrit Houben, des étudiants travaillant dans les usines Ford relatent : « Vous devez travailler comme un dingue chez Ford », ou : « La femme d’un collègue avait demandé pour son mari un poste plus léger, car en rentrant chez lui du boulot “il était trop fatigué pour faire des enfants”. » Il relate encore qu’un ouvrier de Dodge avait décrit son expérience en 1914 chez Ford, la comparant avec ses autres emplois, comme « une sorte d’enfer où les hommes étaient devenus des robots. Contrairement à ce qu’avait prétendu la publicité, les ouvriers y étaient exploités plus durement que dans les autres usines ».Le rythme devenait une obsession pour le personnel et « la maladie nerveuse qui en découle est appelée “fordite” par les ouvriers ». (Ce que nous appelons le stress de nos jours.)
On observe alors une véritable répulsion pour ce nouveau mode de travail qui se concrétise par un turn-over – le taux de rotation du personnel – spectaculaire. En effet, les journalistes de l’époque rapportent que les ouvriers qui attendaient dans de longues files d’attente d’être embauchés dans l’usine, quittaient les chaînes au bout d’un laps de temps très court, en hurlant que c’était un travail intenable et qu’il fallait être fou pour accepter de travailler dans ces conditions. Ce turn-over pose des problèmes de régularité de la production et coûte cher à l’entreprise. Il faut trouver absolument une parade pour stopper l’hémorragie. Ford (1928, p. 149) l’écrit : « Bien qu’un minimum d’apprentissage suffise pour se rendre capable chez nous de n’importe quel travail, nous ne pouvons changer d’équipe tous les jours, ni toutes les semaines, ni tous les mois. Car bien qu’un homme puisse acquérir au bout de deux ou trois jours une pratique suffisante pour faire passablement vite une besogne passable, il sera, au bout d’un an, capable de faire bien mieux encore. » SelonHouben, en 1913, c’est quelque 1 300 à 1 400 personnes qu’il faut remplacer chaque jour. Le taux de rotation du personnel s’élève à 380 %. « Mais 380 % est un record coûteux. Le besoin de stabiliser la force de travail amène la direction à tenter plusieurs expériences : faire tourner les ouvriers sur plusieurs postes ; mais ceux-ci constatent rapidement qu’ils sont tous conçus de la même façon et tous dépendent de la chaîne. En 1913, on initie des politiques de hausse salariale, mais à faible dose. Rien n’y fait. »
C’est alors que, le 5 janvier 1914, Ford décide de doubler la paie, de passer d’une rémunération d’environ 2,5 dollars pour une journée de neuf heures à 5 dollars pour huit heures. Comme l’explique John B. Rae (1969) à partir des différents écrits de Ford, « celui-ci avait eu en réalité l’intention de distribuer des profits mais jugea plus utile de ne pas attendre et d’avancer la rétribution en passant au 5 $ en 1914 alors qu’il y avait 14 000 ouvriers et qu’on en recrutait 53 000 par an pour avoir des effectifs constants. En 1915, il suffisait d’en recruter 6 508 par an. Ford avait calculé que sinon il lui aurait fallu embaucher près de 200 000 personnes. Le taux de rotation atteint alors, en 1916, 16 %. »
Cette stratégie destinée à fixer, fidéliser une main-d’œuvre malgré des conditions de travail jugées à l’époque très pénibles, est niée en tant que telle, et Henry Ford (1928, p. 139) ose le constat suivant : « Après bien des années d’expérience nous n’avons pas constaté que le travail répétitif fut préjudiciable à l’ouvrier. Le fait est qu’il semble même entraîner une meilleure santé, physique et mentale que le travail non répétitif. Si les hommes n’aimaient pas leur travail, ils partiraient. » Ses tentatives de fidélisation sont présentées à travers une philosophie, une théorie économique à visée universelle. Dans Propos d’hier pour aujourd’hui, Ford écrit (p. 136) : « L’industriel qui rémunère le travail de ses ouvriers au plus bas et qui en échange de l’argent de ses clients ne verse que le salaire minimum, a un comportement identique à celui du maçon qui ne pose que la moitié des briques qu’il pourrait poser. Mais plus d’un industriel croient sincèrement qu’ils paient, en salaire, le maximum de ce que leurs entreprises peuvent supporter. C’est peut-être vrai mais personne ne sait ce qu’il peut payer tant qu’il n’a pas essayé. En 1915, nous avons fait passé chez Ford le salaire horaire de 2 dollars et 45 cents à 5 dollars minimum, par jour. C’est à ce moment que nos affaires ont pris de l’expansion car, ce jour-là, nous nous sommes créé un grand nombre de clients pour nos automobiles et en second lieu nous avons à découvrir tellement de manière d’économiser sur les coûts que nous avons été très vite en mesure de baisser les prix. Nous n’avons pas d’échelle fixe des salaires, si ce n’est qu’aucun salaire ne doit être inférieur à 6 dollars par jour – notre minimum actuel – qu’un ouvrier reçoit après sa période de formation. Nous payons les ouvriers selon leur mérite et plus de 60 % de nos ouvriers touchent davantage que le minimum. » Ce qui était une pratique visant à faire accepter des conditions drastiques aux ouvriers devient un principe économique de prospérité et de moralité.
Mais cela étant posé, les intentions réelles transparaissent de-ci, de-là ; Ford, ayant conscience du rapport de forces qui l’oppose aux ouvriers, veut casser toute résistance que permettrait le métier : « Un autre point sur lequel nous tenons à ce que les choses soient bien claires est qu’aucun ouvrier ne peut se considérer comme appartenant à une corporation particulière, et refuser d’exercer une tâche qui n’est pas censée relever de son métier. Nous affectons nos nouveaux employés aux endroits où l’on a le plus besoin d’eux, sans tenir forcément compte de leur formation antérieure. »
La présence syndicale est elle aussi rejetée au nom de l’efficacité du modèle qui repose sur l’incitation salariale. « Bien entendu si les ouvriers subissent une quelconque influence extérieure qui limite leur quota de travail journalier, s’ils ont à répondre de ce qu’ils font à une autorité extérieure, alors tout encadrement devient impossible et, par conséquent, les salaires ne peuvent être élevés. L’incitation salariale devient sans effet. »
John Bellamy Foster relate à ce propos une anecdote publiée à l’époque dans The Nation, et rapportée par Keith Sward (1968) : « En 1923, deux grands opérateurs de Wall Street en vinrent à évoquer ce barnum industriel. “Ford parle comme un socialiste”, dit l’un d’eux. “Certes, mais il agit comme l’un des nôtres”, lui réplique calmement l’autre, et il s’en tire très bien comme cela. » On peut en effet considérer que les nombreux écrits et discours de H. Ford mettent en scène d’une façon très particulière une réalité qui a sa propre logique. On est bien dans une logique de storytelling, mais qui se fonde sur une part de réalité. Cela n’est rendu possible qu’en raison de la complexité, des contradictions et de l’ambivalence qui caractérisent tout ce qui tourne autour de la mise au travail capitaliste dans les sociétés démocratiques.
Ford a parfaitement intégré qu’il faut minimiser le plus possible l’apparence de l’autorité, du pouvoir, qui doivent être incorporés dans l’organisation du travail elle-même. C’est tout l’enjeu du management que d’occulter la réalité de la domination, enfouie dans la définition des tâches et les équipements qui régulent le travail. Cette phrase de Henry Ford (1992, p. 83) pose bien la réalité des enjeux : « L’industrie, à notre avis, est affaire de management et à nos yeux, le management et le leadership sont une seule et même chose. Nous ne comprenons pas le management lorsqu’il consiste à hurler des ordres et se mêle de tout au lieu de diriger les ouvriers dans leur travail. Un vrai dirigeant passe inaperçu, une vraie direction n’est pas pesante et notre but est de faire en sorte que, par l’organisation matérielle, par l’équipement et par la simplification des opérations, les ordres deviennent superflus. » Diriger une entreprise pour dégager des profits suppose en effet, avant toute chose, d’assurer une emprise sur les salariés (sur cette ressource très particulière susceptible de contrarier par sa volonté, ses aspirations, ses valeurs, les objectifs recherchés), tout en l’occultant.
Et pour vérifier cela, il met sur pied un « département de sociologie » où des inspecteurs sont chargés d’aller vérifier au domicile privé des ouvriers qu’ils respectent bien les conditions de vie, l’hygiène, la morale, le sens des économies nécesssaires pour mériter le five dollar. De plus, ils doivent travailler à l’usine depuis au moins six mois, être âgés de plus de 21 ans et être mariés, pour prétendre à ces 5 dollars. Si l’une de ces conditions n’est pas remplie, le travailleur reçoit uniquement un salaire qui reste à 2,5 dollars. Ainsi, durant les deux premières années d’application, 28 % des travailleurs se sont vu refuser l’accès au programme. En 1917, l’équipe des inspecteurs est composée de 52 inspecteurs réguliers et de 14 membres spéciaux. L’idée qu’un mode d’organisation industrielle implique un mode de vie particulier de la part des employés voit ainsi clairement le jour dans l’esprit de Ford. Il avait pour ambition de faire émerger un ouvrier nouveau, adapté physiquement à ses chaînes de montage grâce à son épouse qui doit bien le surveiller pour qu’il ne passe pas une partie de la nuit à boire de l’alcool dans les bistrots ou à courir les filles ; une épouse qui doit bien le nourrir et savoir faire des économies.
Les inspecteurs prodiguaient aussi des conseils en matière diététique (ils proposaient des menus types concoctés par H. Ford, lui-même végétarien), mais également des conseils pour tenir le budget et faire des économies. Cela retentit de façon étonnamment moderne. Jean-Jacques Layeux (2012, p. 96) cite un passage du livre d’un consultant et coach (Goudsmet, 2003, p. 71) en entreprise : « Seuls une organisation de vie rigoureuse et un entretien régulier du corps et de l’esprit permettent de soutenir ces pressions et cadences sans dégâts physiques ou psychologiques. » Il suffit d’ailleurs de consulter la littérature managériale actuelle pour mesure l’importance que prennent dans les entreprises modernes les conseils diététiques pour lutter contre le cholestérol, pour maigrir, les conseils et l’aide proposée pour arrêter de fumer, les massages dispensés sur le lieu de travail, les exercices de relaxation, les séances de méditation organisés. L’entrevue imaginée par Layeux entre un salarié et son coach reflète de façon vivante l’orientation managériale actuelle : « Dors-tu assez ? » ; « Quels signaux ton corps t’a-t‑il donnés ? » ; « As-tu pensé à faire du sport ? » ; « Et si l’on parlait de ton hygiène de vie, est-ce que tu ne te serais pas remis à fumer ? » La colonisation de la vie privée prend actuellement des formes différentes, mais elle signifie bien l’intrusion des exigences managériales dans la vie privée. Vincent de Gaulejac (2005, p. 144 et 148) écrit de son côté : « La famille elle-même est imprégnée par le modèle managérial. Elle est chargée de produire des individus productifs. » Il s’agit « de bien gérer son corps, son “capital santé”, ses capacités intellectuelles, de se maintenir au niveau sur le plan culturel, par des distractions formatives, par des sorties régulièrement programmées qui permettent d’actualiser ses connaissances et de rester “branché” ».
Autre aspect par lequel Ford est également « moderne » : il a très vite compris l’importance de la communication. Il crée un journal d’entreprise, Ford Times, qui encourage les travailleurs à travailler dur et qui fait une critique acerbe des mauvais ouvriers qui gaspillent leur argent en boissons et sorties. Comme l’écrit J.B. Foster (Sward, 1968) : « Bref, il forge l’image du salarié modèle que Ford veut avoir dans ses usines. En 1919, Henry Ford rachète le Dearborn Independant, un journal local, mais qui tirera jusqu’à 700 000 exemplaires. Il signe régulièrement des éditoriaux. Il en profite pour y glisser ses thèses favorites. Il y a une communauté d’intérêts dans l’industrie entre tous ceux qui y participent, qu’ils soient à la direction ou sur la chaîne. C’est un même bateau qui profite à tous et qu’il faut défendre. »
Cependant, il défendra des idées condamnables puisqu’il s’oppose à l’entrée en guerre des États-Unis contre le IIIe Reich et mène des campagnes violemment antisémites. « Ce qui permettra à Hitler d’en prendre connaissance et de l’apprécier. » Robert Lacey (1987), auteur d’une biographie de la famille Ford, souligne l’importance de ses écrits pour le développement du nazisme : « Hitler, encore inconnu à cette époque, avait lu les articles et les ouvrages publiés sous la signature du constructeur. Il avait accroché au mur l’un de ses portraits. Ford est d’ailleurs le seul Américain à avoir le triste privilège d’être mentionné dans Mein Kampf. Lors d’une interview par une journaliste de Detroit News en 1931, le futur Führerdéclare : “Je regarde Henry Ford comme source d’inspiration.” En 1938, Henry Ford reçoit la Grande Croix de l’Ordre suprême de l’aigle allemand. C’est la plus grande distinction accordée par l’État nazi à un étranger et créée par Hitler lui-même. »
À partir des années 1930 apparaît le mouvementdes Human Relations. Les prétentions de Taylor et Ford à changer l’état d’esprit des ouvriers et à assurer la paix sociale ne se réalisent pas si aisément, malgré toutes les déclarations et allégations quant à l’honnêteté et à la scientificité du modèle mis en place. Il s’avère plus difficile que prévu d’obtenir la coopération des ouvriers et d’assurer un climat psychologique favorable. L’extension du taylorisme dans les usines Renault en France s’accompagne notamment de mouvements de grèves impressionnants. Mais Ford n’en démord pas, il veut vaincre les résistances humaines et sociales à son système et il est prêt à recourir véritablement à la théorie sociale pour ce faire. Le sociologue Georges Friedmann relate dans son livre Où va le travail humain ? (1963, p. 118 et 119) que Ford a pris conscience qu’il lui fallait impérativement mobiliser une autre dimension que la technique et l’organisation, et faire appel à la psychologie : « Henry Ford, sur bien des points continuateur direct de Taylor, a rendu éclatante, vers 1945, l’évolution du scientific management américain en déclarant, dans une série d’articles qui causèrent une profonde sensation, que l’industrie progressive, “créatrice” comme il la nommait, devait désormais accorder au “facteur humain” tout l’intérêt qu’on avait jusqu’alors accordé au “facteur machine”. » Les relations humaines dans l’industrie moderne constituèrent un nouveau et vaste domaine. Et le vieux lutteur, l’inébranlable laudateur du progrès par la science et l’industrie, tant soit peu candide et désuet dans son optimisme hérité de l’époque des pionniers, ajoutait : « L’homme moderne qui a vaincu la machine peut aussi vaincre les difficultés causées par la mésentente » (p. 118-119).
Le mouvement Human Relations se fonde sur le développement des sciences de l’homme appliquées au travail. La dimension psychologique prend toute sa place. Georges Friedmann analyse les liens forts qui lient ce mouvement aux entreprises de l’époque : « C’est à ce moment que croît et s’impose la célèbre Harvard School of Business Administration où nombre d’entreprises envoient, comme stagiaires, des jeunes chefs ou futurs leaders des services de la direction du personnel. Alors se développe la vaste et classique enquête des “Hawthorne Works” (General Electric Company, Chicago) poursuivie pendant douze ans, de 1927 à 1939 ; alors se créent de nombreux centres et instituts spécialisés dans les relations humaines et annexés aux grandes écoles techniques, aux universités. Elton Mayon et ses collaborateurs, animateurs du Harvard School et des expériences de la General Electric, ont été parmi les plus actifs promoteurs de cette évolution. Beaucoup plus orientés vers les milieux patronaux que syndicaux (au point que certains jeunes, appartenant à la nouvelle génération scientifique des universités, leur reprochent de donner tous leurs soins à une managérial sociology), ils se sont appliqués à doter les managers d’une nouvelle conception du facteur travail. L’homme au travail, ne se lassent-ils pas de leur répéter, n’est pas seulement un homo œconomicus, exclusivement dirigé par les impératifs de l’intérêt et des stimulants financiers. C’est “un être social”. […] Son attitude à l’égard de ses tâches, de leur efficience, de leur rendement est fonction des relations psychologiques et sociales à l’intérieur des groupes de travail : équipes, chaînes, département » (p. 120 et 121). Georges Friedmann continue : « C’est ainsi qu’ont été créés peu à peu dans beaucoup d’entreprises américaines les “personnels départements” que j’ai vus à l’œuvre et dont il importe d’évoquer ici quelques aspects […]. Il faut avant tout observer, écouter les griefs, les aspirations du personnel, connaître les aspirations psychologiques et sociales intérieures sous-jacentes, la répartition de l’importance de groupes “non formels” qui sont loin d’être superposables à la hiérarchie officielle, visible et formelle de l’entreprise » (p. 122-123). Bernard-Pierre Lecuyer (1994) a fait une analyse très fouillée des expériences qui se sont déroulées sur huit années (de 1924 à 1933) avec différentes équipes de chercheurs universitaires et de la Western Electric. Il met en évidence qu’elles ont constitué le socle empirique solide sur lequel s’est appuyé le mouvement des relations humaines pour compléter et absorber l’organisation scientifique du travail.
Cette capacité des patrons fordistes à s’allier le mouvement des relations humaines est très éclairante sur leur force idéo-logique. La prise en charge psychologique des ouvriers et ouvrières devient explicite. On prendra en compte les dispositions psychologiques pour agir de manière humaine.
La stratégie de Taylor comme celle de Ford s’inscrivent de ce point de vue dans la continuité d’une idéologie patronale bien établie qui cherche, depuis la première révolution industrielle, à contenir le potentiel de révoltes des ouvriers incités par les idées socialistes. Les promoteurs du paternalisme n’ont pas attendu Ford pour développer des pratiques bienveillantes à l’égard de leur personnel. « Le paternalisme désigne un rapport social dont l’inégalité est déniée, transfigurée par une métaphore qui assimile le détenteur de l’autorité à un père et les agents, soumis à cette autorité, à ses enfants. Cette métaphore tend à transformer les rapports d’autorité et d’exploitation en rapport éthiques et affectifs. Le devoir et le sentiment se substituent au règlement et au profit », explique Michel Pinçon (1987, p. 95) cité par Manuella Roupnes-Fuentes (2011, p. 43). Mais c’est entre 1919 et 1945 que le paternalisme atteint son apogée.
Françoise de Bry (2003, p. 1078-1079) recense trois modèles différents : « Le paternalisme matériel qui se caractérise par un réseau d’institutions qui accompagnent le salarié et sa famille, du berceau à la tombe dans les formes les plus développées ; le paternalisme moral qui se manifeste par une intervention au niveau de la vie privée même de l’individu, et prend souvent un caractère religieux ; le paternalisme politique où l’industriel, sa famille, voire ses proches détiennent des mandats politiques ou professionnels. »
En France, c’est surtout le paternalisme matériel et moral qui se développe. Henri Jorda (2009, p. 149-168) l’analyse bien dans son article « Du paternalisme au managérialisme » : « Le patron investit dans la construction de logements, voire de cités ouvrières, d’hôpitaux, écoles, bibliothèques […]. Il met en place des systèmes de prévoyance, des coopératives de consommation. Bref, il se comporte comme un père vis-à-vis de ses ouvriers à qui il donne le moyen de gagner leur vie. […] Le patron exerce donc son emprise sur la sphère privée des ouvriers par l’intermédiaire des œuvres sociales, au nom de ce qu’il pense être sa responsabilité. Le patron et l’usine vont, par exemple, se manifester sur le terrain des loisirs avec la création d’associations sportives et de sociétés multiples, de chant, de pêche, de musique […]. Car les occupations ouvrières sont jugées incompatibles avec la discipline industrielle, renvoient à une dépravation morale, révèlent une condition inférieure. Le patron favorise donc l’exercice d’activités saines qui éloignent l’ouvrier du vice : le sport, mais aussi le jardinage et le bricolage qui occupent le père de famille et lui évitent de sombrer dans l’alcoolisme. Voilà qui relève de la responsabilité sociale et morale du patronat au moment où les usines se rationalisent, les rythmes de travail s’intensifient, où la modernisation des équipements exige un respect toujours plus strict des règlements internes et une mobilisation toujours plus intense de la force de travail. »
Travailleurs et chefs d’entreprise sont donc censés partager un même espace de travail et de vie, idéologique et social. Il s’agit d’englober, d’incorporer la main-d’œuvre dans le monde voulu par l’industriel. Il s’agit aussi de se passer de l’intervention de l’État, en assumant des responsabilités auxquelles il pourrait prétendre. Comme il s’agit d’éviter un turn-over important qui permettrait aux ouvriers de faire jouer la concurrence entre les firmes.
Dans cette optique, le patron gère, en bon père de famille, un patrimoine particulier constitué de la fabrique, mais aussi de ce qui doit permettre la vie de cette « famille ».
Le paternalisme, largement préexistant, est ainsi porteur d’un pan de la philosophie sociale qui animera Taylor, et surtout Ford. En effet, le paternalisme s’appuie sur la volonté de créer du consensus et veille aux conditions d’entretien de la force de travail, deux aspects auxquels était particulièrement attaché Henry Ford.
Les pires ennemis du capitalisme seront séduits essentiellement par la dimension scientifique du taylorisme. On a vu comment la gauche européenne avait pu se laisser tenter par les sirènes tayloriennes, mais il n’est pas anodin que Lénine et Staline, fascinés par les gains de productivité arrachés, décident d’implanter les germes de l’organisation dite « scientifique » du travail en Union soviétique. Robert Linhart (1976, p. 11 et 113) pose la question incontournable : « Dans une analyse du mode de production capitaliste “pur”, l’Organisation scientifique du travail de Taylor est la mieux placée pour incarner le procès de travail capitaliste, ramené à son essence. Comment ce modèle d’organisation du travail a-t-il pu être pris comme modèle pour l’industrie soviétique dans les premières années qui ont suivi la révolution d’Octobre ? » Car Lénine se tourne en effet vers l’OST, avec deux variantes d’importance : la première est qu’il entend que les ouvriers s’emparent de cette science « pour mettre en œuvre eux-mêmes de la façon la plus économique et rationnelle possible leur force de travail ». Il s’agirait alors d’une recollectivisation du savoir. La deuxième étant que « l’accroissement de la productivité permettra de réduire considérablement la journée de travail, et donc de développer les activités proprement politiques des ouvriers. Lénine […] avance même des chiffres : “Six heures de travail physique par jour pour chaque citoyen adulte et quatre heures d’administration de l’État.” On sait bien que la réalité n’a pas été celle préconisée par Lénine, pas plus pour le premier aspect que pour le second. Comme on sait que le stakhanovisme a exacerbé les travers du taylorisme. Marcilio Rodrigues Lucas (2013) l’explique : « Les nouvelles méthodes mises en place à partir des records stakhanovistes, au lieu de détruire les fondements de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel (comme l’avançait Staline), ont accentué la séparation “technique” entre travail qualifié et non qualifié », qui a eu comme conséquence « une augmentation de la différenciation salariale […] qui se convertissait en signes de différenciation sociale. » De plus, les méthodes stakhanovistes dépendant d’initiatives isolées d’ouvriers (dans la logique du « il est possible de faire mieux »), entraînaient une désorganisation de la production.
On peut voir là un aveuglement lourd de conséquences dans la mesure où d’autres voies n’ont jamais été explorées et où la prétention de Frederick Taylor à mettre au point le « one best way » (le seul mode optimal) a été ainsi validée. On ne cherchera pas d’autres méthodes, d’autres logiques d’organisation du travail puisqu’on est assuré d’avoir trouvé, avec cette organisation pseudo-scientifique du travail, la voie royale pour la productivité la plus élevée possible. Le succès du taylorisme historique et planétaire en est ainsi assuré.
Faut-il rappeler ici que son principe fondamental, à savoir le postulat que le travail peut se dérouler indépendamment de la bonne ou mauvaise volonté des ouvriers, de leur état d’esprit et du niveau de leurs connaissances, a été démenti dans la réalité ? Sans l’implication des ouvriers et la mobilisation des savoirs, savoir-faire informels qu’ils élaborent au contact du travail et à travers leur expérience, il n’y aurait jamais eu de gains de productivité aussi élevés. Il suffit de penser à ce que représente une grève du zèle : tous les travailleurs s’en tiennent strictement à l’application des consignes, normes, prescriptions de travail. Ils ne font que ce qu’ils sont supposés faire selon les modalités tayloriennes d’organisation du travail. Et rien ne marche. Ce qui démontre bien a contrario qu’en temps normaux, ils font autrement, et mieux que ce que prévoient et imposent les organisateurs et préparateurs du travail. C’est ce qu’on appelle « le travail réel » par opposition au « travail prescrit ». L’abstraction qui caractérise le taylorisme, présentée par son inventeur comme une garantie de sa légitimité et de son efficacité, le rend inopérant sans la contribution volontaire (mais clandestine) des ouvriers par des pratiques adaptées au déroulement concret de l’activité de travail, à ses aléas et à ses dysfonctionnements, qui ne peuvent jamais être totalement anticipés par les ingénieurs et techniciens dans les bureaux.
L’analyse de cette part de réalité a accompagné la sociologie, l’ergonomie et la psychologie du travail des années 1970-1980. En France, en 1975, Hélène Desbrousses et Bernard Peloille (1975) écrivaient : « Selon la majorité des ouvriers qui ont participé à la recherche, aucune transformation matérielle liée à l’activité ne peut se dérouler correctement s’ils pensent durablement à autre chose qu’à leur travail même répétitif, même mécanisé, même automatisé. Un certain nombre d’informations doivent être synthétisées, par eux, leur permettant de déceler les irrégularités constantes du procès de fabrication réel, de juger, décider et intervenir immédiatement pour y remédier. […] La pratique répétée permet de dégager la régularité de certaines manifestations et la diversité des facteurs concourant à un effet unique. Une élaboration mentale synthétique et multilatérale se constitue. » Ils résument magistralement : « Même si l’esprit est au cachot […] il y est sans cesse requis. »
Aux États-Unis, Kenneth Carlton Kusterer (1976) écrivait de son côté : « Il est significatif à propos de ce programme de formation que la compagnie acceptait virtuellement que les vieux ouvriers définissent les paramètres du travail des nouveaux ouvriers […] les managers n’informaient jamais systématiquement les nouveaux ouvriers de leurs attentes […]. Pour l’observateur extérieur, le fait que la compagnie autorise les ouvriers à faire leur propre programme de formation revient à admettre ouvertement que le management ne sait pas clairement et en détail ce que chaque travailleur accomplit dans sa tâche [3] . » Depuis de nombreux auteurs ont multiplié les analyses autour de cette question du travail réel.
Mais ne nous y trompons pas : les directions d’entreprise connaissent l’existence de ces savoirs ouvriers, ces compétences des travailleurs et leur laissent toute leur place, mesurent leur importance, tout en les niant. Elles ne les combattent pas dans le quotidien du travail concret car ces compétences rendent opérationnelles des prescriptions qui présentent des défauts liés à leur dimension théorique et abstraite. La mobilisation de ces savoirs est indispensable pour le bon déroulement des opérations, et les contremaîtres sont bien placés pour le savoir. Mais il n’est pas question de les reconnaître pour autant. Occulter ces savoirs et compétences présente des avantages financiers non négligeables (cela permet de ne pas les rémunérer) et justifie d’exclure les ouvriers de toute influence officielle sur la définition de leurs tâches et de leur travail. Taylor et Ford le répétaient (et les employeurs qui ont opté pour ce modèle aussi) : une fois au travail, les ouvriers doivent se comporter dans une stricte conformité aux modes opératoires imposés, aux consignes et ordres de la hiérarchie.
Ces pratiques ouvrières d’implication clandestines sont paradoxales et méritent qu’on s’interroge sur leurs fondements. En effet, en élaborant et mobilisant ces savoirs qui rendent l’organisation taylorienne plus opérationnelle et plus performante, les ouvriers se rendent complices de leur propre exploitation puisqu’ils rendent opérationnel un système qui ne l’est qu’imparfaitement. Si nombre d’auteurs ont travaillé sur la mise en évidence de ce travail réel, de ces savoirs tacites, informels, peu se sont posé la question des raisons qui poussaient les ouvriers à agir ainsi. On peut néanmoins formuler un certain nombre d’hypothèses (Linhart, Linhart, 1985).
Par ces pratiques clandestines, les ouvriers parviennent à recréer des bribes de sens à leur travail, ils se repositionnent comme professionnels capables de comprendre leur travail, d’agir sur lui ; ils produisent également les bases d’une solidarité car ils échangent leurs savoirs, ils les transmettent aux plus jeunes, ils les mobilisent pour aider ceux d’entre eux qui sont en difficulté. Par ces pratiques quotidiennes, ils font un pied de nez à un modèle qui prétend tout contrôler, tout maîtriser. Ils s’affirment supérieurs à la science, plus efficaces qu’elle, et subjectivement, ils peuvent vivre ce qui est en réalité une coopération objective (ils rendent le système plus efficace en peaufinant sa force technique et organisationnelle) comme sa remise en cause fondamentale. Par la mise en œuvre de ces savoirs informels, ils combattent le sentiment d’impuissance et de dépendance que génèrent l’émiettement du travail et le carcan des prescriptions qui l’encadrent. Par ailleurs, autour de ce travail réel prennent vie et se développent de véritables collectifs de travail, certes clandestins eux aussi mais qui donnent lieu à une sociabilité, une morale et des valeurs partagées. Ces collectifs rendent le travail plus supportable parce qu’ils représentent des micropouvoirs susceptibles d’influer sur le cours des choses.
Si le management connaît cette part de la réalité sans l’admettre, il en va de même pour les syndicats français qui refuseront un certain temps de l’accepter. Les raisons, on l’imagine, sont tout autres : pour les syndicats qui se veulent combatifs et en opposition frontale avec les employeurs capitalistes, il n’est pas question d’admettre que les ouvriers se fassent les alliés objectifs de leur propre exploitation (Borzeix, 1980). Il n’est pas non plus tolérable de mobiliser ces savoirs pour revendiquer des améliorations de l’organisation et du contenu du travail, car ce serait contribuer à une forme capitaliste de mise au travail qu’il s’agit de combattre avant tout. Les syndicats évolueront dans l’après-68 pour considérer, au cours des années 1970, que les vrais experts de leur travail sont les travailleurs eux-mêmes.
On mesure dans ces deux cas le poids de l’idéologie, et sa force dans les rapports sociaux. Toute innovation managériale et organisationnelle dans le monde du travail s’accompagne d’une idéologie destinée à la légitimer et qui envahit l’ensemble de la société. On a tendance à sous-estimer son efficacité et sa prégnance. Or, elle contribue à désamorcer la contestation ou à l’orienter d’une façon contrôlée. S’il faut s’attacher à analyser et à comprendre l’innovation managériale et organisationnelle en soi, dans la mesure évidente où elle a des effets déterminants sur la réalité du travail comme de son vécu, il faut de la même façon s’attacher à analyser et à comprendre l’idéologie qui l’accompagne ainsi que sa réception dans les différents milieux.
Franck Fischbach (2008, p. 25) explique que, dans la théorie marxienne, la classe dominante (les employeurs) envisage et présente ses intérêts particuliers comme les intérêts de la société dans son ensemble, comme des intérêts universels, en raison essentiellement de la division entre travail matériel et travail intellectuel. C’est cette division qui fait perdre à la classe dominante le sens des réalités ; il écrit : « Les penseurs de la classe dominante sont, dans une société donnée, les individus les plus portés à autonomiser la conscience théorique et ses représentations. Aucune idée ne sera plus autonome, donc plus abstraite, plus générale et plus universelle que les idées produites par les penseurs de la classe dominante. Ce n’est donc pas que ces penseurs veuillent consciemment ou qu’ils aient le projet volontaire et conscient de produire des idées générales présentant comme universel l’intérêt particulier de leur propre classe : c’est qu’en vertu de leur position sociale, de leur éloignement maximal de la production réelle, ils ne peuvent que produire des idées prétendant au maximum d’universalité. »
L’hypothèse d’une « pensée impuissante […] d’une pensée abstraite et générale qui ne permet aucune connaissance précise et déterminée mais qui présente au moins l’avantage d’engendrer des concepts universels fort utiles à la perpétuation de leur situation dominante » (p. 25-26) est intéressante. Elle permet de sortir de l’idée de manipulation et de complot, même si, dans le cas de Taylor, il y a une stratégie de dépossession des ouvriers pour que cessant d’être des professionnels, ils perdent leur capacité de contestation. « Le concept marxien d’idéologie ne relève donc pas d’une problématique de l’illusion, encore moins de la manipulation, mais de l’expression inadéquate et imaginaire du réel, qui engage elle-même une conception de la vérité » (p. 27).
Mais ce qui paraît le plus heuristique dans la pensée marxienne correspond à l’analyse de ceux qui subissent la classe dominante. Frank Fischbach avance que selon Marx « une vie étriquée et mutilée c’est une vie qui ne possède ni les moyens ni les conditions lui permettant de se déterminer et de se développer à partir d’elle-même et par elle-même. […] Et si cette vie ne se rend pas active par elle-même, c’est qu’elle est toujours activée et donc déterminée par autre chose qu’elle-même, à savoir par des circonstances, des événements et des causes qu’elle ne comprend pas ou qu’elle ignore. Dès lors, ignorants des causes qui les déterminent à agir, les individus peuvent se figurer qu’ils agissent à partir des représentations qu’ils se font des choses et des fins qui sont les leurs, ce qui suppose qu’ils se figurent en même temps que ces représentations sont premières et dominantes » (p. 22). Ou dit plus clairement, « la mutilation fondamentale de la vie humaine (au sens où, dans toute forme accomplie de vie humaine, tout homme doit pouvoir se consacrer aussi bien à la production matérielle qu’à la production intellectuelle) […] s’exprime en donnant naissance au noyau de toutes les formes d’idéologies, à savoir la conception imaginaire de l’autonomie et du caractère déterminant des idées et des représentations par rapport à la vie réelle ». Et il cite Marx (extrait de L’Idéologie allemande) : « Si l’expression consciente des conditions de vie réelles des individus est imaginaire, si dans leurs représentations, ils mettent la réalité tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent. »
Dans la période des Trente Glorieuses, notamment en France, il y avait ce credo partagé par les organisations syndicales de la toute-puissance de l’organisation taylorienne du travail fondé sur la science. Comme il y avait le credo de la légitimité d’un deal consistant à échanger une productivité sans cesse croissante (qui entraînait une dégradation de la vie au travail) contre des augmentations de salaires et des primes de plus en plus nombreuses, qui ouvraient à la classe ouvrière les portes de la société de consommation et des loisirs. La dimension critique portait sur la répartition des bénéfices de la productivité, les syndicats en accord avec leur base se battaient pour la rétrocession la plus forte des profits vers les salaires et primes.
Dans la période de modernisation managériale que nous connaissons depuis les années 1980, il semble que, malgré la diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la capacité des individus à questionner le modèle et à introduire une distance critique s’est encore amoindrie. Sans doute l’individualisation et la mobilisation explicite de la subjectivité des salariés mises en place par le management moderne jouent-elles un rôle important dans cette vulnérabilité accrue à l’influence de l’idéologie dominante, qui entraîne elle-même une fragilité plus forte. Dans le chapitre suivant, je m’efforcerai d’analyser les spécificités du travail moderne, tant sur le plan organisationnel que sur celui de l’idéologie qui l’entoure, en essayant de mettre en évidence combien nous sommes loin d’être sortis de la distorsion entre l’idéologie du travail et les fondements réels de sa mise en œuvre.