3. Redéfinitions du travail, de la morale et du bonheur : un nouveau modèle managérial

Il s’agit donc maintenant d’en arriver au présent.

Vous avez dit souffrance ?

De façon quelque peu provocante, je dirai que ce qui s’impose de façon flagrante à notre époque, c’est la souffrance au travail. Elle occupe en effet le monde des arts et du spectacle tout autant que les médias et les institutions politiques. Elle devient omniprésente. Elle est souvent présentée comme un phénomène contemporain, révélateur de notre société, de sa complexité, et de la plus grande fragilité de ses membres.

Le monde du travail intéresse les romanciers, les auteurs de pièces de théâtre, les réalisateurs de films et de documentaires. On observe chez eux un regain d’intérêt frappant depuis une quinzaine d’années pour le travail, qui est associé à la violence, au suicide, au meurtre, à la dépression et la folie. Dans cet univers, le travail prend une tournure tragique ; il devient une question de vie et de mort, où les « héros » se trouvent confrontés à de véritables descentes aux enfers. Surtout, ils sont terriblement seuls. Les médias se sont associés à cette vision en s’emparant, à propos du travail, de notions comme celles de souffrance, burn-out, risques psychosociaux, pénibilités, mal-être et harcèlement. Certaines grandes entreprises se sont rendues tristement célèbres à travers les suicides au travail comme Renault, France Télécom ou La Poste. L’opinion publique est alertée. Les politiques publiques prennent très au sérieux cet aspect du monde du travail : des missions d’enquêtes parlementaires ont été diligentées, des rapports ministériels remis, des lois sur les risques psychosociaux et le harcèlement adoptées, les syndicats se mobilisent dans leurs commissions santé comme dans les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui œuvrent dans les entreprises de plus de cinquante salariés. Les observatoires sur le stress se multiplient et les cabinets conseil spécialisés sur la question des RPS coulent de beaux jours… La question du mal-être au travail et des suicides occupe ainsi le devant de la scène.

Les raisons semblent faire consensus, du moins dans le monde scientifique des spécialistes du travail : l’intensification du travail avec des missions et des objectifs de plus en plus exigeants ; le manque de moyens adaptés ; une disponibilité de plus en plus forte exigée par la dictature des e-mails ; la complexification du travail et l’absence de soutien hiérarchique ; une accélération temporelle ; le renouvellement incessant des méthodes et des technologies ; des évaluations pas toujours objectives du travail réalisé…

Comment interpréter ce phénomène dans un pays comme la France où une part non négligeable de la population active bénéficie d’une durée légale du travail de 35 heures, où les directions des grandes entreprises ont édicté nombre de chartes éthiques, de codes déontologiques, affirmé leur volonté de faire entrer la citoyenneté en leur sein et de se comporter en entreprises citoyennes, où près d’un quart des salariés sont fonctionnaires et où le Code du travail reste, pour tous les salariés, encore protecteur comparativement à d’autres pays ? Que nous apprend-il sur plus de trente années de « modernisation » ? Et tout d’abord en quoi est-il nouveau, spécifique ?

Il est difficile d’affirmer qu’aux heures de gloire du taylorisme et du fordisme des Trente Glorieuses, dans les ateliers, sur les chaînes de montage comme dans les pools de dactylo, les ouvriers et employés ne souffraient pas, que les pénibilités, le mal-être, la souffrance au travail ne faisaient pas partie de leur lot quotidien. Pourtant, cette question n’était alors pas brandie, mise en avant comme elle l’est désormais. Certains experts du travail diront qu’autrefois il s’agissait surtout de pénibilités physiques, alors que dominerait actuellement une souffrance essentiellement psychique, mentale, bien plus envahissante. D’autres préciseront encore que le vécu de la souffrance serait d’autant plus important que le rapport au travail a changé et que le niveau des aspirations s’est élevé. Les salariés demanderaient ainsi plus au travail, en attendraient des satisfactions en termes de réalisation de soi bien plus fortes qu’à l’époque antérieure, et cela serait lié à une élévation du niveau scolaire, de la formation et du mode de vie.

Mais les choses sont loin d’être aussi simples. Rien ne permet de prétendre que dans la période précédente, seules les pénibilités physiques étaient à prendre à compte, que les travailleurs n’avaient pas d’aspirations en termes de qualité de travail et ne souffraient pas de la routine imposée, de la répétitivité, de l’horizon étriqué de la norme, de l’autoritarisme des chefs, de l’absence de promotion possible. Les témoignages de l’époque relatent le harcèlement moral et sexuel, les humiliations systématiques, une discipline étouffante, l’enfermement, l’absence de perspectives. Il faut se souvenir que dans certaines usines automobiles, les contremaîtres étaient recrutés parmi les anciens adjudants de l’armée française en Indochine « pour faire suer le burnous ». Les atteintes au psychisme n’étaient pas moins importantes que les atteintes à l’intégrité physique. Ces aspects sont clairement apparus lors des grèves avec occupations d’usines de Mai 68, où les revendications portaient sur la question de la dignité et de la reconnaissance au travail.

Les principes mêmes de l’organisation taylorienne du travail (qui consistent à extirper toute initiative et implication subjectives ou à ne pas les reconnaître) conduisent à une véritable souffrance. Wallon Henry (Alphandery, 1976) le dit clairement dans son discours prononcé au colloque de la ligue de l’Éducation nouvelle, en 1932 : « Priver l’homme de son initiative, l’amputer de son initiative pendant sa journée de travail, pendant ses huit ou dix heures de travail, aboutit à l’effort le plus dissociant, le plus fatigant, le plus épuisant qui se puisse trouver. » Il insiste sur le fait que la souffrance vient non pas tant de ce que l’on impose de faire à l’ouvrier que de ce qu’on lui interdit de faire. Ce que Yves Clot (2006, p. 313) résume en ces termes : « En un certain sens, Taylor ne réclame pas trop au travailleur mais trop peu… » La question reste donc posée avec acuité : pourquoi cette souffrance n’apparaissait-elle pas en tant que telle aussi fortement à l’époque ? Pourquoi ne lui accordait-on pas la place qu’elle occupe actuellement ? Pourquoi le suicide sur le lieu de travail fait-il désormais partie de notre actualité alors qu’il n’était jamais évoqué ou mentionné durant cette période ? Pourquoi la souffrance ne faisait-elle pas l’objet de revendications syndicales comme c’est le cas actuellement ?

Une réponse possible réside, me semble-t-il, dans l’effacement des collectifs de travailleurs qu’on vient d’évoquer au sujet du décalage entre travail prescrit et travail réel. Les enquêtes sociologiques de terrain convergent vers le constat d’une réelle transformation du monde du travail qui a abouti à un effacement de ces collectifs. Elles montrent comment de l’expérience collective et socialisatrice qu’il était auparavant, le travail s’est mué en une épreuve individuelle (Linhart, 2009).

Mais tout d’abord, que faut-il entendre par collectifs de travail ?

Ce sont essentiellement des ensembles d’une dizaine ou quinzaine de salariés travaillant côte à côte dans la durée, et qui partagent une même condition de travail et d’emploi. Le groupe qu’ils constituent est informel, il ne figure sur aucun organigramme et n’a aucune reconnaissance officielle, l’objectif taylorien étant d’individualiser formellement le travail. Ce type de collectif réunit des salariés qui se sentent proches parce que confrontés aux mêmes difficultés, aux mêmes contraintes, parce que gérés, considérés et traités de façon similaire, des salariés qui, dans la durée, élaborent et partagent des valeurs, une morale, une culture qui leur sont propres.

Ces collectifs se sont imposés à l’analyse sociologique au moment des lois Auroux (évoquées précédemment) et des groupes d’expression directs et collectifs qu’elles ont institués en 1982. La configuration de ces groupes d’expression devait, selon la loi, faire l’objet de négociations entre syndicats et directions d’entreprise et se calquer sur des groupes dits « naturels » de salariés. Officiellement dotés du droit de proposer des transformations en matière de conditions et d’organisation du travail, ces groupes bénéficient de la possibilité de se réunir pendant le temps de travail selon une fréquence et une durée de réunion à négocier également entre syndicats et directions. De clandestins, voilà soudainement ces collectifs (rebaptisés groupes d’expression) propulsés sous les feux de la rampe. Non seulement ils sortent de l’ombre pour s’afficher en pleine lumière dans des salles de réunion mises à leur disposition, mais ils accèdent à la parole officielle. Ils ont le droit d’émettre des vœux et avis qui sont immédiatement transmis à la hiérarchie, laquelle se doit de répondre avec des arguments étayés.

Des bataillons de chercheurs sont allés dans les entreprises à la découverte de ces fameux groupes d’expression et des collectifs dont ils étaient l’émanation, collectifs que, jusqu’alors, seuls les établis comme Robert Linhart (1978), Nicolas Dubost (1979) et les rares sociologues qui faisaient de l’observation participante, pouvaient voir à l’œuvre. Les bilans sur le droit d’expression que la loi prévoyait justifiaient, en effet, que de nombreuses recherches se mènent pour analyser son impact sur l’organisation et les conditions de travail, mais aussi (et c’était particulièrement mon cas) pour tenter de comprendre qui étaient ces collectifs, comment ils fonctionnaient et établissaient leurs règles du jeu, quelles étaient leurs valeurs, leur éthique, et sur quelles bases ils parvenaient à maintenir un consensus en leur sein.

J’ai eu l’occasion de suivre plusieurs groupes d’expression sur une durée de deux ans au sein d’une grande entreprise. Je pouvais assister à leurs réunions officielles et suivre leur retour à l’atelier, procéder à des interviews et observer leur travail. Ma recherche (Linhart, 1991) débouchait sur un constat sans appel : les droits que leur octroyait la loi se retournaient contre eux la plupart du temps, car ils les affaiblissaient en tant que collectifs. Loin d’avoir un impact positif sur le contenu de leur travail (la direction n’accordait de réponses positives que pour des changements anodins), ce droit d’expression officiel, qui faisait passer les collectifs de l’ombre à la lumière et les exposait aux regards de la hiérarchie, présentait pour eux de nombreux dangers.

Extraits de l’atelier ou des bureaux, réunis autour d’une table et souvent en présence de leur supérieur hiérarchique chargé de les animer, ils avaient bien du mal à fonctionner et à s’affirmer. Ils découvraient la difficulté de parler d’une seule voix, d’afficher un point de vue commun. Dès lors qu’ils commençaient à débattre ouvertement, publiquement, pour émettre des vœux, des revendications explicites et communes, des clivages apparaissaient, révélant l’hétérogénéité des membres du groupe. Dans ces groupes voisinaient en effet des hommes et des femmes, des jeunes et des anciens, des personnes porteuses de projets de mobilité, parce que mieux formées ou tout simplement avec plus d’ambitions. Certains (les anciens notamment, détenteurs d’un certain charisme, d’une légitimité plus grande) parvenaient à instaurer une véritable censure pour préserver l’unité du collectif. Censure qui ne sera pas sans effet sur l’avenir du collectif.

Il est vite apparu que pour être efficaces et perdurer, ces collectifs ont besoin d’ombre, de non-dit et qu’ils se brûlent à la lumière de ce droit octroyé. Pour faire connaître leurs besoins, leurs revendications, ils sont conduits à révéler au passage les petits secrets, les entorses au règlement, les transgressions qu’ils pratiquent régulièrement et qui leur rendent la vie au travail plus facile et plus intéressante. J’ai pu voir, en « réunion Auroux », des « petits jeunes » rabroués de façon autoritaire et abrupte par des anciens au moment où ils dévoilaient des pratiques qui renvoyaient au « travail réel », pensant obtenir des améliorations. J’ai vu également les représailles exercées par les anciens une fois de retour dans l’atelier, la cohésion du groupe se fissurer, le doute et la défiance s’installer.

Faire entrer des principes de démocratie formelle dans l’entreprise capitaliste se heurte à un obstacle majeur : celui d’un rapport de forces interne défavorable aux ouvriers, qui ne parviennent à reconquérir des miettes d’autonomie et de contrepouvoir qu’au sein de collectifs protégés par l’ombre qui les entoure. Ce n’est que clandestinement et dans la transgression que ces collectifs ont un impact bien réel sur le travail. Qu’ils jouent un rôle important dans la façon dont les ouvriers se représentent les enjeux du travail, en contribuant à rendre les rapports sociaux au travail moins étriqués. Qu’ils affaiblissent à leur façon le poids de l’idéologie dominante. Qu’ils relativisent au quotidien la toute-puissance que s’arroge l’organisation « scientifique » du travail qu’ils ont à subir. Et qu’ils « régulent » dans une certaine mesure la souffrance.

Ces collectifs ont leur propre manière de ruser avec les pénibilités, de les tenir à distance, de les domestiquer. À leur façon, ces collectifs « gèrent » la souffrance au travail et la minimisent sur différents plans. Par la solidarité, tout d’abord, qui joue comme un rempart contre certaines sources de souffrance. Le soutien, le réconfort en cas d’humiliation ou de harcèlement de la part de la hiérarchie, voire la défense de celui ou celle qui est en butte à l’agressivité des chefs, occupent une place importante. Les compagnons de travail établissent de micro-rapports de forces pour dissuader les chefs trop zélés, interviennent pour protéger les boucs émissaires. Les collectifs entretiennent une réelle sociabilité qui rend l’ambiance de travail plus supportable, avec l’usage parfois de l’alcool sur les postes de travail, les farces, les blagues, l’humour, la dérision, les jeux, bien étudiés par le sociologue américain Michael Burawoy qui a travaillé en usine. Il y a une vie parallèle à celle pensée et voulue par la direction et la hiérarchie. C’est ce que montre aussi Robert Linhart dans son livre L’établi, lorsqu’il décrit le manège auquel se livrent trois OS yougoslaves sur la chaîne de montage. Capables de s’organiser pour tenir à deux leurs trois postes de travail, ils profitent, chacun à leur tour, du temps libre arraché à la logique contraignante de la production, pour faire une causette aux dames de la sellerie, fumer une cigarette, et ce avec la complicité tacite de leurs voisins. L’élaboration de pratiques permettant de prendre du large par rapport au travail prescrit fait gagner en efficacité (comme a pu le voir plus haut) et minimise les effets les plus délétères du travail. Chacun cherche à innover, change les manières de faire, apporte sa contribution, pour améliorer les conditions de travail, réintroduire de l’initiative, partir à la conquête d’une certaine marge de liberté et partager le travail là où des interventions normées, prescrites et strictement individuelles sont prévues. Nicolas Hatzfeld (2002) décrit bien ceux qu’il appelle « les virtuoses » et qui font l’admiration de tous les ouvriers à la recherche de sens et de beauté au travail – pour reprendre l’expression de Christophe Dejours.

Cette distance avec le travail prescrit introduite par le collectif débouche sur une réappropriation d’une partie du travail empêché. La solidarité a des effets concrets sur la vie au travail. Les collectifs constituent des ressources affectives mais aussi très concrètes en termes de connaissances, d’expérience, de savoir-faire et savoir être. Ils aident à tenir au travail à travers les idéologies défensives qu’analyse Christophe Dejours (2008), en inventant des comportements et pratiques destinés à faire oublier le danger, les menaces bien réelles. Ils permettent également de mettre en perspective le vécu du travail, la négation de l’implication de chacun et la dureté des conditions de travail avec des enjeux plus larges, plus politiques.

Les collectifs jouent en effet un rôle important en décryptant les pénibilités, les souffrances ressenties au travail. La question essentielle n’est pas tant qui souffre et comment, mais d’où provient la souffrance et pourquoi ? Pour les collectifs, la souffrance n’est pas à mettre en relation avec des défaillances, des insuffisances, des fragilités personnelles, un manque d’adaptation, mais avec des modalités d’organisation du travail liées à un contexte économique et politique particulier. Les collectifs sont pourvoyeurs de représentations du monde en termes politiques (lutte des classes, domination capitaliste, exploitation), syndicaux (rapports de forces, mobilisations, revendications) et moraux (injustices, inégalités) qui en soudent les membres dans la perception d’un destin commun. Au lieu de se sentir coupables et inadaptés, ils sont incités à se transformer en acteur collectif pour tenter de peser sur le cours des choses par l’adhésion syndicale, la participation à des actions de grève, et le rapport de forces dans l’atelier.

Certes, ces collectifs ne sont pas des instances démocratiques. Il n’y a pas vraiment de mise en débat des pratiques, des valeurs déployées ; celles-ci s’élaborent et se diffusent à l’initiative de certains, les plus expérimentés, les plus syndicalisés ou politisés, ou de ceux qui ont le plus fort charisme, la plus grande virtuosité, et détiennent le plus de savoirs. Leur posture se construit clandestinement, et s’affirme progressivement comme une donnée naturelle qui s’impose à tous. On peut voir des abus, des partis pris contestables, des dérives, de la répression et de l’autoritarisme. Mais il n’en reste pas moins que, pour une grande part, ces collectifs parviennent à limiter (même si c’est à la marge) cette inégalité fondamentale qui place le salarié tout seul, avec ses ressources individuelles nécessairement limitées, face à un système mis en place par une direction assistée d’un aréopage de spécialistes, d’experts, relayée par une hiérarchie solidement constituée, et fondé sur un contrat salarial de subordination. En se constituant comme acteur collectif, ces groupes cherchent à limiter les effets délétères du déni des capacités des salariés, de leurs valeurs, de leur besoin d’engagement et d’implication : ils remettent en cause concrètement la domination inscrite dans l’organisation formelle du travail par les transgressions quotidiennes qu’ils opèrent, ils dénoncent comme injuste et immorale une mise au travail qui refuse de reconnaître la réalité de leur contribution. Ils sont partie prenante d’un microrapport de forces clandestin à leur niveau, et servent de base à une mobilisation syndicale plus globale par les valeurs qu’ils font vivre en leur sein. Ils jouent un rôle déterminant pour tenir le plus possible la souffrance à distance.

La vie difficile des collectifs

Ces collectifs se sont progressivement désarticulés sous les coups conjugués de deux phénomènes bien distincts. Le premier, déjà évoqué, est leur fragilisation en contrecoup inattendu des lois Auroux, et notamment de l’instauration d’un droit d’expression direct et collectif. Le « rapport Auroux », publié en septembre 1981 et à l’origine de la loi, préconisait (p. 14) : « L’expression doit être celle du groupe de travail. Ce qu’il convient de développer, c’est la possibilité d’analyser et de proposer collectivement des modifications aux conditions de travail. » Même si la loi explicite qu’il s’agit d’un droit individuel à s’exprimer collectivement, les groupes, les collectifs sont au cœur de l’initiative. D’ailleurs, ce droit se situe dans la foulée des revendications formulées d’abord par la CFDT dès 1974, puis de la CGT en 1979, clamant que les salariés étaient les véritables experts de leur travail et qu’ils devaient pouvoir s’exprimer au sein de groupes naturels ou conseils d’atelier.

Les collectifs n’ont pas réussi à s’emparer de ce droit. On a beaucoup écrit sur la question. Ce qui ressortait principalement, c’est que ce droit est arrivé dans un moment de faiblesse syndicale et de démobilisation des salariés. Les lois Auroux ont contribué par ailleurs à institutionnaliser les syndicats et à transformer les militants en experts par le renforcement des droits syndicaux au sein des comités d’entreprise qu’elles instituaient. Les militants, peu nombreux, étaient submergés par leurs nouvelles responsabilités. Les groupes d’expression se sont trouvés sans soutien, livrés à eux-mêmes, ou pris en main par des consultants qui les formaient à poser les « bonnes questions » pour recevoir des « réponses satisfaisantes ». D’autre part, les directions n’étaient pas enclines à satisfaire ces groupes qu’ils redoutaient, en tout cas au tout début. Yvon Chottard, vice-président du CNPF, dénonçait alors « la désorganisation de l’entreprise » et « l’instauration des soviets ». Yvon Gattaz, président, affirmera à propos du droit d’expression des salariés et de leur intervention sur la gestion : « Certes, il faut revaloriser la fonction salariale, mais non par la participation à la gestion : à chacun ses compétences, au tourneur de tourner, au chef d’entreprise de gérer… » La plupart des directions des entreprises ont tout fait pour que les groupes d’expression se lassent, en allongeant les délais de réponse, en refusant ou détournant les demandes.

Les collectifs ont fait alors la douloureuse expérience du faible poids de leurs propositions quand ils s’efforçaient de jouer le jeu, quand, en sortant de l’ombre, ils s’essayaient à l’exercice de formulation de vœux pour améliorer le contenu et l’organisation de leur travail. Mais plus grave encore, comme on a pu le voir, ils ont subi une déstabilisation liée au passage de l’ombre à la lumière. Car ils ne fonctionnent vraiment que dans le faire, l’action, la complicité tacites. Parler d’une seule voix, se mettre d’accord pour exprimer officiellement des demandes collectives, nécessite un mode de fonctionnement très différent du leur. Ils n’ont pas gagné au change, compte tenu de leurs modes de fonctionnement.

Un deuxième phénomène, bien plus massif, plus systématique et de plus longue durée devait accentuer cette mise à mal des collectifs : la politique d’individualisation de la gestion des salariés et d’organisation de leur travail, initiée par un patronat traumatisé par la puissance de la grève générale de trois semaines avec occupations, qui a secoué la France au cours du mois de mai 1968. Cette capacité de contestation massive devait être contrée, et le choix fait dans la première moitié des années 1970 de l’individualisation s’est appuyé sur une rhétorique bien huilée. C’est en surfant sur l’écume de la démocratisation et des aspirations à plus de liberté, d’autonomie et de reconnaissance, que le patronat français a réussi à légitimer un processus d’individualisation qui avait pour cible ces collectifs sources de contestation et d’opposition. Ces collectifs qui faisaient à leur façon obstacle à la domination que revendiquent les directions au nom du bon fonctionnement de leur entreprise.

Le patronat de l’époque, mis en cause par la grève générale de Mai 68 et mis au défi de trouver des parades à la contestation de l’ordre social dans ses entreprises, s’est orienté vers l’instauration de groupes bien particuliers à géométrie variable, conçus par la hiérarchie pour répondre à des problèmes précis du travail, tels les cercles de qualité, les groupes ad hoc, groupes de projet rassemblant la plupart du temps des salariés de différents services et niveaux hiérarchiques. Des groupes régulés par la hiérarchie, des collectifs sous influence ont remplacé progressivement les groupes d’expression peu à peu se sont effilochés en raison de leur bilan plutôt négatif, les améliorations des conditions de travail attendues – on l’a vu – se limitant le plus souvent à des détails. Alors que les réunions étaient programmées pendant le temps de travail, et pouvaient être considérées comme des moments de répit, de nombreux salariés ne voyaient plus de raisons de continuer à se réunir, vivant mal le peu d’efficacité qui ressortait de leur intronisation et voulant peut-être aussi protéger leur fonctionnement clandestin. Les multiples groupes sous influence hiérarchique et à géométrie variable faisaient en réalité très bon ménage avec le processus d’individualisation qui ne cessait de se développer, ouvrant la voie au déferlement de la souffrance.

L’individualisation et la mise en concurrence : des armes éternelles relookées

Tous les sociologues ont noté que l’individualisation et la mise en concurrence étaient au cœur des nouvelles pratiques de gestion. Mais rappelons qu’à la suite de Taylor dès la fin du XIX e siècle, les employeurs avaient largement investi cette dimension qu’il jugeait décisive. Ils avaient compris qu’il leur fallait changer la perception que les ouvriers avaient de leurs propres intérêts et que cela passait par une logique d’individualisation : « Pour résoudre les problème du travail, les employeurs ont développé des stratégies pour mettre à mal le socle de la communauté d’intérêts au sein des ouvriers, et pour les convaincre qu’en tant qu’individus leurs intérêts étaient identiques à ceux de leur compagnie [1]  », d’où des formes de paiement et de promotion destinées à stimuler l’ambition individuelle, et des politiques de type paternaliste pour arracher la loyauté des ouvriers, pouvait écrire Katherine Stone (1974) qui étudiait l’industrie sidérurgique aux États-Unis. Taylor leur a précisément fourni la méthode pour un paiement à la productivité et le moyen de calculer individuellement cette productivité, ce qui était à l’époque une réelle innovation. Les employeurs avaient compris que pour augmenter la production, il fallait changer « l’identité collective des travailleurs », cela passait aussi, comme s’en vantait F. Taylor, par une éradication des grèves. Katherine Stone explique que les employeurs ont développé un système de promotions internes, de telle sorte que les ouvriers n’aient pas le sentiment d’avoir un horizon bouché. Ils distribuaient des certificats aux meilleurs pour qu’ils puissent prétendre à un poste plus qualifié quand celui-ci se libérait. Cela mettait les travailleurs en concurrence, les conduisait à rechercher les faveurs de la hiérarchie. Les employeurs de la Midval Steel pouvaient se passer d’une distinction entre ouvriers qualifiés et non qualifiés, note-t-elle, grâce à la nouvelle organisation, mais ils avaient compris que l’homogénéité était un danger car elle favoriserait une prise de conscience d’intérêts collectifs. Aussi ont-ils créé une hiérarchie des qualifications plus en lien avec les problèmes de gestion de la main-d’œuvre qu’avec les besoins de la production. Mais les directions d’entreprise fordistes ont eu du mal à garder le cap de cette individualisation dans des firmes devenues gigantesques, et ont été contraintes de massifier la gestion de leurs salariés.

Depuis les années 1980, l’individualisation a donc été largement promue par un patronat jouant, en France, la carte du post-taylorisme et de la prise en compte des aspirations des salariés. Cette individualisation bénéficiera de circonstances favorables : la mondialisation qui exacerbe et transforme la concurrence (plus exigeante en termes de qualité, réactivité et innovation), l’informatisation (qui se généralise et multiplie la possibilité de postes de travail isolés) et l’évolution de la nature du travail (qui relève de plus en plus du tertiaire, donc des services) joueront dans le même sens, justifiant des formes de gestion et d’organisation plus individualisantes. L’individualisation s’accompagnera d’une mise en concurrence systématique, cette dernière au nom de la volonté d’instaurer une reconnaissance réelle des qualités et de la valeur de chacun, ce qui exigerait de comparer les individus entre eux ; et ils seront effectivement jaugés, évalués, jugés sous tous les angles, au nom de la prise en compte de l’apport de chaque personne.

L’individualisation commença donc dans l’après-Trente Glorieuses au milieu des années 1970, en réaction et comme parade aux événements de Mai 68 qui compromettaient l’avenir ; elle se présente sous des formes variées mais qui toutes présentent une forte ambivalence. Elles correspondent à des libertés supplémentaires, des avantages bien réels, tout en ayant toujours cet effet de diminuer l’influence des collectifs et ainsi d’accentuer l’emprise patronale sur les salariés. Prenons le cas des horaires variables, initiés au milieu des années 1970 dans certaines entreprises : ils se présentent comme un desserrement des contraintes temporelles accordé aux salariés, qui peuvent désormais disposer d’une certaine marge dans les heures d’embauche. Si le gain est réel, il contribue cependant à déstructurer la vie collective car les salariés ne prennent plus leur pause ensemble, ne déjeunent plus ensemble et ne sortent plus en même temps. Il en va de même avec la polyvalence, qui permet aux salariés et surtout aux ouvriers de changer de postes dans la journée ou dans la semaine, ce qui incontestablement introduit une certaine variété dans un univers répétitif, mais complique, là encore, la vie des collectifs, dans la mesure où les salariés ne travaillent plus dans la durée côte à côte. Les augmentations individuelles de primes, puis de salaires, auront les mêmes effets ambivalents : d’un côté, cela permet une reconnaissance des qualités et des efforts de chacun, ce qui satisfait certaines aspirations bien réelles ; de l’autre, et de façon évidente, cela institue des logiques de compétition, de concurrence entre les membres des collectifs, et parachève la perte de substance qui les affecte.

Et que dire de ces fameux entretiens individuels d’évaluation avec le N+1 (le supérieur hiérarchique immédiat) au cours desquels chaque salarié, quelle que soit sa place dans la hiérarchie, se voit assigner des objectifs personnels pour l’année et, un an plus tard, subit une évaluation, elle aussi personnelle, de sa performance ? On mesure là à quel point le chemin parcouru depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000 est spectaculaire : qui aurait pu imaginer un seul instant qu’un ouvrier aille, durant les Trente Glorieuses, tout seul dans le bureau de son chef, sans être accompagné par un représentant du personnel, un délégué syndical ou des collègues, pour se voir définir des objectifs individuels (assiduité, disponibilité, qualité de la coopération avec les collègues, attention aux ordres, implication, augmentation de la productivité…) ?

L’individualisation s’est encore imposée dans le monde du travail de manière plus sophistiquée, par une intrusion dans les relations entre salariés. En effet, sous couvert de modernisation, le management a introduit la logique de prestations de services en interne afin de réguler les rapports que les salariés établissent entre eux spontanément. Il a commencé par l’instaurer entre départements, entre services, et pour finir, également entre salariés et jusque sur les chaînes de fabrication entre opérateurs ; chacun étant considéré comme le client de celui qui travaille en amont et le fournisseur de celui qui travaille en aval, avec les droits et les devoirs qui accompagnent toute relation de ce type. L’impact que ce type de rapports peut avoir sur la vie des collectifs n’est pas négligeable et vient s’ajouter à celui des politiques d’individualisation délibérées.

Toutes ces évolutions sont, rappelons-le, revendiquées par les directions comme autant de preuves de leur volonté de répondre aux aspirations des salariés, du moins dans leur dimension de critique « artiste », comme la nomment Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999). Il y a là comme un écho à la posture gaullienne du « je vous ai compris », les employeurs prétendant miser désormais sur l’empathie.

Privés de collectifs qui se dissoudront progressivement, les salariés seront donc individuellement exposés aux aspects les plus éprouvants des transformations du travail. Sans le recours possible aux autres, sans leur complicité et leur aide, voire en concurrence avec eux, ils auront à affronter, tout seuls, les pénibilités, la dureté de ce qui se joue au travail. Cela n’est pas sans rapport avec la place obsédante qu’occupe la souffrance de nos jours. Les salariés subissent seuls le poids de l’idéologie dominante qui dépossède de la distance critique, ne bénéficient plus de l’intelligence collective capable de défier cette idéologie subjectivement (par des valeurs, une morale et des espoirs partagés) et objectivement (par l’invention de savoirs, savoir-faire qui démontrent quotidiennement que les principes tayloriens qui prétendent faire l’économie de l’implication et des connaissances des ouvriers sont irréalistes). Ils ne peuvent plus vivre ensemble les difficultés d’une situation commune, ni mesurer les effets communs qu’elle produit sur les uns et les autres. Ils ne peuvent plus opposer de résistance aux exigences qu’on leur impose. Ils n’ont plus d’autres références que leur propre souffrance face à leurs difficultés. Ils ont bien du mal alors à ne pas penser que s’ils souffrent, c’est parce qu’ils ne sont pas adaptés, ou mal préparés à leur travail, qu’ils manquent de résistance et des ressources nécessaires pour tenir leur poste. Au cours d’enquêtes que j’ai menées au sein d’entreprises du secteur public comme privé, il m’a été donné d’entendre des salariés, certains de haut niveau, lâcher sous le mode de la confession qu’ils n’étaient pas à la hauteur, qu’ils manquaient d’intelligence, et que c’est pour cela qu’ils n’y arrivaient plus et se trouvaient en état de souffrance, que c’était leur faute en somme s’ils souffraient…

Ils subissent de plus une véritable offensive idéologique et éthique de leur management qui ne ménage pas les efforts pour les convaincre du bien-fondé de ses choix, pour les transformer (comme je l’ai évoqué dans le premier chapitre) en militants inconditionnels de leur entreprise. Vider les collectifs de leur substance, individualiser à outrance pour désamorcer la contestation est une option, encore faut-il s’assurer que les salariés individuellement s’associeront bien aux valeurs professionnelles requises.

D’où la nécessité, du point de vue managérial, de consacrer du temps, de l’énergie et de l’argent pour inscrire dans la tête des salariés les pratiques, attitudes et comportements requis. On peut distinguer différentes phases et formes de ces tentatives de métamorphose identitaire des salariés : tout d’abord celles qu’on peut classer sous le registre participatif (mettant à profit les lois Auroux), puis celles qu’on peut qualifier d’éthiques où les directions s’essaieront à définir les salariés vertueux, et enfin celles, psychologisantes, qui jouent pleinement sur la dimension narcissique des salariés. C’est dépouillés du soutien des autres, bouleversés et déstabilisés dans leurs valeurs, que les salariés affronteront les offensives idéologiques accompagnant les transformations organisationnelles.

La conquête des esprits encore et toujours : convaincre pour contraindre

Sur le socle d’une stratégie d’individualisation, les tentatives managériales de séduction se déploient donc.

De façon participative, dans un premier temps, en vue de pacifier l’entreprise en instaurant le dialogue, en expérimentant des relations plus détendues au sein de différents types de groupes. Il s’agit de diffuser auprès des salariés les valeurs de l’entreprise, défendre sa cause, expliquer ses contraintes, légitimer ses choix organisationnels. Il s’agit de parler aux salariés, de leur faire passer des messages, mais aussi de les faire parler, de donner des signes d’écoute. Les cercles de qualité notamment sont là pour relayer les suggestions des salariés. Cela prendra une extension très particulière dans les années 1980 où les notions d’entreprise citoyenne et de citoyenneté dans l’entreprise se diffusent grâce aux lois Auroux, où une sorte de réhabilitation des entreprises s’opère. Elles deviennent un lieu où les salariés ont droit à la parole, les directions d’entreprise rivalisent alors dans les grands discours proclamant que les salariés sont la vraie richesse des entreprises, que leur esprit d’initiative et leur intelligence représentent un véritable capital qu’il faut faire fructifier. C’est la période des grandes messes aussi, où l’on réunit et mobilise tous les salariés pour définir la culture de l’entreprise, ses missions, son identité. L’entreprise se présente désormais comme une communauté, et d’ailleurs la représentation graphique des organigrammes se transforme : ce ne sont plus des triangles où au sommet trône la direction, à la base les salariés subalternes et au milieu l’encadrement. Non, au sommet, c’est le client ou le marché et en bas, côte à côte, la direction, l’encadrement, les salariés lambda. Ces derniers passent un nombre d’heures impressionnant en réunions, assemblées, cercles à vocation participative. Il s’agit, pour le management, de les convaincre d’adhérer à la philosophie de l’entreprise, de se départir de tout esprit de contestation. Il s’agit de procéder à une véritable métamorphose identitaire des salariés (Linhart, 1991).

Puis ce fut, dans les années 1990, la période de la profusion des chartes éthiques, codes déontologiques, règles de vie édictées par les grandes entreprises du privé comme du public, et relayés par nombre de PME, fournisseurs et sous-traitants, pour définir le salarié vertueux. Quel est ce salarié vertueux ? C’est celui qui accepte la flexibilité, la mobilité, la disponibilité, qui comprend la nécessité de s’engager à fond dans son travail, qui est loyal à l’égard de son entreprise, qui recherche l’excellence, et surtout qui accepte de se remettre en question. L’éthique managériale véhicule l’idée que le salarié se doit d’être risquophile ; la guerre est déclarée à ceux qui s’accrochent à leurs acquis, leurs privilèges, qui ne veulent pas renoncer à leurs habitudes, leurs routines. C’est l’époque où dans certaines entreprises on propose aux salariés de sauter à l’élastique, en parachute, de courir le marathon, en témoignage de l’ampleur de leur engagement au travail. C’est de cet engagement que découle l’avenir de l’entreprise. Au cours d’un séminaire, un dirigeant « repreneur » d’entreprise expliquait dans ces années-là qu’on lui avait proposé de reprendre une entreprise menacée d’un dépôt de bilan. Il explique qu’avant d’accepter, il a posé ses conditions, notamment celle de pouvoir s’assurer de la qualité de l’engagement des cadres supérieurs dans la nouvelle aventure. Il voulait vérifier qu’ils avaient les « tripes pour le faire », et étaient prêts à prendre des risques. Concrètement, il demande à l’équipe (une dizaine) de cadres de faire une sorte de stage de survie. Ils seraient déposés en forêt de Guyane par hélicoptère, on leur donnerait une boussole, quelques maigres provisions et ils auraient à rallier un point de rencontre où l’hélicoptère les reprendrait une semaine plus tard. Les cadres acceptent. Et le dirigeant de décrire à l’assistance la peur, la faim, la promiscuité (qui devait même occasionner une agression sexuelle), l’épuisement physique et mental que ces personnes ont subis. Mais ils en étaient sortis soudés, exposait-il, avaient fait preuve de leur engagement et méritaient donc que l’on tente avec eux le sauvetage de l’entreprise. Les risquophobes n’ont assurément pas leur place dans l’entreprise. L’option managériale d’une emprise éthique sur les salariés pour arracher leur adhésion, les convaincre que la légitimité, la morale et le courage sont du côté de ceux qui défendent la performance des entreprises et les emplois, est une des facettes de l’idéologie que véhicule le management pour gérer l’après-taylorisme.

Mais en réalité, le management moderne tâtonne, il s’essaie à différentes « formules » idéologiques et, après le participatif et l’éthique, s’avance le « système managinaire » (néologisme formé à partir de management et imaginaire par Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, 1999) qui mise sur la satisfaction narcissique des salariés. Il y a là un pas de plus dans la mise en scène de rapports sociaux fondés sur ce qui serait un échange équilibré, du donnant-donnant, il y a une inversion de sens judicieusement opérée et qui met la « réalité la tête en bas » selon l’expression de Marx. Car il s’agit ni plus ni moins que de convaincre les salariés que les exigences qu’ils ont à subir en termes de travail, d’engagement, de disponibilité et de dépassement de soi, dans des conditions en réalité non négociables, leur permettent de satisfaire des aspirations profondes. Il y a pourtant bien une déconnexion entre les situations de travail telles qu’elles résultent des objectifs managériaux définis dans le contexte d’un capitalisme de plus en plus financier et court-termiste, et les prétentions du même management à fournir l’opportunité aux salariés de partir en quête de soi, de leurs désirs les plus profonds, de leur bonheur. Le management en vient à présenter les contraintes de plus en plus fortes, les moments les plus ingrats (comme la fixation des objectifs, les évaluations, les contrôles) qu’il impose comme autant de défis à relever qui permettent aux salariés de découvrir qui ils sont vraiment, de faire émerger en eux des qualités qu’ils ne soupçonnaient pas, d’approcher un idéal du moi. Il fait miroiter des occasions de satisfaction narcissique là où l’on pourrait voir des risques psychosociaux. On pourrait déceler une progression du cynisme, le management passant de la démarche participative (prétendant associer les salariés à l’évolution de leur travail), de l’argumentation éthique (pour inciter les salariés à se détourner de valeurs professionnelles et citoyennes qui s’avèrent désormais dépassées), à un deal hyperindividualisé où ce sont les désirs, les aspirations les plus personnelles qui sont en jeu. Un deal qui revient à promettre une jouissance personnelle à ceux qui accepteront de s’aligner sur des comportements professionnels décidés par des managers en fonction des règles du marché incontrôlées. Car il n’est pas question que les salariés aient leur mot à dire quant aux modalités de cette épopée qu’on leur inflige.

On assiste à une exacerbation de cette idéologie à l’égard des jeunes : « Venez chez nous, vous allez découvrir qui vous êtes vraiment. » À travers des spots et des publicités pour le recrutement, ce sont des messages de ce type que les entreprises adressent aux jeunes, quand ils ne font pas miroiter des carrières d’exception aux « jeunes talents » et aux « hauts potentiels ». La démesure, l’aventure, les défis, l’instantanéité, sont autant de composantes du modèle managérial censées correspondre à certaines caractéristiques de la jeunesse, au point qu’on est en droit de se demander si le management moderne ne serait pas un modèle conçu pour les jeunes…

Les managers admettent de plus en plus que les nouvelles organisations du travail risquent de générer du stress, du mal-être, et poser des problèmes de santé publique, mais semblent, pour certains d’entre eux, associer ces problèmes plus particulièrement à une génération : celle des plus de 50 ans qui aurait du mal à s’adapter, alors que la jeune génération s’accommoderait de ces nouvelles tendances et serait même en phase avec elles. Nous serions, selon eux, dans une période de transition, où les « anciens » peineraient à s’adapter à un univers de travail fluctuant, exigeant, en renouvellement permanent, qui demanderait esprit d’initiative, capacité d’adaptation, mobilité et goût du risque, qui se déclinerait dans des relations de confiance et de complicité avec la direction, alors que les jeunes, aguerris aux nouvelles technologies, partie prenante du monde de l’individualisme, de l’éphémère, de l’immédiateté et des échanges en temps réel, seraient naturellement attirés par le type d’exigences de ces nouvelles formes d’organisation et de management.

Se développe ainsi (pour le moment de façon relativement diffuse) l’idée selon laquelle, pour que le nouveau modèle s’affirme pleinement sans causer de dégâts sociaux, il faut préparer le départ des anciens et donner toute leur place aux jeunes. C’est particulièrement vrai en France où le faible taux d’activité des seniors au travail (un des plus bas d’Europe) refléterait ainsi une stratégie managériale cherchant à évincer les anciens qui (modelés par l’idéologie et les modes de vie du passé) ne sauraient pas s’adapter et ne seraient pas efficaces dans l’entreprise. Mais des questions restent posées, évidemment : les jeunes, loin de constituer un ensemble homogène, sont-ils vraiment en phase avec ce nouveau modèle ? Quels types de jeunes sont susceptibles d’adhérer à l’idéologie managériale moderniste ? et avec quels ressorts ? Et, plus problématique : les jeunes ne seraient-ils pas en phase avec ce modèle managérial précisément tant qu’ils sont jeunes, avides de changements, de nouveaux défis, parce que sans le poids de contraintes familiales et domestiques importantes ?

En d’autres termes, le nouveau modèle managérial s’emploie-t-il à gérer une phase de transition, en misant sur les jeunes qui, porteurs de nouvelles valeurs compatibles et en harmonie avec les exigences du modèle managérial moderniste, parviendraient à les généraliser ? Ou bien se condamne-t-il à fonctionner en s’appuyant sur des flux sans cesse renouvelés de jeunes, les seuls à même de supporter ou de rechercher le nomadisme professionnel, résidentiel, l’incertitude et les défis ? Le management moderniste est-il sur la voie de faire table rase du passé et d’inaugurer une nouvelle société mue par d’autres valeurs ? Ou bien repose-t-il sur un mode discriminant de mise au travail qui rejette à la périphérie ceux qui ne se caractérisent pas par leur jeunesse ?

Jeunes et management moderne : des affinités recherchées

Qu’ils soient équipiers dans la restauration rapide, opérateurs en usine ou ingénieurs (en SSII, comme dans des entreprises de pointe) et cadres, les jeunes semblent avoir en commun d’être pris en charge par un management pensé pour eux.

Chez McDonald’s, explique Hélène Weber (2005), où une part importante des équipiers, d’origine populaire, poursuit des études à l’université dans des filières peu sélectives offrant peu de certitudes quant à un futur emploi, « l’immédiateté est extrêmement valorisée ». Ces jeunes font avec des exigences très particulières de disponibilité, notamment des horaires qui changent sans arrêt et des heures supplémentaires. Certes, il leur est compliqué d’organiser leur vie privée tant celle-ci dépend des fluctuations du travail, mais l’entreprise crée les conditions d’une sociabilité faite sur mesure et appropriée qui compense ces difficultés : sorties en boîte, appelées « soirées équipier », week-ends de loisir, moments de détente collectifs. Selon Hélène Weber, il y a un jeu de mise en scène de la réussite de ces jeunes qui est le contrepoint de ce qu’ils ont eu à vivre auparavant, c’est-à-dire souvent des situations d’échec, notamment scolaire. Ils vivent comme dans un tourbillon les incitations à se dépasser, à se prouver à eux-mêmes l’étendue de leurs qualités. Ils sont portés par la spirale de ce qui leur apparaît comme un accomplissement. Chez McDonald’s, écrit encore Hélène Weber, « l’individu est reconnu, désiré et investi d’emblée ».

Au cours d’enquêtes en milieu industriel (Linhart, 2009), j’ai pu constater des phénomènes de même nature auprès des opérateurs. Les jeunes entrants dans l’entreprise s’avéraient a priori réceptifs à l’idéologie et à la rationalité managériale. Dans une entreprise de mise en bouteille d’eau minérale, on pouvait clairement établir une césure entre les anciens porteurs d’une préoccupation de la qualité héritée du temps passé et qui se fondait sur des savoirs et savoir-faire qu’ils détenaient, et les jeunes qui adhéraient spontanément, personnellement aux procédures de contrôle qualité ISO plus abstraites, plus formelles et surtout plus modernes ; de façon plus générale, ils se revendiquaient de la culture de l’entreprise et n’hésitaient pas à se démarquer des anciens. Ils prenaient leur distance également avec les syndicats, affirmant compter sur leurs propres atouts.

Chez des jeunes nettement plus qualifiés, on trouve nombre de similarités. Si l’on évoque (Perrenoud, 2009) la situation des jeunes ingénieurs de SSII (appelés à travailler dans des lieux variés, pour des clients eux aussi variés), on voit que les anciens ressentent douloureusement une pression qui les use (il faut être très mobile, passer d’une entreprise à l’autre, travailler dans des contextes différents et selon des exigences et méthodes variées), quand les jeunes apprécient cet état de quasi-fébrilité où ils multiplient les missions, les déplacements, les responsabilités. L’excès de travail et le stress qu’occasionne une telle vie professionnelle est, nous dit Marc Perrenoud, considéré comme participant d’un glorieux apostolat, et ces jeunes ne s’en plaignent pas, au contraire, ils les recherchent même. Ils voient la SSII pour laquelle ils travaillent comme le tremplin pour parachever une image de soi articulée autour de la réussite. Ils vivent en accéléré, recherchent les défis. Ils sont dans une illusion de toute-puissance, proche ici aussi d’un idéal du moi (Dujarier, 2006). Cependant, ils ne cherchent pas à rester longtemps dans la même SSII, l’idée étant de se faire remarquer par les chasseurs de têtes avec un CV accrocheur.

Alexandre des Isnards et Thomas Zuber (2008), eux-mêmes jeunes cadres très diplômés, ont analysé et décrit le rapport au travail de leurs jeunes collègues de façon très imagée. Ils ont montré comment le modèle managérial prenait appui sur une propension naturelle des jeunes à jouer, à faire semblant, à donner le change, à rechercher les émotions fortes et le toujours plus. Dans un climat de convivialité, de bonne humeur, où tout ce que l’on fait est présenté comme passionnant, prestigieux, chacun se déplace avec son BlackBerry. « L’open space est convivial, le stress positif, la mobilité un défi. » Chacun passe son temps à démontrer qu’il est parfaitement en osmose avec les nouvelles formes de mobilisation au travail. « Le jeune cadre qui veut se donner de l’importance effectue des allers-retours dans l’open space en parlant tout fort, le portable collé à l’oreille. Il s’assoit négligemment près de votre bureau et ne vous prête aucune attention. Mufle ? Non, car il a compris ou c’est inné qu’un jeune cadre n’a jamais le temps de se poser. Son leitmotiv : “Je suis full, je suis charrette”. »

Les auteurs insistent sur la réceptivité des jeunes aux dimensions ludiques qu’offre l’entreprise pour faire passer des horaires et un engagement exigeants. Voyages professionnels mais aussi week-end collectif de travail, ambiance survoltée, défis à relever, accélération des temporalités, évaluations, esprit de compétition, tout cela leur donne le sentiment de vivre intensément et rencontre souvent l’esprit « prépa [2]  » dont ces jeunes ne sont pas si éloignés dans le temps.

Certaines entreprises cultivent la recherche d’adéquation à l’esprit jeune à travers une offre de sports particulièrement fournie. Dans sa thèse, Pierre Julien (2009) développe l’idée que le sport en entreprise offre un substitut à l’esprit de coopération largement effrité par la politique systématique d’individualisation, voire de personnalisation de la gestion des salariés. Les pratiques sportives proposées sont de différentes natures, mais se rejoignent en ce qu’elles se présentent comme des attentions managériales et des possibilités de liberté, tout en maintenant l’idée d’une certaine communauté. L’adhésion est rapidement gagnée à la cause de l’entreprise : les cadres, notamment les jeunes, sont pris, explique-t-il, dans une sorte d’euphorie qui compense les redoutables efforts qu’ils ont à fournir par ailleurs.

À travers ces exemples, on voit qu’une grande partie des efforts produits pour accrocher les salariés, les faire adhérer à l’idéologie managériale moderniste, est pensée sur le mode « jeunes ». L’exemple de Google est de ce point de vue convaincant. Prenons le cas d’un de ses établissements, à Zurich, en Suisse : la conception managériale du bien-être au travail est sans nul doute orientée vers les jeunes (Laurent, 2009). « À l’intérieur de ces 12 000 m², 500 ingénieurs, dont la moyenne d’âge doit avoisiner les 30 ans, originaires de quarante pays différents, travaillent chaque jour pour la plus grande entreprise Internet au monde. » Les termes du reportage sont évocateurs, et illustrent bien la donne : on met en scène des conditions de travail qui font rêver. « Parmi les légendes de Google, il y a ces conditions de travail décrites comme paradisiaques, ou pas loin. Une volonté de la compagnie, pour laquelle des employés heureux travaillent mieux et plus. Force est de constater que ce n’est pas qu’une légende. Si les personnels sont installés dans des open space plutôt classiques au premier abord, la décoration est là pour rappeler que Google met un soin tout particulier au confort de ses employés. Chaque étage est décoré suivant une thématique : plage, jungle, football… Dans tout le centre, des “bulles” servent à s’isoler, seul ou à deux. Elles adoptent la forme de cabines de téléphérique ou de soucoupes volantes suivant les étages et portent des noms à connotation très geek, comme “Zul’Gurub”, ou “Yoda”. De temps à autre, on tombe également sur une rampe similaire à celle qu’utilisent les pompiers, pour glisser d’un étage à l’autre, ou sur un toboggan. […] À chaque étage, une mini-cafétéria propose fruits frais, gâteaux et boissons. Gratuitement, et à volonté […]. Au rez-de-chaussée, salle de jeux avec baby-foot, posters géants des Beatles, salles de massage, coiffeur (pour lesquels les employés doivent payer une petite somme), garderie pour les enfants, gym, sauna, pièces de relaxation avec musique douce et aquariums […]. Tout est fait pour encourager les employés à rester dans l’entreprise. »

Il semble bien qu’il y ait une véritable rencontre entre le management moderne et les jeunes ou, du moins, un certain type de jeunes. Si le management mise d’emblée sur cette catégorie particulière de salariés pour développer des formes nouvelles de mise au travail axées autour de la mobilité, de la disponibilité, de la flexibilité, et sur un engagement professionnel très exigeant, il s’avère que dans de nombreux cas de figure, les jeunes les acceptent comme signes d’un nouveau monde du travail qui les prend au sérieux, et qui leur propose de confondre activité professionnelle et occasions de prouver aux autres, ainsi qu’à eux-mêmes, leur valeur, sur le mode du défi et du jeu. S’il y a un message qu’ils ont bien reçu, c’est celui qu’on pourrait résumer en ces quelques mots : la valeur n’attend pas le nombre des années.

La question se pose alors : ces jeunes sauront-ils, en vieillissant, s’accommoder de cette idéologie et de ces pratiques spécifiques ? En d’autres termes, ce nouveau modèle parviendra-t‑il à diffuser vers la société un nouvel ensemble de valeurs et de rapports au travail ?

Des indicateurs importants conduisent à penser que ce pari est loin d’être gagné, pour la raison que, même jeunes, les salariés ont du mal à vivre avec ce modèle, et que les causes de tensions, malentendus et dissensions, désillusions et sentiments d’injustices sont bien nombreuses, pour eux comme pour les autres salariés, ainsi que nous le verrons plus loin.

Cadres et management moderne, un deal évident ?

Au-delà des jeunes, le modèle s’adresse aussi spécifiquement à une catégorie qui augmente considérablement dans la société du travail moderne : les cadres. Résolument installés dans une posture individualiste, les cadres sont très centrés sur le travail et en attendent beaucoup pour leur réalisation personnelle et sociale, même s’ils s’inscrivent dans une implication forte également dans leur vie privée. C’est du moins ce qui est ressorti d’une enquête que j’ai pu mener sur les cadres, avec Luc Chelly, Gaetan Flocco et Mélanie Guyonvarch (2012), auprès d’un échantillon exploratoire de soixante-dix cadres, de différents niveaux, hommes et femmes d’âges divers appartenant à différents secteurs. Ces cadres sont prêts à enrôler les autres dimensions de leur vie sans toutefois la sacrifier : ils revendiquent une certaine autonomie au travail leur permettant de jongler avec les contraintes domestiques, familiales et leurs loisirs. Au travail, ils ont des exigences fortes : ils veulent découvrir, apprendre, compléter leurs compétences, s’améliorer. Un des premiers constats est qu’ils ne rechignent pas à consacrer de longues heures à leur travail, ni à être flexibles, mobiles et disponibles, du moment que leur activité professionnelle les stimule, et qu’ils peuvent trouver des arrangements en ce qui concerne leur vie personnelle.

Ils ne se sentent pas faire partie d’un groupe professionnel. En ce sens, ils sont profondément individualistes. Pour nombre d’entre eux, la notion même de cadre ne signifie pas grand-chose. Ils sont prompts à dire qu’ils ne se voient pas grand-chose en commun, ils ne perçoivent pas non plus de différences entre eux et les autres catégories. Ils ne sont pas sensibles à ce qui pourtant, il n’y a pas si longtemps, était une réelle distinction. Ce sont des individus plutôt solitaires, qui cherchent à tracer, dans le monde du travail, un chemin correspondant à leurs attentes (lesquelles peuvent varier dans le temps selon les différents moments de leur vie). Ils se vivent comme des sujets individuels avec un rapport très personnel à leur emploi, à leur travail et comme les acteurs de leur vie au sens plein du terme. Ce que les chartes éthiques et l’idéologie managériale ne cessent de revendiquer chez leurs salariés. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le salaire n’est pas considéré comme déterminant dans la plupart des cas, du moins à partir du moment où il permet de vivre confortablement, mais sans excès. Il n’est pas particulièrement investi symboliquement. Le salaire est perçu d’un point de vue personnel comme faisant partie d’un tout qui fait tenir ensemble, en les hiérarchisant, différents registres de ce rapport salarial qu’ils investissent d’une manière très personnelle. « Ce que je perds en salaire, je peux le récupérer en intérêt intellectuel », estime ainsi un jeune homme de 30 ans, ingénieur chez un équipementier automobile et interviewé dans le cadre de notre enquête sur les cadres.

Si l’on s’en tient à ces quelques traits qui se détachent de notre étude pour caractériser les cadres et la façon dont ils se perçoivent (c’est-à-dire comme des professionnels soucieux avant tout de se réaliser au travail et qui s’estiment en mesure de mener leur carrière de façon autonome), on pourrait dire que l’idéal des cadres et le cadre idéal (défini par la rhétorique managériale) affichent une étrange ressemblance. Par bien des aspects, le rapport au travail des cadres semble correspondre au salarié rêvé du management.

N’est-il pas au diapason de ce que mettent en scène les chartes éthiques, les codes déontologiques managériaux : des salariés qui n’hésitent pas à s’engager totalement dans leur travail, qui soient disponibles, qui acceptent de se remettre personnellement en cause, de fuir les routines, les habitudes, pour s’adapter en permanence à un environnement fluctuant, incertain et exigeant ? Qui ne soient pas non plus dépendants de leur entreprise et comprennent qu’il n’existe plus d’emploi à vie ? Qui aient le courage de se considérer comme les véritables entrepreneurs de leur vie professionnelle, les seuls responsables de l’actualisation de leurs compétences ?

D’après nombre de nos interviewés, le cadre moderne n’arrive pas nécessairement avec des exigences fortes liées à son métier. Il est capable d’en changer, de s’essayer à diverses fonctions, à la condition d’être en progression. Ce qui le préoccupe le plus est en somme assez simple : construire un parcours qui lui fasse découvrir de nouvelles choses, bonifie en permanence sa professionnalité sans l’obliger directement à des pratiques contraires à son éthique. Ses exigences ne dépasseront pas son périmètre immédiat. Il ne se sent pas nécessairement engagé par ce qui se passe autour de lui. Ce cadre moderne veut découvrir, nous l’avons dit, il veut étendre le champ de ses compétences, il s’inscrit dans une logique individualiste et ne se veut dépendant ni affectivement ni professionnellement de ses collègues ou de sa hiérarchie, il se sent armé pour des mobilités tant professionnelles que régionales et internationales.

Les bases d’un deal possible avec le management moderne semblent évidentes. Certains cadres, particulièrement bien dotés (diplômes prestigieux, expérience reconnue) et qui s’inscrivent dans des cycles de leur vie leur permettant d’importantes marges de manœuvre, parviennent conjoncturellement à réaliser leurs attentes, leurs objectifs et se trouvent en phase avec leur environnement professionnel. Certes, la charge de travail est souvent écrasante et il faut savoir jongler pour articuler vie de travail et vie privée, voire accepter de la coloniser, mais ils considèrent que le jeu en vaut la chandelle, et surtout, qu’ils en restent maîtres. Ils ont le sentiment de procéder à des arbitrages lucides dans le périmètre très privé de leur morale professionnelle et personnelle, et non de céder à l’arbitraire de leur direction. Ils fonctionnent en quasi-autarcie subjective. Ces cadres alimentent l’imaginaire individuel de leurs collègues, qui mesurent et jaugent leur situation à l’aune de ces « sublimes ». Car tous les cadres sont loin de ressembler à ces stratèges qui semblent faire avec le management moderne en minimisant ses travers.

On le sait, les cadres, de plus en plus nombreux, sont loin de constituer un groupe homogène, tant leurs fonctions, leurs responsabilités, leur place dans l’entreprise, mais aussi leurs origines et ressources sociales, sont diversifiées. Mais ils sont mus par un idéal qui les rassemble dans ce sens où, à travers leur activité, ils entendent réaliser leurs aspirations professionnelles et personnelles, et qu’ils sont convaincus que c’est à eux de créer les conditions pour y parvenir. Ils estiment qu’ils ont à se construire une trajectoire, à se forger une identité et une éthique qui concrétisent leur autonomie et portent leurs valeurs comme leurs intérêts. Ils y ont, le plus souvent, été formés par leurs études (classes préparatoires, grandes écoles, universités prestigieuses, cursus longs), et souvent dans le cadre d’un mode de vie familial du type classe moyenne. Leur objectif est de ne pas se laisser détourner de ce qui les motive et d’être en position de décider. De ne pas se laisser piéger, ni enfermer dans des situations qui leur imposeraient d’aller à l’encontre ou de se laisser détourner de ce qui leur importe personnellement. Pourtant dans notre enquête, nous en avons rencontré beaucoup qui ne parvenaient pas à réaliser cet idéal, des cadres qui nous sont apparus piégés, résignés, et même cassés.

Pour nombre de jeunes comme de cadres, ceux pour qui le modèle managérial moderne semblait pensé, conçu, le compte n’y est pas, loin de là.

Désillusions et sentiments de trahison

C’est bien parce qu’ils ont tendance à adhérer à la nouvelle idéologie managériale, qu’ils cherchent à jouer le jeu, que nombre de jeunes et de cadres en éprouvent à fond les contradictions, les insuffisances, et les travers qui deviennent vite insupportables.

La pression qui est au cœur de la nouvelle logique managériale et qui est censée « booster » les jeunes cadres prend vite des dimensions violentes et inacceptables. Comme le développent des Isnards et Zuber (2008), la vie à cent à l’heure pour « déchirer la concurrence » n’est pas facile même pour les jeunes cadres qui en veulent. « Sur fond de “dictature du bonheur”, s’affirment une violence des rapports et des hiérarchies exigeantes. Sur les open space, mis en concurrence, chacun surveille les autres, et se sent surveillé. L’impératif de remplir les timesheet[3]  pour rendre compte demi-journée par demi-journée, voire heure par heure de son activité, aggrave le poids des contraintes et le sentiment d’absence de liberté. » Les cadres sont autonomes, mais « comme des détenus en liberté surveillée, un timesheet en guise de bracelet électronique », écrivent les auteurs. Un jeune diplômé sur trois quitte son premier emploi au cours des deux premières années, déçu et avec le sentiment de s’être fait flouer.

Les hiérarchies sont bien là pour répercuter la pression, et pas pour les aider en cas de besoin. Les jeunes cadres ont le sentiment de n’être pas suivis, ni soutenus, de ne pas avoir les bons interlocuteurs, ils se sentent livrés à eux-mêmes et non reconnus dans leur travail. Pire, ils se trouvent parfois acculés à des situations de mise en incompétence. Leur quête de responsabilités et d’autonomie, leur soif de relever les défis et de faire leurs preuves, en accord avec l’idéologie managériale du toujours plus, les conduisent à des échecs éprouvants. Parfois, c’est leur propre hiérarchie qui les surcharge pour les tester. Mais le résultat est le même : ils se trouvent à ne plus pouvoir affronter correctement leurs missions. Comme l’écrit Marc Perrenoud (2009), « certains juniors qui ont déjà de l’ancienneté, entre 30 et 35 ans, commencent à regretter d’avoir évolué si vite vers des postes trop difficiles pour lesquels ils ont évidemment juré d’être à la hauteur, et prennent conscience de la perversité de la promotion piège et des risques d’autonomie qui laissent le salarié en sous-traitance seul face à ses responsabilités, à sa direction et surtout à son client ».

Un retournement s’opère : alors que ces jeunes cadres, stimulés par l’idéologie managériale, étaient en quête d’une sorte de toute-puissance, les voilà confrontés à l’échec, à l’impuissance. Ils se sentent abandonnés, les règles du jeu ne leur semblent pas respectées. Stimulés sur le registre narcissique, les voilà attaqués dans leur image de soi et leur confiance en eux.

Dans un travail universitaire Anne-Marie Breuil (2009), ancien manager à France Télécom pendant plus de trente ans, analyse des dynamiques identiques. Les jeunes diplômés arrivent, explique-t-elle, séduits par les offres et les appellations. On parle campagnes « Jeunes talents » dans un cadre international, l’entreprise recrute des « super cadres » dans une démarche très élitiste. Ils sont venus, écrit-elle, « éventuellement pour y faire carrière mais surtout pour se faire les dents sur un premier poste dans une société de pointe. Antoine explique ainsi leur comportement : “Eux, ils ont appris que la valeur n’attend pas le nombre des années et veulent tout, tout de suite.” » Mais, ils déchantent, les rôles sont mal définis, flous, la hiérarchie peu au courant. L’autonomie qui représentait une sorte d’idéal recherché devient pesante et déstabilisante, le travail devient source d’inquiétude, d’angoisse, de doute sur soi, sur ses capacités, source de manque de confiance dans les autres. Progressivement, ces jeunes découvrent qu’il n’y a pas de contrepartie et que ce qui est attendu d’eux est unilatéral. On est loin du « donnant-donnant ». Ils ont le sentiment que cela ne suit pas en matière de promotions et d’arrangements possibles. Le milieu festif et sympathique s’est transformé en jungle, ils font l’expérience qu’ils ne pèsent pas d’un grand poids et que l’on se préoccupe peu de leurs besoins, de leurs problèmes, de leurs attentes. Tout est « cool » jusqu’au moment où ils ont à attendre de leur hiérarchie qu’elle témoigne de l’intérêt qu’elle leur porte.

Ils se heurtent à un mur et découvrent à quel point les dimensions personnelles de leur vie sont peu prises en compte. Alors qu’on leur faisait croire qu’ils étaient précisément au centre des préoccupations managériales, que l’entreprise s’intéressait non seulement à leurs compétences mais aussi à leur personne, voilà qu’ils deviennent transparents dès qu’ils cherchent à trouver des ajustements entre leur vie privée et personnelle. « Ainsi tel “jeune talent” de France Télécom découvre que sa hiérarchie peut le laisser tomber. Ce jeune cadre apprécié de tous confie “J’ai dit non” : alors là tout le monde m’a laissé tomber, je me suis senti nié en tant qu’individu […]. C’est un manque de considération humaine », écrit encore Anne-Marie Breuil.

Hélène Weber (2005) pointe le même cheminement de la désillusion chez les équipiers de McDonald’s, nous ne sommes plus chez les cadres mais chez des jeunes nettement moins diplômés et dans le cadre d’un travail peu qualifié. « Tant que les employés croient en l’organisation et l’idéalisent, tant qu’ils demeurent dans l’illusion organisationnelle, tout va bien. Dès l’instant où tout ce qu’ils ont intériorisé est remis en question et contredit dans les faits, la réalité devient insupportable. »

Quant aux cadres moins jeunes, ils sont nombreux à ne pas pouvoir s’imposer dans leur travail, au même titre que les autres catégories de salariés, pour des raisons liées aux fondements mêmes de l’organisation et du management moderne.

Ceux qui auraient dû se sentir en osmose avec le modèle se trouvent en fait déstabilisés comme les autres par l’accélération du changement qui diminue toujours plus leur autonomie ; par une reconnaissance qui se refuse tout en étant promise ; par une volonté de contrôle, de standardisation, qui augmente parallèlement à des objectifs toujours plus exigeants ; par une flexibilité et une disponibilité requises indifférentes aux besoins d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle ; par l’impossibilité de peser sur le contenu et l’organisation de son travail ; par une mise en concurrence systématique qui dégrade la qualité de la coopération professionnelle et des rapports sociaux. Ils mesurent à quel point ils pèsent d’un faible poids dans l’entreprise. Ils rejoignent les bataillons de ceux qui ont eu tout le temps de constater les dégâts du management moderne.

Mais il s’agit maintenant de caractériser plus précisément l’organisation et le management modernes du travail. Qu’est-ce qui les distingue des précédents ? J’ai évoqué le phénomène de la souffrance en lien avec une individualisation désormais aboutie, une idéologie de plus en plus sophistiquée, outillée et psychologisante, mais que peut-on dire des principes de l’organisation même du travail et du management des salariés ? Qu’est-ce qui fonde leur cohérence ? Qu’est-ce qui les spécifie ?

Le choix d’une précarisation subjective des salariés

L’organisation moderne du travail ne constitue pas une véritable rupture. L’idée d’une séparation rigoureuse entre travail de conception (réservée à la direction) et d’exécution (conférée aux salariés même très qualifiés) est maintenue intégralement, ainsi que les principes d’économie des coûts et des délais comme base de la définition des actes professionnels. La subordination des salariés dans le cadre de leur activité reste intacte, ils ont à se comporter selon les critères décidés par leur direction, et suivant des méthodes définies par des responsables qui sont éloignés du terrain et élaborent leurs schémas de façon abstraite. Mais il y a une différence non négligeable, c’est que désormais ce sont les salariés eux-mêmes qui auront à définir la manière de les appliquer en fonction des situations fluctuantes qui caractérisent de plus en plus les situations de travail ; l’innovation consiste ainsi à demander aux salariés de faire l’usage d’eux-mêmes le plus rentable du point de vue de leur employeur, de sa rationalité. En somme, il est demandé à chaque salarié de se transformer en petit bureau des temps et méthodes pour s’appliquer constamment à lui-même les principes tayloriens afin d’organiser son propre travail. Les salariés ont à mobiliser leur pensée contre eux-mêmes, en utilisant les outils organisationnels imposés par leur hiérarchie et qui véhiculent les seuls valeurs et objectifs de leurs employeurs, indépendamment de leur propre ethos professionnel. Les nouvelles méthodes qui se déversent sur les entreprises industrielles et tertiaires (le lean[4]production, lean management qui consistent à diminuer tout : effectifs, budgets, délais, erreurs, stocks, etc.) ne se fondent pas sur une logique innovante mais sur une application stricte et exacerbée des principes tayloriens. Elles donnent lieu à un développement fulgurant des cabinets conseil en management et organisation, qui sont là pour diffuser des micro-innovations inspirées de ces logiques. Le management moderne s’appuie sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui lui octroient une ressource de choix pour canaliser et surveiller les salariés.

Les salariés se mobilisent cognitivement pour adapter les procédures, les méthodes standards, les process, les bonnes pratiques décidés par leurs employeurs et les rendre efficaces (Amiech, 2005). Le management leur sous-traite en quelque sorte l’organisation de leur travail, ils ont à assurer le « travail d’organisation de leur travail », pour reprendre l’expression de Marie-Anne Dujarier (2006), dans des limites très étroitement définies par les outils modernes de gestion qui permettent par ailleurs un contrôle d’une efficacité inégalée. Ils ont à se mobiliser et à mobiliser leur pensée, en l’encastrant dans un univers extrêmement codifié pour trouver sans cesse des solutions organisationnelles à un travail de plus en plus complexe, et ce en conformité avec la rationalité de leur employeur. On mesure à quel point ce nouveau modèle aux principes anciens repose sur une contribution subjective active des salariés. On comprend d’autant mieux l’importance de l’offensive idéologico-éthique et psychologique du management, qui veut faire adhérer à tout prix les salariés à l’esprit managérial moderne.

Mais le management ne peut se satisfaire des germes qu’il sème dans les esprits, il lui faut s’assurer hic et nunc que les salariés, quel que soit leur état d’esprit, se mobilisent pour travailler selon les modalités, les méthodes et les procédures requises, car elles les façonneront à leur tour et accéléreront leur métamorphose identitaire. Pour ce faire, il développera un processus de mobilisation qui relève de la précarisation subjective.

La précarisation subjective (Linhart, 2011) vise de fait à déstabiliser les salariés de sorte qu’ils se sentent en permanence sur le fil du rasoir et se rabattent sur les procédures, les méthodes standard, comme sur une bouée de sauvetage.

La précarité objective est un moyen coercitif efficace. On le sait. Les salariés en CDD, intérim, temps partiel imposé, contrat saisonnier, stage, ne sont pas enclins à critiquer, ni à chercher à imposer leurs aspirations, valeurs et convictions. S’ils espèrent une titularisation, une stabilisation dans l’emploi, s’ils veulent décrocher le fameux CDI qui les insérera dans des conditions plus stables, il leur faut, comprennent-ils vite, se conformer strictement à ce que l’on attend d’eux, apprendre même à devancer les attentes de leur hiérarchie. La population précaire est par essence plus facile à manœuvrer, à contraindre et à convaincre. C’est d’ailleurs pour les nombreux jeunes qui y passent un mode de disciplinarisation, de mise en conformité toujours efficace. Mais si le nombre de salariés précaires augmente régulièrement (il avoisine les 15 %), plus de 80 % des salariés sont en CDI ou bénéficient d’un statut de fonctionnaire. Il est moins aisé d’exercer sur eux l’emprise qui permet de contrer leurs valeurs, leur éthique, même si l’individualisation a largement progressé.

Les pratiques de changement permanent qui se systématisent depuis une quinzaine d’années dans la plupart des grandes entreprises visent à adapter ces dernières à un environnement de plus en plus fluctuant et concurrentiel, mais également à déstabiliser les salariés pour qu’ils perdent une partie de leurs repères, ainsi que leur confiance dans leur savoir-faire. Le changement permanent est, sur le plan idéologique, présenté comme une vertu en soi, comme un signe de progrès par opposition aux routines, rigidités, pesanteurs. Mais il conduit bel et bien à une précarisation subjective.

Il s’agit de restructurations incessantes, de réorganisations systématiques de services, de recompositions continues de métiers, de fusions de départements, d’externalisations suivies de réinternalisations, de redéfinitions de missions, de mobilités systématiques imposées, de changements accélérés de logiciels, de déménagements, bref, un flot constant de bouleversements qui ont toujours pour raison officielle d’adapter les entreprises à leur environnement. Comme l’écrit Yulia Barré [5]  : « L’agilité de l’entreprise est maintenue par des réorganisations qui sont à l’origine de transformations annuelles touchant environ un tiers des effectifs. L’agilité est une condition nécessaire pour continuer à se remettre en question et garder l’esprit créatif et innovant, l’innovation étant au cœur des valeurs de l’entreprise. D’ailleurs [l’entreprise] donne à chaque employé la chance d’être récompensé pour un projet innovant […] les présentations sont publiées sur intranet afin de permettre à chacun de voter pour un projet qu’il trouve intéressant ; il faut non seulement faire preuve de créativité et d’innovation, mais aussi montrer en quoi son projet suit la transformation de l’entreprise et représente ses valeurs […]. Pour s’épanouir dans cette entreprise, il faut se sentir à l’aise dans un environnement évolutif, savoir dépasser les attentes. Les personnes ayant besoin d’un environnement stable, d’un encadrement fort et de repères solides pourraient y être désorientées et se sentir mal à l’aise. »

Marlène Benquet (2013) a fait le même constat dans son enquête au sein du management de la grande distribution : « L’intérêt pour le passé est perçu comme un défaut de capacité d’agir et une dépense inutile et donc toujours trop grande de temps et d’énergie. »

Le décor est on ne peut plus clairement posé. L’environnement « naturel » est celui du changement perpétuel, source de stimulations plus enchanteresses les unes que les autres ; mais ce changement perpétuel est aussi – et c’est sa face cachée – une nouvelle et très puissante source de dépendance des salariés à l’égard de la hiérarchie, de la direction. Perdus dans la tourmente de ces bouleversements multiples, déboussolés et débordés, en manque d’informations et de formation, tout les pousse à mendier des aides techniques, des procédures, des solutions standardisées.

Lorsque tout change, les salariés ne se sentent plus chez eux dans leur travail, plus chez eux dans leur entreprise, plus entre eux avec leurs collègues. Ils ont le sentiment de ne plus maîtriser leur environnement de travail ni, plus grave encore, leur travail lui-même. Ils sont déstabilisés dans leurs compétences, leurs savoirs. Tout ce qu’ils construisent pour domestiquer les contraintes et difficultés de leurs missions s’écroule régulièrement au rythme sans retenue des réformes et transformations. Ils se sentent dans un environnement hostile, ils ont en permanence à s’adapter, à découvrir les modalités nécessaires pour maîtriser leur activité : savoir qui peut être une personne ressource, quelles relations peuvent être établies avec les différents services ou interlocuteurs, comment se conforter dans une décision. Ils ont à réinventer ces routines qui permettent de fonctionner à l’économie pour se consacrer efficacement aux incidents, aux imprévus, dans un contexte qui devient plus complexe et plus incertain. Avec cette politique de réformes systématiques, les individus au travail sont en situation permanente de désapprentissage et réapprentissage, comme l’analyse Jean-Luc Metzger (1999). La précarisation subjective, ce n’est pas seulement la peur d’être conduit un jour à la faute professionnelle qui peut faire perdre son emploi, c’est aussi une mise en danger de soi, par une atteinte au sentiment de sa valeur, de sa dignité, de sa légitimité.

On assiste à un paradoxe dérangeant qui veut qu’au moment où on en demande de plus en plus aux salariés (excellence, engagement total et prise de risque), face à un travail de plus en plus complexe, on les plonge artificiellement dans un état de fébrilité, un sentiment de peur et d’impuissance qui tend à paralyser leur activité.

Ces pratiques de déstabilisation destinées à faire renoncer les salariés à leurs propres valeurs professionnelles pour qu’ils s’ajustent à celles préconisées par l’organisation officielle, consistent en une attaque en règle des ressources dont ces salariés disposent pour s’affirmer dans leur travail et imposer un point de vue : elles se résument dans l’expérience. Cette expérience se décline elle-même sur trois registres : le métier (qui est de l’expérience collective coagulée et validée) ; la durée, la stabilité dans la fonction qui permet d’accumuler des connaissances précieuses pour affronter les situations de travail ; et les réseaux socio-professionnels dans l’entreprise qui permettent de faire émerger des personnes ressources. Ce sont ces trois registres qui sont attaqués à travers les multiples réformes systématiquement mises en place par les directions.

Une attaque moderne des métiers et de l’expérience

On assiste très concrètement (dans la droite ligne des principes tayloriens) à une déstabilisation des métiers au profit des « compétences » dont la capacité d’adaptation devient un élément primordial. Tous les discours managériaux, et notamment ceux du MEDEF, insistent sur l’importance cruciale des savoir être, de la capacité d’adaptation. Élodie Ségal (2002) relève que les notions de « compétence », « d’aptitude » et de « savoir être » sont devenues les axes forts de la nouvelle gestion des salariés préconisée par le MEDEF. Le métier, les connaissances validées par des diplômes sont dépréciés par rapport au savoir être qui réunit les compétences nécessaires pour s’ajuster à un poste, à une mission. Pour s’insérer rapidement dans un environnement qui change sans cesse, les diplômes, les qualifications, les métiers n’offrent pas la garantie d’adaptabilité requise ; les recruteurs misent ainsi beaucoup sur la personnalité, les ressources cognitives et émotionnelles des salariés. Dans cette optique, le métier comme l’expérience peuvent être envisagés comme des freins à l’adaptation, des points d’appui possibles pour des attitudes considérées comme rigides, figées et contraires aux besoins de fluidité et de renouvellement. Les salariés ne doivent pas compter sur ce type de ressources, ils doivent accepter d’y renoncer et de remettre sans cesse les compteurs à zéro. Plus ils en ont accumulé, et plus ils doivent y renoncer. Le métier est désormais dans le collimateur des pratiques managériales.

De la même façon, on demande très concrètement aux salariés de ne plus recourir à leur expérience. Yves Baunay (2012, p. 72-73) illustre ce fait de façon particulièrement éclairante par un extrait d’interview qu’il a réalisée dans une crèche, avec une agente de pouponnière après une réorganisation liée à l’arrivée d’une nouvelle directrice : « On m’a demandé d’effacer mon expérience professionnelle, celle que je voulais transmettre aux collègues […] tu dois oublier ce que tu as fait avant […] je me suis dit […] “mais qu’est-ce que tu as fait avant ?” Ça n’était pas si mauvais […] j’ai perdu mon identité professionnelle, il faut que j’oublie […] mais c’est un choc terrible […] l’expérience professionnelle, les savoirs, ce qu’on faisait d’instinct, oubliés […] À présent on n’est plus naturel car on doit réfléchir aux gestes qu’on fait […] les enfants peuvent le ressentir. »

Dépouiller le salarié de son expérience professionnelle, ce n’est pas seulement lui retirer une assise importante qui lui permet de ne pas être dépassé par son travail, de se sentir à la hauteur, armé pour l’accomplir et en droit de faire valoir son point de vue. C’est aussi lui retirer une partie de son identité qui s’est constituée autour de cette expérience, grâce à elle. Changer le travail sans cesse, c’est affecter la constance de l’identité, sa solidité.

« On voit comme l’expérience professionnelle est incorporée et permet de déployer une activité aisée et efficace, avec beaucoup de plaisir. Les dilemmes rencontrés dans les situations de travail irrégulières sont faciles à trancher. Le travailleur retravaille les prescriptions à sa façon, à partir de sa conception du métier, ses valeurs. Se sentir obligés d’effacer tout cela devient invivable […] surtout quand cela vient de gens qui sont loin du travail, qui ne l’ont jamais exercé », commente très justement Yves Baunay. « Le travail a envahi mon espace personnel, des choses très négatives […] je suis plus fragile » a dit encore cette agente, exprimant clairement que lorsque les repères s’estompent et qu’on est confronté à la peur de mal faire, le travail devient une source d’angoisse obsédante qui ne lâche pas. Il ne se laisse pas oublier pendant la vie hors travail, entravant le repos, la détente, les loisirs, occupant sans cesse l’esprit.

La privation de l’expérience, la mise en cause du métier, induites par le changement systématique, s’accompagnent aussi d’une intensification du travail, elle aussi systématique (raccourcissement des délais, diminution des effectifs, des budgets). La capacité de bien faire son travail en est d’autant plus compromise dans un univers qui est, comme nous l’avons dit, de plus en plus complexe.

Imposer aux salariés un autre rapport à la qualité du travail, c’est là un enjeu majeur dans le cadre de la modernisation. Il s’agit de les obliger à ne s’en tenir qu’à la qualité recherchée par l’entreprise, indépendamment des règles du métier portées par les professionnels.

Par exemple, il ne s’agit pas de rechercher la qualité mais de ne pas avoir de problème avec le client, comme l’explicite ce cadre interviewé dans notre enquête (Chelly et coll., 2012) : « On souffre d’un manque de moyens. Par exemple, il n’y a pas longtemps, j’ai dû modifier pour un client irlandais un code d’une application critique que je ne connaissais pas, dans un langage que je ne connaissais pas, et j’avais dix jours pour le faire : développement, test, mise en place sur le site. J’ai dit que ça ne me paraissait pas suffisant. On m’a dit “oh si, si, si. Tu vas être aidé par un expert”. A posteriori, je me suis dit que c’est vachement dangereux de donner ça à quelqu’un qui maîtrise pas bien le langage. Tout passe par ce code. J’ai mis beaucoup plus de temps que le temps prévu initialement, et au final la modif a été fiable. Mais au départ, ça me gênait beaucoup d’avoir un code aussi critique à changer. Je connaissais mal le langage et presque pas le code. Mais en fait, le but du jeu, c’est que les tests se passent bien, et si on sait que ça risque de mal se passer, faut essayer de cacher les choses, de contourner le problème. Tout le monde est dans cette logique, faut valider le test, un petit bug pas grave, à nous de le cacher. »

Ce cadre a pu prendre le temps – ce qui n’est pas toujours le cas – et il est allé à l’encontre de ce que sa hiérarchie voulait, pour préserver son métier, son image de soi en tant que vrai professionnel. La redéfinition de la qualité est un vecteur de l’attaque du métier.

J’ai pu mesurer à quel point les ouvriers – c’est-à-dire les opérateurs tels qu’on les nomme aujourd’hui – pouvaient être choqués, déstabilisés par l’arrivée, dans les années 1990, de consultants envahissant les ateliers dans le cadre de démarches de certification qualité. D’un air scandalisé, et désignant les consultants du doigt, ils interrogeaient : « Qu’est-ce qu’ils veulent nous dire en nous envoyant leurs consultants ? que nous, quand on travaille, on fait de la merde ? Qu’est-ce qu’ils connaissent d’ailleurs à ce qu’on fait ? » L’arrivée d’experts externes chargés de mettre en place des procédures garantissant la qualité du travail, rappelle que c’est l’employeur qui décide comment on produit, que c’est à lui qu’appartient le travail, et que c’est son droit le plus strict de recourir à des experts qui sauront mettre en musique les critères qui conviennent à ses objectifs de qualité. Les ouvriers sont renvoyés à leur place de subordination : leur engagement, leur expérience au travail, leur métier, leur conscience professionnelle, sont officiellement disqualifiés.

Tout le secteur du service public est balayé de façon exacerbée par les attaques du métier et de la qualité, à travers notamment la redéfinition des missions du service public. Quelle est désormais la logique qui prévaut ? Qui doit édicter les objectifs à atteindre, les manières de procéder ? Les gestionnaires, qui se présentent comme soucieux d’utiliser de la façon la plus efficace les deniers publics, comme les défenseurs de l’intérêt général, ou les praticiens, ceux qui officient sur le terrain sur la base des métiers auxquels ils se sont formés, en fonction des valeurs et de l’éthique professionnelles qui les structurent, et auxquelles ils ont été socialisés.

Écoutons ces deux conseillères référentes du Pôle Emploi [6] . Elles sont proches de la retraite, bac + 4 pour l’une, bac + 5 pour l’autre. L’une est syndiquée à la CGT. Elles parlent à deux voix, en se relayant. Souvent pendant que l’une parle, l’autre fouille dans sa sacoche et sort des feuilles : plannings, lettres, consignes, tracts, mails soigneusement conservés qui prouvent le sérieux avec lequel elles s’efforcent d’analyser et de restituer l’évolution de leur travail : « On a été dépouillées de notre métier, commence l’une d’emblée, tout à coup dans les années 1990 l’établissement a décidé de réorganiser, classifier, et tout ce qu’on faisait a été donné en sous-traitance, en 1994-1995. On est passé à l’ère industrielle un peu avant la fusion [entre l’ANPE dont elles proviennent et les ASSEDIC] qui a eu lieu en 2008. Par exemple on devait recevoir les demandeurs tous les mois ; on se connectait et on les convoquait ; maintenant c’est quelqu’un qui les convoque à notre place, on est contrôlées, fliquées sans arrêt. Chaque fois, il y a un nouveau dispositif. » Changements constants qui démantèlent le métier et contrôle permanent qui pèse : « On nous demande de changer nos e-mails dans nos communications avec les demandeurs pour pouvoir nous écouter, car en raison de la législation le mail officiel ne peut être suivi. Donc on nous fait passer à un mail “.net” pour avoir accès à nos boîtes mail. Il n’y a plus de relations personnalisées, alors que des fois quand on les [les demandeurs d’emploi] connaît, on leur demande pas toujours des preuves pour tout. En fait, on est coincé par la culture ASSEDIC, on peut comprendre ça, eux ils donnent de l’argent, il y a eu des fraudes, on comprend qu’ils soient plus dans le contrôle. Mais pour nous c’est un non-sens absolu. » On leur impose d’autres valeurs, et on les contrôle à l’aide d’outils de gestion sans rapport réel avec leur travail, selon elles : « On est tout le temps dans le comptage, “vous avez pas assez convoqué”, et en plus maintenant “pas assez proposé [d’inscription des demandeurs dans les ateliers]”, on est dirigé par des compteurs et des comptables : “Est-ce que vous avez bien saisi avec les bons codes ? Les bons intitulés ?” »

Elles vivent mal les outils de gestion et de contrôle, comme la formation qui a pour but de leur faire endosser la culture professionnelle concoctée par la direction : « En 2009 on a eu une miniformation : vous ne devez plus être dans l’empathie mais dans l’écoute active, faut mettre des verbes d’action, nous, on leur parle pas comme ça aux demandeurs d’emploi, on leur donne pas des ordres, nous. C’est devenu un travail con mais il nous bouffe, il faut retenir un tas de codifications, notre mémoire est bouffée, je dors mal : je pense au boulot, c’est inintéressant, il faut aller vite. »

Cela revient comme un leitmotiv : on les a dépossédées de tout ce qui donnait de la valeur à leur travail, en tout cas, à leurs yeux. On a piétiné un équilibre qui faisait sens, un savoir, des pratiques patiemment construites en fonction des besoins des demandeurs et validées avec l’expérience : « Ils nous bougent tout, tout le temps. Avant on avait notre bureau, on a perdu notre métier et notre bureau, on est sur des zones de réception des gens, zones d’entreprises. On a des plannings faits par la direction, on a un box pour recevoir, aucune confidentialité, on est propriétaire de rien, plus de métier, plus de bureau, on est nomadisé. »

C’est un sentiment d’injustice qui domine, face à ce qui est perçu comme de l’autoritarisme et de l’arbitraire. « Moi, explique l’une d’elles, j’avais refusé d’aller faire l’accueil commun avec les ASSEDIC avant la fusion, et ils m’ont retiré un trentième, pourtant je travaillais sur mes tâches mais je faisais pas ce qu’ils voulaient, où je devais sur le planning. Or j’estimais que là-bas, je servais pas à grand-chose car je connaissais rien aux ASSEDIC. On était comme des potiches car on n’était pas formé à l’indemnisation. Même c’était dangereux car ça pouvait énerver les demandeurs. Mais comme je faisais pas comme ils voulaient, ils m’ont retiré un trentième. On n’a plus de métier, c’est que des compétences, on est polyvalentes, on a des bouts de métier ; notre boulot vaut plus rien du tout ; tant qu’on nous fait pas chier, ça va, mais maintenant, ils sont tout le temps derrière nous, on doit être contrôlées, on doit contrôler les gens, justifier tout. On est robotisé, tout repose sur du temps imparti, codification, normalisation. »

« Jusqu’en 2006, on avait plus d’autonomie, on nous demandait pas de rendre des comptes, on était pas sur notre dos tout le temps comme ça. Ils ont mis sur pied un observatoire pédagogique, c’est le futur. Mon N+1 va m’observer dans toutes les situations, il va m’observer et voir si je fais bien, mais le problème, c’est qu’il est pas compétent sur tout, en tout cas pas sur la partie ASSEDIC […]. Quand on prend trop de temps, un bandeau dit “veuillez vous déconnecter”, on a des alertes mails, “atelier n’est pas rempli”, on est devenu des incapables majeurs, il y a un logiciel qui organise une gestion opérationnelle de l’accueil. » Elles doivent être absolument transparentes dans leur travail, et en conformité stricte avec les méthodes désormais standard ; tout ce qui fait leur métier, les manières un peu personnelles, liées à leur savoir propre, leur feeling, leur sens des situations, leur intuition, leur expérience, est relégué. Elles doivent désormais travailler selon des méthodes établies par ces personnes qui ne connaissent pas vraiment le travail qu’elles font, et qui en ont une vision abstraite. « Au contrôle interne, elle regarde mes entretiens, on est obligé de les saisir et tout le monde peut y avoir accès. Avant on faisait certaines choses au feeling, mais la direction nous fait une fiche d’activité. On nous demande des comptes rendus d’activité par demi-journée, un reporting permanent, on a refusé, ça se profile, le délit de sabotage du plan d’action ! »

Sa réticence à renoncer à ses valeurs, à son expérience et à sa professionnalité n’est évidemment pas passée inaperçue. Sur sa feuille d’entretien professionnel annuel, on peut lire : « Mme X est une conseillère de métier sérieuse dans ses missions, attachée aux valeurs anciennes ; elle gagnerait plus à accepter les évolutions de l’établissement et ainsi à accompagner le changement. Elle accompagne les demandeurs mais on note une absence de rigueur sur le respect des consignes managériales. » On ne saurait mieux dire.

Yves Baunay (2012, p. 58 et 59) qui a également mené enquête à Pôle Emploi rapporte des propos d’une même teneur : « Je ne reconnais plus l’entreprise où je travaillais […] le travail que je faisais est dénaturé […] j’ai plein de questionnements, je me sens déstabilisée […] comment me repositionner », ou encore « je ne comprends plus rien aux consignes », « les plannings changent tous les quatre matins, toutes les heures même sans consultation, sans information », « on ne nous écoute pas, on ne cherche pas à utiliser nos compétences ». Et encore : « Mon directeur a une façon très particulière de distribuer les missions […] il était dans l’hôtellerie-restauration […] il n’a aucune connaissance du métier […] il me met n’importe où, ne me demande pas mon avis. »

De nombreux travaux ont mis en évidence les tenants et aboutissants d’une confrontation entre logique de gestion du privé d’un côté et pratiques professionnelles, pratiques de métier dans le cadre de missions publiques sanitaires, de l’autre. Mais je voudrais m’attarder quelques instants sur le cas de l’hôpital psychiatrique, encore plus parlant de ce point de vue.

La thèse de Claire Bélart, « Le processus de rationalisation du soin en psychiatrie publique », analyse finement les effets de la confrontation de ces deux logiques, que les soignants vivent comme une remise en cause profonde de leurs valeurs professionnelles et de celles de leur institution : tarification à l’activité, rationalisation des budgets, standardisation des soins, des séjours et des actes, autant d’éléments déstabilisateurs et perçus comme « contre nature ». L’offensive gestionnaire prend la forme du RIM-P, c’est-à-dire d’un outil informatique : le relevé de l’information médicalisée en psychiatrie. Claire Bélart analyse comment deux mondes étrangers l’un à l’autre se côtoient, chacun porteur d’une vision du monde particulière, d’une morale spécifique, d’une philosophie qui lui est propre. Quand la raison gestionnaire s’estime légitime à investir le lieu qui soigne l’altération de la raison, le choc est frontal entre, d’un côté, des soignants qui pensent qu’il ne faut pas compter, et surtout pas le temps consacré aux patients, et de l’autre, les porteurs de la logique gestionnaire, habités par l’obsession de contrôler et d’économiser l’argent public. D’un côté, les gestionnaires prônent comme une évidence nécessaire la transparence, la lisibilité, la standardisation au nom de la rigueur gestionnaire et de l’homogénéité, et imposent des « bonnes pratiques », de l’autre, les soignants estiment nécessaire de laisser flotter les choses, d’accepter du clair-obscur, de faire du cas par cas au nom du respect des personnes en souffrance. Claire Bélart met en scène les rapports de forces, les confrontations entre ces logiques antagoniques, autour de l’introduction d’une one best way thérapeutique par les relais du New Public Management. « Le RIM-P marque une diminution du pouvoir et de l’autonomie des professionnels soignants. Il symbolise l’introduction d’un contrôle extérieur et systématique là où il n’y a longtemps existé qu’une controverse entre pairs, et appelle nécessairement une redéfinition de l’équilibre des pouvoirs entre médecins et directions administratives. Ainsi dans cet univers gestionnaire, le fonctionnement de l’organisation ne repose plus sur les compétences et l’expérience des professionnels. On leur préfère désormais l’application de recettes préconçues censées être capables de prendre en compte la complexité des situations […] progressivement, les fonctions se protocolisent et tendent à pouvoir être effectuées par des professionnels moins qualifiés, mais davantage en accord avec l’idéologie managériale » (p. 547). Elle continue : « Tout se passe comme si l’ordinateur symbolisait l’intrusion d’une tierce personne dans la thérapeutique du soin. Il en a terminé de la relation duale qui mettait en relation le soignant et la personne en situation de souffrance. Désormais, l’outil informatique constitue le relais par lequel le travail thérapeutique est mis sous surveillance. » Le parallèle avec la démarche de Taylor qui prétendait interposer la science neutre et objective entre les ouvriers et leur patron, s’impose. Les médecins sont inquiets, comme ce psychiatre : « Les administratifs ne veulent rien comprendre à notre travail. Ils ne raisonnent pas comme nous. Les objectifs sont différents. […] C’est très inquiétant que [le RIM-P] soit utilisé par des non-médecins, par des administratifs notamment, qui ne voudront que traduire en quantité et qui ne veulent rien comprendre de notre travail. »

Ils ont des images fortes pour décrire ce que représente cette logique qui s’impose à eux ; l’un d’entre eux dit, à propos du logiciel de saisie des actes, qu’il s’agit d’une écriture « camisolée, anhistorique et standardisée », car elle élimine tout ce qui se réfère à la clinique, tout contenu réflexif ; un autre affirme : « Je ne vois absolument pas comment on peut décrire l’humain avec ce type de cotation […] chaque patient est différent » (p. 553).

Claire Bélart en conclut que l’expertise gestionnaire agit comme si elle pouvait se passer des médecins. Ce qui est d’autant plus mal vécu en milieu psychiatrique que le savoir y est plus fragile, moins stabilisé, que la controverse professionnelle y prend une place importante, et que l’idée de standardisation est incongrue lorsque l’on considère qu’une personne schizophrène est unique et singulière.

Les dispositifs gestionnaires basés sur l’informatique ont une double fonctionnalité, celle d’écraser les métiers et l’expérience mais aussi celle pédagogique, didactique de faire passer de nouvelles valeurs. D’un côté, on affaiblit, on précarise subjectivement, en rendant l’exercice du travail moins aisé et moins sûr, de l’autre on tend la perche de ces outils censés apporter des solutions et des ressources. On déstabilise les salariés, on leur escamote leurs repères pour qu’ils n’aient pas d’autres choix que de se rabattre sur les outils, afin de les conduire à faire l’usage d’eux-mêmes le plus rentable du point de vue des critères de rationalité de leur entreprise. Pour qu’ils ajustent ces outils, ces procédures selon les situations de travail, pour qu’ils les rendent opérationnels et efficaces. En somme, comme le remarque Emmanuel Diet (2012, p. 4), ils sont obligés de s’en remettre à ce qui les nie, les disqualifie, c’est-à-dire à ces dispositifs de gestion qui véhiculent des valeurs contraires aux leurs, et pire encore, des valeurs qui piétinent ce qu’ils sont, leur identité, leur morale, leur professionnalité. Il leur faut être actifs dans la mise en œuvre de la destruction d’une part importante d’eux-mêmes. « Il y a obligation d’investir cela même qui est à l’origine de leur souffrance. De fait, et notamment lorsque reingeneering et procédurisation remettent directement en cause l’identité, les modalités de fonctionnement, et ce qui s’est sédimenté dans l’histoire réelle et imaginaire de l’organisation, les sujets condamnés à investir ce qui les remet en cause se trouvent objectivement menacés par l’emprise d’une relation persécutive. »

La déstabilisation chronique a pour objet de contraindre les salariés à mettre en œuvre les outils de gestion choisis par leurs directions, ces outils qui « portent en eux des règles tacites de mise en ordre organisationnel » (Boussard, Maugeri, 2003). Ces outils ont une valeur organisationnelle comme une valeur didactique. Ce sont des dispositifs de gestion combinant « les vertus instrumentales de l’outil et des atouts persuasifs, pédagogiques et micropolitiques ». Ces outils mettent les salariés dans un moule, ils leur créent les réflexes adaptés aux objectifs. Mais ils impliquent aussi la plupart du temps une relative autonomie des salariés et exigent donc que les salariés consentent à l’esprit qui les porte, renoncent à vouloir les user, les détourner en fonction de leurs propres valeurs professionnelles. Les salariés doivent consentir à organiser leur pensée en fonction de la logique de ces dispositifs. En somme, il faut qu’ils activent leur propre pensée en la retournant contre eux-mêmes, contre les valeurs dont ils sont porteurs.

Dans un contexte où le taylorisme n’est plus aussi opérationnel et efficace, le management veut faire adhérer les salariés par la force de l’idéologie comme par celle des dispositifs de gestion qui la véhiculent.

L’instabilité fait partie du paysage habituel des entreprises modernes, qui se veulent adaptées à un monde plus fluctuant et exigeant. Mais derrière cette image d’Épinal se cache une réalité bien plus aride : celle de l’inconfort, voire d’un certain degré de souffrance comme levier pour obliger les salariés à troquer leurs points de vue professionnels contre celui que la direction cherche à imposer sur leur travail. Avec ces changements permanents et la remise en cause de leur expérience, les salariés en arrivent à un sentiment proche de celui d’incompétence qu’ils redoutent tant. L’instabilité est devenue un moyen pour obliger les salariés à rendre les armes, et à se transformer en relais efficaces, fiables des méthodes et de la qualité de travail voulues par leur direction.

La précarisation subjective via le changement permanent et les attaques du métier, des savoirs et de l’expérience fait partie du management intelligent, comme l’explique Peter Kruse [7] . Allemand, P. Kruse est neurophysiologue, patron d’une entreprise et consultant, selon lui : « Dans une situation changeante, penser activement à créer une instabilité a du sens. Le changement exige la création active d’une instabilité. Comment générer une instabilité ? La réponse est tellement simple que vous ne la croirez pas. Enfreindre les règles est l’un des éléments clés de l’instabilité. Si vous enfreignez les règles, vous créez automatiquement une instabilité, car les règles créent un ordre stable et toutes les infractions créent de l’instabilité. Enfreindre les règles crée une instabilité et l’instabilité engendre une aptitude à l’apprentissage. Vous occupez une position qui vous permet de stabiliser et déstabiliser de façon très efficace et stratégique à la fois. Bref, l’instabilité est indispensable à la réorganisation. Ajoutez-y l’implication émotionnelle et la répétition et vous aurez tout ce qu’il vous faut. » Sans oublier la légitimation : « La communication efficace passe par trois principes. Primo : il faut déstabiliser les gens et les irriter. Secundo : il faut impliquer les gens sur le plan émotionnel, car ça permet au modèle de se stabiliser. Tertio : il faut répéter des choses que les gens retiennent. Donc pour une communication efficace, le modèle est toujours le même : créer une instabilité, impliquer et répéter […] vous êtes dans une situation d’instabilité maximale et cherchez une solution. Notre cerveau est dans un état d’ouverture maximum à l’apprentissage. La relation entre l’instabilité et l’aptitude à apprendre est très facile à démontrer. »

Tout cela engendre la peur et celle-ci est redoublée par de nombreuses épreuves dont l’évaluation fait partie. Elle s’est déversée dans le privé et le public depuis près de vingt ans : comme on l’a déjà évoqué, chaque salarié est, dans ce cadre, convoqué à une réunion annuelle avec son N+1, qui lui fixe des objectifs personnels et évalue sa performance, c’est-à-dire la réalisation de ses objectifs au bout d’une année, parfois six mois. L’évaluation est utilisée comme une arme de guerre par le management moderne. Bénédicte Vidaillet (2013, p. 103) le montre bien : « L’évaluation est souvent “vendue” comme un moyen de casser les logiques professionnelles, les identités de métiers, censées être lourdes et dépassées. L’évaluation offrirait la “possibilité d’ouvrir des passerelles”. Elle permettrait de repérer “les meilleurs”, ceux qui excellent à un moment donné, sans s’embarrasser de la prise en compte d’un parcours, d’une logique de carrière, etc. Si vous êtes bon, vous êtes bon, on se fiche de savoir si vous avez les diplômes nécessaires, l’expérience requise et autres colifichets d’arrière-garde. » Tout cela au nom de la transparence, de la vérité, de l’objectivité : « L’épreuve sur laquelle vous serez évalué aurait pour fonction de dévoiler la tromperie, de faire tomber les masques, d’aller au-delà des préjugés », écrit l’auteure (p. 104). Cette logique d’évaluation qui fait table rase se déroule manifestement aussi lors des entretiens de recrutement. Bénédicte Vidaillet cite en exemple le documentaire diffusé dans l’émission « Infrarouge » de France 2 et intitulé « La gueule de l’emploi » (2011) : « Nous vous évaluerons uniquement sur ce que vous nous montrerez de vous pendant la session. […] Nous ne voulons pas être influencés par votre vie professionnelle antérieure pour vous évaluer et nous ne connaissons pas votre CV » (p. 104).

Au même titre que les groupes participatifs des années 1980 destinés à faire passer la culture de l’entreprise et ses critères, l’évaluation comme les dispositifs de gestion sont là pour apprendre aux salariés la façon dont ils doivent désormais travailler, pour leur faire comprendre et absorber les critères et les méthodologies qui doivent dorénavant être les leurs, car ce sont ceux-là mêmes qui guideront leur évaluation. Comme l’écrit Angélique del Rey (2013, p. 143), les chercheurs en France qui se sont attelés à l’analyse des méthodes d’évaluation ont mis en évidence que « sous prétexte de viser l’efficacité, ces nouvelles évaluations […] n’évaluent que la capacité à s’adapter au système d’évaluation lui-même » (p. 29). « Jacques-Alain Miller souligne à juste titre qu’en matière d’évaluation, l’essentiel n’est pas de produire du chiffre mais d’obtenir le consentement d’autrui », écrivent de leur côté Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret (2011, p. 33).

La pression qui s’exerce sur les salariés à l’occasion de l’évaluation est d’autant plus forte et déstabilisante que c’est de la reconnaissance du travail, de leur travail qu’il est question.

Humain, trop humain

Au travail, l’individu s’appuie sur ce qui le constitue comme professionnel, détenteur de savoir, savoir-faire reconnus de métier, de qualifications et d’expériences. Il s’y ressource sans cesse. C’est ainsi qu’il est autonome, qu’il ne dépend pas, en permanence, du regard et de l’évaluation d’autrui. Comme l’écrit Bénédicte Vidaillet, « dans le champ du travail, la seule reconnaissance qui vaille, c’est-à-dire qui soit capable de lester suffisamment le sujet, est une reconnaissance d’ordre symbolique passant par la nomination, par le fait d’être à un poste, d’avoir un statut, en un mot d’avoir une place garantie dans l’organisation. Cette place reconnaît l’individu en soi, le fait que s’il est là, c’est qu’il en a les capacités, parce qu’il a réussi un examen, un concours, un recrutement, possède une expérience, etc. Cette place l’inscrit dans une histoire : il a un passé et un avenir, qui se lisent au travers des places occupées. Celle qu’il occupe à un moment donné n’a pas pour vocation à effacer les précédents mais bien au contraire à leur succéder au sein d’une trajectoire professionnelle. À partir de là, le travail peut se faire sans que l’individu soit incessamment en quête d’un regard extérieur porté sur lui et ce qu’il fait. Il peut tirer une satisfaction du travail lui-même, parce que son résultat n’est pas susceptible de remettre en question en permanence sa place dans l’organisation » (p. 164).

On peut penser que lorsque la professionnalité et l’identité professionnelle sont disqualifiées, niées, l’humain refait surface en tant que tel face au système, face à la logique de subordination. Le management ne veut connaître, reconnaître, gérer que des individus et non des professionnels, comme l’écrit Marlène Benquet (2013, p. 100) : pour le management, « les salariés sont des individus comme les autres, justiciables d’une analyse psychologique que l’on voit se mettre en place au fil des entretiens pour finalement se sédimenter en une sorte de portrait-robot d’un individu type, immuable car expression de notre commune nature humaine qui place “la peur du changement” et le “besoin de reconnaissance” au cœur de l’analyse ».

Chaque individu, privé de tout repère professionnel, se trouve alors seul, désarmé et renvoyé à son histoire personnelle, ses traumatismes, ses angoisses. Il n’a plus la protection du filet que représentent le métier, la qualification pour guider et border son activité et sa pensée. Pas plus qu’il n’a le filet du collectif qui abrite les valeurs associées au métier, à la professionnalité. Dans un face-à-face solitaire avec son travail, il a d’autant plus peur que tout change tout le temps ; il part alors dans une quête sans fin des signes d’une reconnaissance. « La permanence, celle du temps, conforte, rassure et assure ; elle permet d’inscrire l’avenir dans le présent, le rend plus maîtrisable et prévisible », écrit Paul Ricœur (2004, p. 107).

L’individu se retrouve livré sur un mode solitaire à la logique managériale qui l’active, le mobilise en s’adressant directement à sa subjectivité, son intimité, son intelligence, son désir de reconnaissance.

Est-ce pour cela que les directions qui les gèrent s’appellent directions des « ressources humaines » et non directions des « professionnels » ? parce qu’elles veulent gérer des humains et non des personnes détentrices de métiers, de qualifications, et d’expérience ? En ce sens paradoxal, le management ne serait pas déshumanisant mais trop humain, dans la mesure où il ne s’adresserait qu’à des humains, à leur besoin de reconnaissance, à leur peur, à leur faiblesse pour les faire adhérer, consentir, et non à des professionnels disposant de ressources, d’atouts susceptibles d’imposer leur point de vue, leurs manières de faire.

En somme, la déprofessionnalisation viserait à mobiliser des humains qui seraient plus aisés à contrôler, à coloniser. L’important étant, du point de vue managérial, de ne pas dépendre des salariés, qui doivent être contrôlables ; on parie sur le fait qu’ils sont plus faciles à tenir, à gérer en tant qu’humains qu’en tant que professionnels. Le but est alors de réduire la capacité de contestation et d’opposition, mais aussi l’incertitude, l’imprévisibilité que recèle chaque individu. Comme l’explique François Dupuy (2011, p. 166) : « Plus l’acteur est incertain, plus il dispose de pouvoir et moins on peut lui faire confiance. […] ce qui va permettre la confiance, c’est la réduction de l’incertitude des comportements, ce que les philosophes appellent “l’éthique”. Être “éthique” dans la vie collective, ce n’est pas être honnête au sens un peu simpliste du terme, mais accepter de réduire l’incertitude de son comportement. Remarquons qu’il s’agit là de la base de toute relation forte et durable. » Le but est donc de miser sur les dimensions humaines mais prédictibles des salariés. « Pour manager, il faut être sûr de soi, des hommes que l’on a choisis, mais surtout des règles du jeu que l’on a fait émerger dans son organisation » (p. 229).

Dans son mémoire de Master 2 (2011) Céline Tissot, qui a été responsable RH de proximité (RRHP) dans une grande entreprise, formule l’hypothèse que « le recours à la notion de proximité est une tentative de l’entreprise d’assurer un bon niveau de contrôle sur des individus plus autonomes, à qui l’on demande une implication plus complète et une forte résilience […] l’acteur de proximité qu’est le RRHP assure une présence. Mais il est au mieux la béquille de ces individus, leur coach et au pire un simple miroir. […] Il est indéniable qu’en le déclarant de proximité, on a demandé à ce professionnel RH de se rapprocher de la vie quotidienne des salariés. Il est alors question d’une proximité subjective. On parle d’une relation presque amicale ou pour le moins cordiale […] on pourrait avoir des liens quasi affectifs avec lui […] on devrait presque pouvoir s’en faire un ami. […] Pour le RRHP le défi est de parvenir à être proche de personnes qui socialement, culturellement peuvent être loin de lui. […] le RRHP doit tenter d’établir une relation si ce n’est de confiance, au moins de bienveillance, voire de sympathie personnelle. Par ailleurs le RRHP comme n’importe quel salarié vient au travail avec ses propres valeurs ».

Comme le développe le philosophe Éric Hamraoui (2013), en mettant en avant la conception de l’individu comme « être autonome et responsable trouvant ses fins et ses raisons d’exister en lui, le management rejoint la vision humaniste de l’individu autodéterminé et autocréé (la création de soi par soi étant ici à entendre comme occasion de l’affirmation de la liberté de l’homme) ». Et Sidi Mohamed Barkat (2008, p. 3-13) écrit : « L’organisation du travail se présente comme lieu de l’accomplissement de soi en plaçant “l’homme au centre”, formule devenue le leitmotiv du management humaniste. Expression qui signifie aussi la disqualification du dispositif traditionnel de réalisation de l’activité : collectifs de travail, mouvement social et institution du droit. »

Quand il est extrait de son histoire professionnelle, de ce qui le légitime à ses yeux et aux yeux des autres, le salarié redevient un simple individu, un humain qui a besoin de se faire valider en permanence à travers ses actes dans l’immédiateté. Et qui devient extrêmement vulnérable à toute remise en cause, à toute critique. Il est sans défense et court le risque d’être submergé par les effets dévastateurs d’un jugement négatif porté plus sur sa personne que sur son travail. J’ai évoqué le rôle que jouaient les collectifs quant à la souffrance, leur capacité à la tenir à distance, à la juguler, et signalé l’importance décisive de l’individualisation dans l’explosion de cette souffrance. Lorsqu’elle se conjugue avec la déstabilisation subjective, elle met encore plus en péril les personnes au travail. Dans son livre La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth (2002, p. 193), évalue ce rôle du collectif : « L’existence d’une sémantique collective […] permet d’interpréter les déceptions personnelles comme quelque chose qui n’affecte pas seulement le moi individuel, mais aussi de nombreux autres sujets. » Elle ouvre en effet « une perspective d’interprétation qui permet d’éclairer les causes sociales responsables des blessures individuelles ».

Axel Honneth pointe un aspect important des enjeux de la reconnaissance. Lorsque le travail conserve une dimension collective, la question de l’estime de soi transite par les valeurs du groupe auquel on s’identifie. On s’estime entre pairs, on valide les valeurs morales portées par le groupe. Les atteintes à ces valeurs, l’échec, le mépris et l’humiliation ne sont pas perçus nécessairement comme une remise en cause de soi mais comme une atteinte au groupe. C’est l’être social qui est atteint et, dans une bien moindre mesure, l’humain dans sa singularité et son histoire personnelle. Cette capacité de mise à distance est nettement affectée par l’individualisation, la personnalisation du travail et la précarisation subjective. Si l’évaluation a pour objectif de faire passer des critères, des valeurs dans la tête des salariés, de les fragiliser pour qu’ils acceptent la philosophie gestionnaire et l’appliquent, elle va plus loin : elle fait surgir l’humain dans toute sa fragilité, dans toute sa complexité au sein du monde du travail.

Dans les rapports de production tels que façonnés par le management moderne, l’humain est en péril. Il se trouve de moins en moins associé à des références collectives, identifié à des groupes, de moins en moins inscrit dans la perception d’un destin professionnel commun. C’est l’entièreté de la personne qui est livrée au jugement des supérieurs hiérarchiques, notamment à travers l’évaluation. La relation salariale, de subordination, prend un autre sens quand il s’agit de salarier des humains en tant que tels et non des professionnels inscrits dans les règles de métier, de leur profession et du temps bien particulier de leur travail. Au travail, les humains tiennent des rôles, et la relation salariale devrait logiquement s’en tenir à ce cadre.

En ce sens l’orientation humanisante, ou humaniste des RH ne doit pas nous rassurer, car elle ne fait qu’accentuer la vulnérabilité, la dépendance des salariés, leur fragilité. Elle les place sans capacité de s’imposer dans le travail. La peur de faire des erreurs, de mal travailler, de ne pouvoir tenir leur place, d’être mal évalués, peut conduire les salariés à rêver d’être totalement pris en charge par l’organisation du travail, une organisation qui cependant ne peut se passer de leur contribution active pour donner sens et opérationnalité aux dispositifs de gestion et adapter les comportements en fonction de situations fluctuantes.

Qui plus est, ce management moderne au fur et à mesure qu’il avance et se renforce, affaiblit les sources de contestation et de critique de sa logique, critique pourtant nécessaire pour l’adapter aux salariés particulièrement investis dans leur travail que sont les salariés français, et pour regagner en capacité d’innovation et d’efficacité sociale.

Axel Honneth écrit encore que « les motifs de résistance et de révolte sociale se constituent dans le cadre d’expériences morales qui découlent du non-respect d’attentes de reconnaissance profondément enracinées. […] Lorsque ces attitudes d’attente normative sont déçues par la société, cela provoque précisément le type d’expériences morales qui donnent à l’individu le sentiment d’être méprisé. De tels sentiments ne peuvent toutefois fournir la base motivationnelle d’une résistance collective que si le sujet est en mesure de les formuler dans un cadre d’interprétation intersubjectif qui les identifie comme typiques d’un groupe tout entier » (p. 114). C’est ce cadre qui manque cruellement. Les syndicats sont eux-mêmes souvent piégés par cette logique qui substitue l’humain au professionnel. Ils ont tendance à se focaliser de plus en plus sur les questions de mal-être, de la souffrance, ce qui les entraîne vers des prises en charge souvent très individuelles, personnelles, au point que certains syndicalistes (rencontrés en enquêtes dans les entreprises) s’en plaignent ou s’en formalisent : « On n’est pas des assistantes sociales ! », signifiant par là qu’ils n’ont pas vocation à défendre des cas individuels mais des causes collectives.

Le juridique semble actuellement l’instance la mieux armée pour attaquer ce modèle managérial, rendre visibles certains de ses effets les plus délétères, altérer l’image qu’il s’est construite et semer l’inquiétude au niveau des cadres dirigeants. Ainsi, le tribunal de grande instance de Nanterre a émis un jugement en septembre 2013, déclarant « illicite l’autoévaluation qui devient un outil pour que la personne se dévalorise elle-même toute seule ». Le tribunal de grande instance de Lyon a interdit le 4 septembre 2012 aux agences de la Caisse d’Épargne de la région Rhône-Alpes d’appliquer la méthode du benchmark qui consiste à les comparer ainsi que les agents entre eux, en permanence. C’est un système dangereux a tranché ce tribunal, qui « compromet gravement la santé des salariés ; ce qui contrevient au Code du travail ». Le tribunal pense en effet que « le seul objectif qui existe est de faire mieux que les autres […]. Tout est remis en question chaque jour, ce qui crée un stress permanent ». Le 14 décembre 2009, le tribunal des affaires de la Sécurité sociale de Nanterre reconnaissait la « faute inexcusable de l’employeur » dans le cas du suicide d’un salarié de Renault Guyencourt, décision confirmée par la cour d’appel de Versailles. Dans un arrêt du 10 mai 2012, la 5e chambre de la cour d’appel de Versailles considère en effet que « Renault n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver le salarié du danger auquel il était exposé en raison de la pénibilité avérée de ses conditions de travail et de la dégradation de celles-ci ».

Le droit épingle les responsabilités managériales dans le développement des atteintes à la santé physique et mentale des salariés, et parfois à leur vie. Il vient questionner la légitimité d’un modèle qui accentue la vulnérabilité des salariés par une individualisation féroce, une remise en question de leur professionnalité, une mise à l’épreuve permanente renforcée d’évaluations constantes dans un contexte de perte de repères.


Notes du chapitre

[1]  Je traduis.

[2]  Les jeunes diplômés des grandes écoles sont passés, après le baccalauréat, par les classes préparatoires où dominent des exigences d’un travail très intensif et une idéologie très compétitive et élitiste.

[3]  Feuille électronique de comptabilisation du temps.

[4]  Lean voulant dire maigre, sans gras, certains disent anorexique…

[5]  Cf. son mémoire de thèse : « Quelles cohérences entre les démarches compétences déployées par les entreprises et les voleurs mises en avant par leurs dirigeants », soutenance en avril 2015.

[6]  Interview réalisée avec Mariana Stelko, dans le cadre de sa thèse sur les entretiens d’évaluation et les conflits de valeurs au travail.

[7]  Docteur Peter Kruse, « La gestion du management, les principes de changements réussis dans les entreprises, série de conférences », polycopié du 11 mars 1999 que m’a transmis Marie Pezé.