Nous sommes tous en mesure de constater que l’orientation de déstabilisation systématique des salariés, leur mise en quasi-incompétence qui les font tant souffrir, nuisent à la qualité et à la productivité du travail, à son efficacité, ce qui peut sembler paradoxal alors que l’on nous parle sans cesse de l’importance de la performance des entreprises pour la sauvegarde des emplois. Mais nous avons tendance à penser, avec le management, que c’est une phase nécessaire pour remettre au pas ces salariés français si peu coopératifs, pour qu’ils se transforment et s’ajustent aux impératifs économiques, en attendant que la jeune génération, porteuse de valeurs en accord avec les règles du jeu du management moderne et prête à s’inscrire dans la logique du donnant-donnant proposée, prenne toute la place, une fois les anciens sortis du marché du travail.
Comme nous avons tendance aussi à penser que les salariés ont des moyens de se défendre, de résister, qu’ils ne subissent pas unilatéralement ces offensives déstabilisantes de la part du management, et qu’ils se protègent par des postures de retrait : ils seraient capables de faire semblant de se conformer aux exigences, tout en en faisant moins que ce qu’ils sont censés faire, de donner le change dès que possible ; ils s’investiraient moins dans leur travail, misant plus sur leur vie privée, et hors travail. Seraient plus nombreux qu’on ne l’imagine à tirer leur épingle du jeu. Nous avons tendance à penser, en effet, qu’il existe toujours des marges de manœuvre et que les individus ont plus de ressources qu’il n’y paraît pour faire avec le modèle, et même y trouver de quoi satisfaire certaines de leurs aspirations. Que l’on ne peut raisonner en termes de domination absolue de la part du management : cela serait sans tenir compte des multiples facettes d’adaptation des salariés. Certains sociologues continuent à mettre en avant que travailler est aussi une source de reconstruction, de préservation de soi, de bonheur même, et que l’on entend trop souvent des discours misérabilistes.
Tout cela est incontestablement vrai, et la réalité est en effet complexe. Le travail n’est pas unilatéralement que souffrance, et tout le monde ne ressent pas les effets du modèle managérial de la même façon, ni avec la même intensité. De même, les ressources pour résister sont différentes. Il n’en reste pas moins qu’il y a des dominantes qui caractérisent ce modèle d’organisation du travail et de gestion des salariés, et qu’il présente des travers inquiétants.
Résumons-les. Les entreprises sont nombreuses à être impactées par de profonds et importants bouleversements tant techniques qu’économiques et sociaux, et elles doivent adapter leurs structures et leur fonctionnement à cet environnement changeant. L’expérience montre que pour être efficaces dans des situations fluctuantes et de plus en plus complexes, les salariés ont besoin de se fier à des repères stables, à leur expérience, de disposer d’appuis, de soutiens ; en d’autres termes, il leur faut disposer de certaines certitudes pour aborder de façon sereine un travail plus imprévisible. Pensons au travail d’un chirurgien : pour être efficace face à un imprévu comme une hémorragie, une baisse de tension, un arrêt cardiaque, il lui faut maîtriser son travail par des gestes très codifiés et des relations très stabilisées avec ses collaborateurs. La capacité de s’adapter au changement nécessite la stabilité d’une partie du travail : quand tout bouge en même temps, quand on ne maîtrise quasiment rien, il devient périlleux de travailler.
Or, sur la base d’une défiance fondamentale, le management opte pour une neutralisation de ses salariés par la remise en cause de leurs repères, de leur expérience et connaissances, de leur métier, afin de faire passer des critères, des méthodes standard, des process, des bonnes pratiques, élaborés à distance par des experts concepteurs qui ne sont pas du métier et selon des objectifs qui n’en relèvent pas toujours non plus.
Ce type d’orientation, de stratégie managériale n’est pas nouveau. Il se situe, comme j’ai essayé de le montrer, dans la continuité du taylorisme et du fordisme. Nous avons tendance à perdre de vue cette réalité en raison de l’idéologie du changement permanent qui nous enveloppe, et nous convainc que rien n’est plus comme avant et qu’il est déraisonnable de prendre appui sur le passé pour tenter de comprendre le présent. Le modèle managérial s’affirme et se présente sous couvert de la modernité, en rupture avec le passé, dans l’ère du post, du post-taylorisme notamment.
Cet argument du changement perpétuel désamorce toute critique, et fait apparaître la coupure entre conception et exécution du travail qui fonde toutes les organisations du travail, comme immuable tant elle disparaît derrière l’accélération des événements qui rend la réalité difficilement saisissable.
Sommes-nous condamnés à perpétuité à un modèle d’organisation du travail qui se fonde sur une définition abstraite du travail, imposée par des soi-disant experts aux salariés en dépit de leur professionnalité, de leur métier, de leur expérience, de leurs savoirs, de la qualité de leur engagement, de leur volonté de se reconnaître dans leur travail et d’être utiles ?
Sommes-nous condamnés à ce que les qualités des salariés soient considérées comme des obstacles au bon déroulement des politiques managériales, qu’elles soient ignorées ou piétinées pour céder la place à des procédures, à des « bonnes pratiques », des process, indifférents la plupart du temps à la complexité et à la variabilité de la réalité ? Faut-il vraiment couper les ailes aux salariés pour être sûr qu’ils se comportent de façon efficace ?
Sommes-nous condamnés à ce que le travail appartienne uniquement à des employeurs eux-mêmes soumis à des logiques qui les dépassent, et sommés d’établir des critères, des méthodes de travail qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’une société requiert pour perdurer et s’améliorer ?
Cela n’est pas inéluctable. Il suffirait, pour que les choses changent, d’être prêts à nous convaincre de la vertu du débat, de la confrontation d’idées, de la critique, à nous convaincre que les salariés à leurs niveaux peuvent contribuer efficacement à faire évoluer les méthodes de travail et à innover, que la qualité de leur engagement est une ressource, et qu’ils méritent d’être considérés comme de véritables professionnels dignes de confiance…