Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre,
pour faire périr les hommes par le glaive,
par la famine, par la mortalité,
et par les bêtes sauvages de la terre
Apocalypse 6 : 8
Quand je fais faire le tour aux touristes, je leur raconte beaucoup de faits, mais peu d’histoires. Il y a par contre de ces faits qui se mêlent à des légendes au point où il est difficile de distinguer le vrai du faux.
C’est à ce moment que le folklore devient la vérité.
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C’est autour de 1900 que Percé devient une ville tranquille, après avoir brûlé deux fois. C’est aussi le moment où elle devient solide ; l’industrie de la pêche foisonne depuis le milieu du 19e siècle, le rocher est déjà une curiosité touristique, le maquereau saute presque sur le quai tout seul. Le mont Sainte-Anne surplombe la ville. Ce n’est pas seulement une montagne, c’est aussi le poste d’observation le plus avantageux de ce coin de la péninsule. Son sommet plat permet une vue imprenable sur les anses, les îles, le rocher qui, à cette époque, n’a déjà plus qu’un seul trou. Sainte Anne, mère de la Vierge Marie, protège ce phare de roc.
C’est à cette époque que les villageois commencent à venir baptiser les enfants sur l’autel de pierre à la cime de cet amphithéâtre créé par Dieu que l’on nomme La Table à Rolland.
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Le prêtre tapote doucement sa plume sur son encrier au rythme des psaumes qu’il médite, ça l’aide à se concentrer. En face de lui, Rolland patiente sans broncher.
— Votre père Achille a donc lui aussi travaillé sur les chantiers dans le vieux pays ? demande le prêtre.
— Oui, mais j’ai appris toute seul, surtout pas de mon père, mon père, répond Rolland, qui se trouve très drôle.
— Il avait pourtant ben des choses à t’apprendre, ti-gars !
— Oui, mais il avait aussi de bien fâcheuses faiblesses, mon père.
Le prêtre fronce les sourcils et regarde les documents qui traînent devant lui.
— Vous n’êtes pas marié.
Rolland fait un petit sourire de côté et répond :
— J’aurais bien voulu, mais elle a dit non, c’est une femme de tête, pis elle a déjà été mariée, mon père. Elle a pas aimé ça, se soumettre à un homme.
Le prête hésite un instant, tourne quelques pages de son dossier et annonce que le Vatican est fier d’engager monsieur Rolland Major comme contremaître sur le chantier de la future église Saint-Michel-de-Percé. Le Saint-Père s’attend à une structure élégante fabriquée de pierres de grès rose de la Gaspésie et construite par des mains d’hommes vaillants et croyants. Cette église assurera la pérennité de l’amour du Seigneur Jésus sur nos terres.
Rolland, l’air satisfait, remercie l’homme de foi d’une poignée de main exemplaire, ferme, forte, et quitte le presbytère d’un pas pressé.
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Lorsque Bridgeville est fondée, en 1933, les villageois qui s’y installent viennent presque exclusivement de Percé. Ils quittent leur ville parce qu’on commence à y entendre des histoires peu rassurantes. Pendant les cérémonies de baptême en montagne, des voix se mettent à résonner dans le creux de la forêt et personne ne s’accorde sur la nature du son. Certains concluent à des chants d’anges qui accueillent les nouveau-nés sur terre, d’autres y entendent ces mêmes anges entonner avec leurs trompettes la mélodie du Jugement dernier.
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Quelques mois plus tard, la construction est bien avancée, Rolland a recruté une équipe éclectique, mais efficace. Passionné de jeux de hasard, il ne manque jamais d’aller à la taverne du village en soirée pour se détendre de ses journées au chantier. Il est toujours accompagné de trois autres travailleurs : un ancien militaire aux cheveux roux, le cuisinier du chantier à la longue barbe noire, ainsi qu’un jeune homme pâle particulièrement arrogant. Les parieurs craignent Rolland et son groupe, seuls les plus téméraires et les plus insolents osent se mesurer à eux. Ils sont habitués, depuis quelques années, à affronter les mêmes adversaires, qui se font de plus en plus rares. Rolland a soif de défi, soif de gain, et rêve d’une partie de dés digne de sa relation privilégiée avec le hasard.
Un soir, ne trouvant pas d’adversaires, Rolland boit beaucoup, et longtemps. Sa vision devient de plus en plus floue et les gens de plus en plus insupportables pour ses nerfs à vif du travail à l’église. Il agrippe une lanterne, une dernière pinte de Pale Ale et quitte la taverne et ses comparses pour ensuite se diriger vers la plage, juste à côté du quai, où il compte s’assoupir. Il marche tranquillement sur la grève et choisit un coin où il se vautre avec sa bière, face à l’île Bonaventure. Ce bout de plage bien spécial, où se trouve le vieux quai, au bout de la rue Biard, est une porte d’entrée où l’on entend les accents roucouler et les vagues froisser le sable. L’ivresse l’engourdit tant qu’il s’empresse de faire un feu pour ne pas mourir de froid s’il s’endort. Une fois le petit bois ramassé et la structure parfaitement exécutée, il prend sa lanterne pour l’allumer. La flamme touche à peine le bois humide rejeté par l’océan que le feu prend d’un coup, devient gigantesque en quelques minutes comme s’il venait de décider lui-même de s’allumer entre les souffles hostiles et suaves de l’air salé. Rolland discerne soudainement des pas qu’il aurait dû normalement remarquer venir de loin. Des pas lents mais décidés qui grattent le sable rocailleux de la plage de Percé. Surpris, Rolland se tourne et fait face à un homme très bien mis, vêtu de noir, un bourgeois de passage, peut-être. Il tient mollement une bouteille de vieux whisky à moitié vide et sa respiration rend hommage à son ivresse. La vapeur de son haleine piquante d’alcool s’emmêle en valse complexe avec l’air froid de la mer. Avant même d’adresser la parole à Rolland, l’homme sort un énorme cigare qu’il porte à sa bouche. Le souffle chaud de l’alcool s’agrippe à un tison de passage et produit une flammèche qui s’allume comme le ferait le crachat colérique d’un dragon. Il allume alors son tabac avec sa propre respiration.
L’inconnu affiche un regard arrogant qui ne fait pas broncher Rolland, comme s’il s’agissait, pour lui, d’une mascarade souvent exécutée et dont il connaissait déjà les rythmiques. Devant ce stoïcisme, l’inconnu durcit ses traits et propose une partie de dés. Rolland, qui a pourtant le nez exceptionnellement fin, remarque tardivement l’odeur de soufre qui persiste derrière celle du tabac de l’élégant visiteur. Malgré toutes ces bizarreries, le gambler accepte volontiers le défi.
Puisque la plage ne convient pas pour jouer, l’inconnu désigne au loin une table de jeu parfaite : le sommet du mont Sainte-Anne, directement où on célèbre les naissances. Rolland a le réflexe de rire puisqu’il faut au moins deux heures en plein jour pour escalader le mont. Sans broncher, l’étranger demande à Rolland de prendre sa pinte de bière et de s’accrocher à son manteau. Sans même avoir le temps de réaliser qu’il s’envole au-dessus du village, Rolland se retrouve au sommet du mont Sainte-Anne. L’ivresse le met dans un état euphorique tant il est excité d’avoir un adversaire aussi surnaturel que sa passion pour les dés.
Le jeu de dés le plus connu de l’époque est le Dudo, c’est ce à quoi les pêcheurs et les explorateurs jouent depuis des siècles sans même savoir d’où ça vient. Au gré des voyages, le jeu est pratiqué le long des côtes et dans les ports de toute l’Amérique et même, à ce qu’on dit, à l’île de la Tortue dans les Caraïbes. Chaque joueur a cinq dés et un gobelet en cuir. Ils renversent leurs gobelets sur la table et regardent les dés sans les montrer à leurs adversaires. Celui qui a la main, préalablement choisi au hasard, doit ensuite parier sur le nombre de dés semblables sur la table quand les adversaires révéleront leurs jeux. Ils pourront renchérir, douter, ou être d’accord, ce qui entraînera la perte d’un dé lors de la révélation des mains si le pari est perdu. Et ainsi de suite, chacun leur tour. Le gagnant est le dernier joueur détenant un dé.
Plus la nuit avance, plus Rolland joue avec la rage des excessifs. Sa bière se remplit toute seule lorsqu’il atteint le fond. Il perd toutes ses piécettes. Puisque son adversaire n’a plus rien à jouer, l’inconnu propose alors une partie en trois paris gagnés où il rendrait toutes ses pertes à Rolland en échange de son âme. Ce dernier accepte sans hésiter, ce qui surprend le visiteur. Après que Rolland a perdu le premier coup, les deux joueurs aperçoivent plusieurs ombres qui se mettent à les encercler. Des silhouettes incertaines qui se précisent peu à peu pour révéler l’homme aux cheveux rouge feu, le cuisinier à la barbe noire et le petit arrogant, disposés en rang comme une meute de loups. Rolland se met alors à rire.
— Il était temps ! J’ai presque laissé ma non-âme à Lucifer, dit-il.
L’homme en noir a à présent les yeux ronds et un air ébahi, de ces regards stupéfaits dont on ne penserait jamais que l’ange déchu en personne puisse afficher.
Avant même que la meute de Rolland puisse répondre, un rugissement se fait entendre dans les profondeurs de la forêt et une bête énorme en surgit. Elle se place à la tête des hommes dont les poils commencent à pousser, les membres à s’allonger, le dos à se courber. Le diable rugit de colère et hurle un nom, l’effroyable, le puissant nom de la première dame des bois, la première rebelle, la première femme d’Adam. Lilith, sous forme d’une bête imposante à la sinueuse crinière rousse, a tout d’un chacal géant aux yeux glauques. Une crête hérissée et noire lui orne le dos. Le vent du sud souffle doucement et le chacal demande à Rolland, d’une voix féminine et rauque, de jouer les tours qui lui restent, mais de le faire derrière elle, en rang.
Rolland affiche un sourire d’où dépassent des crocs brillants. Il approche lentement de ses trois frères en prenant la même forme qu’eux, entre le loup et le centaure, quatre incubes, quatre chevaliers qui tiennent maintenant à la main des trompettes dorées.
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L’histoire de Percé qui a brûlé deux fois, celle des deux trous du rocher, de la pêche foisonnante, de la Table à Rolland, c’est une partie de ce que l’on raconte aux touristes. Je travaille au mont Sainte-Anne depuis trois étés. Ce que les voyageurs ne savent pas, comme peu de personnes de mon entourage d’ailleurs, c’est ce que j’ai vu, dans cette forêt. Ce ne sont pas des incubes ou des anges, ce sont des âmes. La montagne est infestée de fantômes, mais pas n’importe lesquels. Parce que c’est ça, la fin de l’histoire : des esprits sont rejetés de l’enfer. Une petite vengeance contre le sanctuaire de Lilith qui a un jour banni Lucifer de Percé et du mont Sainte-Anne lors d’un pari aux dés qui avait été bien mal planifié.