Voici près de dix ans que je travaille à ce livre et un an et demi qu’il est paru en anglais ; au fil des années, mon sentiment s’est renforcé que mon projet prenait un tour de plus en plus radical. Lorsque je le mis en chantier, je pensai qu’il s’agirait d’un tableau historiographiquement traditionnel d’un sujet qui l’était moins : une histoire plus ou moins linéaire du sexe. Au bout du compte, j’ai écrit un livre qui n’est peut-être pas suffisamment explicite dans son rejet de certaines normes professionnelles et, plus généralement, des modèles narratifs reçus en histoire.
J’ai cru avoir perçu toute une série de changements radicaux entre la fin du XVIIe siècle et l’aube du XVIIIe dans la compréhension de la différence sexuelle, de la part des médecins, certes, mais aussi d’autres commentateurs. Je crus reconnaître une sorte de longue durée braudélienne dans la représentation corporelle qui remonte aux Grecs et où les signes, dans le corps, de différence sexuelle — génitoires, organes internes, processus physiologiques et orgasme — étaient bien moins distincts, bien moins critiques qu’ils n’allaient le devenir. Le sexe et la sexualité n’étaient pas encore des attributs définitifs du corps, tandis que les différences qui importaient figuraient sur un continuum : plus ou moins de chaleur vitale, plus ou moins de fermeté, plus ou moins de force pour changer de forme, si elles ne relevaient pas de la métaphysique, avec la distinction aristotélicienne entre causes formelles et matérielles. La grande chaîne de l’être s’exprimait dans la chair sans être enracinée en elle. Paradoxalement, dans une perspective moderne, c’était le genre qui était fondateur, quand le sexe n’en était que la représentation. C’est à cette grille imaginaire du sexe que je donnai le nom de « modèle unisexe » avant d’entreprendre d’en retracer la chute.
À un moment ou à un autre de ce long XVIIIe siècle, tout cela parut changer. On cessa de voir dans les organes génitaux des deux sexes une reconfiguration topologique mutuelle pour les juger désormais radicalement distincts ; on cessa de prendre les ovaires pour des testicules femelles et la menstruation pour une simple manière d’évacuer la pléthore afin d’y voir un trait essentiel de la femme. D’aspect commun de la chair à l’instant de la génération, l’orgasme devint un élément contingent de la reproduction : nombre de commentateurs opinant que les femmes avaient moins de chance d’en faire l’expérience que les hommes. Autrement dit, le sexe, tel que nous le connaissons, devint fondateur, le genre social n’en étant plus que l’expression. D’où le « modèle des deux sexes ».
Cette histoire paraît s’inscrire à merveille dans toutes les traditions historiographiques qui prétendent expliquer le passage d’un stade à un autre par une chaîne d’effets de causalités extérieures à la sphère de l’objet étudié mais reflétées à l’intérieur de celle-ci. Ainsi, la fabrique du sexe pourrait-elle être référée, par exemple, à l’histoire intellectuelle : l’effondrement d’une vision du monde dans laquelle le corps réfléchit l’univers et, inversement, l’établissement du corps, ou plus généralement de la matière, correspond au changement d’épistémè foucaldien, au profit de ce que l’auteur de L’Archéologie du savoir appelle le modèle classique. Il correspond aussi, bien que Foucault hésite à l’expliciter, à ce que Eduard Jan Dijksterhuis a baptisé d’une formule célèbre, « la mécanisation de l’image du monde1 ». En vérité, le rejet du vieux modèle du sexe et du corps, pris qu’il était dans les filets de la théologie et de la métaphysique, faisait manifestement partie du grand projet des Lumières : en finir avec des millénaires de cléricature et de philosophie pour mettre à leur place une histoire naturelle de l’homme. Une nature organique, un corps fermé, autonome et moralement déterminant évincèrent le vieux corps ouvert du modèle unisexe.
Mais aussi à la politique et à la théorie politique : la théorie libérale et républicaine menaçant les anciennes frontières entre les deux sexes, de nouvelles qui avaient leur fondement dans le corps les remplacèrent. À la transgression temporaire des distinctions sexuelles à laquelle donna lieu la Révolution française dans la vie publique, mirent bon ordre diverses structures juridiques et idéologiques fondées sur des différences corporelles capitales entre les sexes. L’effondrement des ordres anciens où chacun avait sa place désignée, des anciennes frontières entre public et privé, se traduisit par la création d’une nouvelle sphère publique, exclusivement masculine, d’où leur essence corporelle même excluait les femmes. L’idéologie domestique, par exemple, n’était possible qu’en raison de la vertu morale intrinsèque et de la quiétude sexuelle de la femme.
On peut aussi raconter cette histoire avec le genre de tour adventice implicite dans le volume premier de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault. Le sexe et la sexualité furent une création discursive — le passif étant ici intentionnel dans la mesure où il n’est pas précisé à qui ni à quoi l’on doit cette création — en tant que connexion nécessaire à l’exercice d’un nouveau bio-pouvoir, diffus mais envahissant, qui colonisa le corps. Cette technologie participa à son tour du grand changement de la nature du pouvoir qui forme l’axe narratif de Surveiller et punir : « La vieille puissance de la mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie2 ». En tant que « formation historique très réelle », la sexualité s’accompagne d’une nouvelle forme de pouvoir : « Au privilège de la souveraineté [se substitue] l’analyse d’un champ multiple et mobile de rapports de force3. »
L’histoire économique : l’essor de l’homo œconomicus — l’individu conçu comme un atome social qui poursuit librement sa quête de gains — trouve son analogue dans le corps individuel fermé et isolé tant de l’univers que du corps grotesque du peuple cher à Bakhtine4. De plus en plus nette, la division gendrée du travail est naturalisée à l’image de la différenciation biologique des sexes.
L’histoire de la science : les progrès des connaissances en anatomie et physiologie de la reproduction — sperme et ovule, testicules et ovaires, nature de l’ovulation et de la menstruation, et ainsi de suite — fournirent les données de base indispensables à de nouvelles définitions de la différence sexuelle. De fait, il est purement et simplement exact qu’hommes et femmes se partagent entre deux sexes.
Suivant cette approche, la ruine du modèle unisexe et le triomphe des deux sexes résultèrent d’un enchaînement de développements en d’autres domaines, plus primaires. Les structures — économiques, intellectuelles et politiques — d’antan connurent des changements démontrables qui se soldèrent par un changement également démontrable touchant l’intelligence du corps sexuel. Autrement dit, c’est quelque part au XVIIIe siècle que vit le jour ce que, dans un autre ouvrage, j’ai appelé le « corps moderne5 ».
La première fracture faisant obstacle à ces histoires normatives se situait entre le sexe et la science. La connaissance positive — les preuves abondent — ne se solda point par de nouvelles conceptions de la différence sexuelle : autrement dit, des notions contradictoires de la différence sont compatibles avec le même corps de connaissances et ce que l’on peut savoir du sexe, en tout contexte qui présente quelque intérêt humain, est toujours déjà informé par des représentations culturellement marquées. Pour dire les choses encore autrement : la biologie de la reproduction, la médecine et les disciplines voisines ont donné au modèle des deux sexes son langage et son infrastructure sans le faire naître ni l’impliquer.
Ce qui laisse le champ libre à la construction culturelle du sexe. Mais surtout, que la science ne se soit jamais approchée d’une Vérité sur le sexe alors même que jamais elle ne fit autant de révélations sur l’anatomie et la physiologie de la reproduction m’encouragea à prendre au sérieux d’autres critiques vigoureuses de la notion d’une histoire linéaire qui pourrait, tant bien que mal, décrire et expliquer tout à la fois une évolution progressive. La mise à nu par Edward Saïd du discours orientaliste dominant et l’avalanche de travaux sur les discours post-coloniaux de substitution6, par exemple, la critique pragmatique et libérale que développe Richard Rorty de l’histoire positive de la culture7, sans parler de l’influence persistante de mon maître Thomas Kuhn, de Donald Davidson, philosophe de Berkeley, et d’autres, me permirent d’écrire un livre refusant l’histoire du remplacement d’un modèle par un autre. Mon seul regret est de ne l’avoir pas fait plus franchement.
Je dois observer que je ne fais pas du rejet de la causalité une affaire de principe. Je tâche de démontrer, dans différents contextes, comment des circonstances politiques, intellectuelles et sociales diverses nourrirent le passage du modèle unisexe à l’explication moderne, fondée sur deux sexes, de la différence et de la sexualité proprement dite. Mais ce que je prenais pour le triomphe plus ou moins linéaire d’un modèle sur l’autre, la production plus ou moins définitive et irrévocable du sexe moderne, prit un tour de plus en plus équivoque.
Pour commencer, je découvris de multiples preuves que dès avant le XVIIIe siècle il se trouva des gens pour écrire comme s’il y avait bel et bien deux sexes, et donc aussi une sexualité, profondément inscrits dans le corps. Loin du discours dominant, difficiles à interpréter par-delà l’abîme des siècles, elles n’en continuaient pas moins à parler, fût-ce à mots couverts, d’un modèle du corps apparemment « moderne ». Par exemple, l’élévation augustinienne de l’impuissance — défaillance spécifique du pénis — au rang de signe paradigmatique de l’aliénation de la volonté après la chute laisse penser que le sexe biologique et génital occupe une place centrale dans la définition de la condition humaine en même temps qu’elle ne parle bizarrement que d’un seul sexe déchu, autrement dit le mâle. Les errances de la matrice ne font sans doute pas spécifiquement référence à un organe matériel bien concret qui se promènerait dans le corps de la femme, mais il se pourrait bien que la matrice considérée comme scrotum femelle ne disparaisse pas non plus, dans tous les contextes, des archives historiques. Certains discours de l’aube de l’époque moderne prêtaient apparemment aux femmes un sexe au sens moderne.
Inversement, dans divers discours du XIXe et du début du XXe siècle, le corps paraissait aussi ouvert aux forces de l’extérieur et malléable qu’il l’avait été avant la ligne de partage du XVIIIe siècle. Freud et les post-freudiens, comme Sarah Kofman par exemple, qui m’ont beaucoup influencé, finirent aussi par décrire un corps dans lequel « l’anatomie, c’est le destin », comme dans le modèle unisexe, et non l’inverse. Tandis que deux sexes biologiquement distincts et déterminants imprègnent bien des discours sociaux, politiques et médicaux de la période moderne, les échos du sexe unique abondent.
Je me retrouvai donc dans l’embarras. Je pouvais adopter l’habituelle stratégie de l’historien et mettre en quarantaine ces données comme autant de signes exotiques avant-coureurs de ce qui devait advenir, ou au contraire des reliques ataviques de ce qui avait été. Autrement dit, confronté à des textes qui semblaient démentir l’un ou l’autre modèle, j’aurais pu les écarter comme des exceptions propres à une région bien précise de certains pays ou purement idiosyncrasiques. Cette approche aurait eu l’avantage de préserver une histoire linéaire historiographiquement traditionnelle. L’inconvénient, c’est qu’elle masque la vérité qui est, j’en ai acquis la conviction, qu’il y a toujours eu deux modèles disponibles et non pas abandon de l’un au profit de l’autre. Pour toutes les raisons que j’ai suggérées plus haut, et que j’ai développées dans le corps du texte, le sexe — et par là j’embrasse les deux sexes — accéda à une position dominante après les Lumières et la Révolution ; le sexe unique — autrement dit, deux genres ancrés de manière contingente dans le corps — inspira dans une large mesure la littérature antérieure.
Mais le sexe unique et les deux sexes coexistent au fil des millénaires.
Pour conclure, j’aimerais insister sur deux points. D’abord, j’en dois l’aveu, je regrette de n’avoir pas suivi le conseil de mes étudiants qui m’invitaient à profiter de l’occasion que m’offrait ce livre pour en dire plus long sur le désir, l’érotique, le sexe et la subjectivité. Je dois en incriminer une certaine prudence — je ne voulais pas me laisser entraîner dans le champ politique à travers lequel s’articulent aujourd’hui les notions d’identité et de différence — mais aussi une certaine distance par rapport à la réalité présente de ce champ aux États-Unis, en tant qu’homme — blanc de surcroît — qui revendique son hétérosexualité, et surtout un sens factice de la bienséance que je dois à l’université américaine. En démontrant la contingence et l’indétermination historiques des limites du corps — la manière dont on imaginait les parties génitales, les plaisirs et les fluides —, j’espère pourtant avoir aidé et encouragé la production de nouvelles subjectivités.
Ensuite et surtout, je ne conçois aucune gêne de n’avoir pas produit un récit temporellement cohérent. En premier lieu, des recherches anthropologiques contemporaines, le Woman in the Body d’Emily Martin par exemple, donnent à penser que les femmes comme les médecins imaginent leur corps différemment suivant les contextes spécifiques, plutôt qu’en fonction de leur degré de connaissances biologiques ou de quelque mystérieux impératif culturel qui obligerait à voir le corps sous ses dehors « modernes » : fermé, discret, limité. De toute évidence, il existe aujourd’hui un très large éventail de manières d’imaginer le corps qui varient avec la race, l’ethnie, la classe, l’âge ou le genre et l’on n’a guère de raisons de croire que cette variation n’existait pas dans le passé. (Ce sont aussi, bien sûr, des catégories classificatoires socialement et culturellement spécifiques. Je veux dire simplement qu’elles recoupent les limites du corps et leur donnent forme.) Bref, un télos de modernité semble de plus en plus déplacé.
De surcroît, si, comme l’observe Lyotard, la condition post-moderne se définit par l’absence de discours dominant, pourquoi s’étonner de l’absence de semblable discours dans l’intelligence du sexe. Pour l’heure, nous ne pouvons espérer plus qu’une série de micro-histoires, dont rien n’indique qu’elles devraient toutes s’emboîter les unes dans les autres. À l’opposé, il existe un progrès scientifique, évident dans les contextes pragmatiques de l’expérimentation en laboratoire ou de la clinique, dans les sciences de la reproduction et dans la biologie moléculaire de la différence. Cependant, pour des raisons que j’esquisse dans ce livre, ces progrès ne dictent ni ne dicteront logiquement la moindre conception spécifique de la différence. De même la prétendue modernité — l’attachement à l’autarcie individuelle, au naturalisme, à la rationalité et au progrès — n’implique pas ni, j’imagine, n’impliquera jamais une vision particulière du sexe et de la permanence de la « sexualité ».
Je ne vois pas pourquoi, si ce n’est que de pareilles tentatives pour trouver en d’autres domaines un enchaînement très précis de modèles ont également avorté. Il est des récits qui font parfaitement l’affaire dans des contextes et des occasions spécifiques ; il est des explications causales à des utilisations spécifiques d’un modèle ou d’un autre de la différence sexuelle. Autrement dit, notre intelligence du sexe n’est pas à la merci des caprices de quelque mystérieux processus aléatoire. Mais il n’est point de télos de classification, en sorte que subsistent côte à côte une pluralité de schémas qui ne cessent de rassembler des données susceptibles de les justifier. Le sexe est une classification tellement forte, enracinée et ancienne qu’elle est désormais d’une polysémie presque infinie, toujours ouverte à des interrogations nouvelles, toujours disponible pour de nouvelles subjectivités.
University of California,
Berkeley, février 1992
1. Eduard Jan Dijksterhuis, The Mechanization of the World Picture. Pythagoras to Newton, Princeton, Princeton University Press, 1986 (première édition : De Mechanisering von het Wereldheeld, Amsterdam, Meulenhoff, 1959). (N.d.T.)
2. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, pp. 183-184. (N.d.T.)
3. Ibid., p. 135. (N.d.T.)
4. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970. (N.d.T.)
5. Catherine Gallagher et Thomas Laqueur, éds., The Making of the Modern Body. Sexuality and Society in the Nineteenth Century, Berkeley/Londres, University of California Press, 1987, passim. (N.d.T.)
6. Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris, Éditions du Seuil, 1980. (N.d.T.)
7. Richard Rorty, L’Homme spéculaire, trad. Thierry Marchaisse, Paris, Éditions du Seuil, 1990. (N.d.T.)