La première chose qui frappe l’observateur distrait, c’est que les femmes ne sont pas comme les hommes. Elles sont « le sexe opposé » (mais pourquoi « opposé », je n’en sais rien ; quel est le « sexe voisin » ?). Mais l’essentiel, c’est que les femmes ressemblent plus aux hommes qu’à n’importe quoi d’autre au monde.
DOROTHY L. SAYERS
« The Human-not-quite-human »
Sur le plan de l’interprétation, un abîme sépare deux versions, à cinquante ans de distance, de la même histoire de mort et de désir racontée par un médecin du XVIIIe siècle, dont l’obsession était de distinguer la mort réelle d’une mort apparente1.
L’histoire commence lorsqu’un jeune aristocrate que des circonstances familiales avaient obligé à entrer dans les ordres religieux mit les pieds dans une hostellerie. Il trouva les aubergistes accablés de chagrin : leur fille unique, une fille d’une grande beauté, était morte. Elle ne devait être inhumée que le lendemain et les parents affligés prièrent le jeune moine de veiller sur sa dépouille pendant la nuit. Ce qu’il fit, mais il fit plus encore. Ce que l’on disait de sa beauté avait piqué sa curiosité. Il retira le linceul, et au lieu de découvrir le cadavre « défiguré par les horreurs de la mort, il y trouva des grâces animées ». Le jeune homme perdit toute retenue, oublia ses vœux et prit « avec la morte les mêmes libertés » que lui eût permis dans la vie le sacrement du mariage. Honteux de ce qu’il venait de faire, l’infortuné moine nécrophile partit à la hâte au petit matin, sans attendre l’enterrement.
Lorsque arriva l’heure des funérailles, au moment même, en vérité, où l’on descendait en terre le cercueil où était allongée la morte, quelqu’un perçut un mouvement qui venait de l’intérieur. On retira le couvercle ; la fille se mit à remuer et sortit bientôt non pas d’une mort véritable, mais seulement de son coma. Il va sans dire que les parents exultèrent du retour de leur fille, même si leur plaisir fut grandement terni par la découverte qu’elle était enceinte et que, de surcroît, elle ne pouvait donner de son état d’explication satisfaisante. Dans leur embarras, les aubergistes ensevelirent leur fille dans un couvent sitôt la naissance du bébé.
Bientôt des affaires ramenèrent sur les lieux de son crime le jeune aristocrate, oublieux des conséquences de sa passion, mais bien plus riche et sorti des ordres après être rentré dans son héritage. Une fois encore, il trouva les aubergistes dans un état de consternation et il ne tarda pas à comprendre la part qu’il avait prise à leur nouvelle infortune. Il se rendit en hâte au couvent et trouva l’objet de son désir nécrophile plus belle encore vive que morte. Il lui demanda sa main et, par le sacrement du mariage, légitima leur enfant.
La morale que Jacques-Jean Bruhier d’Ablaincourt demande à ses lecteurs de tirer de cette histoire, c’est que les tests scientifiques sont l’unique moyen de s’assurer qu’une personne est bel et bien morte et qu’un contact, fût-il très intime, avec un corps laisse place à des méprises. Contemporain de Bruhier, le distingué chirurgien Antoine Louis aboutit, pour sa part, à une conclusion fort différente, plus en rapport avec le sujet de ce livre, lorsqu’il analysa le cas en question en 17522. Sur la foi du témoignage même de Bruhier, soutient Louis, il n’était permis à personne de douter que la fille n’était point morte : le jeune moine pouvait témoigner qu’elle n’avait pas l’air morte et, de surcroît, qui sait si elle ne donna point quelques « signes démonstratifs » en preuve de sa vivacité, des signes que tout médecin du XVIIIe siècle ou même tout profane eût attendus en de pareilles circonstances.
Bruhier avait auparavant cité de nombreux cas de jeunes femmes apparemment mortes que d’amoureuses étreintes avaient ressuscitées et sauvées d’une inhumation intempestive ; pour d’aucunes, l’extase sexuelle, la « petite mort » ainsi que l’on disait au XVIIIe siècle, se révélait source de vie. L’amour, cette « Mort prodigieuse et satisfaisante […] Séparation volontaire de l’Âme et du Corps », suivant la formule d’un médecin anglais, gardait les portes de la tombe3. Mais en l’occurrence, il eût paru fort invraisemblable que la fille de l’aubergiste ait pu concevoir sans bouger, trahissant ainsi sa mort4. Tout ouvrage de médecine ou les multitudes de manuels de sage-femme, de santé ou de mariage qui circulaient dans toutes les langues à travers l’Europe en faisaient un lieu commun : « Quand il y a émission de semence dans l’acte de génération [de la part des hommes comme des femmes], il se produit en même temps une extraordinaire titillation dans tous les membres du corps5. » Sans orgasme, annonçait un autre texte qui connut une grande diffusion, « le beau sexe ne désirerait point les nuptiales étreintes ; il n’y aurait aucun plaisir ni n’en concevrait6 ».
Il fallait que la fille frissonnât, fût-ce un petit peu. Sinon ses joues roses, les frémissements de l’orgasme vénérien l’eussent trahie. L’histoire de Bruhier était donc une histoire de supercherie plutôt que de mort apparente ; et Antoine Louis d’en conclure que la fille des aubergistes et le moine avaient tout simplement conspiré pour éviter toute culpabilité en feignant le coma jusqu’au dernier instant possible avant l’inhumation.
En 1836, la même histoire fut reprise, non sans un nouvel infléchissement. Cette fois, il n’était pas question de mettre en doute la réalité de l’état comateux de la fille, pareille à une morte. Au contraire, le docteur Michael Ryan voulut y voir un exemple, parmi bien d’autres, de cas de rapports sexuels avec des femmes insensibles, afin de prouver que l’orgasme n’avait aucun rapport avec la conception. (Dans une autre histoire, par exemple, un palefrenier confesse qu’il est entré dans une auberge, où il a connu et engrossé une fille qui dormait d’un sommeil si profond devant l’âtre qu’il était depuis longtemps parti à son réveil.) Non seulement une femme n’a pas besoin de ressentir du plaisir pour concevoir, mais il n’est pas même nécessaire qu’elle soit consciente7.
Vers la fin des Lumières, dans la période comprise entre ces deux versions du conte de la fille des aubergistes, la science médicale et ceux qui s’en remettaient à elles cessèrent de voir dans l’orgasme féminin un fait intéressant la génération. La conception, s’accordait-on à penser, pouvait se passer dans le secret, sans frissons révélateurs ni signes d’éveil ; c’en était fini de l’antique sagesse, suivant laquelle « hors du plaisir, rien de mortel ne voit le jour8 ». Jadis signe de la génération, profondément enfoui dans le corps des hommes et des femmes, sensation dont l’existence n’était pas davantage contestée que la douce et agréable sensation de chaleur qui accompagne un bon repas, l’orgasme se trouva relégué au domaine de la simple sensation, à la périphérie de la physiologie humaine : prime accidentelle, sacrifiable et contingente de l’acte de reproduction.
En principe, cette orientation nouvelle concernait le fonctionnement sexuel des hommes aussi bien que des femmes. Mais jamais auteur qui se pencha sur ses questions n’eut l’idée de prétendre que les passions et plaisirs masculins en général n’existaient point ou que l’orgasme n’accompagnait pas l’éjaculation lors du coït. Tel n’est pas le cas pour les femmes. La contingence nouvellement « découverte » du plaisir ouvrait la possibilité d’une passivité féminine et d’une « impassibilité9 ». La prétendue indépendance de la génération et du plaisir créa l’espace permettant de redéfinir, de débattre, de nier ou de circonscrire la nature sexuelle des femmes. Ce que l’on ne manqua pas de faire, bien sûr. À n’en plus finir.
Les valences d’antan se trouvèrent renversées. Le lieu commun d’une bonne partie de la psychologie contemporaine — que les hommes veulent du sexe quand les femmes désirent des relations sexuelles — est l’inversion précise de notions qui avaient cours avant les Lumières et remontaient à l’Antiquité, assimilant l’amitié aux hommes et, aux femmes, les appétits de la chair. Les femmes, dont les désirs ne connaissaient point de limites dans l’ancien ordre des choses et dont la raison offrait si peu de résistance à la passion, devinrent dans certains tableaux des créatures dont toute la vie reproductive pouvait se dérouler insensible aux plaisirs de la chair. Lorsque, à la fin du XVIIIe siècle, on entrevit la possibilité que « la majorité des femmes ne fussent point tant troublées de sentiments sexuels », la présence ou l’absence d’orgasme devint un indicateur biologique de la différence sexuelle.
La nouvelle conceptualisation de l’orgasme féminin ne fut, cependant, au XVIIIe siècle qu’une formulation d’une réinterprétation plus radicale du corps féminin par rapport au masculin. Pendant des millénaires s’était imposée comme un lieu commun l’idée que les femmes avaient les mêmes parties génitales que les hommes si ce n’est que, suivant les mots de Némésius, évêque d’Émèse au IVe siècle, « les leurs sont à l’intérieur du corps, non pas à l’extérieur10 ». Galien, qui au IIe siècle de notre ère élabora le plus puissant et le plus résilient des modèles d’identité structurelle, mais non spatiale, des organes de reproduction mâles et femelles, s’attacha longuement à démontrer que les femmes étaient au fond des hommes chez qui un défaut de chaleur vitale — de perfection — s’était soldé par la rétention, à l’intérieur, de structures qui chez le mâle sont visibles au-dehors. De fait, des vers de mirliton de l’aube du XIXe siècle chantent encore ces homologies séculaires bien après qu’elles eurent disparu des textes savants :
Certes, leur sexe est différent,
Mais pareilles à nous elles sont, au demeurant,
Car pour les plus scrupuleux des chercheurs,
La devanture de l’homme est de la femme l’intérieur11.
Dans cet univers, le vagin est imaginé comme un pénis intérieur, les lèvres sont l’équivalent du prépuce, l’utérus du scrotum, et les ovaires des testicules. Le docte Galien pouvait ainsi invoquer les dissections de l’anatomiste alexandrin Hérophile, au IIIe siècle avant notre ère, à l’appui de sa thèse suivant laquelle une femme possède des testicules et des canaux séminaux très semblables à ceux de l’homme, un de chaque côté de l’utérus, la seule différence étant que ceux du mâle sont enfermés dans le scrotum quand ceux de la femme ne le sont pas12.
Le langage consacre cette vision de la différence sexuelle. Deux millénaires durant, l’ovaire — un organe devenu à l’aube du XIXe siècle la synecdoque de la femme — n’eut même pas de nom propre. Galien le désigne du même mot qu’il emploie pour les testicules du mâle, orcheis, laissant le contexte préciser de quel sexe il s’agit. Hérophile avait donné aux ovaires le nom de didymoi (les jumeaux), autre mot grec classique pour désigner les testicules, et il était tellement prisonnier du modèle de la femme-comme-mâle que, dans son idée, les trompes de Fallope — les tubes spermatiques qui partent de chaque « testicule » — donnaient dans le col de la vessie de même que chez les hommes les cordons spermatiques13. Or ce n’est absolument pas le cas. Galien souligne cette erreur, tout surpris qu’un observateur aussi scrupuleux l’ait pu commettre, et pourtant la correction fut sans effet sur le statut du modèle dans son ensemble. De même, en latin ni en grec, ni d’ailleurs en aucune langue vernaculaire européenne jusqu’aux alentours de 1700, on ne trouve le moindre terme technique pour désigner le vagin comme le tube ou la gaine dans laquelle le pénis, son opposé, s’engage et par lequel l’enfant vient au monde.
Mais à cette époque, à la fin ou vers la fin du XVIIIe siècle, pour parler comme Virginia Woolf, la nature sexuelle de l’homme changea. Sur ce point, tout au moins, des chercheurs théoriquement aussi éloignés les uns des autres que Michel Foucault, Ivan Illich et Lawrence Stone sont d’accord14. Autour de 1800, des auteurs de toutes sortes résolurent de fonder les différences qu’ils jugeaient capitales entre sexe masculin et sexe féminin, donc entre homme et femme, sur des distinctions biologiques décelables et de les exprimer dans une rhétorique radicalement différente. En 1803, par exemple, Jacques-Louis Moreau, l’un des fondateurs de l’« anthropologie morale », s’acharna à dénoncer les sottises écrites par Aristote, Galien et leurs disciples modernes sur la question des femmes par rapport aux hommes. Non seulement les sexes sont différents, mais ils sont différents dans tous les aspects concevables du corps et de l’âme, dans tous leurs aspects physiques et moraux. Pour le médecin ou le naturaliste, le rapport de la femme à l’homme est une série d’oppositions et de contrastes15. Au lieu de ce qui, dans certaines situations, frappe l’imagination moderne comme un acharnement quasi pervers à comprendre la différence sexuelle comme une affaire de degrés, de gradations d’un seul et unique type masculin de base, on vit s’élever un appel strident pour articuler des distinctions corporelles bien tranchées. Des médecins prétendirent être à même d’identifier « les traits essentiels qui lui appartiennent, qui servent à la distinguer, qui font d’elle ce qu’elle est » :
Toutes les parties de son corps présentent les mêmes différences : toutes respirent la femme ; le front, le nez, les yeux, la bouche, les oreilles, le menton, les joues, tout a son caractère particulier, tout porte l’empreinte de son sexe. […] Si nous portons notre regard à l’intérieur, et qu’à l’aide du scalpel nous mettons à découvert les organes, les tissus, les fibres, nous rencontrons partout aussi la même différence16.
Ainsi, l’ancien modèle dans lequel hommes et femmes étaient rangés suivant leur degré de perfection métaphysique, leur chaleur vitale, le long d’un axe dont le télos était mâle, céda la place, à la fin du XVIIIe siècle, à un nouveau modèle de dimorphisme radical, de divergence biologique. Une anatomie et une physiologie de l’incommensurabilité remplacèrent une métaphysique de la hiérarchie dans la représentation de la femme par rapport à l’homme.
À la fin du XIXe siècle — c’est du moins ce que l’on prétendait —, il était possible de démontrer la nouvelle différence, non plus dans les seuls corps visibles, mais dans ses éléments microscopiques. La différence sexuelle, non plus de degré mais d’espèce, paraissait solidement ancrée dans la nature. Éminent professeur de biologie, mais aussi urbaniste et auteur qui aborda un large éventail de questions sociales, Patrick Geddes recourut à la biologie cellulaire pour expliquer le « fait » que les femmes soient « plus passives, conservatrices, léthargiques et stables » que les hommes, alors que ceux-ci sont « plus actifs, énergiques, impatients, passionnés et variables ». Il pensait qu’à de rares exceptions près — hippocampes, certaines espèces d’oiseaux — les mâles étaient constitués de cellules cataboliques, de cellules qui consomment de l’énergie. Ils dépensent des revenus suivant l’une des métaphores préférées de Geddes. Les cellules femelles, en revanche, étaient anaboliques ; elles stockent et conservent de l’énergie. Et tout en reconnaissant qu’il ne lui était pas possible de préciser le lien entre ces différences biologiques et les « différenciations sociales et psychologiques qui en résultent », il n’en justifia pas moins les rôles culturels respectifs des hommes et des femmes avec une audace époustouflante. Sans doute peut-on exagérer ou atténuer les différences, mais pour les oblitérer « il serait nécessaire de reprendre toute l’évolution sur une nouvelle base. Une loi du parlement ne saurait annuler tout ce qui s’est décidé parmi les protozoaires préhistoriques17 ». Les organismes microscopiques qui se baignaient dans le limon primordial déterminèrent les distinctions irréductibles entre les sexes et la place de chacun d’eux dans la société.
Ces formulations suggèrent un troisième aspect, plus général encore, du glissement intervenu concernant la signification de la différence sexuelle. Depuis le XVIIIe siècle, l’idée dominante, mais aucunement universelle, avait été qu’il y avait deux sexes opposés, stables, incommensurables et que la vie politique, économique et culturelle des hommes et des femmes, leurs rôles en tant que genres, sont d’une manière ou d’une autre fondés sur ces « faits ». La biologie — le corps stable, anhistorique, sexué — est comprise comme le fondement épistémique des affirmations normatives relatives à l’ordre social. Amorcé de façon spectaculaire sous les Lumières, on vit alors se développer un flot apparemment intarissable d’ouvrages et de chapitres de livres dont le titre même trahit leur attachement à cette nouvelle vision de la nature et de la culture : le Système physique et moral de la femme de Roussel, le chapitre de Brachet sur les « Études du physique et du moral de la femme », le Sex raide et inflexible de Thompson et Geddes. Le monde physique « réel » de ces panoramas, et de centaines du même type, est antérieur aux affirmations faites en son nom et logiquement indépendant de ces dernières.
Depuis les Grecs, les auteurs antérieurs savaient, à l’évidence, distinguer la nature de la culture, la phusis du nomos (bien que ces catégories soient la création d’un moment particulier et eussent alors des sens différents18). Mais, à mesure que je rassemblais et passais en revue les matériaux qui forment la substance de ce livre, il m’apparut de plus en plus clairement qu’il est très difficile de lire les textes antiques, médiévaux et renaissants sur le corps avec la lentille épistémologique des Lumières à travers laquelle le monde physique — le corps — paraît « réel », tandis que ses significations culturelles sont des épiphénomènes. Dans ces textes, les corps faisaient des choses étranges et remarquables, impossibles pour les lecteurs modernes. Dans les générations futures, écrit Origène, « le corps deviendrait moins “épais”, moins “coagulé”, moins “endurci” », à mesure que l’esprit se laisserait attirer par Dieu ; les corps physiques eux-mêmes auraient été radicalement différents avant la chute, imagine Grégoire de Nysse : mâle et femelle coexistaient avec l’image de Dieu et la différenciation sexuelle ne survint qu’à titre de représentation charnelle de la disgrâce19. Dans un guide urdû du XIXe siècle, solidement ancré dans la médecine galénique et destiné aux dames, le prophète Mahomet figure en tête d’une liste de femmes exemplaires20. Caroline Bynum évoque les femmes qui, en imitation du Christ, recevaient les stigmates, se passaient de nourriture, ou encore dont la chair n’empestait pas en se putréfiant21. On ne compte pas les histoires d’hommes allaitant et les images de l’enfant Jésus aux mamelles. Des filles pouvaient se changer en garçons et, à force de fréquenter trop assidûment les femmes, il arrivait que des hommes perdissent la fermeté et la définition de leur corps plus parfait pour régresser dans l’effémination. Bref, la culture imprégnait et changeait le corps qui, pour la sensibilité moderne, paraît fermé, autarcique et étranger au domaine de la signification.
On pourrait nier, bien sûr, l’authenticité de pareilles choses ou les interpréter comme des métaphores, ou encore donner des explications individuelles et naturalistes d’occurrences autrement bizarres : la fille qui pourchassait son pourceau et à qui poussa soudain un membre viril externe et un scrotum, selon l’histoire que nous rapportent Montaigne et Ambroise Paré, chirurgien du XVIe siècle, en exemple de changement de sexe, souffrait en réalité d’une déficience en androgènes dihydrotestostérones ; en réalité, elle avait toujours été un garçon, si ce n’est qu’elle développa des organes masculins externes à la puberté, quoique peut-être pas de manière aussi précipitée que ne le voudraient ces récits22. Ce serait cependant là une approche excessivement extérieure, anhistorique et appauvrie d’une littérature immense et complexe sur le corps et la culture.
Mon propos est ailleurs : dans les textes antérieurs aux Lumières, et dans certains plus tardifs, il faut à mon sens comprendre le sexe, ou le corps, comme l’épiphénomène tandis que le genre, ce que nous prendrions pour une catégorie culturelle, était premier ou « réel ». Le genre — homme et femme — importait énormément et faisait partie de l’ordre des choses ; le sexe était une convention, même si la terminologie moderne rend absurde pareil réaménagement. À tout le moins, dans le « modèle unisexe » le sexe et le genre, ainsi que nous les appelons, étaient explicitement liés dans un cercle de significations auquel il était impossible de s’échapper vers un hypothétique substrat biologique suivant la stratégie des Lumières. Dans le monde du sexe unique, c’est précisément lorsque le discours paraît porter le plus directement sur la biologie des deux sexes qu’il est le plus prisonnier de la politique du genre, de la culture. Être homme ou femme, c’était tenir un rang social, une place dans la société, assumer un rôle culturel, non pas être organiquement l’un ou l’autre de deux sexes incommensurables. Autrement dit, avant le XVIIe siècle, le sexe était encore une catégorie sociologique et non ontologique.
Comment s’opéra le passage du modèle du sexe/chair unique au modèle des deux sexes/chairs, suivant ma terminologie ? Pourquoi, en commençant par le cas le plus spécifique, l’excitation sexuelle et son assouvissement — et spécifiquement l’excitation sexuelle de la femme — perdent tout intérêt pour l’intelligence de la conception ? (C’est, me semble-t-il, un premier pas indispensable pour créer le modèle de la femme impassible qui forme un contraste biologique marqué avec l’homme.) La réponse évidente serait : la marche du progrès ; la science ne saurait expliquer la politique sexuelle, mais elle pourrait offrir la base d’une théorisation. Par conséquent, les anciens se trompaient purement et simplement. Chez la femelle humaine et chez la plupart des autres mammifères — mais pas chez les lapins, les visons ni les furets —, l’ovulation est en fait indépendante des rapports sexuels, pour ne rien dire du plaisir. Le docteur Ryan avait raison dans son interprétation de l’histoire de la fille des aubergistes en ce que des femmes inconscientes peuvent concevoir et que l’orgasme n’a rien à voir en cette affaire. Angus McLaren dit au fond la même chose lorsqu’il affirme qu’à la fin du XVIIIe siècle, « les droits des femmes au plaisir sexuel furent non pas renforcés, mais rognés du fait des conséquences inattendues de l’élaboration de modèles de reproduction plus sophistiqués23 ». Esther Fischer-Homberger laisse entendre qu’une nouvelle intelligence de la contribution féminine indépendante à la reproduction accompagna la dévaluation de la procréation. Son statut déclina lorsqu’elle devint exclusivement, pour ainsi dire, l’œuvre des femmes. Ainsi, pourrait-on soutenir, les nouvelles découvertes de la biologie de la reproduction survinrent à point nommé ; la science semblait être parfaitement au diapason des exigences de la culture24.
Mais en fait il n’y eut aucune découverte de cette espèce. Les progrès scientifiques n’impliquent pas l’abaissement de l’orgasme féminin. Certes, dans les années 1840, il était désormais clair, tout au moins chez les chiens, que l’ovulation pouvait intervenir sans coït et donc, vraisemblablement, sans orgasme. Et l’on s’empressa de postuler que la femelle de l’homme était, de même que la chienne, une « ovulatrice spontanée », qu’elle produisait un œuf au cours des chaleurs périodiques connues, chez les femmes, sous le nom de menstrues. Mais à l’appui de cette demi-vérité, on ne disposait que de preuves au mieux légères et fort ambiguës. Ainsi que le dit l’un des pionniers de la recherche en biologie de la reproduction au XXe siècle, l’ovulation est « silencieuse et occulte : tout au long des siècles qui ont précédé notre ère ni l’auto-observation des femmes ni l’étude médicale n’a appris à l’humanité à la reconnaître25 ». En vérité, les manuels classiques de conseils médicaux recommandaient aux femmes qui voulaient éviter la conception d’avoir des rapports sexuels au milieu de leurs cycles menstruels, entre le douzième et le seizième jour, dont on sait désormais qu’ils correspondent à la période de fécondité maximale. Jusque dans les années 1930, on ignora tout, fût-ce dans ses grandes lignes, de notre compréhension moderne du contrôle hormonal de l’ovulation.
Bref, il semble que les progrès scientifiques positifs ne soient pour rien dans le changement d’interprétation de l’histoire de la fille de l’aubergiste. La réévaluation du plaisir intervint plus d’un siècle avant que la physiologie de la reproduction ne vînt à la rescousse avec quelque autorité méritée. Ainsi la question demeure-t-elle de savoir pourquoi, avant le XIXe siècle, les commentateurs virent dans la conception sans orgasme une exception, une curiosité qui ne prouvait rien, alors que par la suite les cas de cette espèce furent jugés parfaitement normaux et exemplaires d’une vérité générale concernant la reproduction.
Contrairement à la disparition de l’orgasme de la physiologie de la reproduction, le changement plus général intéressant l’interprétation des corps masculins et féminins ne saurait devoir quoi que ce soit, fût-ce en principe, au progrès scientifique. En premier lieu, les « oppositions et contrastes » entre la femelle et le mâle, si l’on souhaite les interpréter ici, étaient clairs depuis l’aube des temps : l’une enfante, l’autre pas. Au regard de vérités aussi capitales, la découverte que l’artère ovarienne n’est pas, comme le pensait Galien, la version féminine du canal déférent est d’une portée relativement mineure. On peut en dire autant des « découvertes » produites par des recherches plus récentes sur les déterminants ou insignes naturels, biochimiques, neurologiques ou autres de la différence sexuelle. Ainsi qu’Anne Fausto-Sterling en a fait la démonstration, on ignore purement et simplement une masse considérable de données négatives qui montrent qu’il n’existe pas de différences régulières entre les sexes26. De surcroît, toutes les preuves disponibles d’une différence biologique qui aurait un résultat en termes de comportement suivant le genre sont soit hautement suspectes pour toute une série de raisons méthodologiques, soit ambiguës, à moins qu’elles ne prouvent, si tant est qu’elles prouvent quelque chose, l’idée chère à Dorothy Sayers que les hommes et les femmes sont en vérité de très proches voisins.
Certes, différence et identité, plus ou moins mystérieuses, sont partout ; mais c’est hors des limites de l’investigation empirique que se détermine lesquelles comptent et à quelles fins. Le fait qu’il fut un temps où le discours dominant voyait dans les corps mâles et femelles des versions hiérarchiquement, verticalement, ordonnées d’un seul et même sexe, puis un autre temps où l’on y vit des opposés incommensurables, horizontalement ordonnés, ne saurait dépendre fût-ce d’une grande constellation de découvertes réelles ou supposées.
De surcroît, les progrès de l’anatomie du développement au XIXe siècle (théorie de la couche germinale) mirent en évidence les origines communes des deux sexes dans un embryon morphologiquement androgyne, et non pas leur différence intrinsèque. De fait, les années 1850 virent une réarticulation au niveau embryologique des isomorphismes galéniques des organes masculins et féminins, désormais conçus comme homologues : le pénis et le clitoris, les lèvres et le scrotum, l’ovaire et les testicules, ainsi que le découvrirent les hommes de science, avaient des origines communes dans la vie fœtale. Ainsi des données scientifiques seraient-elles venues confirmer l’idée ancienne, si celle-ci avait été culturellement pertinente. Ou, inversement, nul ne se préoccupa beaucoup de rechercher l’évidence de deux sexes distincts, des différences physiologiques concrètes et anatomiques entre hommes et femmes, jusqu’au jour où ces différences prirent une importance politique. Ainsi fallut-il attendre 1759 pour que l’on se souciât de reproduire un squelette féminin détaillé dans un ouvrage d’anatomie afin d’illustrer la différence avec un squelette d’homme. Jusqu’alors, il n’y avait qu’une seule et même structure de base du corps humain, et cette structure était mâle27.
Loin d’être la conséquence du progrès des connaissances scientifiques, les nouvelles façons d’interpréter le corps furent le fruit de deux évolutions plus générales, analytiquement distinctes mais pas historiquement : l’une épistémologique et l’autre politique. À la fin du XVIIe siècle, dans certains contextes spécifiques, le corps n’était plus considéré comme le microcosme de quelque ordre plus important dans lequel chaque parcelle de nature trouve place dans le cadre de strates de signification superposées. La science avait cessé d’engendrer les hiérarchies d’analogies, les ressemblances qui absorbent le monde tout entier dans chaque entreprise scientifique mais, ce faisant, créent un corps de savoir qui, comme le soutient Foucault, est tout à la fois infini et indigent28. C’est ce glissement épistémologique qui rendit le sexe possible tel qu’on le concevait depuis les Lumières : c’est-à-dire en tant que fondement biologique de ce qui est mâle et femelle.
Mais l’épistémologie seule ne produit pas deux sexes opposés ; elle ne le fait que dans certaines circonstances politiques. Comprise au sens large comme lutte pour le pouvoir, la politique suscite de nouvelles manières de constituer le sujet et les réalités sociales au sein desquelles vit l’homme. Tout discours sérieux sur la sexualité porte ainsi inévitablement sur l’ordre social qu’il représente et légitime tout à la fois. « La société, écrit Maurice Godelier, hante la sexualité du corps29. »
Les explications antiques de la biologie de la reproduction, qui avaient encore cours à l’aube du XVIIIe siècle, rattachaient les qualités intimes et empiriques du plaisir sexuel à l’ordre social et cosmique. Plus généralement, la biologie et l’expérience sexuelle de l’homme reflétaient la réalité métaphysique sur laquelle, pensait-on, reposait l’ordre social. Avec sa quête de différences fondamentales entre les sexes, dont faisait partie l’interrogation torturée sur l’existence même du plaisir sexuel des femmes, la nouvelle biologie apparut au moment précis où les fondements de l’ancien ordre social se trouvèrent définitivement ébranlés.
Mais, en eux-mêmes, les changements politiques et sociaux n’expliquent pas la réinterprétation des corps. L’essor de la religion évangélique, la théorie politique des Lumières, le développement de nouveaux espaces publics au XVIIIe siècle, les idées lockéennes sur le mariage envisagé comme un contrat, les possibilités cataclysmiques de changement social qu’entraîna la Révolution française, le conservatisme postrévolutionnaire, le féminisme postrévolutionnaire, le système des fabriques avec sa restructuration de la division sexuelle du travail, l’essor d’une économie de marché de services ou de marchandises, la naissance de classes, isolément ou de manière solidaire : rien de tout cela ne fut la cause de la formation d’un nouveau corps sexué. Le fait est plutôt que la reformation du corps se trouve intrinsèquement inscrite en chacune de ces évolutions.
Ce livre porte donc sur la formation non pas du genre, mais du sexe. Mon propos n’est pas de nier la réalité du sexe ni du dimorphisme sexuel en tant que processus évolutif. Mais j’entends montrer, en m’appuyant sur des données historiques, que presque tout ce que l’on peut vouloir dire sur le sexe — de quelque façon qu’on le comprenne — contient déjà une affirmation sur le genre. Dans le monde unisexe comme dans le monde bisexué, le sexe est de l’ordre de la situation : il ne s’explique que dans le contexte de batailles autour du genre et du pouvoir.
Dans une large mesure, mon ouvrage et les études féministes en général sont inexorablement pris dans les tensions de cette formulation : entre le langage, d’une part, et la réalité extralinguistique, de l’autre ; entre la nature et la culture ; entre le « sexe biologique » et les marqueurs politiques et sociaux sans fin de la différence30. Nous demeurons en suspens entre le corps envisagé comme cette masse de chair extraordinairement fragile, sensible et éphémère qui nous est — que trop — familière et le corps qui est si irrémédiablement lié à ses significations culturelles qu’il est impossible d’y accéder sans médiation.
La distinction analytique entre le sexe et le genre prête voix à ces alternatives et a toujours été précaire. Outre ceux qui éliminaient le genre en affirmant que les différences prétendument culturelles sont en réalité naturelles, il y a toujours eu chez les féministes une forte tendance à vider le sexe de son contenu en soutenant, à l’inverse, que les différences naturelles sont en réalité culturelles. Déjà en 1975, dans l’analyse classique que fait Gayle Rubin de la manière dont le système social sexe/genre « transforme la sexualité biologique en produits de l’activité humaine », la présence du corps est voilée au point d’en être presque cachée31. Sherry Ortner et Harriet Whitehead érodent encore la priorité du corps sur le langage en usant délibérément de guillemets autour du mot « donnés » lorsqu’elles affirment : « Ce qu’est le genre, ce que sont les hommes et les femmes […] n’est pas un reflet, ni une élaboration de “donnés” biologiques, mais largement le produit de processus sociaux et culturels32. » « Il est également dangereux de placer le corps au centre d’une quête de l’identité féminine », peut-on lire dans un manifeste féministe français33.
Mais sinon le corps, alors quoi ? Sous l’influence de Michel Foucault, de diverses versions de la déconstruction, de la psychanalyse lacanienne et, généralement, du post-structuralisme, il menace de disparaître entièrement34. (On peut voir dans la déconstruction d’un sens stable dans les textes le cas général de la déconstruction de la différence sexuelle : que peut signifier l’« identité », fût-ce l’« identité sexuelle » dans un nouvel espace scientifique et théorique où la notion même d’identité est remise en cause ? demande Julia Kristeva35.) Ces stratégies commencent à avoir un impact considérable sur les historiens. Pour Joan Scott, par exemple, le genre n’est pas une catégorie intermédiaire entre une différence biologique fixe, d’une part, et les rapports sociaux historiquement contingents de l’autre. Il englobe plutôt en même temps biologie et société : il est « un élément constitutif des relations sociales fondées sur des différences perçues entre les sexes […] une façon primaire de signifier des rapports de force36 ».
Mais les féministes n’ont pas besoin de la philosophie française pour répudier la distinction sexe/genre. Pour des raisons très différentes, Catharine MacKinnon soutient explicitement que le genre est la division des hommes et des femmes que causent « les impératifs sociaux de l’hétérosexualité, laquelle institutionnalise la domination sexuelle masculine et la soumission sexuelle féminine » ; le sexe — ce qui revient au même — se résume à des relations sociales « organisées en sorte que les hommes puissent dominer et que les femmes doivent se soumettre37 ». La science, soutient Ruth Bleier, considère à tort « les attributions de genre comme des catégories naturelles pour lesquelles les explications biologiques sont appropriées et même nécessaires38 ». Ainsi, quelques-unes des prétendues différences sexuelles de la recherche biologique et sociologique se révèlent être, somme toute, des différences de genre, et la distinction entre nature et culture s’effondre tandis que la première vient se nicher dans la seconde.
Enfin, dans une perspective philosophique différente, Foucault a rendu plus problématique encore la nature de la sexualité humaine en rapport avec le corps. La sexualité n’est pas, plaide-t-il, une qualité inhérente de la chair que célèbrent ou répriment les diverses sociétés ; elle n’est pas, comme le voulait Freud, une pulsion biologique que la civilisation canalise dans une direction ou une autre. Elle est plutôt une manière de façonner le soi « dans l’expérience de la chair », laquelle se constitue à partir et autour de certaines formes de comportement. Ces formes, à leur tour, existent en relation avec des systèmes de savoir historiquement spécifiables, dont les règles sont ou non naturelles, et à ce que Foucault appelle « un mode ou une relation entre l’individu et lui-même qui lui permet de se reconnaître comme un objet sexuel au milieu des autres ». (Plus généralement, ces systèmes de savoir déterminent ce que l’on peut penser en leur sein.) La sexualité, en tant qu’attribut humain singulier de la plus haute importance avec un objet spécifique — le sexe opposé — est le produit de la fin du XVIIIe siècle. Il n’y a en lui rien de naturel. De même que le monde entier pour Nietzsche (la grande influence philosophique qui marqua Foucault), la sexualité est une « sorte d’œuvre d’art39 ».
Ainsi, de perspectives diverses, se trouve ébranlée l’idée confortable que l’homme est homme et la femme, femme, mais aussi que la tâche de l’historien consiste à découvrir ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont pensé, et ce qu’ils ont pensé d’eux. Cette « chose » — le sexe — à propos de laquelle les gens ont eu des croyances paraît s’effriter. Mais la chair, comme l’opprimé, ne supportera pas longtemps d’être réduite au silence. Que nous devenions humain dans la culture, affirme Jeffrey Weeks, ne nous donne aucunement licence d’ignorer le corps : « Il est clair que la société est plus que ce que la société désigne, ou ce que la nomination en fait40. » Le corps resurgit jusque dans les écrits de ceux qui préféraient s’intéresser au langage, au pouvoir et à la culture. (Foucault, par exemple, rêve d’un espace utopique non construit, dans la chair, d’où miner le « bio-pouvoir » : « Contre le dispositif de la sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs41. »)
Dans ma vie également, persiste un abîme fécond entre représentation et réalité, le semblant et la chose vue. En 1980-1981, je fréquentai la faculté de médecine et étudiai ce qui se trouvait réellement là aussi systématiquement que me le permettaient le temps et les circonstances. Le corps, en tant que construction culturelle, rencontrait le corps sur la table de dissection ; des illustrations anatomiques plus ou moins schématiques — les plus précises que la science moderne avait à offrir — se trouvaient assez démunies devant l’intrication effective du col humain. J’avais beau savoir combien notre intelligence de ce que nous avons vu est historiquement contingente — qu’elle est le produit de contingences institutionnelles, politiques et épistémologiques — la chair paraissait toujours rayonner dans toute sa simplicité.
Je me souviens d’avoir une fois passé la meilleure partie de la journée à observer des médecins et des infirmières tenter vainement d’endiguer l’hémorragie de varices œsophagiennes rompues d’un dentiste d’âge mûr, qui était entré ce matin-là dans la salle des urgences, et de lui reverser le sang dans les veines, demi-litre par demi-litre, à mesure qu’ils le pompaient dans son estomac. En fin d’après-midi, j’allais entendre Don Giovanni : après tout, je n’étais qu’un observateur et n’étais d’aucun secours au patient. Le lendemain matin, il était mort : fait qui, en apparence, était d’un tout autre ordre que l’opéra de Mozart sur le corps ou l’histoire de la représentation que constitue ce livre. (« Je sais quand on est mort et quand on vit ; elle est morte comme terre », hurlait Lear42.)
Mais ma connaissance des corps, sous leur aspect médical, remonte au-delà de l’année 1981. Je suis fils d’un pathologiste. Enfant, le dimanche matin, j’accompagnais le plus souvent mon père à son laboratoire pour l’observer tandis qu’il préparait des spécimens chirurgicaux pour les examiner au microscope ; il découpait de fines lamelles dans les reins, les poumons ou d’autres organes avant de les fixer dans la cire, de les colorer puis de les glisser sur les porte-échantillons et de les « lire ». Comme il accomplissait ce délicat travail de découpage et qu’il procédait à sa lecture, il livrait à un dictaphone le fruit de ses observations. Les corps, ou en tout cas les parties du corps, paraissaient incontestablement réels. Je me souviens d’avoir lu ses protocoles d’autopsie, qui s’entassaient dans son cabinet de travail sur un divan recouvert d’un kilim et abondaient en formules de ce qui, à mes yeux, avait tout l’air d’une épopée médicale : « Le corps est celui d’un Caucasien de sexe masculin, émacié, âgé de soixante-cinq ans. Il a été ouvert avec l’habituelle incision en forme de Y », « Le corps est celui d’une femme bien en chair de cinquante-sept ans. Il a été ouvert avec l’habituelle incision en forme de Y ».
Trois mois avant que mon père ne mourût d’un cancer, et quelques semaines à peine avant qu’une métastase au cerveau ne lui interdît désormais de réfléchir, il m’aida à interpréter les publications gynécologiques allemandes citées dans les chapitres V et VI et qui, pour certaines, étaient l’œuvre de ses anciens professeurs de médecine. Mieux encore, il m’initia à ce que l’on pouvait réellement voir, à l’œil nu ou au microscope, sur une coupe d’ovaire. « Est-il vraisemblable, demandai-je, que, comme le prétendaient les médecins au XIXe siècle, il fût possible de compter le nombre de cicatrices ovulatoires [le corpus albicans] et de les corréler au nombre de cycles menstruels ? » Mon père était expert en la matière, concernant ce qui se trouvait réellement là.
Mais il occupe aussi une place de choix dans sa déconstruction. Tout jeune diplômé de la faculté de médecine, il lui était impossible de poursuivre ses études dans l’Allemagne nazie. En 1935, il prit le train d’Amsterdam afin de demander à son oncle, Ernst Laqueur, qui était professeur de pharmacologie dans cette ville, ce qu’il devait faire ensuite43. Certaines difficultés avec un fonctionnaire allemand amenèrent mon père à décider de ne pas rentrer à Hambourg. Ernst Laqueur se débrouilla vraisemblablement pour lui trouver le poste qu’il devait occuper à Leyde l’année suivante. Je ne savais pas grand-chose de ce qu’il y avait fait et j’ignorais tout de ce qu’il avait publié jusqu’au jour où je pris connaissance de ses papiers après sa mort. (Bien après que j’eus achevé le gros de mes recherches pour ce livre.) Dans son bureau je trouvai une liasse de tirés à part ; le tout premier, hormis sa « Dissertation inaugurale », s’intitule « Weitere Untersuchungen über den Uterus masculinus unter dem Einfluss verschiedener Hormone (Nouvelles recherches sur l’influence de diverses hormones sur l’utérus masculin44) ».
J’avais déjà évoqué dans des publications la façon dont Freud, médecin, avait rompu les liens familiers entre l’évidence manifeste des corps et l’opposition entre les sexes. J’avais lu ce que dit Sarah Kofman de l’anatomie qui a le pouvoir de jeter « dans la confusion ceux qui pensent les deux sexes comme deux espèces opposées45 ». Mais la contribution de mon père à la confusion fut une complète révélation, en vérité d’une inquiétante étrangeté, uncanny. Elle était cachée et pourtant bien en évidence, à sa place — heimlich mais aussi unheimlich — secret et voilé devenu visible, comme pour rappeler de manière surnaturelle et fantastique que ce livre et moi avions d’une façon ou d’une autre un long chemin à parcourir46.
Il est aussi des raisons moins personnelles à mon désir de maintenir dans mes écrits une distinction entre le corps et le corps tel qu’il est discursivement constitué, entre le semblant et la chose vue. Dans une certaine mesure, ces raisons sont éthiques ou politiques et procèdent d’obligations différentes qui naissent pour l’observateur de la vue (ou du toucher) et de la représentation. Il est aussi insincère d’écrire une histoire de la différence sexuelle, ou de la différence en général, sans admettre la correspondance honteuse entre des formes particulières de souffrance et des formes corporelles particulières, de quelque façon que l’on comprenne le corps. Que la douleur et l’injustice portent la marque du genre (gendered) et correspondent aux signes corporels du sexe est précisément ce qui fait l’importance d’une explication de la fabrique du sexe.
De surcroît, il y a manifestement eu un progrès dans l’intelligence du corps humain en général, de l’anatomie et de la physiologie de la reproduction en particulier. La science moderne et les femmes modernes sont bien mieux à même de prévoir la probabilité cyclique d’une grossesse que ne l’étaient leurs aïeules ; au bout du compte, la menstruation est un processus qui n’a rien à voir avec le flux hémorroïdal, contrairement à l’idée dominante jusqu’en plein XVIIIe siècle, et les testicules sont histologiquement différents des ovaires. Si fort qu’elle puisse insister sur le rôle des facteurs sociaux, politiques, idéologiques ou esthétiques, l’histoire d’une science, quelle qu’elle soit, doit reconnaître ces indéniables succès et les engagements qui les rendirent possibles47.
Loin de nier aucun de ces points, je tiens à y insister. Toutefois, mon point d’Archimède à moi ne se trouve pas dans le corps transculturel réel mais plutôt dans l’espace qui se situe entre lui et ses représentations. À mon sens, l’histoire des progrès de la physiologie de la reproduction — la découverte de produits germinatifs distincts, par exemple — démontre que ceux-ci n’ont pas été la cause d’une intelligence particulière de la différence sexuelle, du passage au modèle des deux sexes. Mais je suggère également que des théories de la différence sexuelle influencèrent le cours du progrès scientifique et l’interprétation de résultats expérimentaux particuliers. Les anatomistes auraient pu voir les corps différemment — ils auraient pu, par exemple, considérer le vagin comme autre chose qu’un pénis — mais ils n’en firent rien, essentiellement pour des raisons culturelles. De même fit-on abstraction de données empiriques — des preuves de la conception sans orgasme, par exemple — parce qu’elles ne cadraient avec aucun paradigme scientifique ni métaphysique.
Il en va du sexe comme du fait d’être humain : c’est un phénomène contextuel. Les efforts pour l’isoler de son milieu discursif, socialement déterminé, ne sont pas moins voués à l’échec que la quête, par le philosophe, d’un enfant véritablement sauvage, ou que les efforts de l’anthropologue moderne pour filtrer le culturel de manière à laisser un résidu d’humanité essentielle. J’irai encore plus loin et j’ajouterai que le corps privé, stable et fermé qui paraît être à la base des notions modernes de la différence sexuelle est aussi le produit de moments historiques et culturels particuliers. De même que les sexes opposés, il est lui aussi au centre des préoccupations puis s’en éloigne.
Dans ce livre, ma stratégie générale consiste à impliquer explicitement la biologie dans les dilemmes interprétatifs de la littérature et des études culturelles en général. « Comme les autres sciences de la nature », écrit François Jacob, prix Nobel de médecine en 1965,
la biologie a perdu aujourd’hui nombre de ses illusions. Elle ne cherche plus la vérité. Elle construit la sienne. La réalité apparaît alors comme un équilibre toujours instable. Dans l’étude des êtres vivants, l’histoire met en évidence une succession d’oscillations, un mouvement de pendule entre le continu et le discontinu, entre la structure et la fonction, entre l’identité des phénomènes et la diversité des êtres48.
L’instabilité de la différence et de l’identité réside au cœur même de l’entreprise biologique, dans sa dépendance à l’égard de fondements épistémologiques, et politiques, pourrait-on ajouter, antérieurs et changeants. François Jacob n’est bien entendu pas le premier à en faire la remarque. Auguste Comte, le guide spirituel du positivisme au XIXe siècle, confessait qu’il n’y avait aucune raison philosophique pour que « l’usage systématique des fictions scientifiques proprement dites, dont l’artifice est si familier aux géomètres » n’augmentât « utilement les ressources logiques de la haute biologie49 ». Et Émile Durkheim, l’un des géants de la sociologie, prétendait que l’on « se leurre d’un vain espoir quand on croit que la meilleure manière d’en préparer l’avènement est d’accumuler d’abord avec patience tous les matériaux qu’elle utilisera, car on ne peut savoir quels sont ceux dont elle a besoin que si elle a déjà quelque sentiment d’elle-même et de ses besoins, partant, si elle existe50 ». La science ne se borne pas à étudier mais constitue elle-même la différence que j’explore dans mon livre : celle de la femme par rapport à l’homme. (Mais pas, pour des raisons évoquées plus loin, de l’homme par rapport à la femme.)
De manière analogue, la littérature constitue le problème de la sexualité et n’en est donc pas simplement le miroir imparfait. Ainsi que le soutient Barbara Johnson, « c’est la littérature qui habite le cœur même de ce qui nous rend la sexualité problématique, à nous animaux doués de parole. La littérature n’est pas seulement une investigatrice contrariée, elle est aussi un auteur incorrigible du problème de la sexualité51 ». Il semble ainsi que la différence sexuelle soit déjà présente dans la manière même dont nous constituons le sens ; elle participe déjà de la logique qui anime l’écriture. Elle reçoit un contenu à travers la « littérature » ou, plus généralement, la représentation. Non seulement les attitudes envers la différence sexuelle « engendrent et structurent des textes littéraires », mais les textes eux-mêmes engendrent la différence sexuelle52.
Johnson prend bien soin de restreindre le problème de la sexualité à « nous, animaux doués de parole » ; autrement dit, pour le reste, chez les animaux muets et même chez les humains hors du champ symbolique, elle se contente de l’idée que le mâle est manifestement le sexe opposé de la femelle. Mais chez les bêtes, cette clarté ne fait que trahir les desseins très limités dans lesquels nous faisons généralement de telles distinctions sexuelles. Il importe peu que l’appareil génital de l’éléphante (fig. 1) soit représenté sous les apparences d’un pénis parce que d’une manière générale le sexe des éléphants a peu d’importance pour nous ; mais que notre espèce soit l’objet de la même supercherie — les illustrations de la Renaissance étaient coutumières du fait (fig. 15-17) — est tout à la fois remarquable et choquant. De surcroît, dès que les animaux entrent dans quelque discours hors de l’élevage ou du cadre du zoo, ou encore de contextes pareillement circonscrits, on voit surgir le même genre d’ambiguïtés que lorsque nous parlons d’êtres humains. Ainsi, les signes prétendument évidents de l’anatomie ou de la physiologie se révèlent, en définitive, tout sauf évidents. Les questions intéressant la signification ultime vont manifestement bien au-delà de tels faits. Darwin pouvait ainsi déplorer en 1861 : « Nous n’avons pas même la moindre idée de la cause finale de la sexualité ; pourquoi faut-il que des êtres nouveaux soient le produit de l’union de deux éléments sexuels, plutôt que d’un processus de parthénogénèse […] Toute cette question est toujours noyée dans les ténèbres53. » Et aujourd’hui encore la question de savoir pourquoi l’ovule et le sperme sont portés par des créatures différentes plutôt que par une même créature hermaphrodite reste en suspens54.
Les ténèbres s’épaississent lorsque les animaux entrent dans l’orbite de la culture ; leur transparence sexuelle disparaît. Longtemps on crut que le lièvre, qui occupe une place de choix dans les mythes et le folklore, était capable de changer de sexe d’une année à l’autre, sans autre forme de procès, et qu’il était donc intrinsèquement androgyne. Ou, comme l’eussent dit les plus doctes, il arrive que le lièvre mâle porte des petits. Autre animal aux significations culturelles prolifiques, la hyène eut longtemps la réputation d’un animal hermaphrodite. Gros oiseau semblable à l’autruche et qui ne vole pas, mais aussi épicène pour l’anthropologue, le casoar devient pour les membres de la tribu des Sambia une femelle fantasque, sauvage et masculinisée qui donne naissance par l’anus et dont les fèces ont des vertus procréatrices ; l’oiseau devient puissamment bisexuel. Pourquoi, demande l’ethnographe Gilbert Herdt, des hommes aussi subtils que les Sambia « croient »-ils à la naissance anale ? Parce que tout ce que l’on dit, en dehors de contextes très spécifiques, sur la biologie du sexe, fût-ce parmi les bêtes sauvages, est déjà informé par une théorie de la différence et de l’identité55.
En vérité, si le structuralisme nous a appris quelque chose, c’est bien que les humains imposent leur sentiment d’opposition à un monde de nuances continues de différences et de similitudes. Aucun trait de l’ordre de l’opposition, qu’un profane pourrait détecter sans mal, n’explique que dans la quasi-totalité de l’Amérique du Nord, pour reprendre l’exemple de Lévi-Strauss, l’armoise d’Amérique, ou Artemisia, « joue un rôle capital dans les rituels les plus divers, soit seule, soit associée et opposée à d’autres plantes : Solidago, Chrysothamnus, Gutierrezia ». Elle tient lieu de pôle féminin dans le rituel Navaho, tandis que Chrisothamnus tient celui de pôle masculin. On ne saurait imaginer principe d’opposition plus subtil que les infimes différences de dentures des feuilles qui en viennent à prendre un poids symbolique considérable56.
Il devrait être désormais bien clair que je ne me propose pas de répondre à la question de savoir comment les corps déterminent ce que nous entendons par différence ou identité sexuelles. Mes thèses sont de deux sortes. La plupart sont négatives : je fais tout mon possible pour montrer qu’aucun ensemble de faits historiquement donnés en matière de « sexe » n’impliquait la manière dont on comprenait et représentait à l’époque la différence sexuelle. Et cette évidence me sert à étayer une thèse plus générale : aucun ensemble de faits n’implique jamais la moindre explication particulière de la différence. Certaines thèses sont positives : j’indique par quelles voies la biologie de la différence sexuelle vient s’incorporer à d’autres programmes culturels.
Le chapitre II porte sur le corps unisexe oxymoronique. En l’occurrence, les frontières entre masculin et féminin sont principalement politiques ; et les thèses rhétoriques plutôt que biologiques concernant la différence sexuelle et le désir sexuel sont premières. Ce chapitre porte sur un corps dont les fluides — sang, semence, lait et excréments divers — sont fongibles en ce sens qu’ils se métamorphosent l’un en l’autre et dont les processus — digestion et génération, menstruation et autres saignements — ne sont pas aussi facilement distingués ni aussi aisément assignables à l’un ou l’autre sexe qu’ils le sont devenus après le XVIIIe siècle. Cette « chair unique », la construction d’un corps unisexué avec ses différentes versions attribuées à au moins deux genres, était encadrée dans l’Antiquité de manière à valoriser l’extraordinaire affirmation culturelle du patriarcat, du père, face à la revendication plus sensoriellement évidente de la mère. Pour le modèle classique, la question n’est donc pas ce qu’elle prétend explicitement — pourquoi la femme ? — mais elle est plus embarrassante : pourquoi l’homme ?
Le chapitre III est le premier d’un ensemble de deux chapitres qui traitent explicitement de la relation entre un modèle de différence sexuelle et le savoir scientifique. Il montre comment le modèle d’une seule chair fut à même d’intégrer les nouvelles connaissances anatomiques et de nouvelles formes de représentation naturalistes. Le chapitre IV se concentre sur les intérêts culturels dont firent montre divers auteurs pour ce qui nous semble être un modèle de la différence sexuelle qui va contre l’intuition. Il met en évidence les pressions considérables auxquelles fut soumis le modèle unisexe du fait de l’existence de deux genres, des nouvelles revendications politiques des femmes et, plus généralement, des revendications de l’hétérosexualité. À travers la lecture de textes légaux, juridiques ou littéraires, je suggère que le modèle unisexe se trouve conforté par de solides notions de la manière dont fonctionnait la hiérarchie et dont le corps exprime ses significations culturelles. L’enjeu, pour les hommes impliqués dans cette lutte, n’était rien de moins que la suppression de la base d’un sexe authentique, autre.
Le chapitre V brosse un tableau de l’effondrement du modèle unisexe et de l’instauration des deux sexes. De même que le chapitre III, il soutient que ces constructions ne furent point la conséquence d’un changement scientifique mais plutôt d’une révolution épistémologique et socio-politique. Une fois encore, l’argument négatif — que le scientifique n’est pas naturel ni donné — est énoncé avec plus de force que l’affirmatif, en partie du fait de ma répugnance à structurer mon récit en termes d’un ensemble spécifique de causes de la prééminence croissante du modèle bisexué. Ma stratégie consiste plutôt à suggérer, exemple après exemple, comment les luttes et situations rhétoriques particulières amenèrent les hommes et les femmes à parler comme s’il y avait désormais deux sexes. Bien entendu, ces contextes furent le résultat de nouveaux développements politiques et sociaux, mais mon propos n’est pas de préciser ces liens avec un luxe de détails. Il faut des études bien plus fouillées pour brosser un tableau localement nuancé sur le thème « Politique, culture et classe dans le Corps aux XVIIIe et XIXe siècles57 ».
Le chapitre VI s’agence grosso modo comme le chapitre IV en ce qu’il met aux prises la science du sexe — des deux sexes, cette fois — et les impératifs de la culture. Je montre précisément comment les pierres angulaires de sexes à bases corporelles se trouvèrent elles-mêmes prises dans la politique du genre. Mais dans ce même chapitre, je présente également des preuves de la permanence du modèle unisexe. Il a persisté jusqu’au beau milieu de la défense la plus passionnée des deux sexes, de l’irréductible « différence organique […] établie par toute la biologie digne de ce nom, par la biologie de l’homme et de l’espèce animale tout entière […] prouvée par l’histoire de la civilisation et le cours entier de l’évolution humaine ». Le spectre du sexe unique demeure : la « féminité de la femme » affronte les « tenants anarchiques et péremptoires de la virilité de la femme58 ». Dans une partie de la rhétorique de la biologie évolutionniste, chez le marquis de Sade, dans une bonne partie de l’œuvre de Freud, dans les films d’horreur, comme en fait dans toute discussion du genre, l’invention moderne de deux sexes distincts, immuables et incommensurables se révèle moins dominante qu’on ne pouvait s’y attendre59. (Sur ce point, je diverge de Michel Foucault, pour qui une épistémè en remplaçait une autre de manière décisive, une fois pour toutes.) J’illustre l’ouverture de la science du XIXe siècle au modèle des deux sexes ou du sexe unique en évoquant d’abord en quoi les dénonciations de la prostitution et de la masturbation reproduisirent un discours antérieur sur le corps instable de l’individu, exposé et sensible au fléau social, puis la théorie freudienne de la sexualité clitoridienne, où les efforts pour trouver des preuves de sexes incommensurables se brisent sur son intuition fondamentale : de lui-même, le corps ne produit pas deux sexes.
Je n’ai pas écrit ce livre dans l’ambition affichée de critiquer les thèses actuelles de la sociobiologie. Mais j’espère qu’il servira ceux qui sont engagés dans ce débat. Un historien ne peut guère contribuer à l’analyse critique déjà existante d’expérimentations particulières visant à démontrer la base biologique des distinctions de genre ou à mettre à nu les hormones et autres éléments chimiques présentés comme une sorte de granit ontologique des différences sexuelles observables60. En revanche, je puis produire des matériaux qui démontrent avec quelle force les notions antérieures de différence ou d’identité déterminent ce que l’on voit du corps et ce qu’on en raconte. Que les géants de l’anatomie renaissante aient persisté à voir dans le vagin une version interne du pénis donne à penser que tout signe de différence, ou presque, dépend d’une théorie sous-jacente ou du contexte amenant à décider ce qui a valeur de preuve ou ne l’a pas.
Qui plus est, toutefois, j’espère que ce livre persuadera le lecteur qu’il n’est pas de représentation « correcte » des femmes par rapport aux hommes et que toute la science de la différence est ainsi fourvoyée. Que la recherche biologique sur les femmes souffre et ait souffert d’un fort travers misogyne, souvent ouvertement affiché, est un fait ; à l’évidence, la science a historiquement contribué à « rationaliser et légitimer » des distinctions, non seulement de sexe, mais aussi de race et de classe au détriment des démunis. Mais il ne s’ensuit pas qu’une science plus objective, plus riche, plus progressiste, ou même plus féministe produirait un tableau plus fidèle de la différence sexuelle en quelque sens culturellement significatif que ce soit61. (Voilà pourquoi je n’essaie pas de présenter une histoire des représentations plus ou moins correctes, ou plus ou moins misogynes.) Autrement dit, l’idée que la femme est ce qu’elle est à cause de son utérus n’est ni plus ni moins vraie que la thèse ultérieure suivant laquelle elle est ce qu’elle est du fait de ses ovaires. Des éléments nouveaux n’infirmeront ni ne confirmeront ces déclarations péremptoires et manifestement absurdes parce que l’enjeu ne se résume pas à des questions biologiques sur les effets des organes ou des hormones mais à des questions culturelles et politiques relatives à la nature de la femme.
Je reviens à de multiples occasions, dans ce livre, à un corps féminin problématique et instable, qui est soit une version du corps masculin généralement peu problématique et stable, soit un corps entièrement différent. Comme les chercheurs féministes l’ont démontré d’abondance, c’est toujours la sexualité de la femme qui est constituée ; la femme est la catégorie creuse. La femme seule semble posséder un « genre » puisque la catégorie elle-même se définit comme l’aspect des rapports sociaux fondé sur une différence entre les sexes, où l’homme a toujours été la norme. « Comment peut-on être ennemi de la femme, quoi qu’elle puisse être ? » demandait Paracelse, le médecin renaissant ; jamais on n’aurait pu poser la question au sujet de l’homme, tout simplement parce que ce « on » est mâle. Probablement est-il impossible d’écrire une histoire du corps de l’homme et de ses plaisirs parce que les archives historiques ont été créées dans une tradition culturelle où cette histoire n’était pas nécessaire.
Mais le lecteur moderne ne doit jamais perdre de vue que raconter l’histoire de l’interprétation du corps féminin, ce n’est point accorder au corps du mâle l’autorité qu’implicitement il revendique. Bien au contraire. Les documents sur lesquels je me suis appuyé attestent de l’incohérence fondamentale des catégories fixes et stables du dimorphisme sexuel, du mâle et/ou femelle. L’idée, qui s’imposa avec tant de force après le XVIIIe siècle, qu’il devait y avoir à l’extérieur, à l’intérieur et de part en part du corps quelque chose qui définit le mâle par rapport au femelle et qui constitue le fondement de l’attirance des opposés est entièrement absente de la médecine classique ou renaissante. À l’échelle des traditions millénaires de la médecine occidentale, les parties génitales ne furent interprétées comme les marques d’une opposition sexuelle qu’au cours de la dernière semaine. En vérité, bien des éléments laissent penser que la relation entre un organe, envisagé comme signe, et le corps qui lui donne censément crédit est arbitraire, de même que la relation entre les signes. Le corps masculin peut bien rester la norme dans le jeu de la signification, mais c’est là une norme dont le statut est miné par son impénitente incohérence historique.
Certaines tensions informent ce livre, d’autres non. Je n’ai guère prêté attention aux idées contradictoires sur la nature de la femme ou de la sexualité humaine. Je n’ai pas même effleuré la surface d’une histoire contextuelle de l’anatomie ou de la physiologie de la reproduction ; s’agissant même des problèmes scientifiques que j’explore en détail, la matrice institutionnelle et professionnelle dans laquelle ils s’inscrivent n’est esquissée qu’à la hâte. Le fait est tout simplement qu’il y a trop à faire en histoire de la biologie, et tout ce qui s’est fait sur la question de la condition féminine ou l’histoire des idées sur le sexe est déjà plus que n’en peut embrasser un homme seul.
En revanche, je tiens à revendiquer un domaine historique différent, les vastes champs discursifs qui sous-tendent les idéologies contradictoires qui définissent les termes du conflit et qui donnent un sens à divers débats. Je ne cherche point à démontrer, par exemple, qu’il est une seule et même « idée de la femme » dominante à la Renaissance et que les autres sont toutes de moindre importance. Je n’ai cure de démontrer de manière concluante que Galien a plus d’importance qu’Aristote à un moment donné ou que telle ou telle théorie de la menstruation fut hégémonique entre 1840 et 1920. Pas plus que je ne me soucierai des avancées et reculs du statut des femmes à travers les âges. Ce sont des questions qu’il me faut abandonner à mes lecteurs, que les impressions qu’ils retirent de ces pages cadrent ou non avec ce qu’eux-mêmes savent des périodes considérables que je couvre. Mon propos est de montrer comment une biologie de la hiérarchie où il n’y a qu’un seul sexe, une biologie de l’incommensurabilité entre deux sexes et l’idée qu’il n’y a pas la moindre différence sexuelle publiquement pertinente, ou point de sexe, a régi l’interprétation des corps et des stratégies de la politique sexuelle pendant près de deux mille ans.
Enfin, je suis navré, je l’avoue, par l’omission la plus évidente et la plus persistante de cet ouvrage auquel manque, en effet, un récit continu de l’expérience du corps. D’aucuns plaideraient qu’il ne pouvait en être autrement, et qu’un homme n’a rien de bien intéressant ni d’authentique à dire sur le corps sexuel de la femme en tant qu’il éprouve et qu’il aime. Mais, plus généralement, il m’a paru impossible, à la faveur d’incursions presque isolées dans la littérature, la peinture ou, à l’occasion, des œuvres de théologie d’imaginer combien des visions aussi différentes du corps ont contribué, dans des contextes spécifiques, à façonner passion, amitié, attirance et amour. Un collègue m’a confié qu’il entendait Così fan tutte de Mozart avec des oreilles nouvelles depuis qu’il avait lu mes chapitres sur la Renaissance. J’ai trouvé un piquant supplémentaire à la tragi-comédie du travestissement au XVIIIe siècle — le dernier acte des Nozze di Figaro, par exemple — dans son interrogation sur l’identité de la personne que l’on aime, les corps paraissent importer et n’avoir aucune importance. Je regarde les comédies de Shakespeare sur l’inversion sexuelle avec de nouvelles questions et tâche de m’y retrouver dans un monde lointain où l’attrait de l’amitié profonde était réservé à son semblable.
Je n’ai pas été capable de m’aventurer plus loin. À mon sens, ce que j’ai écrit est, d’une manière ou d’une autre, libérateur : mon livre brise les fers anciens de la nécessité et ouvre de nouveaux mondes de vision, de politique et d’éros. Mon seul espoir est que le lecteur éprouvera la même chose.
1. Jacques-Jean Bruhier d’Ablaincourt, Dissertation sur l’incertitude des signes de la mort et l’abus des enterremens et embaumemens précipités, Paris, C.-F. Simon fils, 1742-1745, 2 vol., vol. 1, pp. 74-79. [N.d.T. : Sur la genèse de cet ouvrage et son évolution, cf. l’essai de Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite. Médecine et mentalités au XVIIIe siècle, Paris, Payot, 1991.]
2. Antoine Louis, Lettres sur la certitude des signes de la mort, où l’on rassure les citoyens de la crainte d’être enterrés vivants, Paris, 1752, pp. 53-54. Dans les pages précédentes, il reprend mot pour mot le texte de Bruhier. [N.d.T. : Cf. Milanesi, op. cit., pp. 143-163 et passim.]
3. John Maubray, The Female Physician, Londres, 1724, p. 49. Cf. Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, Paris, Éditions du Seuil, 1977, pp. 367-373, sur les liens entre littérature érotique et littérature médicale de la mort au XVIIIe siècle.
4. La conception inconsciente n’était pas cependant réputée impossible. Il existe, sur ce thème, une tradition folklorique qui mériterait d’être explorée. Lot, rappelons-le, était tellement ivre lorsqu’il fit des enfants à ses deux filles, que chacune d’elles coucha avec lui « sans qu’il s’aperçût ni du coucher de sa [fille] ni de son lever » (Genèse, 19, 31-35 ; trad. Émile Osty). Dans un conte italien, « La Reine Marmotte », le plus jeune fils du roi d’Espagne découvre « une fille d’une beauté d’ange » qui, à l’évidence, avait été saisie d’un « charme […] en plein sommeil ». « Il se dévêt et se couche à ses côtés : s’ensuit une nuit douce à l’extrême, sans qu’elle manifeste de quelque manière que ce soit qu’elle s’est aperçue de sa présence. » À son départ, il lui laisse un billet ; neuf mois plus tard, « la fillette endormie donne le jour à un bel enfant ». Cf. Italo Calvino, Contes populaires italiens, trad. Nino Frank, Paris, Denoël, vol. I, 1980, p. 32, et vol. II, 1981, pp. 101-111.
5. Nicolas Venette, Conjugal Love ; or the Pleasures of the Marriage Bed Considered in Several Lectures on Human Generation, Londres, 1750, p. 41 ; cette traduction anglaise est présentée comme la « vingtième édition ». Il y eut au moins vingt-trois éditions françaises au XVIIIe siècle, dont huit avant la mort de Venette en 1698 [En français, cf., par exemple, Nicolas Venette, La Génération de l’homme ou Tableau de l’amour conjugal consideré en l’etat de mariage, Londres, 1773 (édition originale en 1685)]. Cf. Roy Porter, « Spreading Carnal Knowledge or Selling Dirt Cheap ? Nicolas Venette’s Tableau de l’amour conjugal in Eighteenth-Century England », Journal of European Studies, 14, 1984, pp. 233-255.
6. Aristotle’s Master Piece, in The Works of Aristotle the Famous Philosopher, New York, Arno Press, 1974, p. 9 ; Aristotle’s Masterpiece or the Secrets of Generation Displayed, Londres, 1684, p. 29. Vaguement inspiré des Problemata pseudo-aristotéliciens, cet ouvrage fut continuellement réédité du milieu du XVe siècle jusqu’aux années 1930, sinon même jusqu’à aujourd’hui. Voir D’Arcy Power, The Foundation of Medical History, Baltimore, Williams and Williams, 1931, pp. 147-178 ; Roy Porter, « The Secrets of Generation Display’d : Aristotle’s Masterpiece in Eighteenth Century England », numéro spécial de Eighteenth Century Life, 11, 1985, pp. 1-21 ; Janet Blackman, « Popular Theories of Generation : The Evolution of Aristotle’s Works », in J. Woodward and D. Richards, éds., Health Care and Popular Medicine in Nineteenth Century England, Londres, Croom Helm, 1977, pp. 56-88. En Amérique seulement, il y en eut plus de vingt-sept éditions avant 1820 ; cf. Otho T. Beall, « Aristotle’s Masterpiece in America : A Landmark in the Folklore of Medicine », William and Mary Quarterly, 20, 1963, pp. 207-222.
7. Michael Ryan, A Manual of Jurisprudence and State Medicine, Londres, 1836, 2e éd., pp. 246, 488. Comme source de cette histoire de palefrenier, Ryan indique Robert Gooch, A Practical Compendium of Midwifery, Londres, 1831, et, pour d’autres histoires du même genre, renvoie ses lecteurs à Evory Kennedy, Obstetric Medicine, Londres, 1834, qui est en effet une source précieuse. L’histoire du palefrenier est une variante de celle de l’ouvrier agricole dans l’essai de Montaigne « De l’yvrongnerie » : « une femme de village, veufve, de chaste reputation » se retrouve inexplicablement enceinte ; elle promet de pardonner et d’épouser le père de l’enfant s’il se révélait ; « un sien jeune valet de labourage […] declara l’avoir trouvée […] si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en estoit peu servir, sans l’esveiller », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, pp. 323-324. Mais ce n’est qu’au XIXe siècle que les histoires de ce genre furent reçues comme preuves de vérités générales sur le rapport de l’orgasme et de la conception. Voir également Heinrich von Kleist, La Marquise d’O, dont la protagoniste se retrouve inexplicablement enceinte. Mary Jacobus donne un riche compte rendu de cette histoire dans « In Parenthesis : Immaculate Conception and Feminine desire », in Mary Jacobus, Evelyn Fox Keller et Sally Shuttleworth, éds., Body/Politics : Women and the Discourses of Science, Londres, Routledge, 1990, pp. 11-28.
8. Philon, Legum allegoriae, 2.7, cité par Peter Brown, « Sexuality and Society in the Fifth Century A.D. : Augustine and Julian of Eclanum », Tria Corda : Scritti in onore di Arnaldo Momigliano, éd. E. Gabba, Côme, New Press, 1983, p. 56.
9. Je dois ce terme d’« impassibilité » et cette analyse de sa signification politique au début du XIXe siècle à l’article pionnier de Nancy Cott, « Passionlessness : An Interpretation of Victorian Sexual Ideology, 1790-1850 », Signs, 4.2, 1978, pp. 219-236.
10. Némésius d’Émèse, On the Nature of Man, éd. William Tefler, Philadelphie, Westminster Press, 1955, p. 369. [Cf. également « De natura hominis », traduction de Burgundio de Pise, éd. G. Verbeke et J.R. Moncho, Leyde, Brill, 1975.]
11. Aristotle’s Master Piece, éd. Arno Press, p. 3.
12. Galien, De semine, 2.1, in Opera omnia, éd. C.G. Kuhn, 20 « vol., Leipzig, 1821-1833, 4.596.
13. Heinrich von Staden, Herophilus : The Art of Medicine in Early Alexandria, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, pp. 168, 185-186, 234.
14. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Lawrence Stone, Family, Sex and Marriage in England, 1500-1800, New York, Harper & Eow, 1977 ; Ivan Illich, Gender, New York, Pantheon, 1982 [trad. fr. : Le Genre vernaculaire, Paris, Éditions du Seuil, 1983].
15. Jacques-Louis Moreau, Histoire naturelle de la femme, vol. 1, Paris, 1803, p. 15, qui expose le thème de l’ensemble du volume.
16. Jean-Louis Brachet, Traité de l’hystérie, Paris, Bailière, 1847, p. 64. (cité in Janet Beizer, « The Doctor’s Tale : Nineteenth Century Medical Narratives of Hysteria », manuscrit.)
17. Patrick Geddes et J. Arthur Thompson, The Evolution of Sex, Londres, 1889, p. 266. Geddes et son collègue développent leur idée d’une « différence fondamentale des sexes dans le rapport vital (life-ratio) des changements anaboliques et cataboliques » dans Sex, Londres, Williams and Norgate, 1914, pp. 77-80.
18. John J. Winkler, « Laying Down the Law : The Oversight of Men’s Sexual Behavior in Classic Athens », in David Halperin, John J. Winkler et Froma Zeitlin, éds., Sex Before Sexuality, Princeton, Princeton University Press, 1990, pp. 171-209.
19. Peter Brown, The Body and Society : Men, Women, and Sexual Renunciation in Early Christianity, New York, Columbia University Press, 1988, pp. 167-168, 294-295 [trad. fr. Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, 1995.]
20. Barbara Metcalf, Perfecting Women : Maulana Ashraf’ Ali Thanawi’s Bihisti Zewar, Berkeley, University of California Press, 1987.
21. Caroline Bynum, Holy Feast and Holy Famine : The Religious Significance of Food to Medieval Women, Berkeley, University of California Press, 1987.
22. Ce désordre génétique est fréquent dans trois villages de la République dominicaine, où il est connu sous le nom de condition du « pénis à douze ans ». Cf. Julianne Imperato-McGinley et al., « Steroid 5-Alpha-Reductase Deficiency in Man : An Inherited Form of Male Pseudo-Hermaphroditism », Science, 186, 1974, pp. 1213-1215.
23. Angus McLaren, « The Pleasures of Procreation : Traditional and Bio-Medical Theories of Conception », in W.F. Bynum et Roy Porter, éds., William Hunter and the Eighteenth-Century Medical World, Cambridge, University Press, 1985, p. 340.
24. Esther Fischer-Homberger, « Herr und Weib », Krankheit Frau und andere Arbeiten zur Medizinsgeschichte der Frau, Berne, Huber, 1979. Cette explication du déclin du statut social de la procréation s’inscrit dans le cadre d’une thèse sophistiquée sur le déclin de l’importance de la puissance sexuelle et la signification de plus en plus grande de la puissance « mentale » chez les hommes, phénomène dans lequel l’auteur voit l’indicateur d’une autre évolution : celle de la famille vers les fonctions publiques en tant que marques du statut. De plus en plus, les médecins voyaient dans le système nerveux et le cerveau la structure organisatrice du corps humain ; désormais considérée comme un processus féminin, la reproduction, en tant que signe de statut, régressa.
25. George W. Corner, « The Events of the Primate Ovarian Cycle », British Medical Journal, 4781, 23 août 1952, p. 403.
26. Anne Fausto-Sterling, Myths of Gender, New York, Basic Books, 1985. Cet ouvrage ne se soucie pas tant de démystifier les études sur la différence biologique que de montrer que les prétendues différences de comportement liées au sexe sont en réalité des différences de genre.
27. Cf. Londa Schiebinger, The Mind Has No Sex ? Women in the Origins of Modern Science, Cambridge, Harvard University Press, 1989, pp. 191-200.
28. Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, pp. 32-33.
29. Maurice Godelier, « The Origins of Male Domination », New Left Review, 127, mai-juin 1981, p. 17. [N.d.T. : Pour un développement des thèses de l’auteur à ce sujet, dans le cas des Baruya, société tribale de Nouvelle-Guinée, cf. M. Godelier, La Production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982.]
30. Pour trois formulations récentes et diverses de cette question, cf. Evelyn Fox Keller, « The Gender/Science System : or, Is Sex to Gender as Nature Is to Science ? », Hypathia, 2, automne 1987, pp. 37-49 ; Donna Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14, automne 1988, pp. 575-599 ; Linda Alcoff, « Cultural Feminism versus Post-Structuralism : The Identity Crisis in Feminist Theory », Signs, 13, printemps 1988, pp. 405-436.
31. Gayle S. Rubin, « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », in Rayna R. Reiter, éd., Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, pp. 158-159. Pour reprendre les mots de Nancy F. Cott, « le féminisme n’est rien sinon paradoxal. Il vise les libertés individuelles en mobilisant la solidarité de sexe. Il reconnaît la diversité parmi les femmes tout en postulant que les femmes reconnaissent leur unité ». Cf. son article « Feminist Theory and Feminist Movements : The Past Before Us », in Juliet Mitchell et Ann Oakley, éds., What Is Feminism : A Re-Examination, New York, Pantheon, 1986, p. 49.
32. Sherry B. Ortner et Harriet Whitehead, « Introduction : Accounting for Sexual Meanings », in Ortner et Whitehead, éds., Sexual Meanings : The Cultural Construction of Gender and Sexuality, Cambridge, University Press, 1981, p. 1.
33. « Variations on Common Themes », in Elaine Marks et Isabelle de Courtivron, éds., New French Feminisms, New York, Shocken, 1981, p. 218.
34. Outre Linda Alcoff, citée en note 30, supra, cf. Joan W. Scott, « Deconstructing Equality versus Difference : Or, the Uses of Post-Structuralist Theory for Feminism », et Mary Poovey, « Feminism and Deconstruction », in Feminist Studies, 14, printemps, 1988, pp. 33-50, 50-66.
35. Julia Kristeva, « Women’s Time », trad. Alice Jardine et Harry Blake, Signs, 6, automne 1981, pp. 33-34.
36. Joan Scott, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review, 91, décembre 1986, pp. 1065, 1067 ; c’est moi qui souligne.
37. Catharine A. MacKinnon, dans Toward a Feminist Theory of the State, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. XIII, déclare qu’elle emploiera les mots de sexe et de genre de manière « relativement interchangeable » ; la définition du genre est empruntée à son article « Feminism, Marxism, Method and the State : An Agenda for Theory », Signs, 7, printemps 1988, pp. 399-402. Pour l’appréciation de MacKinnon sur la « différence de genre », cf. Feminism Unmodified, Cambridge, Harvard University Press, 1987, pp. 3, 46-62.
38. Ruth Bleier, Science and Gender : A Critique of Biology and Its Theories on Women, New York, Pergamon Press, 1984, p. 80. Lorsqu’elle parle de différences sexuelles, Bleier fait généralement référence, mais pas toujours, à des différences de comportement, plutôt qu’à des différences morphologiques ou biochimiques. Telle que je la comprends, sa thèse consiste à dire que non seulement les prétendues différences de genre ne sont pas naturelles, mais que les interprétations antérieures politiquement dominantes du sexe considéré comme une catégorie biologique conduisent à rechercher des corrélats en termes de comportement.
39. Ainsi que l’ont fait valoir des féministes, Foucault se limite presque exclusivement à la formation du soi masculin. Son usage du pronom masculin est en conséquence plus que traditionnel. Rien n’interdit pourtant que sa méthode soit applicable à la formation du soi, marqué par le genre (gendered) ou non (ungendered) — si pareille chose est possible. Pour l’idée nietzschéenne du monde considéré comme une œuvre d’art et sa pertinence concernant l’anti-essentialisme de Foucault, je m’appuie lourdement sur Alexander Nehamas, Nietzsche : Life as Literature, Cambridge, Harvard University Press ; citation de la page 3. Je partage le sentiment de Foucault et, par extension, de Nietzsche, mais je conviens avec Nehamas que certaines interprétations du monde valent mieux que d’autres.
40. Jeffrey Weeks, Sexuality and Its Discontents, Londres, Routledge, 1985, p. 122. Il s’agit là d’un guide pénétrant, savant et extrêmement précieux sur « la question du sexe ». [N.d.T. : On reconnaîtra dans le titre une parodie du Malaise dans la civilisation de Freud, connu en anglais sous le titre de Civilization and Its Discontents.]
41. Michel Foucault, La Volonté de savoir, p. 208.
42. Le Roi Lear, acte V, scène III, trad. P. Leyris et E. Holland, in Shakespeare, Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, 1959, p. 950. (N.d.T.)
43. Ernst Laqueur est l’un des inventeurs des œstrogènes. Il isola l’hormone « femelle » des urines des étalons, soulevant par là même la fâcheuse possibilité d’une androgynie gynécologique au moment même où la science semblait avoir enfin découvert la base chimique de la différence sexuelle.
44. L’article de Werner Laqueur parut dans Acta Brevia Neerlandica, 6, 1936, pp. 1-5. L’uterus masculinus, désormais appelé « utricule prostatique », est une petite cavité qui s’étend dans le corps de la prostate. Il est le « reliquat de cette partie du canal de Müller [le sinus urogénital], à partir duquel, chez la femme, se forme le vagin ». Autrement dit, l’uterus masculinus est un reliquat de vagin [vestigium processus vaginalis ou « ligament de Cloquet »], ainsi nommé parce que l’on pensait autrefois qu’il représentait les restes d’une structure dont dérivent l’utérus et le vagin supérieur. Voir aussi Keith L. Moore, The Developing Human, Philadelphia, Saunders, 1977, 2e éd., pp. 235-237.
45. Sarah Kofman, L’Énigme de la femme, Paris, Galilée, 1980, pp. 129-130.
46. « Heimlich est donc un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. » À la lumière du modèle du sexe unique, qui insiste sur la qualité de pénis intérieur du vagin, tout ceci devient plus étrange encore : « Mais il se trouve que cet étrangement inquiétant [unheimlich] est l’entrée de l’antique terre natale [Heimat] du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord » (Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985, pp. 223, 252).
47. Cf. Evelyn Fox Keller, Reflections on Gender and Science, New Haven, Yale University Press, 1985, pp. 177-179.
48. François Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 24. François Jacob reçut le prix Nobel pour ses travaux de génétique moléculaire.
49. Auguste Comte, Philosophie première. Cours de philosophie positive, Paris, Hermann, 1975, Quarantième Leçon, annotée par Allal Sinaceur, p. 728 ; c’est moi qui souligne. Le positivisme est un terme que Saint-Simon fut le premier à employer systématiquement avant que Comte ne le reprît dans les années 1830 : il recouvre l’idée, dont l’écho fut immense, que non seulement une connaissance scientifique objective était possible, mais qu’elle pouvait servir de base à une régénération de la société.
50. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1978, p. XLIII. Je sais gré à l’un de mes étudiants, Paul Friedland, d’avoir attiré mon attention sur ce passage ainsi que sur la référence précédente.
51. Barbara Johnson, The Critical Difference, cité in Elizabeth Abel, éd., Writing and Sexual Difference, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p. 1. C’est à l’exégèse de Jane Gallop que je dois mon intelligence de cette épigraphe : cf. « Writing and Sexual Difference : The Difference Within », in Abel, pp. 283-291.
52. Je souscris ici, en l’inversant, à cette observation d’Elizabeth Abel dans son introduction à The Critical Difference.
53. Charles Darwin, « On the Two Forms, or Dimorphic Condition, in the Species of primula, and on Their Remarkable Sexual Relations », in Paul H. Barret, éd., Collected Papers of Charles Darwin, Chicago, University of Chicago Press, 1980, 2 vol. en un, 2, p. 61.
54. Cf. le tour d’horizon des publications consacrées à la division du travail sexuel in Michael T. Ghiselin, The Economy of Nature and the Evolution of Sex, Berkeley, University of California Press, 1974, pp. 99-137.
55. George Ewart Evans et David Thomson, The Leaping Hare, Londres, Faber, 1972, pp. 24-25 ; Gilbert H. Herdt, Guardians of the Flute, New York, McGraw Hill, 1981, p. 154. Les Sambia sont une tribu des montagnes de Nouvelle-Guinée ; les hommes semblent croire que l’ingestion de sperme est une étape nécessaire pour devenir masculin : aussi pratiquent-ils la fellation sur d’autres hommes dans le cadre d’une longue période de transition vers l’âge adulte.
56. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 63-66, et d’une manière générale le chapitre II. Voir également l’article lumineux d’Edmund Leach, « Anthropological Aspects of Language : Animal Categories and Verbal Abuse », in Eric H. Lenneberg, éd., New Directions in the Study of Language, Cambridge, MIT Press, 1964 ; « Aspects anthropologiques de la langue : injures et catégories d’animaux », trad. C. Malamoud, in E. Leach, L’Unité de l’homme et autres essais, Paris, Gallimard, 1980, pp. 263-297.
57. Leonore Davidoff et Catherine Hall, Family Fortunes, Chicago, University of Chicago Press, 1987, est à cet égard un modèle du genre.
58. Frederic Harrison, « The Emancipation of Women », Fortnightly Review, 298, 1er octobre 1891, pp. 442, 448. Éminent positiviste anglais, Harrison donna sa conférence le jour anniversaire de la mort de Comte. J’évoque plus loin la réponse de Millicent Fawcett dans ce débat entre progressistes sur la question de la femme.
59. Sur le genre dans les films d’horreur, cf. Carol C. Clover, « Her Body, Himself : Gender in Slasher Film », Representations, 20, automne 1987, pp. 187-228. À propos du « triomphe du contrat et de l’“individu” sur la différence sexuelle » chez le marquis de Sade, cf. Carole Pateman, The Sexual Contract, Stanford, Stanford University Press, 1988, p. 186. La théorie du contrat repose en fait sur un modèle sans sexe, que j’évoque plus loin. L’analyse de Pateman est la meilleure que je connaisse des implications de l’individualisme libéral concernant les théories de la différence sexuelle.
60. Outre Ruth Bleier, Science and Gender, et Anne Fausto-Sterling, Myths of Gender, cf. Lynda Birke, Women, Feminism, and Biology, New York, Methuen, 1986.
61. Elizabeth Fee, « Nineteenth Century Craniology : The Study of the Female Skull », Bulletin of the History of Medicine, 53, 1979, p. 433. Sur la question du travers ou du parti pris (bias) en science, cf. Sandra Harding et Jean F. O’Barr, éds., Sex and Scientific Inquiry, Chicago, University of Chicago Press, 1987.