Chapitre II

LE DESTIN, C’EST L’ANATOMIE

Figurez-vous les parties [génitales] qui s’offrent les premières à votre imagination, n’importe lesquelles, retournez en dehors celles de la femme, tournez et repliez dedans celles de l’homme, et vous les trouverez toutes semblables les unes aux autres.

GALIEN DE PERGAME (vers 130-200)

Œuvres anatomiques,

éd. Ch. Daremberg

 

Ce chapitre porte sur les gestes corporels d’un monde où il est au moins deux genres qui ne correspondent qu’à un seul sexe, où les frontières entre mâle et femelle sont de degré, non pas de genre, et où les organes de reproduction ne sont qu’un signe, parmi une multitude, de la place du corps dans un ordre cosmique et culturel qui dépasse la biologie. Mon propos est, en m’appuyant largement sur la littérature médicale et philosophique, de donner une explication de la manière dont fut imaginé le modèle unisexe, de faire valoir que le modèle un seul sexe/une seule chair a dominé la réflexion sur la différence sexuelle depuis l’Antiquité classique jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; et de suggérer pourquoi il fallut que le corps demeurât fixé dans un champ d’images séculaires dès le temps de Galien, tandis que le soi générique vivait une histoire nuancée au fil des bouleversements sociaux, culturels et religieux qui séparent le monde d’Hippocrate de l’univers de Newton.

LES ORGANES ET LES YEUX DES TAUPES

Rien ne saurait être plus évident, sous-entendait le plus influent des anatomistes de la tradition occidentale, que d’imaginer les femmes comme des hommes. À l’intention du lourdaud, qui ne saisirait pas immédiatement de quoi il retourne, Galien offre une expérience intellectuelle qu’il prend bien soin de décomposer de la sorte :

Supposez d’abord avec moi celles [les parties génitales extérieures] de l’homme rentrées et s’étendant intérieurement entre le rectum et la vessie ; dans cette supposition, le scrotum occuperait la place de la matrice avec les testicules situés de chaque côté, à la partie externe.

Le pénis devient le col de l’utérus et le vagin, le prépuce les pudenda de la femme et ainsi de suite, à travers des canaux et vaisseaux sanguins divers. Une sorte de parité topographique garantissait aussi à l’inverse que l’on pourrait de force tirer un homme d’une femme.

Supposez à l’inverse que la matrice se retourne et tombe en dehors, ses testicules [ovaires] ne se trouveraient-ils pas alors nécessairement en dedans de sa cavité, ne les envelopperait-elle pas comme un scrotum ? Le col [c’est-à-dire, le col de l’utérus et le vagin], jusque-là caché en dedans du périnée, pendant à cette heure, ne deviendrait-il pas le membre viril ?

En vérité, assurait Galien, « vous seriez bien en peine de trouver une seule partie mâle en reste qui n’eût point tout simplement changé de position ». Loin d’être partagés par leurs anatomies reproductives, les sexes sont liés par une commune anatomie. Autrement dit, les femmes sont inverties et, partant, moins parfaites que les hommes. Elles possèdent exactement les mêmes organes que les hommes, mais exactement aux mauvais endroits. (La mauvaiseté des femmes, bien entendu, ne découle pas logiquement du « fait » que leurs organes sont les mêmes que ceux des hommes, et n’en diffèrent que par leur emplacement. La flèche de la perfection pourrait aller dans l’un ou l’autre sens, sinon dans les deux à la fois. « Il me vient une idée bien folle », dit Mademoiselle de Lespinasse dans le Rêve de d’Alembert de Diderot, « l’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme ». Le docteur Bordeu répond d’un ton approbateur que l’idée lui eût traversé l’esprit plus tôt si elle avait su que « la femme a toutes les parties de l’homme1 ».)

Les relations topographiques qui inspirent à Galien des considérations si persuasives et empreintes d’une telle précision anatomique apparente ne devaient pas être comprises, en elles-mêmes, comme la base d’une hiérarchie sexuelle, mais plutôt comme une manière de l’imaginer ou de l’exprimer. La biologie n’enregistre jamais qu’une vérité supérieure. Ainsi, bien que Galien, anatomiste de métier, se souciât clairement des structures corporelles et de leur relation avec les diverses fonctions du corps, son intérêt pour la vraisemblance d’identifications particulières ou pour maintenir l’implosion manifestement impossible de l’homme en femme, puis de la femme en homme, était largement une affaire d’exigence rhétorique.

En certaines occasions, il était parfaitement disposé à défendre les oppositions génitales qu’ailleurs il niait : « puisque, chez le mâle, tout est à l’opposé [de la femelle] le membre mâle a été allongé pour être mieux adapté au coït et à l’excrétion de semence » (UP, 2.632). Mais d’autres fois, Galien et la tradition médicale qui le suivit se montrèrent prêts à ignorer non seulement ce qui était spécifiquement féminin, mais aussi la qualité spécifiquement reproductive des organes femelles de la reproduction, sans parler de leur relation avec les organes des mâles. Dans sa grande présentation systématique de l’utérus, par exemple, il traita celui-ci comme l’archétype d’un groupe d’organes « qui sont spécialement creux et grands » et sont ainsi le lieu « des facultés de rétention » d’un corps générique. L’utérus se trouvait donc isolé, non pas du fait de ce qui nous apparaît, à nous modernes, comme sa capacité unique, et uniquement féminine, de produire un enfant mais parce qu’il formait l’embryon posément, plus encore qu’un organe comparable comme l’estomac ne digérait la nourriture, et qu’il était en conséquence « capable de faire montre de sa capacité de rétention on ne peut plus clairement2 ».

Les manières ultérieures de parler de l’utérus reproduisirent ces ambiguïtés. Le célèbre encyclopédiste du VIIe siècle que fut Isidore de Séville, par exemple, assurait d’une part que les femmes seules ont une matrice (uterus ou uterum) dans laquelle elles conçoivent et, de l’autre, que diverses autorités et « pas seulement des poètes » tenaient l’utérus pour le ventre, venter, commun aux deux sexes3. (Ce qui aide à expliquer pourquoi, dans l’usage médiéval, vulva, désignait habituellement le vagin, de valva « porte du ventre4 ».) De surcroît, Isidore assimile ce ventre asexué à d’autres organes de rétention, eu égard, précisément, à cette fonction dans laquelle nous le croirions unique : au cours de la gestation, dit-il, la semence se forme dans un corps « par chaleur comme celle des viscères5 ». Un grand nuage linguistique obscurcit ainsi l’anatomie génitale ou reproductive spécifique pour ne laisser que les contours d’espaces communs, tout à la fois, aux hommes et aux femmes6.

Aucune de ces ambiguïtés topographiques ou lexicales n’importait, cependant, si au lieu de comprendre la différence et l’identité comme des affaires d’anatomie, les Anciens considéraient les organes et leur emplacement comme des épiphénomènes d’un ordre universel plus vaste. Du coup, les parties que nous jugeons spécifiquement masculines ou féminines n’avaient pas toujours besoin de noms propres, pas plus que les inversions qu’imaginait Galien ne devaient effectivement marcher. Dans ces circonstances, on pourrait interpréter l’anatomie — le sexe des modernes — comme une métaphore, un autre nom de la « réalité », c’est-à-dire de la moindre perfection de la femme. Comme dans la subtile comparaison de Galien entre les yeux des taupes et les organes génitaux des femmes, l’anatomie sert davantage à illustrer un point bien connu qu’à établir une vérité. Elle fait toucher du doigt une hiérarchie de chaleur et de perfection qui, en elle-même, n’était pas accessible aux sens. (Les Anciens n’eussent jamais prétendu que l’on pouvait bel et bien sentir les différences de chaleur des mâles et des femelles7.)

L’image de Galien se présente comme suit. Les yeux de la taupe ont la même structure que ceux des autres animaux, hormis qu’ils ne permettent pas à la taupe de voir. Ils ne s’ouvrent pas, « pas plus qu’ils ne font saillie, mais ils demeurent là, imparfaits ». Ainsi les organes génitaux de la femme « ne s’ouvrent pas » et demeurent une version imparfaite de ce qu’ils seraient s’ils faisaient saillie. Les yeux de la taupe restent donc « pareils aux yeux des autres animaux lorsque ceux-ci sont encore dans l’utérus » et ainsi, pour suivre la logique jusqu’à sa conclusion, la matrice, le vagin, les ovaires et les pudenda extérieurs demeurent à jamais comme à l’intérieur de la matrice. Ils forment à l’intérieur d’eux-mêmes une vertigineuse cascade, comme si le vagin était un pénis éternellement, précairement, à naître, la matrice un scrotum arrêté dans sa croissance, et ainsi de suite8.

La raison de ce curieux état de choses est le télos présumé de la perfection. « Or, de même que l’espèce humaine est la plus parfaite de tous les animaux, au sein de l’humanité l’homme est plus parfait que la femme, et la raison de sa perfection est son excès de chaleur, car la chaleur est l’instrument premier de la Nature » (UP, 2.630). La taupe est un animal plus parfait que les animaux totalement dépourvus d’yeux et les femmes sont plus parfaites que d’autres créatures, mais les organes inexprimés des unes et des autres sont des signes d’absence de chaleur et, par voie de conséquence, d’absence de perfection. Ainsi pourrait-on interpréter l’intériorité du système reproductif de la femme comme le corrélat matériel d’une vérité supérieure, sans que le fait qu’une transformation spatiale particulière pût être ou non accomplie eût beaucoup d’importance.

Paradoxalement, de la part d’un homme aussi profondément attaché à l’existence de deux sexes radicalement différents et distincts, Aristote offrit à la tradition occidentale une version plus austère encore que celle de Galien du modèle unisexe. En tant que philosophe, il insista sur les deux sexes, masculin et féminin. Mais il affirma aussi avec insistance que les caractéristiques distinctives de la virilité étaient immatérielles et, en tant que naturaliste, ergota sur les distinctions organiques entre les sexes si bien que de ses réflexions se dégage un tableau où une seule et même chair se pouvait ranger, ordonner et distinguer suivant ce qu’exigeaient les circonstances particulières. Aux yeux d’Aristote, ces constructions sociales du genre qui nous paraîtraient idéologiquement chargées — les mâles sont actifs et les femelles passives, les mâles apportent la forme à la génération et les femelles la matière — étaient indubitablement des faits, des vérités « naturelles ». En revanche, tous les faits qui sont pour nous les réalités fondamentales de la différence sexuelle — les mâles ont un pénis, les femelles un vagin ; les mâles ont des testicules, les femelles des ovaires ; les femelles ont une matrice, les mâles n’en ont pas ; les mâles produisent une espèce de semence, les femelles en produisent une autre ; les femmes ont des menstrues, pas les hommes — n’étaient pour Aristote qu’observations contingentes, philosophiquement peu intéressantes, sur une espèce particulière dans certaines conditions.

Je n’entends pas insinuer par là qu’Aristote était incapable de distinguer l’homme de la femme sur la base de leur corps ni que, dans sa pensée, c’était pur hasard que les hommes dussent remplir un ensemble de rôles et les femmes un autre. Même si ce n’est pas lui qui écrivit les Économiques, il eût certainement souscrit à l’idée que « la volonté divine a prédisposé la nature de l’homme et celle de la femme à la vie en commun. Les deux sexes, en effet, se distinguent l’un de l’autre en ce que leurs potentialités respectives ne s’appliquent pas indifféremment aux mêmes tâches, mais à des tâches […] parfois opposées entre elles ». Ainsi l’un des sexes est-il fort, l’autre faible, en sorte que l’un se montre circonspect et l’autre assez vaillant pour déjouer les attaques, que l’un puisse sortir et acquérir des biens, l’autre demeurer à la maison et les préserver9. Autrement dit, la division du travail et la distribution spécifique des rôles sont naturelles.

Mais ces points de vue ne constituent aucunement une explication moderne des deux sexes. En premier lieu, il n’y a pas le moindre effort d’enracinement des rôles sociaux dans la nature ; les catégories sociales elles-mêmes sont naturelles et sur le même plan explicatif que les faits que nous tiendrions pour physiques ou biologiques. La nature n’est donc pas à la culture ce que le sexe est au genre, comme dans les discussions modernes ; le biologique n’est pas, fût-ce en principe, le fondement d’arrangements sociaux particuliers. (À la différence des commentateurs du XIXe siècle, Aristote n’avait point besoin de détails relatifs à la menstruation ou au métabolisme pour situer les femmes dans l’ordre de l’univers.) Qui plus est, alors même qu’Aristote jugeait certainement que les corps masculins et féminins étaient spécifiquement adaptés à leurs rôles particuliers, il ne voyait pas dans ces adaptations les signes d’une opposition sexuelle. Les qualités propres à chaque sexe impliquaient l’avantage comparatif de l’un ou de l’autre pour veiller au foyer ou combattre, de même que pour Galien la moindre chaleur des femmes gardait l’utérus à l’intérieur et assurait en conséquence un lieu de chaleur modérée pour la gestation. Mais ces adaptations n’étaient pas la base d’une différenciation ontologique. Dans la chair, en conséquence, les deux sexes étaient des versions plus ou moins parfaites l’un de l’autre. Ce n’est que dans la mesure où le sexe était un chiffre de la nature de la causalité que les sexes étaient clairs, distincts et d’espèce différente.

Pour Aristote, le sexe existait à des fins de génération, qu’il tenait pour la forme paradigmatique du devenir, du changement « dans la première catégorie de l’être10 ». Le mâle représentait la cause efficiente, la femelle la cause matérielle.

Or, toujours, la femelle fournit la matière, et le mâle le principe créateur : c’est là, en effet, selon nous, la fonction propre à chacun d’eux, et c’est cela être femelle et être mâle […] Le corps est fourni par la femelle et l’âme par le mâle. (GA, 2.4.738 b 20-23.)

 

[…] comme principes de la génération on pourrait poser à juste titre le mâle et la femelle, le mâle comme possédant le principe moteur et générateur [la cause efficiente], la femelle le principe matériel. (GA, 1.1.716 a 5-7.)

La différence de nature de la cause résume pleinement ce qu’entend Aristote par « opposition sexuelle » : « par mâle, nous entendons l’être qui engendre dans un autre, et par femelle l’être qui engendre en soi » ; ou, ce qui revient au même, puisque, pour Aristote la biologie de la reproduction était au fond un modèle de filiation, « le contraire du mâle [est] la femelle, celui du père étant la mère11 ».

C’étaient là des distinctions capitales, aussi fortes et évidentes qu’entre la vie et la mort. Pour Aristote, être mâle signifiait être capable d’offrir l’âme sensible sans laquelle « il est impossible que n’importe quelle partie du corps, visage, main ou chair existe ». Sans l’âme sensible, le corps ne valait guère mieux qu’un cadavre ou une partie de cadavre (GA, 2.5.741 a 8-16). Le mort est animé par l’étincelle, par le sperma (la semence) incorporel du géniteur. L’un des sexes était capable de concocter la nourriture pour la porter à sa forme la plus haute, génératrice de vie, et en faire du vrai sperme ; l’autre non.

De surcroît, lorsque Aristote discute de la capacité des sexes respectifs d’assumer les rôles qui les distinguent, il paraît souhaiter considérer les corps, et les organes génitaux en particulier, comme s’ils étaient eux-mêmes opposés, en fait comme s’ils rendaient possible la solution de continuité même efficient/matériel. Les mâles, mais pas les femelles, ont « la puissance de sécréter un résidu qui est pur », explique l’auteur, et « à toute puissance correspond un organe ». Il s’ensuit que la femelle a un utérus, et le mâle un pénis. (En fait, ces distinctions sont plus saisissantes en traduction qu’en grec. En effet, Aristote emploie ici perineos pour désigner pénis et scrotum. Il emploie ailleurs le même mot pour désigner la zone « à l’intérieur de la cuisse et des fesses » chez les femmes. Plus généralement, il désigne le pénis par aidoion, tandis qu’au pluriel, aidoia, est le vocable classique employé pour les « parties honteuses », autrement dit l’équivalent grec du latin pudenda, qui désigne les parties génitales des deux sexes12.)

Malgré ces ambiguïtés linguistiques, Aristote paraît attaché à l’opposition génitale des deux sexes. Un animal n’est pas « mâle ou femelle par tout son corps, mais par une certaine fonction et par un certain organe », autrement dit par l’utérus chez la femelle, le pénis et les testicules chez le mâle. La matrice était le propre de la femelle, de même que le pénis était le propre du mâle13. Il n’y a pas, ici, d’inversions sournoises comme chez Galien. Point d’élision de la différence ni d’allusions à un sexe unique. « Le sexe de la femme a une disposition contraire à celui des mâles. En effet, le dessous du pubis est creux au lieu d’être saillant comme chez le mâle » (HA, 1.14.493 b 3-4). Aristote invoquait même une preuve expérimentale, de son point de vue, que l’anatomie était le fondement des « principes » mâle et femelle contraires de l’activité et de la passivité. Un mâle castré, faisait-il valoir, prenait la forme d’une femelle « ou peu s’en faut […] comme il adviendrait si l’on changeait un principe premier » (GA, 1.2.716 b 5-12 ; trad. fr. citée, légèrement modifiée). L’excision des « ovaires » chez les truies les fait grossir et éteint leur appétit sexuel, tandis qu’une semblable opération chez les chamelles les rend plus agressives et bonnes à des fins guerrières14.

Tout cela n’a rien de bien surprenant, puisque l’apparence physique des organes génitaux était et demeure l’indicateur habituellement fiable de la faculté de reproduction et, en conséquence, du genre auquel un enfant se voit assigné15. Ce qui étonne, en revanche, c’est l’alacrité avec laquelle le naturaliste Aristote brouille les distinctions des corps « réels » pour en arriver à une notion de paternité — la puissance par laquelle se définissent les mâles — qui dépasse les divisions de la chair. À l’instar de Galien, et à la différence de la tradition qui domina après les Lumières, la rhétorique aristotélicienne devient alors celle du sexe unique.

Pour commencer, la passion aristotélicienne de l’infinie diversité de l’histoire naturelle compromet constamment la précision des textes que j’ai cités, où de la forme découle la fonction. Un gros pénis, que l’on pourrait croire propre à rendre un homme plus viril, plus capable d’engendrer dans un autre, est au contraire un handicap : ces hommes « sont moins féconds que ceux qui l’ont [le pénis] de taille moyenne, parce que le sperme froid n’est pas fécond16 ». (La biologie d’Aristote joue ici sur des thèmes culturels plus larges. Un gros pénis était réputé comique dans l’art et le théâtre grecs antiques, propre aux satyres : « petite queue » (posthion) comptait parmi les formules aristophanesques de prédilection. À Athènes, les jeunes athlètes se nouaient le gland par une ficelle de cuir, apparemment pour des raisons esthétiques, afin que leurs organes génitaux paraissent le plus petit possible et aussi proches que possible de pudenda féminines17.) Les détails s’accumulent et minent le lien pénis/mâle dans les textes d’Aristote : les mâles de l’homme et les étalons ont bel et bien des pénis relativement grands hors du corps, mais celui de l’éléphant est disproportionné tant il est petit — il n’a pas non plus de testicules apparents —, tandis que le dauphin n’a pas le moindre pénis extérieur. (La situation est doublement confuse, s’agissant des éléphants, parce que l’organe de la femelle est censé « s’ouvrir considérablement » au cours du coït [HA, 2.1.500 a 33-35 et 2.1.500 b 6-13].) Chez les insectes, prétend Aristote, c’est en vérité la femelle qui tire son organe sexuel de dessous pour l’enfoncer dans le mâle (HA, 5.8.542 a 2 sq.). À vrai dire, le fait que le mâle soit pourvu d’un pénis ne dépend en apparence de rien d’autre que de l’emplacement, voire de l’existence, des pattes : les serpents, qui n’ont point de pattes, et les oiseaux, dont les pattes sont situées au milieu de l’abdomen, à l’endroit, précisément, où devraient se trouver les organes génitaux, n’ont carrément pas de pénis (HA, 2.1.500 b 20-25, et GA, 1.5.717 b 14-19).

Quant aux testicules envisagés comme « principe premier » dans la différenciation des sexes, il ne reste rhétoriquement plus grand-chose de cette affirmation dès lors que l’on est confronté à des observations et métaphores spécifiques (GA, 1.2.716 b 4). Dans un texte, Aristote, les réduit à la tâche modeste de relier certaines parties des canalisations du corps (HA, 3.1.510 a 13-b 5). Comme les pesons que les ouvrières suspendent à leurs métiers à tisser — image peu flatteuse, qui souffre d’un curieux mélange des genres —, les testicules maintiennent les canaux spermatiques convenablement inclinés (GA, 1.4.717 a 8-b 10). (Le fil qui n’est pas convenablement tendu vers le bas provoque un embrouillement ; les conduits séminaux embrouillés qui remontent dans le corps transportent une matière génératrice inféconde.)

Ces « faits » éloignèrent davantage encore Aristote des liens spécifiques entre organes génitaux et sexes contraires pour le plonger plus profondément dans le fourré des liens qui constituent le modèle unisexe. De même que Galien, cinq siècles plus tard, il aligna ainsi les organes de la reproduction sur le système alimentaire, commun à toute chair. Les animaux pourvus d’un intestin droit sont plus violents, dans leur désir de nourriture, que les animaux dont les intestins sont convolutés, observait Aristote, et de même que celles qui ont des conduits droits, les créatures sans testicules « sont plus rapides dans l’acte d’accouplement » que celles dont les canaux font des replis. Inversement, les créatures qui « n’ont pas les intestins droits » sont plus modérées dans leur appétit de nourriture, de même que les replis des canaux empêchent que leur désir soit « par trop violent ou rapide ». Au bout du compte, les testicules n’ont qu’une fonction basse, mais utile : « rendre plus modéré le mouvement de la sécrétion séminale », afin de prolonger ainsi le coït et la coction dans l’intérêt d’un sperme plus chaud et de meilleure qualité18. Aristote fait moins de cas de la tuyauterie féminine, mais le fait est que jamais il ne s’était sérieusement soucié d’identifier dans les ovaires le siège de la puissance génésique propre à la femme et que le seul passage où il s’y essaie ne résiste pas à l’examen19. Bref, l’histoire naturelle contribue à réduire la pureté primitive des testicules et des ovaires, du pénis et du vagin, en tant que signifiants de l’opposition sexuelle — de la cause efficiente opposée à la cause matérielle — pour les situer solidement dans l’économie plus large de la chair unique.

De surcroît, lorsqu’il aborda directement la question des différences anatomiques entre les sexes, Aristote déchaîna un tourbillon de métaphores, dont chaque élément donne le vertige et désoriente, dont chaque aspect est attaché au sexe unique, au même titre que le trope galénique des yeux de taupe. Les organes mâles, assure-t-il, sont en tous points semblables à ceux de la femelle, sauf que celle-ci possède une matrice qui, vraisemblablement, fait défaut au mâle. Mais Aristote s’empresse au bout du compte d’assimiler la matrice au scrotum du mâle : « toujours double, de même que, chez les mâles, les testicules sont toujours au nombre de deux20 ».

Cette démarche n’était cependant qu’un aspect d’une confusion plus générale des parties mâles et femelles et, plus précisément, d’une tendance à voir dans le col de l’utérus et/ou le vagin un pénis interne :

Voici comment la nature a disposé le chemin que suit le sperme chez les femmes. Elles [les femmes] ont un canal (kaulos) qui correspond à l’organe sexuel des hommes [le pénis], mais se trouve dans le corps. Elles aspirent à travers ce canal, par un petit orifice qui est situé au-dessus de l’endroit par où les femmes urinent. C’est d’ailleurs pourquoi, en pleine excitation amoureuse, cet endroit n’est pas dans le même état qu’avant l’excitation. (HA, 10.5.637 a 23-25.)

L’imprécision même de cette description, et surtout l’emploi d’un vocable aussi général que kaulos pour désigner une structure qui dans le modèle des deux sexes allait devenir la marque du vide ou du manque féminin, laisse penser qu’Aristote se souciait moins d’anatomie en soi, a fortiori de l’anatomie comme fondement des deux sexes opposés, que de vérités plus lourdes de conséquences et susceptibles de trouver une illustration impressionniste dans certains traits caractéristiques du corps.

Une brève digression sur le terme kaulos permettra de préciser les choses. Le mot désigne généralement une structure tubulaire creuse : le col de la vessie, le canal pénien ou, dans l’usage homérique, une flèche ou la penne (pour prendre quatre exemples chargés et richement entremêlés). Dans le passage que je viens de citer, il désigne manifestement une partie de l’anatomie féminine, bien que celle-ci — le fait est significatif — soit loin d’être claire : le cervix [col] de l’utérus, le canal endocervical, le vagin, ou quelque combinaison de ces organes, voire le clitoris qui, de même que le pénis, eût été jugé creux. Mais quel que soit le sens du mot kaulos dans ce texte, la partie en question est ailleurs évoquée comme si elle fonctionnait chez les femmes tel un pénis intérieur, une tige composée, de même que le pénis et le vagin, de « beaucoup de chair et de cartilage » (HA, 3.1.510 b 13).

À l’époque de Soranos d’Éphèse, ce médecin du IIe siècle qui allait devenir la source majeure de la haute tradition gynécologique des quinze siècles suivants, l’assimilation du vagin au pénis à travers la langue avait fait un pas de plus. « La partie intérieure du vagin (tou gynaikeiou aidoiou, la partie intime de la femme) », disait Soranos, « se développe autour du col de l’utérus (kaulos, qui à mon sens désigne ici le cervix) comme, chez les mâles, le prépuce autour du gland21 ». Autrement dit, le vagin et les structures extérieures sont imaginées comme un prépuce géant du pénis intérieur de la femelle, dont le gland est le sommet en forme de dôme du « col de la matrice ». Au IIe siècle, kaulos était aussi devenu le mot classique pour désigner le pénis. La « partie saillante » de l’aidoion (parties intimes) « à travers lequel s’écoule le fluide de la vessie » porte le nom de kaulos, explique Julius Pollux (134-192) avec autorité dans sa compilation de la nomenclature médicale22. Aristote — ou le Pseudo-Aristote qui rédigea le Livre X de l’Histoire des animaux — devait imaginer quelque chose de ce genre lorsqu’il écrivit qu’au cours de l’orgasme la matrice décharge avec violence une émission (proiesthai) à travers le col de l’utérus dans le même espace que le pénis, autrement dit dans le vagin23. Si nous prenons cette image au sérieux, il nous faut en tirer l’extraordinaire conclusion que les femmes ont toujours un pénis — le col de l’utérus ou kaulos — qui pénètre le vagin de l’intérieur tandis qu’un autre pénis, plus puissant, celui du mâle, les pénètre de l’extérieur pendant le coït.

Comme G.E.R. Lloyd en faisait la remarque, les débats grecs sur la physiologie mâle et femelle ont « des airs de shadow boxing », voire témoignent d’une extravagante confusion si l’on pousse les diverses thèses jusqu’à leurs limites24. Les choses étaient ordinairement beaucoup plus claires pour les Anciens, qui savaient sans nul doute distinguer le pénis du vagin et possédaient le langage pour ce faire. Comme la plupart des autres langues, le latin et le grec engendrèrent une profusion de mots sur le sexe et les organes sexuels aussi bien qu’une grande abondance de poésies ou de proses pour célébrer ou ridiculiser les organes mâles ou femelles, plaisanter ou maudire sur le thème de ce qui devrait être fixé et à quel endroit. Je ne le nie aucunement.

Mais du jour où les spécialistes de la question se mirent dans l’idée de disserter de la base de la différence sexuelle, ils ne virent pas la nécessité de développer un vocabulaire précis d’anatomie génitale, parce que si le corps féminin était une version moins chaude, moins parfaite et, partant, moins puissante du corps canonique, l’existence de points de repère organiques, et a fortiori génitaux, distincts importait infiniment moins que les hiérarchies métaphysiques qu’ils illustraient. Ainsi faut-il comprendre l’idée que le vagin était un pénis intérieur ou que la matrice était le scrotum de la femme comme des images dans la chair de vérités bien mieux assurées ailleurs. C’est une autre façon de dire, avec Aristote, que la femme est à l’homme ce qu’un triangle de bois est à un triangle d’airain, ou encore ce que les yeux imparfaits de la taupe sont aux yeux plus parfaits d’autres créatures25. Dans le contexte de la différence sexuelle, l’anatomie était une stratégie de représentation qui éclairait une réalité extra-corporelle plus stable. Il existait de multiples genres, mais un seul et unique sexe, susceptible d’adaptations.

SANG, LAIT, GRAISSE ET SPERME

Dans le sang, la semence, le lait et les autres fluides du corps unisexe, il n’est point de femelle, ni de frontière bien marquée entre les sexes. Une physiologie des fluides fongibles et du flux corporel représente, sur un registre différent, l’absence de sexe spécifiquement génétique. Des mutations à n’en plus finir, le tintement cacophonique des changements deviennent possibles où la physiologie moderne ne verrait qu’entités distinctes et souvent sexuellement spécifiques.

La sagesse antique tenait, par exemple, que le commerce sexuel était de nature à soulager les états — morosité, léthargie — qui résultaient d’un excès de flegme, cette humeur froide et humide associée au cerveau : « La semence est la sécrétion d’un excrément et par sa nature ressemble au flegme26. » (C’est déjà une première allusion à l’idée que, dans la conception, le mâle introduit une idée dans le corps de la femelle.) Mais, ce qui nous intéresse plus directement ici, l’éjaculation d’une sorte de fluide était censée rétablir un équilibre perturbé par un excédent d’une autre sorte parce que l’émission de semence, le saignement, la purgation et la sudation étaient autant de formes d’évacuation qui contribuaient à maintenir l’économie libre-échangiste à un niveau convenable. Un texte hippocratique rend ces observations physiologiques plus vivantes encore en spécifiant les sentiers anatomiques de l’interconversion ; écume semblable à celle de la mer, le sperme était d’abord extrait du sang par raffinement, puis il passait dans le cerveau d’où il se frayait ensuite un chemin à travers la moelle épinière, les reins, les testicules et jusque dans le pénis27.

Pléthore ou résidu de nutrition, le sang menstruel est pour ainsi dire une variante locale dans cette économie générique corporelle des fluides et des organes. Les femmes enceintes, qui transformaient prétendument les aliments autrement superflus en nourriture pour le fœtus, et les nouvelles mères, qui allaitaient et avaient ainsi besoin de transformer davantage de sang en lait, n’avaient point d’excédent et ne pouvaient donc avoir des règles. « Après la naissance », explique l’omniscient Isidore, passant d’un millénaire d’érudition au suivant, « tout le sang qui n’a pas encore été dépensé dans l’alimentation de la matrice s’écoule par un passage naturel jusqu’aux mamelles, où blanchissant [d’où lac, du grec leukos (blanc), indique Isidore] par leur vertu, reçoit la qualité du lait28 ». Ainsi les femmes obèses (elles transformaient la pléthore normale en graisse), les danseuses (qui consommaient la pléthore dans l’exercice) et les femmes qui « participaient à des concours de chant » (dans leur corps, la « matière est forcée de circuler pour être de la sorte entièrement consommée ») n’avaient pas de règles non plus et étaient donc généralement stériles29. Le cas des cantatrices illustre une fois encore à quel point ce que nous serions tentés de prendre pour de simples liens métaphoriques entre organes passait pour avoir dans le corps des conséquences causales bien réelles. En l’occurrence, l’association porte sur la gorge ou le cou, à travers lesquels l’air circule, et le col de la matrice à travers lequel les menstrues s’écoulent ; l’activité de l’une détourne de l’activité de l’autre. (En fait les liens métaphoriques entre la gorge et le col de l’utérus/vagin ou la cavité buccale et les pudenda sont légion dans l’Antiquité et le demeurent jusqu’au XIXe siècle, ainsi que le suggère la fig. 2. Autrement dit, une affirmation proférée dans un cas comme une métaphore — les émissions qu’un homme et une femme déposent tous deux devant le col de la matrice sont aspirées « avec l’aide du souffle, comme avec la bouche ou les narines » — a des implications littérales dans un autre cas : les cantatrices sont moins susceptibles d’avoir des règles30.)

Bien que je n’aie décrit jusqu’ici que l’économie des fluides fongibles en ce qui concerne le sperme et les règles, produits apparemment génériques, celle-ci dépassait en réalité les frontières entre sexes, voire entre espèces. Certes, les hommes étaient plus chauds, il leur restait moins de sang et ils ne donnaient donc généralement pas de lait. Aristote n’en signale pas moins qu’après la puberté certains hommes produisaient du lait et qu’on pouvait les faire produire plus pour peu qu’on les soumît à une traite systématique (HA, 3.20.522 a 19-22). Inversement, les femmes avaient leurs règles parce qu’elles étaient plus froides que les hommes et qu’à certains âges elles étaient plus enclines que les hommes à un excédent alimentaire. On n’en considérait pas moins que la menstruation des femmes avait des équivalents fonctionnels, non reproductifs, en vertu desquels on pouvait y voir un élément physiologique que partageaient les hommes. Ainsi, de l’avis d’Hippocrate, le commencement d’un saignement de nez, mais aussi des règles, était le signe qu’une fièvre était sur le point de se déclarer, de même que le saignement de nez était un signe-pronostic que l’aménorrhée — l’absence de règles — trouverait bientôt une solution. Inversement, une femme cesserait de vomir du sang si elle avait ses règles31. Le même genre de substitution opère avec la sueur : l’écoulement est moindre en été, mais plus abondant en hiver, expliquait Soranos, en raison des différences d’évaporation qui interviennent au niveau du corps tout entier par temps chaud ou par temps froid. Plus la transpiration est abondante, moins l’écoulement menstruel est important32.

Ce qui importe, c’est la perte de sang dans l’équilibre des fluides du corps, non pas le sexe du sujet ni l’orifice par lequel il se répand. Dès lors, expliquait Arétée de Cappadoce, si la mélancolie apparaît après « la suppression de la décharge cataméniale chez les femmes » ou après « le flux hémorroïdal chez les hommes, il nous faut stimuler les parties afin de provoquer leur évacuation accoutumée ». Les femmes, expliquait Aristote, souffrent moins que les hommes d’hémorroïdes ou de saignements de nez, sauf quand cessent leurs décharges menstruelles ; inversement, la décharge menstruelle est légère chez les femmes qui souffrent d’hémorroïdes ou de veines variqueuses, vraisemblablement du fait que l’excédent de sang s’évacue de cette manière33.

Le réseau complexe d’interconvertibilité implicite dans la physiologie du sexe unique est plus vaste encore que je ne l’ai suggéré et embrasse la chair aussi bien que les fluides. Aristote, par exemple, trouve une confirmation de la nature résiduelle commune du sperme et du fluide menstruel dans le constat que les créatures grasses des deux sexes sont « moins spermatiques » que les maigres. « La graisse étant aussi, comme la semence, un résidu et comme elle est en fait du sang concocté », les hommes et les femmes gras ont un résidu moindre à libérer dans l’orgasme ou comme catamenia. Par ailleurs, les hommes maigres produisent plus de semence que les hommes gras, et ce pour la même raison générale qui fait que les humains produisent proportionnellement plus de semence et plus de flux menstruel que les autres animaux : les hommes maigres ne transforment pas les aliments en graisse ; les humains conservent, sous forme d’excédent, la matière qui chez les animaux est consacrée aux cornes et au pelage34.

On pourrait poursuivre ce genre d’analyse indéfiniment. Hommes ou femmes, les blonds éjaculent plus copieusement que les bruns, assure Aristote, sans prendre la peine d’expliciter son postulat : en général, les seconds sont plus velus ; ceux qui suivent un régime aqueux et épicé déchargent plus qu’ils ne le feraient en s’en tenant à un régime doux et sec (HA, 7.2.583 a 10-14). Après l’éjaculation, les hommes et les femmes sont les uns et les autres fatigués, non que la quantité de matériel émise soit tellement grande, mais du fait de sa qualité : elle se compose de la partie la plus pure du sang, de l’essence de la vie (GA, 1.18.725 b 6-7).

Si, comme je l’ai prétendu, les fluides reproductifs du modèle du sexe unique n’étaient que les stades supérieurs de la coction d’aliments — un peu comme les produits allégés dans la distillation fractionnée du pétrole brut — on ne saurait imaginer la semence mâle et femelle comme des entités sexuellement spécifiques, morphologiquement distinctes, ainsi qu’on les devait comprendre après la découverte de petites créatures dans la semence et de ce que l’on prit pour l’œuf mammalien à la fin du XVIIe siècle35. Dans le corps unisexe, les substances qu’éjaculaient les « deux sexes » étaient plutôt des versions hiérarchiquement ordonnées l’une de l’autre suivant leur pouvoir supposé.

Entre la théorie des deux semences et celle de la semence unique — Galien contre Aristote —, la différence n’est donc pas une question empirique que l’on aurait pu résoudre en faisant référence à des faits observables. Même dans la théorie aristotélicienne de la semence unique, sperma et catamenia désignent des raffinements plus ou moins fins d’un sang qui échappe à la loi du genre (ungendered), si ce n’est qu’ils servent de chiffres pour les « principes » mâle et femelle36. Ce que l’on voit, ou que l’on pourrait jamais voir, n’a pas vraiment d’importance si ce n’est dans la mesure où la qualité plus épaisse, plus blanche et plus écumeuse de la semence mâle est le signe qu’elle est plus puissante, plus susceptible d’agir comme une cause efficiente, que l’éjaculat plus fin, d’une blancheur moins immaculée et plus aqueux de la femme, ou que les menstrues toujours rouges et moins concoctées encore. De même que les organes de la reproduction, les fluides reproductifs apparaissent au bout du compte comme autant de versions l’un de l’autre : ils sont, dans le langage du corps unisexe, l’expression biologique de la politique des deux genres et, au bout du compte, de l’engendrement.

L’auteur hippocratique illustre ce point avec éclat et sans la complexité philosophique que nous trouvons dans la théorie aristotélicienne de la semence unique. Peut-être, si nous souscrivons aux analyses d’Aline Rousselle, prend-il même la défense empirique des femmes, autrement réduites au silence37. Hippocrate est un adepte de la pangénèse, de l’idée que chaque partie du corps de chacun des parents rend quelque aspect de lui-même ; que les représentants des diverses parties forment un fluide ou une semence de reproduction ; et que la conception consiste à marier, en proportions et forces diverses, ces substances germinales. Hippocrate renonce à tout effort d’attribution aux mâles et aux femelles d’une semence respectivement forte et faible. Bien que les mâles doivent procéder du sperme le plus fort, « le mâle étant plus fort que la femelle », tous deux sont capables de produire une semence plus ou moins forte. Ce que chacun émet est le fruit, non pas de quelque caractéristique mâle ou femelle essentielle, mais d’une bataille interne entre chaque espèce de semence : « Tantôt la sécrétion de la femme est plus forte, tantôt plus faible ; il en est de même pour celle de l’homme38. » Hippocrate insiste là-dessus en répétant son affirmation et en la généralisant aux animaux : « La sécrétion du même homme n’est pas toujours forte, ni toujours faible ; c’est tantôt l’un tantôt l’autre et il en est de même pour la femme. » Ce qui explique pourquoi tout couple produit une progéniture aussi bien mâle que femelle, mais également des versions plus fortes ou plus faibles de chaque sexe ; il en va de même pour les bêtes39.

Si les deux partenaires produisent du sperme fort, il en résulte un mâle ; si tous deux produisent du sperme faible, une femelle verra le jour ; et si chez l’un des partenaires la bataille a tourné à l’avantage du faible tandis que chez l’autre c’est le fort qui a pris le dessus, le sexe de la progéniture est déterminé par la quantité de sperme produite. Qu’elle soit le fait du mâle ou de la femelle, la plus grande quantité de sperme faible peut l’emporter sur un sperme fort en moindre quantité, quelle qu’en soit l’origine, au second round, lorsque les deux semences se retrouvent en face de l’utérus pour un nouvel assaut. Hippocrate prend la peine d’insister sur la fluidité de la situation et l’interpénétration du mâle et du femelle. Les spermes se disputent ainsi la suprématie :

C’est comme si quelqu’un, mélangeant de la cire et de la graisse, mettait plus de graisse et faisait fondre au feu : tant que c’est liquide, on ne voit pas ce qui l’emporte ; mais quand c’est durci, alors il est visible que la graisse l’emporte en quantité sur la cire. Il en va de même pour la semence du mâle et de la femelle40.

Les « formes » mâle et femelle du sperme ne correspondent donc ni à la configuration génitale de leur source ni à celle de la vie nouvelle qu’ils créeront, mais plutôt à des gradations sur un continuum du fort au faible41.

Poussé dans ses derniers retranchements, l’auteur hippocratique eût admis, je crois, que la semence mâle, le fluide qui provient d’un vrai mâle, avait quelque chose de singulièrement puissant, sans quoi il ne saurait répondre à la question qui poursuivit les théoriciens des deux semences pendant des millénaires : si la femelle a une semence aussi puissante, pourquoi ne peut-elle engendrer seule en elle ; qui a besoin des hommes ? Les textes hippocratiques se refusent cependant absolument à corréler le genre de la semence, sa force ou sa faiblesse, au sexe de la créature qui la produit. Dans leur version de l’économie unisexe des fluides, la semence la plus puissante est plutôt, par définition, la plus mâle, quelle qu’en soit l’origine.

Pour Galien, également, chaque parent contribue à quelque chose qui forme et vivifie la matière, mais il rappelle avec force que la semence du parent femelle est moins puissante, moins « informative », que celle du parent mâle du fait de la nature même de la femelle. Être femelle signifie avoir une semence plus faible, une semence incapable d’engendrer : et ce n’est pas une question empirique, mais une affaire de logique. « Dès lors, bien entendu, la femelle doit avoir des testicules plus petits, moins parfaits, et la semence engendrée en elle doit être plus rare, plus froide et plus humide (car ces choses découlent aussi nécessairement d’une chaleur insuffisante) » (UP, 2.631). Ainsi, au contraire d’Hippocrate, Galien tient que la qualité des semences respectives elles-mêmes procède de la hiérarchie des sexes. La semence de l’homme est toujours plus épaisse et plus chaude que celle de la femme pour la raison même qui fait que le pénis fait saillie ou non, comme l’utérus et les yeux de taupe, demeurés sous-développés à l’intérieur du corps : les humains sont l’espèce animale la plus parfaite et l’homme est plus parfait que la femme à cause d’un « excédent de chaleur ». Cependant, en opposition au point de vue qu’il prêtait à Aristote, Galien affirmait que les femmes produisaient bel et bien du sperme, une vraie semence génératrice. Si tel n’était pas le cas, demande-t-il sur un ton rhétorique, pourquoi auraient-elles des testicules comme il saute aux yeux qu’elles en ont ? Et si elles n’avaient point de testicules (orcheis), elles n’auraient pas le désir de relations sexuelles, désir qui manifestement les anime42. Autrement dit, la semence féminine, de même que la femme elle-même, « n’est pas très loin d’être parfaitement chaude » (UP, 2.630).

Le sperme mâle et femelle, les fluides plus ou moins raffinés, entretiennent ainsi avec le sang le même rapport que le pénis et le vagin entretiennent avec l’anatomie génitale : organes protubérants ou internes. Comme le dit le médecin arabe médiéval Avicenne (Ibn Sînâ, 980-1037) dans sa discussion de ces textes galéniques, « la semence féminine est une espèce de sang menstruel, incomplètement digéré et peu converti et il n’est pas aussi loin de la nature du sang (a virtute sanguinea) que la semence masculine43 ». Il assimile la digestion et la reproduction, la nourriture, le sang et la semence dans une seule et unique économie générale des fluides dont la chaleur est la force motrice. Dans le modèle unisexe, la capacité — autrement dit, la chaleur vitale — de transformer la nourriture pour la porter à son niveau le plus haut, celui du sperme, fait défaut à la femelle. Mais elle s’en approche.

Aristote et la tradition aristotélicienne de la « semence unique », avec sa distinction radicale entre les matériaux génératifs mâle et femelle (gonimos) sembleraient rendre intenable la position galénique intermédiaire et donc également fournir, dans le corps, la base de deux sexes biologiquement distincts et incommensurables, grosso modo à la manière dont l’œuf et le sperme devaient fonctionner dans des théories comme celles de Geddes au XIXe siècle. Dans l’explication d’Aristote, les mâles produisent du sperma, lequel est la cause efficiente de la génération, tandis que les femelles n’en produisent pas. Les femelles apportent plutôt la catamenia, c’est-à-dire la cause matérielle d’une nature, en conséquence, entièrement différente. Mais cette distinction formelle a priori épuise entièrement ce qu’Aristote entend par sperma et catamenia. De même que les corps des mâles et des femelles sont bien incapables de fournir des corrélats anatomiques fixes à sa théorie de la causalité génératrice, les fluides reproductifs « dans l’univers » ne viennent pas étayer une version bisexuée radicale de la différence sexuelle. Au demeurant, Aristote ne l’eût point voulu.

De toute évidence, Aristote et ses contemporains savaient distinguer la semence du sang menstruel. Les hommes et les animaux sanguins mâles, ils le savaient, émettaient généralement une substance visible, palpable, qui était blanche parce que c’était de l’écume formée de bulles invisibles et qui était épaisse, parce qu’il s’agissait d’un composé d’eau mêlée de souffle (pneuma), l’instrument à travers lequel opérait le principe mâle. Bien qu’Aristote désignât généralement cette substance du nom de sperme, ses caractéristiques distinctives n’étaient pas en principe des aspects de la semence proprement dite44. L’éjaculat, précise-t-il de manière on ne peut plus explicite, n’était que le vecteur de la cause efficiente, du sperme, dont la magie opérait comme un invisible filet de lumière. Comme l’expérience le prouvait, il se retirait ou s’évaporait du vagin ; il n’entrait pas plus dans la catamenia, dans ce qui allait devenir le corps de l’embryon, que n’importe quel agent actif n’entre dans la matière passive quand deux choses concourent à n’en faire qu’une. Après tout, aucune partie du charpentier ne se fond dans le lit qu’il fabrique, pas plus que l’art de l’armurier n’entre dans le sabre qu’il fond, ou que la présure ou le jus de figue ne deviennent partie intégrante du lait qu’ils caillent en fromage. En vérité, la cause efficiente, le principe informateur, artisanal, peut être apparemment transportée seule par la brise, ainsi qu’en attestent les juments crétoises que « le vent féconde45 ».

Toutes les métaphores d’Aristote font peu de cas d’un éjaculat physiquement présent : le sperme, envisagé comme un artisan, travaille en un éclair, à la manière d’un djinn plutôt que d’un cordonnier qui jamais ne quitte sa forme à chaussure. Ses images nous ramènent à la constellation du flegme, du cerveau et du sperme : par la conception, le mâle introduit une idée, une conception artistique ou artisanale, dans le cerveau-utérus de la femelle46.

Mais la contribution de la femelle à la génération, la contribution matérielle n’est qu’à peine plus matérielle et donc reconnaissable aux propriétés physiques du sang menstruel. Aristote prend la peine d’expliquer que la catamenia, le résidu menstruel proprement dit, ne saurait être assimilé au sang bien réel que l’on voit : « étant fluide, la majeure partie du flux menstruel est inutile » (GA, 2.4.739 a 9). Quant à la relation entre la catamenia, dans laquelle le sperme opère sa magie, et tout ce qui se voit — la décharge menstruelle « inutile » ou le fluide qui humidifie le vagin au cours des rapports —, il la laisse largement inexplorée parce qu’elle n’a aucune importance dans un monde où les affirmations relatives au corps servent avant tout à illustrer toute une série de vérités supérieures47. Son image dominante est celle d’une hiérarchie du sang : « Le résidu des mâles et les règles chez les femelles sont de la nature du sang48. » La semence des hommes qui se livrent trop souvent au coït retrouve son état sanguin antérieur ; chez les garçons et souvent chez les vieillards, le sperme est, comme la catamenia, incapable d’impartir un mouvement à la matière49. Pour Aristote, en conséquence, et pour la longue tradition qui se nourrit de sa pensée, les substances de la génération sont des éléments interconvertibles dans l’économie d’un corps unisexe dont la forme supérieure est mâle. En tant que fluides physiologiques, ils ne sont pas distinctifs ni de nature différente : ce sont les tons plus légers d’un clair-obscur biologique dessiné dans le sang50.

Toutes ces données laissent penser que dans la construction du corps unisexe, les limites entre le sang, le sperme, les autres résidus et les aliments, mais aussi entre les organes de la reproduction et les autres organes, entre la chaleur de la passion et la chaleur de la vie, étaient indistinctes et, pour les modernes, poreuses au point de défier l’imagination, en fait d’inspirer la terreur. « Quiconque copule aux alentours de minuit commet une erreur », prévient un texte attribué à Constantin l’Africain. Commencez par digérer (concocter) la nourriture avant de forcer le corps à donner la coction finale à la semence51. Quinze cents ans après Aristote et un millier d’années après Galien, Dante, dans le Purgatoire, joue encore sur la fongibilité des fluides corporels et ses affinités caloriques. Un sang « que nulle fois ne boivent les veines altérées », parfait comme un plat (alimento) renvoyé de la table, se trouve redistillé par la chaleur du cœur, d’où il descend jusqu’aux parties génitales, « d’où il s’égoutte au sang d’autrui, en naturelle coupe52 ». Compilation de la tradition antique réalisée dans le bas Moyen Âge et encore populaire au XVIIIe siècle, Les Secrets des femmes parle de l’appétit du coït comme d’un résultat direct de l’accumulation des résidus de l’alimentation quotidienne. Raffinées à partir du sang, les menstrues échauffent la vulve de la femme par « abondance de matière » et la poussent grandement à désirer le coït53.

Ainsi l’économie des fluides du corps unisexe engendre-t-elle les désirs et la chaleur à travers lesquels elle se perpétuera. Mais sur un plan plus général, il devient clair, je l’espère, que la physiologie et même l’anatomie de la génération ne sont que des illustrations locales d’une façon de parler du corps fort différente de la nôtre. On ne saurait considérer la chair et le sang que l’on voit comme le fondement « réel » et stable d’affirmations culturelles le concernant. À vrai dire, le problème d’interprétation comprend deux aspects : l’obtention du « réel » et dans quelle mesure la biologie n’est que l’expression de vérités autres et plus envahissantes.

ORGASME ET DÉSIR

« Il me faut maintenant dire pourquoi l’exercice des parties génératrices s’accompagne d’un plaisir intense et pourquoi un désir furieux en précède l’usage », écrivait Galien (UP, 2.640). Si tempéré que l’orgasme pût être par ailleurs afin de répondre aux besoins culturels du corps privé et public, il signalait la faculté génésique du corps non socialisé. Un besoin pressant foncièrement naturel et spécifiquement génital se traduisait par un réchauffement plus fort et systémique du corps, jusqu’à ce qu’il fût assez chaud pour concocter les semences d’une vie nouvelle. Les résidus séreux, la peau d’une exquise délicatesse et le frottement étaient les causes prochaines du plaisir et du désir sexuels ; que « la race puisse se perpétuer à jamais incorruptible », tel était leur ultime dessein. Le processus de la génération admettait des nuances diverses de même que les chaleurs vitales, les semences et les qualités physiques des substances éjaculées différaient suivant les sexes : mais la libido, ainsi que nous l’appellerions, n’avait point de sexe.

Certes il y avait la séculaire question de savoir qui, des hommes ou des femmes, savourait le plus les plaisirs de Vénus : une question dont on doit à Ovide la formulation la plus célèbre et à laquelle il apporte une réponse ambiguë. (Le récit d’Ovide allait devenir une anecdote obligée du répertoire professoral : des générations d’étudiants y eurent droit au Moyen Âge ou à la Renaissance pour pimenter les cours de médecine.) Certes, Tirésias, qui avait connu l’amour en tant qu’homme et en tant que femme, fut aveuglé par Junon pour avoir convenu avec Jupiter que les femmes tiraient plus de jouissance du sexe. Mais les réserves dont il assortit son jugement laissent déjà penser que cette question nous entraîne sur une pente glissante : il connaissait l’un ou l’autre aspect, sinon les deux, de la féminine Vénus plutôt que de l’amor masculin. Et l’histoire de sa métamorphose « spéculaire » d’homme en femme, pour avoir frappé deux serpents qu’il avait surpris en pleine copulation, puis de nouveau en homme pour les avoir frappés de nouveau huit ans plus tard, compromet encore son autorité sur la différenciation sexuelle du plaisir. Les serpents ne laissent notoirement paraître aucun signe extérieur de leur sexe ; ils s’enroulent l’un autour de l’autre dans le coït et réfléchissent dans un sens ou dans l’autre une image des plus ambiguës qui échappe à la loi du genre (ungendered). Même s’il y a des différences de nuance, paraît enseigner l’histoire d’Ovide, dans le corps unisexe, l’orgasme c’est l’orgasme54.

La commune neurologie du plaisir dans une anatomie commune était là, pensait-on, pour en attester. Galien, par exemple, observe, que « le membre viril […] aussi bien que le col de l’utérus et les autres parties du pudendum » sont richement pourvus de nerfs parce qu’ils ont besoin de sensation au cours des rapports sexuels et que les testicules, les bourses et l’utérus en sont médiocrement pourvus parce qu’ils n’ont pas ce même besoin. Les dissections animales prouvent, déclare-t-il que les « zones génitales », de même que le foie, la rate et les reins, n’ont que de petits nerfs tandis que les pudenda en « ont de plus considérables ». Même la peau des organes en question est plus irritée par la « démangeaison » de la chair que ne le serait la peau des autres parties du corps. Compte tenu de toutes ces adaptations, « il ne faut plus s’étonner que le plaisir propre aux parties qui sont là et le désir qui le précède soient plus violents55 ».

Aristote prend également la peine de démontrer que « la nature a voulu que la même partie qui sert à l’évacuation du résidu de fluide serve aussi à l’union des sexes, et ce chez le mâle comme la femelle56 ». Sperme et catamenia engendrent tous deux une certaine chaleur dans les régions génitales, tous deux exercent une pression sur les organes génitaux qui sont tout prêts à réagir à leurs stimuli, même si dans le cas des parties des femmes la chaleur paraît servir avant tout à aspirer la semence, comme une ventouse, plutôt qu’à pousser au coït (GA, 2.4.739 b 10).

Dans cette économie du plaisir, la « semence » n’est pas seulement une substance génésique mais aussi, à travers son action spécifique sur les parties génitales, l’une des causes de la libido. C’est une humeur séreuse, irritante, qui produit une démangeaison des plus irrésistibles dans la partie du corps que la Nature a précisément conçue pour y être hypersensible57. (Ou dans les parties qui n’ont point été conçues à cette fin. Le seul texte antique qui évoque les causes physiques de l’homosexualité passive — le désir contre-nature du mâle de jouer le rôle socialement inférieur de la femme en offrant son anus à la pénétration — l’attribue à la fois à un excès de semence et à un défaut congénital qui détourne cet excédent vers un orifice inadéquat, l’anus, au lieu de le laisser tout simplement s’accumuler dans l’organe mâle idoine58.) Il va sans dire qu’il n’y avait pas grand plaisir à attendre d’un pareil frottement.

Ainsi l’orgasme se raccorde-t-il très bien à l’économie des fluides évoquée dans la précédente section. L’un des arguments avancés par Galien en faveur de l’existence d’une authentique semence féminine était, par exemple, son lien avec le désir : elle « n’est pas d’une mince utilité en incitant la femelle à l’acte sexuel et à ouvrir grand le col de la matrice au cours du coït » (UP, 2.643). Il aurait bel et bien pu dire qu’elle fonctionne comme un pénis. La partie en question, qui s’étend jusqu’aux « pudenda » (le cervix ? le vagin ?), est tendineuse, explique-t-il, et se redresse pendant les rapports. Il n’affirme pas réellement que la matrice ou le vagin a une érection, mais il décrit aussi le pénis comme un corps tendineux et creux qui se dresse quand il s’emplit de pneuma, d’un souffle. Ailleurs encore, il développe l’association labia/prépuce59. Albert le Grand, commentateur médiéval qui s’inscrivait encore largement dans cette même tradition près d’un millénaire plus tard, rend le lien explicite : une ventositas, une modification gazeuse et peut-être aussi liquide de la chaleur vitale, s’engouffre dans les organes génitaux des deux sexes60. Ainsi organes et orgasmes se réfléchissent-ils comme dans un miroir commun.

Dans le même temps, Avicenne, l’influent médecin arabe, élargit la discussion du lien entre semence et plaisir en rattachant explicitement l’anatomie et la physiologie du plaisir sexuel dans le corps unisexe. L’irritation d’une chair humaine commune, qu’elle soit causée par la qualité subtile ou par la seule quantité du sperme — une fois encore commun aux deux sexes — engendre une démangeaison spécifiquement génitale (pruritum) dans les canaux spermatiques du mâle et dans la bouche de la matrice (in ore matricis), démangeaison qui n’est soulagée que dans le frottement de l’union sexuelle ou son équivalent. Dans le coït, le vagin ou, en tout cas, le cervix se dresse comme le pénis et se « trouve poussé contre sa bouche comme mue en avant à travers le désir d’attirer le sperme61 ». Faute d’un vocabulaire technique précis — absence qui en dit long —, il est difficile de savoir exactement quelle est la partie de l’organe génital féminin qui se porte en avant ; en revanche est affirmée sans ambiguïté l’idée critique générale suivant laquelle l’irritation que provoque un fluide séreux, vaguement appelé du nom de sperme ou de semence, est à l’origine du désir et de l’érection chez les femmes comme chez les hommes.

Dans le cadre du corps unisexe, cependant, les rapports sexuels ne sont pas interprétés essentiellement comme une affaire génitale. (Pas plus, bien sûr, que le désir n’est purement le produit de forces physiques indépendantes de l’imagination.) Les organes génitaux sont, assurément, la jauge la plus sensible de la présence de résidus, le lieu de leur décharge et le foyer immédiat du plaisir, mais le coït est un frottement généralisé qui culmine dans un embrasement corporel. L’union sexuelle et l’orgasme sont donc le stade ultime, l’agitation tempétueuse et violente de tout le corps avec force halètements exagérés dans les affres de la production des semences de vie. Le frottement des organes l’un contre l’autre, ou même leur friction imaginaire dans un songe érotique, fait se propager la chaleur à travers les vaisseaux sanguins dans tout le reste du corps. « Le frottement du membre masculin et le mouvement de l’homme font s’échauffer le fluide dans le corps », explique l’auteur hippocratique ; « dans la matrice se déclare une irritation qui procure plaisir et chaleur au reste du corps62 ». Puis, tandis que chaleur et plaisir s’accumulent et se propagent, le mouvement de plus en plus violent du corps provoque une coction de sa partie la plus fine, ainsi transformée en semence — un genre d’écume — qui jaillit avec la force incontrôlée d’une crise d’épilepsie, pour reprendre une analogie que Galien emprunta à Démocrite63. La chaleur sexuelle est un exemple de chaleur qui fait s’animer la matière et provoque l’orgasme, qui signale la décharge explosive de la semence et le pneuma échauffé, imite l’œuvre créatrice de la Nature même.

Certes, les interprétations spécifiques de l’orgasme masculin et féminin pouvaient différer, mais certains faits n’étaient généralement pas contestés : les deux sexes éprouvaient au cours des rapports un violent plaisir en étroite relation avec une heureuse génération ; tous deux émettaient généralement quelque chose ; le plaisir était dû à la fois aux qualités de la substance émise et à sa rapide propulsion par l’« air » ; la matrice avait une double fonction : elle émettait quelque chose puis aspirait et retenait un mélange des deux émissions. Quant aux vérités plus profondes que trahissaient ces faits, c’était là l’objet d’un vaste débat.

En premier lieu, l’expérience de l’orgasme était invoquée à l’appui de théories embryologiques particulières. Les pangénésistes pouvaient raisonner de la façon suivante : l’« intensité du plaisir dans le coït » prouve que la semence vient de chacune des parties des deux partenaires parce que le plaisir est d’autant plus grand qu’il est multiplié et que celui de l’orgasme est tellement fort qu’il doit résulter de quelque chose qui se produit partout plutôt qu’en certains endroits seulement ou dans un seul sexe. Mais même si ce raisonnement n’était pas universellement accepté, la plupart des auteurs n’en considéraient pas moins l’orgasme comme un signe d’une portée des plus grandes.

Pourquoi, demandait un texte antique, quelqu’un qui a des rapports sexuels lève les yeux au ciel de même qu’un moribond ? Parce que la chaleur qui monte lui fait lever les yeux dans la direction où elle-même s’enfuit64. Inversement, la chaleur sexuelle est la forme la plus intense de chaleur vitale et elle est donc signe d’une génération fructueuse. À l’aube du christianisme, par exemple, Tertullien fonda sa théorie hétérodoxe de l’âme — son origine matérielle, son entrée dans le corps à l’instant de la conception, son départ à la mort — sur la phénoménologie de l’orgasme :

En un seul impact des deux parties, toute l’humaine carcasse est secouée et écume de semence, dans laquelle l’humeur humide du corps se joint à la substance chaude de l’âme […] Je ne puis m’empêcher de poser la question : dans cette chaleur même de l’extrême gratification où le fluide de la génération est émis, ne sentons-nous point que quelque chose de notre âme nous a quittés ? Et n’éprouvons-nous pas faiblesse et prostration en même temps que notre vue se fait moins aiguë ? Ce doit donc être l’âme qui produit la semence, laquelle provient de l’égouttement de l’âme, de même que le fluide est la semence qui produit le corps et qui procède de l’égouttement de la chair65.

Cette « chaleur de l’extrême gratification » se prête toutefois à des interprétations séculières très différentes. Lucrèce y voyait l’embrasement de la bataille dans la guerre de la passion sexuelle et de la conception. Les jeunes gens blessés par la flèche de Cupidon tombent dans la direction de leurs blessures : car « le sang gicle dans la direction où le coup nous a frappés ». (Dans le contexte, il ne peut s’agir que de semence, de pur sang, et non point du sang de la virginité.) Les deux corps sont alors liquéfiés dans les transports et leurs émissions se livrent à une version synecdochique du combat des deux corps. Les rejetons ressemblent souvent à leurs deux parents, par exemple, parce que « les germes excités dans leurs organes par les aiguillons de Vénus se rencontrent et se mêlent par l’accord d’une égale ardeur, et que d’un côté il n’y a ni vainqueur, ni vaincu66 ».

Au contraire de ces positions, Aristote tient à isoler l’orgasme de la génération de manière à protéger la différence entre cause efficiente et cause matérielle d’un monde désordonné dans lequel les deux sexes connaissent l’orgasme, comme si le même processus s’était déroulé en chacun d’eux. (Au bout du compte, c’est Aristote qui avait raison, mais pas pour les raisons qu’il donnait.) Ainsi, pour lui, « la conception est impossible sans l’émission du mâle », il ne peut en être autrement ; qu’il éprouve ou non du plaisir lors de l’éjaculation est une tout autre affaire. Par ailleurs, les femmes doivent être capables de concevoir « même en l’absence du plaisir qui pour les femelles accompagne d’ordinaire ce genre de rapport » parce que, par définition, la conception est l’œuvre de l’émission du mâle sur du matériau qui se trouve dans le corps de la femelle ou que celle-ci produit. (Les femelles émettent généralement quelque chose, mais il n’y a aucune nécessité à cela ; il peut rester juste assez de résidu cataménial dans la matrice pour qu’intervienne la conception, sans qu’aucun surplus ne demande à être expulsé.) En l’occurrence, le raisonnement d’Aristote est asymétrique — les mâles doivent émettre, les sensations ne sont pas nécessaires de la part de la femelle — parce qu’il entend s’en tenir à l’essentiel. Peu importe comment on interprète le plaisir masculin ; il lui faut néanmoins souligner que le plaisir féminin — seuls les humains l’intéressent en l’occurrence — n’a aucune incidence pour sa théorie de la séparation des causes. Sa véritable préoccupation, ce n’est pas d’interpréter l’orgasme, mais bien de ne pas l’interpréter67.

Il ressort clairement de cette position qu’Aristote n’allait faire aucun effort pour fonder deux sexes dans des passions et des plaisirs radicalement différents. Certes les femmes, dans son esprit, pouvaient tout à fait concevoir sans éprouver quoi que ce soit, mais c’était là chose peu ordinaire qui se produisait lorsque « l’endroit intéressé est en orgasme et si l’utérus s’est abaissé intérieurement », autrement dit lorsque la matrice et le vagin ont été réchauffés par autre chose que le frottement au cours des rapports sexuels et ont connu leur érection interne sans excitation sexuelle concomitante. « Mais elle s’accompagne le plus souvent de jouissance », s’empressait-il d’ajouter : chez les femmes, l’émission s’accompagne de plaisir comme chez les hommes, et « dans ces conditions le passage est plus facile également pour le sperme du mâle68 ».

Les multiples allusions d’Aristote au plaisir sexuel n’ont manifestement pas pour but de distinguer les orgasmes des hommes et des femmes mais d’ôter toute pertinence à leurs similitudes. Dans ce qu’il prend pour des sensations contingentes, gardons-nous de voir la preuve de ce qu’il tient pour des vérités métaphysiques concernant la génération. Il nie que l’orgasme soit le signe de la production de substances génésiques, même chez le mâle ; « quant au fait qu’un plaisir intense accompagne les rapports sexuels », il n’est pas dû à la production de sperme, « mais à une excitation très vive. Et voilà pourquoi ces rapports, s’ils sont trop fréquents, procurent moins de plaisir à qui s’y livre69 ». La force rhétorique de cette phrase pleine de circonlocutions est de souligner la perte de sensations qui résulte de la répétition. Ailleurs, il indique que le plaisir ne naît pas seulement de l’émission de semence mais aussi du pneuma, du souffle, avec lequel explosent les substances génésiques. Le fait est tout simplement que le corrélat phénoménologique de l’acte génésique ne signifie rien quant à son essence : nul n’est besoin de semence, ni de cause efficiente à proprement parler, pour qu’il y ait orgasme, comme chez les petits garçons ou les vieillards qui sont impuissants mais qui n’en ont pas moins du plaisir quand ils éjaculent70. Inversement, les hommes et les femmes peuvent les uns comme les autres émettre leurs produits génésiques respectifs et ne rien ressentir comme à l’occasion des rêves érotiques et des pollutions nocturnes71.

Quoi que l’orgasme pût être ou non, quoi qu’il pût ou non signifier dans divers contextes philosophiques ou théologiques, il était à tout le moins compris comme la summa voluptas qui accompagnait normalement le dernier souffle d’un corps tellement chaud qu’il en chassait ses essences génésiques ou, en tout cas, qu’il était en état de concevoir. À ce titre, il se trouvait à l’intersection de la nature et de la civilisation. D’un côté, l’orgasme était associé à une passion effrénée, à la chaleur, à la fusion, à l’excrétion, au frottement et à l’explosion, en tant que qualités du corps individuel, ou aspects du processus de génération. De l’autre, l’orgasme portait aussi témoignage du pouvoir de la chair mortelle de reproduire son espèce et d’assurer ainsi la continuité du corps social. L’orgasme et le plaisir sexuel en général étaient donc aussi des faits culturels : la biologie de la conception était en même temps un modèle de filiation ; l’élimination effective de la catégorie ontologique distincte de la femme dans le modèle unisexe et la doctrine du « qui se ressemble s’assemble » permettait difficilement d’expliquer l’hétérosexualité dont dépendait la génération ; le corps indiscipliné parlait d’un cœur indiscipliné, de la disgrâce et de la faillite de la volonté ; la création microcosmique était le reflet du macrocosme. Bien qu’il soit impossible de démêler le social et le corporel, je commencerai, dans un souci de clarté de l’exposé, par évoquer l’orgasme tel que l’abordaient les médecins — comme le problème clinique de la fécondité ou de la stérilité — avant de me consacrer brièvement, dans la section suivante à ses liens avec les exigences de la culture.

 

Il était nécessaire que médecins et sages-femmes sussent comment rendre hommes et femmes féconds — ou, plus clandestinement, comment les rendre inféconds — et juger de l’efficacité de leurs interventions thérapeutiques. Si, comme le voulait un lieu commun, on croyait que le corps donnait des signes, à travers ses plaisirs, de la capacité d’engendrer, c’est donc qu’il était possible de les lire mais aussi que l’on pouvait en manipuler les processus sous-jacents pour garantir ou empêcher la conception. Aetios d’Amide, médecin de Justinien qui résuma à l’intention de l’empereur une bonne partie du savoir médical antique, voyait dans le frisson orgasmique de la femme un signe pronostique de la conception. Si « dans l’acte même du coït, elle remarque un certain frémissement […] elle est enceinte ». (Aetios transmit également au monde chrétien l’antique adage suivant lequel les femmes que l’on contraint à la copulation contre leur volonté sont stériles, tandis que « dans l’amour elles conçoivent très souvent ».) Mais le frisson de la femme n’était pas simplement reçu comme le signe de son « insémination » ; il marquait aussi la fermeture de sa matrice au moment opportun, après qu’elle eut aspiré sa semence mêlée à celle du mâle72.

Comme la matrice était censée se refermer après son éjaculation orgasmique, le bon rythme du coït entre les partenaires au cours de la copulation avait, pensait-on, une importance critique pour la conception. Si la femme est trop excitée avant que ne commencent les rapports, fait valoir l’auteur hippocratique, elle éjaculera prématurément ; du coup, non seulement son plaisir en sera diminué — conclusion manifestement tirée de l’observation d’hommes sur eux-mêmes —, mais sa matrice se fermera et elle ne tombera pas enceinte. Dans les rapports hétérosexuels reproductifs exemplaires, les deux partenaires atteignaient donc à l’orgasme en même temps. De même qu’une flamme s’embrase lorsqu’on l’asperge de vin, l’embrasement de la chaleur féminine n’est jamais si vif que lorsque le sperme mâle se répand sur elle, s’extasiait Hippocrate. La matrice se scelle. Et les éléments combinés d’une vie nouvelle sont désormais en lieu sûr73.

Dans ce tableau, l’orgasme est ainsi commun aux deux sexes mais, comme l’anatomie et les semences elles-mêmes, il respecte lui aussi un ordre hiérarchique. L’homme détermine la nature du plaisir de la femme, qui est plus soutenu mais aussi, du fait de sa moindre chaleur, moins intense ; lors de l’émission des fluides corporels, l’homme ressent une douleur plus vive parce qu’une violence plus grande accompagne leur arrachement de son sang et de sa chair. Les sensations reflètent l’ordre cosmique tout en faisant penser au scintillement d’une bougie dans une brume de vin résiné.

Cliniquement, le problème est donc de savoir comment manipuler le rythme de la passion et la chaleur du corps afin de produire les résultats désirés, la conception ou la non-conception. Aristote (ou l’auteur, pseudo-aristotélicien, du Livre X) donne des directives élaborées pour déterminer, dans les cas de stérilité, ce qui n’allait pas : le rythme coïtal de son partenaire ou l’environnement corporel. Au cours de la copulation, la matrice de la femme devait s’humidifier, « mais pas souvent ni excessivement », pour devenir aussi lubrifiée que l’est la bouche avec la salive quand nous sommes sur le point de manger (où l’on retrouve, une fois encore, le lien entre le col de la matrice et la gorge74). Mais revenons à l’histoire naturelle : si un homme éjacule rapidement et « une femme avec difficulté comme il arrive souvent », cela empêche la conception puisque les femmes apportent « quelque chose à la semence et à la génération ». Que des hommes et des femmes stériles les uns avec les autres soient « féconds quand ils trouvent des partenaires qui suivent le même rythme qu’eux pendant les rapports » apporte une confirmation supplémentaire de l’importance de rythmes adaptés lors du coït75. Quinze cents ans plus tard, et dans le contexte très différent des prescriptions relatives à la contraception et à l’avortement, un auteur arabe du Xe siècle, un certain Rhazès, suggéra que « si l’homme décharge plus tôt que la femme [ne décharge], elle ne tombera pas enceinte76 ».

Tout ce qui était de nature à diminuer la chaleur du coït pouvait être cause de stérilité. L’insuffisance du frottement pendant les rapports, par exemple, pouvait interdire à l’un ou l’autre des partenaires d’émettre sa semence. Ainsi Avicenne affirme-t-il — et là encore c’est un lieu commun — que la petitesse d’un membre masculin pourrait empêcher une femme d’en « être contentée […] Dès lors elle n’émet point de sperme (sperma) et lorsqu’elle n’émet point de sperme, il ne se fait pas d’enfant ». Comme pour attiser davantage encore l’angoisse masculine, il prévient que femme insatisfaite demeurera dans les affres du désir et « aura recours au frottement, avec d’autres femmes (ad fricationem cum mulieribus), afin d’obtenir entre elles la plénitude de leurs plaisirs » et de se débarrasser des pressions du résidu séminal77.

Mais même si la douleur bien réelle de l’orgasme féminin était considérée comme un signe sans le référent physiologique spécifique de la sémination, le plaisir sexuel ou tout au moins le désir était encore considéré comme un aspect du souci général du corps qui rendait possible la reproduction et, par voie de conséquence, le corps immortel de l’espèce. Ainsi que le fait valoir Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité, la maîtrise du corps sexuel n’était qu’un aspect de disciplines corporelles diététiques et autres plus générales. Nulle part cet aspect de la domestication de la chaleur sexuelle n’est plus évident que dans Les Maladies des femmes de Soranos d’Éphèse, ouvrage qui fut composé au IIe siècle mais qui, sous la forme de fragments et de traductions divers, resta l’un des textes les plus largement cités jusqu’au XVIIe siècle.

Soranos ne s’intéressait guère à l’éjaculation féminine parce qu’il persistait à douter que les femmes apportassent un principe actif, une véritable semence. « La semence féminine ne semble pas être recueillie en vue de la conception, puisqu’elle est déversée à l’extérieur », concluait-il prudemment78. Nulle part il ne devait nier l’existence quotidienne d’une vive crise d’orgasme chez les femmes, mais elle n’était pas une préoccupation clinique majeure. Ce qui importait chez les femmes comme chez les hommes, opinait Soranos, c’était « l’appétit et le désir de l’union sexuelle ». Préparer le corps à la génération revenait à le préparer à faire le meilleur usage des aliments. Nulle part n’est soulignée plus clairement l’affinité physiologique entre la génération et la nutrition, le fait de manger et de procréer, ou la gloutonnerie et la concupiscence suivant les formulations chrétiennes ultérieures : « Si le désir est absent, la semence ne peut être émise par les mâles ; de même si le désir est absent, cette absence ne peut non plus donner lieu à la conception chez les femelles. » Une femme qui ingère et une femme qui conçoit assument des fonctions analogues : « La nourriture avalée sans appétit […] s’assimile mal, et on n’arrive pas à la digérer comme il convient : de même, il n’est pas possible que la semence soit reçue et conservée […] s’il n’y a pas [chez la femme] désir instinctif du rapprochement sexuel79. »

Mais à l’évidence l’appétit seul ne suffit pas, puisque les femmes lascives éprouvent du désir tout le temps mais ne sont point toujours fécondes. Le corps — Soranos écrit à l’intention des sages-femmes qui donnaient des soins aux dames de la classe dirigeante romaine — doit être convenablement cultivé et préparé à la tâche civique de la procréation. Les femmes doivent être bien reposées, convenablement nourries, détendues, en bonne santé, et chaudes. De même qu’un magistrat romain ne devait ingurgiter que les aliments propres à garder son jugement sain, une femme devait manger convenablement avant l’union sexuelle pour « permettre au mouvement qui pousse à l’union de se produire sans que cet élan sexuel soit distrait par le désir de nourriture ». La femme doit être sobre. De même l’apothérapie avant l’union sexuelle était-elle indiquée car elle « contribue normalement à l’assimilation des aliments, mais aussi, et tout autant, elle aide à accueillir et retenir la semence80 ». La fongibilité des fluides, les équivalences de chaleur, sont ici mises à contribution dans la discipline sociale du corps voué à la procréation.

LES EXIGENCES DE LA CULTURE

Il semblerait que le corps unisexe n’eût point de frontières qui pussent servir à définir le statut social. Il est des femmes velues, viriles — les viragos — qui sont trop chaudes pour procréer et sont tout aussi hardies que des hommes ; et il est des hommes efféminés, trop froids pour procréer, voire même féminins au point de désirer être pénétrés. « Vous pouvez obtenir des indications physionomiques de masculinité et de féminité », écrit une autorité antique en matière d’interprétation du visage et du corps, « au regard de votre sujet, à ses mouvements et à sa voix ; il ne vous reste ensuite qu’à comparer ces signes les uns avec les autres afin de décider, à votre satisfaction, lequel des deux sexes prédomine81 ». En l’occurrence, l’expression « deux sexes » ne renvoie pas aux catégories claires et distinctes auxquelles nous songerions sans doute quand nous parlons de sexes opposés, mais plutôt aux délicates nuances du sexe unique, qu’il est si difficile de lire. Il n’y a pas par exemple de désir ni d’accouplement intrinsèquement dicté par le genre. Que des hommes mûrs fussent sexuellement attirés par des garçons n’était aucunement réputé contre-nature. En vérité, le corps mâle paraissait également capable de réagir érotiquement à la vue des femmes que de jeunes gens attrayants, et c’est bien pourquoi les médecins interdisaient à qui souffrait de satyriasis (appétit sexuel anormal qui se caractérise par une érection et une démangeaison génitale incessantes) de frayer avec les unes comme avec les autres, indépendamment de leurs formations génitales respectives82. Pour autant que l’attirance sexuelle avait une base biologique — par opposition à une base dans la naturalité de l’ordre social et la nécessité de le faire respecter — elle paraissait plus généalogique que génitale. Dans le récit aristophanesque des origines des hommes et des femmes nés de deux créatures aborigènes globulaires qui possédaient soit deux organes mâles, soit deux organes femelles, soit encore un de chaque, seuls les descendants de la forme hermaphrodite cherchaient « naturellement » le sexe « opposé » afin de s’y unir. Autrement, ainsi qu’Aristote le faisait valoir dans le contexte de « ce qui est naturel est agréable » : qui se ressemble s’assemble, le choucas aime le choucas. En fait, les rapports hétérosexuels voués à la reproduction ressemblent fort à une pièce rapportée après mûre réflexion. Les créatures globulaires originelles avaient leurs génitoires à l’extérieur et c’est « à la façon des cigales, dans la terre, qu’ils engendraient et se reproduisaient ». Coupées en deux, ces créatures n’eurent plus d’autre désir ardent que d’enlacer leurs moitiés manquantes et se laissèrent dépérir de faim et d’oisiveté. Zeus s’en émut et s’avisa de transporter sur le devant les parties honteuses de la moitié des nouvelles créatures, « et, par leur moyen, il leur a permis d’engendrer l’un dans l’autre, dans la femelle par l’action du mâle ». Cette nouvelle disposition présentait un avantage considérable : lorsque le nouveau mâle embrassait désormais la nouvelle femelle, il pouvait jeter sa semence en elle et produire des enfants, tandis que lorsqu’un mâle enlaçait un mâle, « la satiété au moins résult[ait] de ce commerce et les tourn[ait] alors vers l’action : c’est-à-dire qu’ils se préoccupaient d’autre chose dans l’existence ». Dans la première partie de ce récit, les parties génitales sont très difficiles à imaginer et elles ne subsistent que pour tirer le meilleur parti d’une fâcheuse situation. Ainsi s’est « implanté dans l’homme l’amour qu’il a pour son semblable », conclut Aristophane, « l’amour qui, de deux êtres, tente d’en faire un seul, autrement dit, de guérir l’humaine nature ». En revanche, le sexe, comme nous dirions aujourd’hui, de cet être humain n’a que peu d’importance83.

Mais dès que l’honneur et le rang sont en jeu, le désir du même sexe est jugé pervers, maladif et tout à fait répugnant. Les amours homosexuelles masculines ont suscité bien plus d’écrits que les amours féminines parce que les conséquences sociales et politiques immédiates du commerce sexuel entre hommes étaient virtuellement bien plus grandes. L’enjeu direct de l’homosexualité féminine était relativement modeste. Pourtant, qu’il s’agisse d’amours masculines ou féminines, la question n’est pas celle de l’identité du sexe, mais celle de la différence de rangs entre les partenaires et précisément de qui faisait quoi et à qui. Le mâle actif, celui qui pénètre en cas de coït anal, ou la femelle passive, celle contre laquelle sa partenaire vient se frotter, ne menaçaient pas l’ordre social. C’est le partenaire masculin faible, efféminé, qui était profondément taré, tant médicalement que moralement. Son maintien même en trahissait la nature : pathicos, le pénétré ; cinaedos, celui qui se livre à des appétits contre-nature ; mollis, le passif, l’efféminé84. Inversement, c’est la tribade, la femme qui jouait le rôle de l’homme, qui était condamnée et qui, de même que le mollis, était réputée victime d’une imagination perverse mais aussi d’un excès de semence mal dirigé85. Les actes du mollis et de la tribade étaient donc contre-nature, non seulement parce qu’ils contrevenaient à l’hétérosexualité naturelle, mais parce qu’ils opéraient des retournements de prestige et de pouvoir — littéralement incarnés — radicaux et culturellement inacceptables.

De même, lorsqu’il n’est pas question de pouvoir ou que l’on imagine un utopique partage des responsabilités politiques entre hommes et femmes, leur conduite sexuelle et reproductive spécifique est également dépouillée de toute signification. Aristote, que préoccupa terriblement la sexualité des hommes et des femmes libres, ne reconnaissait point de sexe parmi les esclaves. « Une “femme” », comme le dit Vicky Spellman, « est une femelle qui est libre ; un “homme” un mâle qui est un citoyen ; un esclave est une personne dont l’identité sexuelle n’a aucune importance86 ». Autrement dit, pour Aristote, les esclaves n’ont pas de sexe parce que leur genre est politiquement insignifiant.

En une occasion, au moins, Platon passa outre à une distinction entre les sexes qui, en d’autres circonstances, revêt une importance critique. Lorsque, dans La République, il s’efforça en effet de justifier l’absence de différences publiques essentielles entre hommes et femmes, la participation égale au gouvernement de la cité, aux exercices de gymnastique et même à la guerre, il étaya son propos en minimisant la différence touchant les capacités reproductrices. Si l’on peut trouver quelque chose qui soit caractéristique des hommes et des femmes, et qui les destine les uns ou les autres à des arts et métiers particuliers, qu’on les leur assigne donc en conséquence. Mais il n’existe point de semblable distinction, assure-t-il, et la différence qu’Aristote tenait pour critique, entre porter un enfant et engendrer, ne compte pour rien.

Mais si […] la différence est celle-ci, que la femme enfante tandis que l’homme engendre, nous dirons que rien du tout n’a encore été par là davantage prouvé quant à la différence, relativement à ce dont nous parlons, entre la femme et l’homme ; nous continuerons au contraire à penser que, pour nos gardiens et pour leurs femmes, les objets de leurs occupations doivent être les mêmes87.

Engendrer et enfanter ne sont pas deux choses radicalement opposées, ni même hiérarchiquement ordonnées. Pour désigner l’engendrement, Platon emploie un verbe fort peu philosophique, le verbe ochenein, couvrir ; Aristote emploie le même lorsqu’il explique que le vainqueur, parmi les taureaux, « couvre » la vache puis, « épuisé par la saillie », se fait ensuite éconduire par son adversaire (HA, 6.21.575 a 22). L’enjeu, laisse entendre Platon, ne va pas au-delà de la pratique bestiale de l’homme qui couvre la femme. L’acte sexuel ne rend pas l’ordre macrocosmique imminent ; les rôles respectifs de l’homme et de la femme dans la génération sont certes différents, mais ils ne constituent pas une différence décisive.

Au sein de la même tradition du sexe unique, et dans des contextes fort variables, ces différences pouvaient cependant prendre une grande importance et furent dûment signalées. Pour Aristote, c’est le sperma qui fait l’homme et sert de synecdoque pour le citoyen. Dans une société où le travail physique était signe d’infériorité, le sperme évite le contact physique avec la catamenia et accomplit son ouvrage par intellection. Le kurios, la force qu’a le sperme d’engendrer une vie nouvelle, est l’aspect corporel microcosmique de la force de délibération du citoyen, de sa puissance rationnelle supérieure, et de son droit de gouverner. Autrement dit, le sperme est comme l’essence du citoyen. Inversement, Aristote employait l’adjectif akuros pour décrire à la fois l’absence d’autorité ou de légitimité politique, et l’incapacité biologique par laquelle, à ses yeux, se définissait la femme. Elle est politiquement tout comme elle est biologiquement : pareille à un garçon, c’est-à-dire une version impuissante de l’homme, un arren agonos. Des différences plus grandioses encore sont inscrites sur le corps ; les différences insensibles entre la chaleur sexuelle des hommes et des femmes ne sont, en définitive, pas moins qu’une différence entre le ciel et la terre. L’ultime stade du réchauffement du sperme procède du frottement du membre masculin au cours du coït (GA, 1.5.717 b 24). Mais ça n’a rien à voir avec la chaleur du feu d’un forgeron, que l’on pourrait sentir, pas plus que le pneuma n’est produit comme un souffle ordinaire88. C’est une chaleur « analogue aux éléments des étoiles », lesquelles sont « transportées sur une sphère mobile » et ne sont pas elles-mêmes embrasées, mais créent de la chaleur dans les choses au-dessous d’elles89. L’organe mâle en plein coït devient soudain figure terrestre du mouvement céleste et le corps sexué, dont les fluides, les organes et les plaisirs sont des versions nuancées les unes des autres, en viennent à illustrer les grandes ruptures politiques et cosmiques d’une civilisation90.

Culturellement, la plus envahissante de ces ruptures est celle qui existe entre père et mère et, à son tour, enferme une pléiade de distinctions historiquement spécifiques. J’entends illustrer dans quelle mesure la biologie du modèle unisexe était comprise comme un idiome de thèses sur la paternité en examinant trois explications différentes de la nature de la semence mises en avant par Isidore de Séville, qui aux VIe et VIIe siècles produisit le premier grand aperçu médiéval du savoir scientifique antique. Le contexte social d’un encyclopédiste chrétien était certes très différent de celui d’un philosophe athénien ou d’un médecin de la Rome impériale, mais la structure du raisonnement d’Isidore est paradigmatique d’une tradition persistante en matière d’intelligence de la différence sexuelle.

Isidore tient simultanément pour vraies trois propositions : que seuls les hommes ont du sperme, que seules les femmes ont du sperme, et que homme et femme ont tous deux du sperme. Il ne faut pas être grand clerc pour voir que c’était là des thèses mutuellement contradictoires si on les reçoit comme des vérités littérales sur le corps. En revanche, elles seraient parfaitement compatibles pour peu qu’on y voie des illustrations corporelles de vérités culturelles plus pures et plus fondamentales que le fait biologique. En vérité, l’œuvre entier d’Isidore se fonde sur la conviction que l’origine des mots renseigne sur la nature première, incorrompue, essentielle de leurs référents, sur une réalité qui se trouve au-delà de la corruption des sens91.

Soutenant la première thèse — que l’homme seul a une semence —, Isidore expliquait la consanguinité et, ainsi qu’on pouvait s’y attendre dans une société où héritage et légitimité se transmettent par le père, se faisait un devoir de souligner les origines exclusives de la semence dans le sang du père.

Les consanguins ainsi nommés parce qu’ils ont été produits par le même sang, c’est-à-dire par la semence d’un même père. Car la semence de l’homme est l’écume du sang, à la manière de l’eau battant les rochers, qui produit une écume blanche, ou comme du vin rouge qui, agité dans une coupe, fait une écume blanchâtre.

Pour un enfant, avoir un père signifie être « produit par le même sang », par la même semence que le père ; être père, c’est, de même, produire la substance, la semence, à travers laquelle son sang se transmet à ses successeurs. La génération se passe apparemment des femmes et à aucun moment Isidore ne laisse le moins du monde entendre que le sang — « ce par quoi l’homme est animé, nourri, et vit », comme nous le précise ailleurs Isidore — pût se transmettre de quelque façon autrement que par le mâle92.

Mais la descendance illégitime présente une biologie tout à fait différente. Dans son entrée sur les organes génitaux de la femme, Isidore affirmait ainsi :

Son contraire [le contraire de l’enfant légitime, c’est-à-dire un enfant né d’un père noble et d’une mère plébéienne] est spurius [illégitime] : qui naît d’une mère noble et d’un père non noble. Est aussi spurius celui qui naît de père inconnu et d’une mère célibataire, de même simplement le fils d’un spurius.

Si ces enfants sont illégitimes, explique Isidore, c’est-à-dire ne reprennent pas « le nom du père » et sont appelés spurius, la raison en est qu’ils procèdent de la seule mère, « parce que les Anciens, précise-t-il, appelaient spurius le sexe de la femme, de sporos [apo tou sporou], c’est-à-dire semence ». (Plutarque rapporte de même que l’adjectif spurius dérive d’un mot sabin qui désignait les parties génitales de la femme et constituait une appellation injurieuse.) Ainsi, tandis que l’enfant légitime procède de l’écume paternelle, l’enfant illégitime naît de la semence des organes génitaux de sa mère, comme s’il n’avait point de père93.

Enfin, lorsque Isidore explique pourquoi les enfants ressemblent à leurs procréateurs, il demeure flou sur la question controversée du sperme féminin. « Quel que soit celui des parents qui confère la forme, dit-il cavalièrement, les nouveau-nés sont conçus après mélange à part égale de la semence maternelle et paternelle. » Les nouveau-nés ressemblent aux pères, si la semence des pères est puissante ; ils ressemblent à la mère, si la semence des mères est puissante94. (Les deux parents ont donc des semences qui, à chaque fois, se disputent la domination et à chaque génération un enfant est conçu.)

Ces trois arguments distincts concernant un matériau biologique que nous avons tout lieu de prendre pour le même illustrent de façon saisissante à quel point le débat autour de la nature de la semence et des corps qui la produisent — sur les frontières du sexe dans le modèle unisexe — ne porte en fait aucunement sur les corps, mais sur le pouvoir, la légitimité et la paternité, tous problèmes qu’il est en principe impossible de résoudre en recourant aux sens.

Freud suggère à cet égard une explication. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, époque où l’on découvrit que la conception consistait en l’union de deux cellules différentes, l’ovule et le spermatozoïde, il était parfaitement possible de soutenir que les pères importaient fort peu. Comme dans le droit romain, la paternité pouvait demeurer affaire d’opinion et de volonté. Et l’on pouvait reconnaître dans les spermatozoïdes des verges parasitaires et remuantes, dont la fonction pouvait être tenue en laboratoire par une verge de verre95. Et alors même que le rôle des pères, en général, dans la conception fut chose réglée voici plus d’un siècle, il était encore très récemment impossible de prouver qu’un homme particulier était le père de tel ou tel enfant. Dans ces conditions, croire aux pères c’était, pour reprendre l’analogie freudienne, croire au Dieu des Hébreux.

L’insistance judaïque sur l’impossibilité de voir Dieu — la proscription de l’image taillée — « signifiait, en effet, une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représentation qu’il convient de nommer abstraite ». Ce Dieu consacre le « triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle (Triumph der Gestigkeit über die Sinnlichkeit), à strictement parler un renoncement aux pulsions ». Dans l’analyse de L’Orestie d’Eschyle qui suit immédiatement sa discussion du deuxième commandement, Freud développe brièvement le même argument pour les pères que pour Dieu. Oreste nie avoir tué sa mère en doutant qu’il ait avec elle le moindre lien de parenté. « Et moi, est-ce que je suis du sang de ma mère ? » demande-t-il. « Assassin », répond le coryphée, faisant valoir à juste titre que c’est elle qui l’a mis au monde et allaité. Mais Apollon donne gain de cause à la défense en observant que, nonobstant les apparences, « une mère n’est pas l’enfanteuse de son prétendu fils, elle est la nourrice d’un germe dans son sein », une « étrangère ». Il n’est qu’un seul véritable parent : seul engendre « le saillissant96 ».

C’est ici, dans L’Orestie, que l’on trouve le mythe fondateur du Père. « La paternité (Vaterschaft) », conclut Freud, « est une conjecture », et, de même que la croyance au Dieu des Juifs, elle « est édifiée sur une déduction et sur un postulat ». La maternité (Mutterschaft), comme les dieux anciens, est attestée par le seul témoignage des sens. La paternité « fut certainement une des étapes les plus importantes » ; c’est aussi — Freud répète sa formule mais en lui donnant un infléchissement nettement plus martial — « une victoire (einen Sieg) de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle ». Elle consacre le triomphe du plus élevé, du plus raffiné sur ce qui l’est moins, sur le sensoriel et le matériel. C’est un véritable Kulturfortschritt historico-mondial, une marche en avant de la culture97.

Il est permis d’interpréter le modèle unisexe, il m’importe de le suggérer, comme un exercice de préservation du Père, celui qui incarne non seulement l’ordre mais aussi l’existence même de la civilisation. Les autorités antiques produisent des arguments tant philosophiques qu’empiriques pour justifier la puissance naturellement plus grande dévolue au mâle plutôt qu’à la femelle, l’absolue nécessité du géniteur. Si la semence de la femelle était aussi puissante que celle du mâle, plaidait Galien, « il y aurait deux principes de mouvement en conflit l’un avec l’autre ». Si la femme avait en elle le maximum possible de « principe de mouvement », sa semence serait alors foncièrement la même que celle du mâle et ne ferait plus qu’une avec celle-ci sitôt le mélange opéré. Les femmes seraient des hommes et c’est bien vainement que la nature mêlerait deux semences. Ou encore, si une semence femelle aussi forte que celle du mâle se passait très bien d’être mélangée pour qu’il y ait conception, les hommes ne seraient plus aucunement nécessaires (UP, 2.632-633). (Suivant un autre raisonnement, de la fin du Moyen Âge, si la semence de la femme était aussi forte que celle des hommes, soit la parthénogénèse serait possible — ce qui n’est pas le cas —, soit la contribution de la femme à la génération serait plus importante que celle de l’homme parce que, en ce cas, elle fournirait non seulement un agent actif, mais aussi le lieu de la conception. Or, dans un univers hiérarchique, ceci est ex hypothesis impossible98.) Si les femmes avaient une semence aussi puissante que les mâles, elles pourraient s’inséminer d’elles-mêmes et « se passer des hommes », affirmait Aristote. Sottise insigne (GA, 1.18.722 b 14-15).

Que le mâle soit nécessaire est un fait empiriquement exact, connu de la quasi-totalité des cultures. Il ne s’ensuit pas, bien sûr, que la contribution mâle soit, ipso facto, la plus puissante, et c’est avec beaucoup d’angoisse que l’on devait multiplier les efforts afin de « prouver » que tel était bien le cas. Les données fondées sur l’observation des « œufs du vent » (hupenemia) — des œufs qui sont apparemment produits sans la force du mâle mais qui sont en conséquence inféconds — et des mola — monstrueux produits de la matrice attribués à l’auto-insémination — semblaient attester de l’ordonnancement hiérarchique du sexe unique. Le sperme de la femelle ne pouvait insuffler une âme à la matière, celui du mâle si. Peut-être des affirmations péremptoires du genre, « il est nécessaire qu’il y ait une femelle » ou le créateur n’allait pas « faire une moitié de l’espèce humaine imparfaite et, pour ainsi dire, mutilée, à moins qu’il y eût quelque avantage d’importance à pareille mutilation », cachent-elles une question plus pressante mais impossible à poser : la présence d’un mâle est-elle nécessaire ? Somme toute, telle qu’en peuvent juger les sens, l’œuvre génésique est tout entière de la femelle99.

Mais être mâle et être père, avoir ce qu’il faut pour produire la semence la plus forte, tel est l’ascendant de l’esprit sur les sens, de l’ordre sur le désordre, de la légitimité sur l’illégitimité. Ainsi l’incapacité des femmes à concevoir en elles-mêmes devient-elle un exemple — parmi bien d’autres choses — de la faiblesse relative de son esprit. Puisque la conception normale consiste, en un sens, pour le mâle à faire germer une idée dans le corps de la femme, la conception anormale, la taupe100, est une figure un peu forcée pour désigner le fruit d’une réflexion féminine mal conçue, insuffisante. Les semences de vie et les semences de sagesse pourraient bien revenir au même. Ainsi faut-il comprendre la mise en garde de Plutarque :

Il faut veiller à ce que cela ne se produise pas dans l’âme des femmes. En effet, si elles ne reçoivent pas les semences de nobles doctrines et ne participent pas à la culture de l’homme, elles enfantent, réduites à elles-mêmes, toutes sortes de produits étranges, de projets et de passions pervers.

Son esprit et son utérus sont présentés comme des arènes équivalentes ouvertes au principe actif masculin ; sa personne est sous la gouverne et l’instruction rationnelles de son mari pour la même raison que sa matrice est sous l’empire de son sperme. De la même manière, il devrait être à même de maîtriser ses propres passions et de diriger celles de son épouse « tout en se montrant [assez] complaisant et agréable à son égard » pour produire des enfants. « Quand on veut établir l’harmonie dans la cité, dans l’assemblée du peuple, entre des amis […] il faut avoir créé l’harmonie dans sa maison101. »

Le christianisme rendit la possibilité d’une telle harmonie entre le bon ordre social et le bon ordre sexuel infiniment plus problématique qu’elle ne l’avait été dans l’antiquité romaine. Il restructura de fond en comble la signification de la chaleur sexuelle ; dans ses campagnes contre l’infanticide, il diminua le pouvoir des pères ; dans sa réorganisation de la vie religieuse, il bouleversa du tout au tout l’idée que l’on se fait du mâle ou du femelle ; et dans son plaidoyer pour la virginité, il proclama la possibilité d’un rapport avec la société et avec le corps que la plupart des médecins antiques — à l’exception de Soranos — eussent jugés nocifs pour la santé102.

Il est également vrai que saint Augustin, ainsi que l’a montré Peter Brown, découvrit « l’équivalent d’une loi universelle de la sexualité », qui représente un glissement dans tout le rapport des êtres humains avec la société. Elle pourrait faire figure de métaphore de la fin de l’âge classique et de la refonte de la communauté associée à l’essor du christianisme103. Dans cette nouvelle dispensation, les expériences sexuelles intimes étaient le fruit non pas d’un réchauffement inéluctable du corps, mais de la chute et de l’aliénation de la volonté que la chute avait entraînée. Loin d’être paradigmatiquement innocente, l’impuissance se laissait interpréter, plus encore que l’érection, comme le signe par excellence d’une âme éloignée de Dieu104. Ainsi saint Augustin put-il imaginer au paradis des rapports sexuels exempts des violences, des blessures, des jaillissements de sang et des corps broyés qui abondent dans le tableau de Lucrèce pour cultiver l’image d’un commerce où chacun s’endormirait en douceur dans les bras de son partenaire. La passion incontrôlée laisserait place à des gestes qui ne seraient pas plus incontrôlables qu’un bras levé. De fait, dans le sexe après la chute, chaque chose pouvait être éprouvée comme un continuel rappel dans la chair des tensions d’une condition humaine foncièrement viciée. Tout ceci avait accompagné l’avènement du christianisme.

Mais les images augustiniennes de la manière dont « fécondation et conception » pouvaient se faire « sous la motion de la volonté, non par l’excitation de la volonté » relevaient encore très largement de l’ancien corps unisexe que l’on trouvait chez les médecins classiques. Pareille maîtrise du corps est concevable, suggérait-il avant d’offrir en exemple « certains [qui] émettent par en bas sans aucune malpropreté des sons si harmonieux que même par là ils semblent chanter ». Mais le cas le plus éloquent est celui d’un prêtre, d’un dénommé Restitutus, du diocèse de Calama qui, « quand il le voulait (et on le lui demandait si on désirait assister à une merveille) […] il se rendait insensible ». Après quelques lamentations initiales, il « gisait comme mort ». Mais par un côté, ce prêtre était un modèle particulièrement heureux de la phénoménologie du commerce des corps au paradis. On pouvait même « l’approcher du feu sans qu’il en souffrît aucunement » jusqu’à l’heure, bien sûr, où sortant de son état, la blessure normalement produite occasionnait la douleur habituelle105.

Voici un modèle de calor genitalis sans concupiscence. Mais c’est aussi une leçon sur la physiologie du vieil Adam. Exposés au feu, les corps brûlent et, sauf en de rares circonstances, éprouvent la douleur. Il en va de même avec la reproduction. Saint Augustin n’envisageait pas le corps moderne, dans lequel, on le sait, l’ovulation, la conception et même l’éjaculation masculine sont indépendants des sentiments subjectifs qui les peuvent accompagner. Chaleur et plaisir demeuraient un aspect inextirpable de la génération. « Demeurer dans les flammes et ne point sentir la chaleur » eût été miraculeux, assurait un auteur de pénitentiels du XVe siècle. Jamais commerce sexuel ne s’accomplit sans « démangeaison de la chair, chaleur de la passion ni puanteur de la chair », affirmait le pape Innocent III dans une diatribe contre le corps106.

Après Augustin comme avant, on continua donc à penser que le corps fonctionnait en gros ainsi que les auteurs médicaux païens l’avaient décrit. La nouvelle intelligence augustinienne de la sexualité comme signe intime, toujours présent, de l’aliénation de la volonté par la chute créa un espace nouveau pour le corps générateur. Ainsi que le dit Brown, il « ouvrit au prêtre la chambre à coucher du chrétien107 ». En même temps, il lui tint la porte ouverte à l’intention du médecin, de la sage-femme et des autres techniciens de la chair ancienne.

Les notions chrétiennes et païennes de corps coexistaient, de même que les diverses doctrines incompatibles de la semence, de la génération et des homologies corporelles, parce que des communautés différentes demandaient à la chair des choses différentes. Moines et chevaliers, laïcs et clercs, couples stériles et prostituées en quête d’avortement, confesseurs et théologiens dans les contextes les plus divers pouvaient continuer à interpréter le corps unisexe comme ils en avaient besoin afin de le comprendre et de le manipuler, au gré des réalités changeantes du genre. Demander à une seule et unique biologie cohérente d’être la source et le fondement de la masculinité et de la féminité est un signe de modernité.

 

Mon propos, dans ce chapitre, était d’expliquer ce que j’entends par le monde du sexe unique : esprit et corps sont si intimement liés que l’on peut comprendre la conception comme une idée qui germe et le corps comme un acteur sur scène, prêt à jouer les rôles que lui assigne la culture. Dans mon exposé, le sexe, et non plus seulement le genre, est lui aussi mis en scène.

Étant donné ma répugnance à lier le modèle du sexe unique à quelque seuil particulier d’intelligence scientifique du corps, et comme il semble avoir persisté au fil de millénaires au cours desquels la vie sociale, politique et culturelle changea du tout au tout, il convient peut-être de formuler autrement la question que je posais au début de ce chapitre : d’où vient que l’attrait de ce modèle s’estompa ? De sa longévité, j’ai suggéré deux explications fortes. La première concerne la manière dont le corps était compris en rapport avec la culture. Il n’avait rien d’un tuf biologique sur lequel serait venue s’appuyer une pléiade d’autres caractéristiques. En vérité, le paradoxe du modèle unisexe est que des couples de contraires ordonnés révélaient une chair unique à laquelle eux-mêmes n’appartenaient pas. Paternité/maternité, mâle/femelle, homme/femme, culture/nature, masculin/féminin, honorable/déshonorant, légitime/illégitime, chaud/froid, droite/gauche, et bien d’autres couples étaient lus dans un corps qui, lui-même, ne marquait pas clairement ces distinctions108. Ordre et hiérarchie lui étaient imposés de l’extérieur. Parce qu’il était interprété comme illustratif plutôt que déterminant, le corps unisexe pouvait donc enregistrer et absorber tout changement, quel qu’en soit le nombre, d’axes et d’évaluations de la différence. Historiquement, les différenciations de genres précédèrent les différenciations de sexe.

La seconde explication de la longévité du modèle unisexe rattache le sexe au pouvoir. Dans un monde public à très forte prédominante masculine, le modèle unisexe affichait ce qui était déjà on ne peut plus clair dans la culture au sens plus général : l’homme est la mesure de toutes choses, et la femme n’existe pas en tant que catégorie ontologiquement distincte. Tous les mâles ne sont pas masculins, puissants, honorables ni n’exercent le pouvoir et, en chacune de ces catégories, il est des femmes qui dépassent les hommes. Mais l’étalon du corps humain et de ses représentations demeure le corps mâle.


1.  Galien, De l’utilité des parties du corps (UP), texte dans les Opera omnia, éd. G.C. Kühn, réimp. Hildesheim, 1964-1965, t. II ; trad. fr. par Ch. Daremberg, De l’utilité des parties du corps, in Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, Paris, Bailière, 1856, vol. II, p. 100 ; trad. angl. par Margaret Tallmadge May, On the Usefulness of the Parts of the Body, 2 vol., Ithaca, Cornell University Press, 1968, vol. II, pp. 628-629. [N.d.T. : Dans la suite du texte, et pour rester au plus près de la démonstration de l’auteur, nous avons choisi de donner une traduction française qui suive la version employée par l’auteur, plutôt que de recourir à la traduction — par ailleurs — remarquable de Daremberg.] Denis Diderot, Rêve de d’Alembert, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 908.

2 Galien, On the Natural Faculties [Des facultés naturelles], trad. Arthur John Brock, Loeb Classical Library, Cambridge, Harvard University Press, 1952, 3.2, pp. 227-229. L’Anatomia porcis de Cophonis, texte galénique apocryphe produit par la fameuse école de Salerne au XIIe siècle, commence par présenter la matrice comme un organe ainsi conçu que toutes les superfluités que génère la femme au cours du mois, son flux menstruel, pussent être envoyées là « comme l’eau de cale de tout le corps » (tanquam ad sentinam totius corporis). C’est essentiellement un espace de stockage. Comme s’il s’était ravisé, l’auteur ajoute que c’est aussi le champ de la génération. Cf. George W. Corner, Anatomical Texts of the Earlier Middle Ages, Washington, Carnegie Institute, 1927, pp. 50, 53.

3 Cf. Isidore de Séville, Etimologias, éd. José Oroz Reta et Manuel A. Marcos Casquero, Madrid, Biblioteca de Autores Christianos, 1983, 12.1.134, pour uterum en rapport avec caulis ; le texte latin de cette édition des Etymologiarum est identique à celui de l’édition classique de W.M. Lindsay, Oxford, 1911. [N.d.T. : Cf. également Isodorus Hispalensis, Etymologies, Tome XII, Livre II, Animaux, par Jacques André, Paris, les Belles Lettres.] La force de la proposition est quelque peu amoindrie lorsque Isidore explique ensuite que l’utérus ressemble à une petite tige ou queue (cauliculus) ; ce mot, cognat du latin et du grec caulis, était le mot de prédilection de l’important auteur médical que fut Celse pour désigner le pénis ; de même, dans le Satiricon, 132.8, Pétrone l’emploie métaphoriquement pour désigner l’organe masculin. Voir James N. Adams, The Latin Sexual Vocabulary, Londres, Duckworth, 1982, pp. 26-27.

Peut-être l’antique association de l’utérus avec l’estomac ou le ventre explique-t-elle l’idée qui paraîtrait autrement bizarre, étant donné les connaissances anatomiques de l’époque, suivant laquelle les pressions de la matrice baladeuse qui remontait dans l’abdomen provoquaient la suffocation et le sentiment général de constriction qui caractérisent l’hystérie. Si on interprète cette idée à la lettre, il serait impossible d’expliquer l’hystérie masculine ou comment les Anciens pensaient que la matrice se frayait un chemin à travers les divers organes et divisions placés plus haut. En revanche, si l’on voit dans la matrice l’espace de rétention/ventre, ou le creux/l’estomac, la source de l’hystérie se trouve convenablement localisée. Mon sentiment est que la médecine antique se soucie moins des causes organiques spécifiques que de métaphores corporelles en corrélation avec des symptômes.

4 Isidore fait grand cas des racines d’uterum désignant le ventre, mais il consacre une analyse à part au mot agualiculus (l’estomac) en 11.1.136. Ce mot désigne aussi n’importe quel récipient, et par conséquent aussi le ventre. Cf. Adams, Latin Sexual Vocabulary, pp. 100-101. Nous conservons cet usage dans notre façon de nous adresser à des petits enfants — « Maman a un bébé dans le ventre » — lorsque nous préférons garder un flou anatomique. À propos de vulva-vagin-porte du ventre, cf. Pseudo-Albertus Magnus, De Secretis mulierum, éd. de 1665), pp. 12, 19, ou l’Anatomia Magistri Nicolai Physici, in George W. Corner, Anatomical Texts, p. 85.

5 Isidore de Séville, Etymologiarum, 11.1.139.

6 Que sinus-poitrine-vagin ou matrice, comme dans sinus muliebris, ait pu aussi désigner le pénis comme chez Lactance, où l’on trouve l’expression sinus pudendus, n’est pas fait pour arranger les choses. Adams, Latin Sexual Vocabulary, pp. 90-91.

7 Sur la nature de la chaleur et la différence entre sa quantité et sa qualité, cf. Everett Mendelsohn, Heat and Life : The Development of the Theory of Animal Heat, Cambridge, Harvard University Press, 1964, pp. 17-26, en particulier n. 26.

8 UP, 2.629. Ce n’est pas Galien qui inventa le trope des yeux de taupe comme illustration paradigmatique de la version imparfaite d’une structure plus parfaite qui se trouve ailleurs. Cf. Aristote, Historia animalium (HA), 1.9.491 b 26 sq. et 4.8.533 a 1-13. [Pour cet ouvrage, nous nous sommes généralement reporté à la traduction de Pierre Louis, Histoire des animaux, Paris, Les Belles Lettres.]

9 Aristote [?], Economics, 2.3.1343 b 25-1344 a 8. Tout au long de ce livre, j’ai employé la traduction de Jonathan Barnes, éd., Complete Works of Aristotle, 2 vol., Princeton, Princeton University Press, 1984, mais j’ai pris soin de vérifier dans les textes classiques grecs les termes et arguments qui jouent un rôle critique dans mon exposé. [En l’occurrence, nous avons recouru à la version française de Jules Tricot, Les Économiques, Paris, Vrin, 1958, pp. 22-23.]

10 Sur la génération et la théorie aristotélicienne de la causalité, cf. Anthony Preus, « Galen’s Criticism of Aristotle’s Conception Theory », Journal of the History of Biology, 10, printemps 1977, p. 78, et, plus généralement, son « Science and Philosophy in Aristotle’s Generation of Animals », idem, printemps 1970, p. 3. La Génération des animaux (GA) commence (1.1.751 a 3) et finit (5.5.789 b 3) par une discussion de la cause. Arthur Leslie Peck met en évidence l’importance d’une théorie de la causalité dans la pensée aristotélicienne et expose de façon extrêmement claire comment il développe une théorie de ce genre dans son ouvrage sur la génération ; voir l’introduction à GA, Loeb Classical Library, Cambridge, Harvard University Press, 1958, pp. XXVIII-XLIV.

11 GA, 1.2.761 a 13-14 et 20-22 ; 4.3.768 a 25-28. [Nous citons ici la traduction de Pierre Louis, De la génération des animaux, Paris, Les Belles Lettres, 1961.] Mâle et femelle sont « contraires » : Métaphysique, 10.9.1058 a 29-30. J’emprunte cette formulation de la relation entre biologie et modèle de filiation à Giulia Sissa, « Subtle Bodies », in Fragments for a History of the Human Body, IIIe partie, Michel Faher et al., éd., Zone, 5, 1989, p. 154, n. 6. [N.d.T. : En français, cf. G. Sissa, Le Corps virginal, préface de Nicole Loraux, Paris, Vrin, 1987, et « Philosophies du genre. Platon, Aristote et la différence des sexes », in Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes, Paris, Plon, 1991, pp. 65-99.]

12 G.A., 4.1.765 b 35 sq. À propos de l’emploi de perineos pour désigner les organes génitaux de la femme, cf. HA, 1.14.493 b 9-10. Les organes féminins sont appelés aidoion in HA, 1.14.493 b 2 ; le même terme s’applique aux organes génitaux masculins in HA, 2.1.500 a 33 — b 25. Voir aussi Peck, GA, p. 388 ; à propos de pudenda, cf. Adams, Latin Sexual Vocabulary, p. 66.

13 GA, 1.2.716 a 19-b 1 ; HA, 1.13.493 a 25. En HA, 1.2. 489 a 10-14, Aristote définit le « mâle » comme celui qui émet dans un autre, la « femelle » comme celle qui émet en elle, effort convenablement ambigu pour enraciner la différence dans l’anatomie et la physiologie.

14 HA, 9.50.632 a 22. Je mets « ovaires » entre guillemets parce qu’Aristote ne reconnaît pas l’existence de testicules féminins et qu’aucun auteur, avant la fin du XVIIe siècle, ne reconnut dans l’organe que nous nommons de nos jours l’ovaire la source d’un œuf. L’organe à l’excision duquel Aristote faisait allusion était « coupé à l’endroit où les verrats ont leurs testicules et adhère aux deux divisions de la matrice ».

15 Cette phrase est nécessairement gauche, étant donné la complexité de la relation qui existe entre les organes génitaux et le genre, telle que permettent de l’envisager les études de Robert Stoller sur les cas de sexe ambigus ou « mal assignés ». Voir son Sex and Gender, New York, Science House, 1968 [trad. fr. par M. Novodorsqui, Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard, 1978 ; mais cf. également, Masculin ou féminin, trad. Y. Noizet et C. Chiland, Paris, PUF, 1989], ainsi que Richard Green et John Money, éds., Transexualism and Sex Reassignment, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1969.

16 GA, 1.7.718 a 23. Et ceci « parce qu’il se refroidit en parcourant trop de chemin ».

17 Eva Keuls, The Reign of the Phallus, New York, Harper and Row, 1985, pp. 68-69.

18 GA, 1.4.717 a 26-30. La manière dont Aristote rattache le système de la reproduction à l’appareil digestif repose sur un lieu commun : les produits de la génération comme les produits du système digestif sont les uns et les autres des résidus. Ainsi, dans GA, 1.20.728 a 201-224, Aristote explique que « de même que dans les intestins le manque de coction a pour résultat une diarrhée, dans les vaisseaux, la même cause produit les flux sanguins, hémorroïdes et menstrues », bien que le premier état soit morbide, mais pas le second. Le flux menstruel n’en est pas moins le résultat d’un échec car, n’étant pas aussi chaude que l’homme, la femme est donc incapable de concocter le résidu pour la dernière fois et de produire du sperme.

19 Aristote emploie le mot hautement technique de kapria (parties de la truie) pour désigner l’organe dont l’ablation produit les résultats spectaculaires qu’il décrit. La kapria est « l’humeur de la truie », un liquide qui coule de ses parties génitales apparenté à la substance spermatique (gones, matière génésique) qui suinte des organes sexuels des juments en chaleur. Cette dernière substance, l’hippomanes, qui est apparemment une version de la matière noire qui recouvre la tête du poulain qui vient de naître, « ressemble à l’humeur séminale de la truie (kapria) et elle est fort prisée chez les femmes qui font commerce de médicaments », dit Aristote (HA, 6.18.572 a 21-23). À la Renaissance, on considérait encore l’hippomanes comme un aphrodisiaque. Aristote laisse apparemment entendre que l’hippomanes, en tant que liquide, est exclusivement produit par les juments fécondées par le vent, mais le mot désigne aussi une excroissance de chair survenant au front des poulains, peu importe comment ils furent conçus. Pour désigner les ovaires, le mot grec classique était orcheis (testicules) ou didymoi (jumeaux) ; le orchis latin désignait au contraire une fleur. On attribue la découverte des ovaires à Hérophile d’Alexandrie au IIIe siècle avant J.-C. Cf. Staden, Herophilus, pp. 167-168. Mais les mots « ovaire » et « œuf », pour en désigner le contenu, ne furent pas employés avant la fin du XVIIe siècle.

20 GA, 1.3.716 b 33 et, plus généralement, HA, 1.17.497a 30-31. Cette image fait son effet parce que les deux ligaments de suspension, dont vraisemblablement ce que l’on appelle de nos jours les trompes de Fallope, sont assimilés à des « cornes utérines » ; du coup, les ovaires deviennent des analogues visuels des testicules en sorte que le corps de l’utérus devient le scrotum femelle de la description galénique.

21 Soranos, Gynecology, trad. Owsei Temkin, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1956, 9.1.16, p. 14 et p. 10, n. 6, où Temkin fait valoir que le mot qui désigne la tige est le même qui est employé pour le pénis. [N.d.T. : L’ouvrage majeur de Soranos d’Éphèse est traduit en français sous le titre de Maladies des femmes, texte établi, traduit et commenté par Paul Burguière, Danielle Gourevitch et Yves Malinas, Paris, Les Belles Lettres, 4 vol., 1988-2003. C’est cette version qui sera citée désormais.] Écrivant au Ier siècle avant J.-C., Celse employa caulis (queue, tige), qu’il dériva du grec kaulos, comme vocable classique pour désigner le pénis. Célius Aurélien employait kaulos comme un équivalent d’aidoion, qui était un mot commun pour désigner le pénis aussi bien que les pudenda des femmes. De même que d’autres auteurs médicaux latins, il tenait aidoion pour un synonyme d’uretrum, autre mot latin courant pour désigner le pénis. Cf. Adams, Latin Sexual Vocabulary, pp. 26-27, 52-53.

22 Julius Pollux, Onomasticon (Vocabulaire), éd. Éric Berthe, Leipzig, Teubner, 1900, 2. 171. Julius Pollux fut peu connu dans l’Antiquité, mais l’édition de son texte en 1502 et les éditions ultérieures en latin et en grec eurent une importance considérable à la Renaissance en tant que source de la nouvelle nomenclature anatomique non arabe.

23 HA, 10.4.636 a 6-7. Si cet auteur avait eu à l’esprit l’image de Soranos, elle l’aurait conduit à faire éjaculer la matrice dans son propre prépuce. Le véritable Aristote évoque souvent la matrice qui aspire de la matière — elle l’attire comme une ventouse — mais il ne croit pas que la matrice elle-même éjacule de la semence (par exemple, GA, 2.4.739 b 1-20 et HA, 7.3.583 a 15-16).

24 Geoffrey Ernest Richard Lloyd, Science, Folklore, and Ideology, Cambridge, University Press, 1984, pp. 107-108.

25 Pour Aristote, hommes et femmes sont certes « contraires », mais ce ne sont pas des espèces séparées, parce qu’ils ne diffèrent que par la matière et non par leur formule, de même qu’entre un Noir et un Blanc la différence n’est qu’accessoire, de couleur. Les femmes diffèrent des hommes non pas comme un cercle d’un triangle, mais comme un cercle ou un triangle d’une matière diffère d’un cercle ou un triangle dans un autre matériau. Cf. Métaphysique, 10.1058 a 29 sq., et HA, 5.11.538 a 13.

26 Pseudo-Aristote, Problemata, 1.50.865 a 33 sq. Le flegme entretient aussi des rapports compliqués avec la chaleur et l’inflammation ainsi qu’avec la théorie de Platon, Hippocrate et d’autres suivant laquelle la semence dérive du cerveau et de la matière spinale plutôt que du sang.

27 Cf. les notes érudites de Ian M. Lonie, The Hippocratic Treatises : « On Generation, » « The Seed », « On the Nature of the Child, » « Diseases IV », dans la série Ars Medica : Texte und Untersuchungen zur Quellenkunde der Alten Medizine, Berlin, Walter de Gruyer, 1981, pp. 124-132, 102-103, 277-279, qui insiste sur l’ouverture des frontières entre fluides.

28 Isidore de Séville, Etymologiarum, 11.1.77. Galien évoque la convertibilité du sang et du lait avec un luxe de détails cliniques dans UP, 2.639. Cf. aussi Hippocrate, Aphorismes, 5.37, 52.

29 The Seven Books of Paulus Aegineta, trad. angl. Fr. Adams, Londres, Sydenham Society, 1844, 3.609-614 ; Aetios d’Amide, Tetrabiblion, trad. James V. Ricci, Philadelphie, Blakiston, 1950, chap. 4 et 26 ; Soranos, Maladies des femmes, pp. 10-11. Ces observations sont en vérité des lieux communs et si je cite Paul d’Égine, Aetios et Soranos comme autorités médicales générales, c’est uniquement parce qu’ils offrent des explications cohérentes, aisément accessibles. Ils sont aussi cliniquement astucieux, même si ce n’est pas pour les raisons que l’on imaginait alors. Pour une approche moderne des raisons pour lesquelles l’exercice, l’obésité et les graves pertes de poids se traduisent par l’aménorrhée, cf., par exemple, Leon Speroff et al., Clinical and Gynecological Endocrinology and Infertility, Baltimore, Willimans and Wilkins, 1983, chap. 1 et 5, en particulier pp. 171-177.

30 HA, 10.5.6377 a 18-19. Sur la fig. 2, cf. Zeela Boyd, « “The Grammarian’s Funeral” and the Erotics of Grammar », Browning Institute Studies, vol. 16, éd. Robert Viscusi, Browning Institute, Southwestern College, 1988, p. 5. Sur la gorge/col de la matrice, vagin ou col de l’utérus, cf. Ann Hanson et David Armstrong, « The Virgin’s Voice and Neck : Aeschylus, Agamemnon 245 and Other Texts », British Institute of Classical Studies, 33, 1986, pp. 97-100 ; et Lloyd, Science, Folklore, pp. 326-327. Dans son De uteri dissectione, 7, Galien dit que « Hérophile compare la nature de l’utérus [du col de l’utérus ?] à la partie supérieure de la trachée-artère » ; Staden, Herophilus, p. 217.

31 Hippocrate, Aphorismes, 32 et 33 et Épidémies, 1.16. Cf. The Medical Works of Hippocrates, éd. John Chadwick et W. N. Mann, Oxford, Oxford University Press, 1950. Ces observations cliniques devaient être répétées pendant deux mille ans. Un médecin de la Renaissance rapporte, par exemple, qu’une femme qui souffrait de maux de tête parce que son flux menstruel s’était arrêté se trouva temporairement soulagée lorsque « celles-ci [ses menstrues] furent enfin expulsées par vomissements ». Le problème se posa à nouveau et ne fut définitivement réglé que lorsque le docteur lui fit une saignée à la cheville, qui « obligea les menstrues à s’écouler régulièrement de leur lieu naturel ». Antonio Beniveni (1443-1502), De abditis nonnullis ac mirandis morborum et sanationum causis, trad. Charles Singer, Springfield, Charles C. Thomas, 1954.

32 Soranos, Maladies des femmes, Livre 1, p. 19. Il observe aussi que l’écoulement menstruel est moindre chez les « répétitrices de chant et les femmes qui voyagent — surtout de l’intérieur des terres vers le bord de la mer ». L’interconnexion des fluides semble infinie. Ainsi Albert le Grand pensait-il que la stimulation sexuelle des hommes aussi bien que des femmes produisait un éjaculat qui tenait pour moitié de la sueur, et pour moitié du sperme. James R. Shaw, « Scientific Empiricism in the Middle Ages : Albertus Magnus on Sexual Anatomy and Physiology », Clio Medica, 10.1, 1975, p. 61.

33 GA, 1.19.727 a 11-15 ; HA, 7.10.587 b 32-588 a 2 ; ce passage suit l’explication que donne Aristote des raisons pour lesquelles les femmes qui allaitent n’ont pas de règles.

34 GA, 1.19.727 a 31 sq. ; HA, 7.2.582 b 30-583 a4 ; s’agissant du lien entre lait et sperme, cf. HA, 3.20.521 b 7 ; sur le lait, le sang et le sperme, GA, 4.4.771 a 4 sq. Je cite ici Aristote du fait de son importance dans la pensée occidentale en la matière, mais ces idées sont des lieux communs dans les textes antiques et plus tardifs, même ceux qui ne relèvent pas directement de la tradition aristotélicienne.

35 Cf. infra, chapitre V, où il est expliqué pourquoi ces découvertes rendirent plus plausible, sans pour autant l’impliquer, un modèle à deux sexes, mais aussi pourquoi il serait anachronique d’employer les termes modernes de « sperme » et d’« œuf » pour désigner ce que voyaient les hommes de science du XVIIe siècle.

36 Suivant les théories des deux semences — comme celles d’Hippocrate et de Galien —, les « semences » des deux parents sont nécessaires afin de vivifier la matière que fournit la mère. Suivant les théories de la semence unique — dont la plus influente fut celle d’Aristote — le mâle apporte dans la génération le sperma (la cause efficiente et, de manière plus problématique, formelle) tandis que la catamenia (la cause matérielle) vient de la femelle. Dans ce modèle, l’éjaculat de la femelle ne répondait à aucune fin puisque, par définition, la femelle ne produit point de semence. Cf. Michael Boylan, « The Galenic and Hippocratic Challenges to Aristotle’s Conception Theory », Journal of the History of Biology, 17, printemps 1984, pp. 85-86, et Preus, note 10, supra.

37 Aline Rousselle, Porneia, De la maîtrise du corps à la privation sensorielle, Paris, PUF, 1983, pp. 38-39, soutient que, faute d’occasions, pour les hommes médecins, d’examiner des femmes mortes ou vives, ce sont les sages-femmes ou les patientes qui transmettaient aux médecins des observations très précises concernant le plaisir et la physiologie des femmes. Aucun témoignage direct ne vient confirmer cette idée, mais il me plairait qu’elle soit vraie, car elle donne à penser qu’une bonne partie de ce que je dirai dans ce livre ne réfléchit pas seulement une grande tradition médicale masculine, mais aussi l’univers de l’imagination féminine. En revanche, je ne suivrais pas A. Rousselle, lorsqu’elle attribue à Aristote une vision fondamentalement différente des aspects phénoménologiques de la reproduction de celle qu’expose l’auteur hippocratique. J’emploie l’expression « auteur hippocratique » pour suggérer que le corpus hippocratique — on le sait aujourd’hui — est l’œuvre de nombreux auteurs qui appartenaient à sa tradition. Recourir systématiquement à cette expression serait lourd, si bien que je préfère recommencer, par la suite, à désigner ces auteurs du nom de l’un d’entre eux : Hippocrate.

38 Hippocrate, « On Generation », éd. Lonie, 6.1 et 6.2., p. 5, ainsi que le commentaire éclairant des pages 124-132. [En français, cf. Hippocrate, Œuvres, t. XI, éd. R. Joly, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 48.]

39 Ibid., 7.3 ; et de nouveau 8.2 ; trad. fr. citée, p. 49.

40 Ibid., 6.2 ; trad. fr., p. 48. L’existence d’un sperme mâle et femelle en chacun des parents est censée expliquer pourquoi certaines femmes produisent une progéniture mâle avec certains hommes et des rejetons femelles après qu’elles ont pris un autre mari. Comme la tradition hippocratique est pangénésique — chaque partie du corps produisant une partie du sperme — chaque trait de l’enfant est le résultat du même genre de bataille qui détermine le sexe. (Voir GA, 1.17.725 b 13 sq., pour la critique classique de cette position.) De la génération affirme simplement qu’aucun enfant ne peut ressembler à un seul des parents, ce qui est une autre manière de dire que les hommes sont nécessaires et que les femmes ne sauraient simplement se cloner (cf. 8.1 et 8.2). Sur la pangénèse et les théories antiques de l’hérédité en général, cf. Erna Lesky, Die Zeugungs und Vererbungslehre der Antike und ihr Nachwirken, Mayence, Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1950.

41 Hippocrate n’explique à aucun moment pourquoi, ainsi qu’on pourrait s’y attendre avec ce modèle, il n’y a pas un fort nombre de créatures dont la configuration génitale serait « entre-deux », les rendant ainsi difficiles à classer socialement.

42 Ce que Galien dit très explicitement dans son Peri spermatos (De la semence), éd. Kuhn, 4.2.4, p. 622. Ailleurs, dans le même texte, il affirme que les « femelles ont des conduits séminaux et des testicules pleins de sperme ». Si les mâles avaient du lait dans leurs conduits mammaires, il n’y aurait pas de raison de se demander à quelle fin. « De même, puisque les femmes ont du sperme, il n’y a pas à se demander si elles l’excrètent » (2.1, p. 600).

43 Avicenne, Canon, Venise, 1564, 3.20.1.3. En 3.31.1.1, Avicenne, comme Galien, explique que « l’instrument de la génération chez la femme […] la matrice [est] en quelque sorte l’inverse de l’instrument viril ». La traduction latine [par Gérard de Crémone] de l’arabe d’Avicenne emploie sperma pour désigner les deux éjaculats, mâle et femelle, et Avicenne se donne la peine de critiquer ceux qui assimilent la semence féminine au fluide menstruel. Plus généralement, Avicenne conserve sur la génération une position aristotélicienne tout en reproduisant presque mot pour mot le système galénique d’isomorphismes anatomiques. Cf. Danielle Jacquart et Claude Thomasset, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF, 1985, pp. 50 sq.

44 Voir Boylan, « Galenic Challenge ». En d’autres occasions, Aristote emploie gonimos (générateur, productif) pour désigner le sperme. Il emploie le même mot pour désigner la contribution de la femelle.

45 GA, 1.21.729 b 17 sq. ; 2.1.734 b 20 sq., qui disserte du rapport compliqué de l’âme (ou des âmes) et du sperme en général ; 2.3.737 a 10-16. La présure est une substance extraite de la caillette des ruminants et qui contient de la rénine, enzyme employée pour cailler le lait. Le jus de figue remplit une fonction semblable ; HA, 6.18.572 a 15.

46 Conception intellectuelle et conception biologique sont étroitement liées, ainsi que devait le noter au XVIIe siècle William Harvey, tenant des théories d’Aristote.

47 Le texte médiéval (De Secretis Mulierum) du Pseudo-Albert le Grand emploie menstruum pour désigner la semence féminine et sperma la semence masculine lorsqu’il aborde le problème de la conception, où les deux semences (duo semine) se rencontrent dans la vulva (le vagin). Cf. Charles Wood, « The Doctors’ Dilemma : Sin, Salvation, and the Menstrual Cycle in Medieval Thought », Speculum, 56, 1981, p. 716, et John F. Benton, « Clio and Venus : An Historical View of Medical Love », The Meaning of Courtly Love, éd. F.X. Newman, Albany, State University of New York Press, 1962, p. 32, à propos de menstruum (semence) et sanguinis menstruus (sang menstruel). Le souci de saint Thomas d’Aquin c’est que la Vierge soit à la fois une cause matérielle et une cause formelle du Christ humain ; cf. en particulier Summa theologica, 3 a 31.5, et Wood, p. 27. L’enjeu de la question de savoir s’il fallait appeler semence le menstruum dépassait manifestement la biologie. En insistant sur l’absence de distinctions bien tranchées entre le modèle de la semence unique et celui des deux semences, je m’inscris en faux contre la position qu’avance Anne-Liese Thomasen, « “Historia Animalium” contra “Gynaecyia” in der Literatur des Mittlealters », Clio Medica, 15, 1980, pp. 5-23, où elle décrit deux traditions mutuellement incompatibles.

48 GA, 4.8.776 b 10. Cf. Boylan, « Galenic Challenge », p. 94, où il conclut, à juste titre à mon sens, que l’utérus s’acquitte d’une forme inférieure de « quatrième concoction de pepsis » que les conduits spermatiques, chez les hommes, font mieux. Plus généralement, sur la manière dont les aliments sont chauffés pour produire du sang et du matériel de génération, cf. Michael Boylan, « The Digestive and “Circulatory” Systems in Aristotle’s Biology », Journal of the History of Biology, 15, 1982, pp. 89-118. Le fait que dans HA, 10.1.634 b 30 sq. et 10.6.637 b 32, par exemple, sperma désigne les produits génésiques mâle et femelle est l’une des raisons qui incitent les spécialistes à douter de l’authenticité du Livre X. Qu’elle soit ou non d’Aristote, cette équation linguistique paraît aller dans la direction que suivent les textes aristotéliciens authentiques.

49 GA, 1.19.762 b 5 sq. ; sur les vieillards et les garçons, cf. GA, 1.18.725 b 20. La semence des ivrognes, dit le Pseudo-Aristote des Problemata, 50.865 a 33, est inféconde parce qu’elle est trop humide et produit un résidu trop liquide.

50 Il n’est pas étonnant, m’a laissé entendre Peter Brown, que les traditions gnostique et manichéenne reconnaissent dans l’éjaculation du sperme l’ultime stade de la délivrance de la lumière/esprit de la vile matière.

51 Paul Delany, « Constantinius Africanus’ De Coitu : A Translation », Chaucer Review, 4.1, 1969, p. 59. Constantin l’Africain est un médecin du XIe siècle, pénétré de la science médicale antique, qui enseigna à l’école de médecine de Salerne. Pour plus de détails sur ce point ainsi que sur les conseils extrêmement variables et souvent contradictoires que proféraient les médecins, cf. Jacquart et Thomasset, Sexualité et savoir médical, pp. 77 sq. et 109-120. Comme on le verra, je m’écarte des auteurs en m’inscrivant en faux contre la division tranchée qu’ils souhaitent opérer entre les physiologies de la reproduction mâle et femelle.

52 Divine Comédie : Purgatoire, trad. A. Pézard, in Dante, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, chant XXV, 37-45, p. 1296. De toute évidence, la référence est au mâle, mais son sang raffiné s’égoutte dans le sang raffiné de la femme, lequel a été concocté par un processus identique.

53 Pseudo-Albert le Grand, De Secretis Mulierum, 1.19. Ce texte du XIIe siècle devait être largement recopié et, par la suite, imprimé d’abord en latin puis en diverses langues vernaculaires. (En 1745, il était encore édité en anglais.) Cf. Lynn Thorndike, « Further Consideration of the Experimenta, Speculum Stromiac, and De Secretis Mulierum ascribed to Albertus », Speculum, 30, 1955, pp. 413-443.

54 L’histoire de Tirésias est rapportée par Ovide dans les Métamorphoses, 3.323-331. Mais on pourrait donner de la question une traduction plus spécifique : « Quel sexe a connu le meilleur orgasme (major voluptas) ? » Cf. aussi Leonard Barkan, The Gods Made Flesh : Metamorphosis and the Pursuit of Paganism, New Haven, Yale University Press, 1986, pp. 41-42 ; mais aussi p. 57, où il explique comment chez Ovide et d’autres poètes l’acte d’amour « brouille les distinctions en transformant les amants en hermaphrodites » (p. 57). Dans les Métamorphoses, l’histoire de Narcisse suit aussitôt le bref récit des aventures de Tirésias.

55 UP, 2.651. Par « zones génitales », Galien entend ici les organes intérieurs et leurs équivalents mâles : observez une fois encore l’association des parties : scrotum/utérus, mais aussi appareil digestif/appareil génital.

56 Des parties des animaux, 4.9.689 a 5 sq.

57 Galien explique, correctement au regard des connaissances modernes, que le vaisseau qui part du rein droit, et que l’on appelle de nos jours le canal spermatique interne, va directement à l’utérus. Dans son esprit, cela permettait au résidu séreux et excitant de se diriger tout droit vers son objectif sensible (UP, 2.641). En l’occurrence, le « droit » est employé dans la perspective de l’observateur.

58 Pseudo-Aristote, Problemata, 1.26.879 a 36-880 a 5. Piet H. Schrijvers, l’éditeur de Caelius Aurelianus, De Morbis Chronicus IV.9 : Eine medizinische Erklarung der mannlichen Homosexualitat aus der Antike, Amsterdam, B.R. Gruner, 1985, commente ce passage et soutient que l’homosexuel passif, le mollis, est par conséquent un « bisexuel » animé d’un désir excessif (un excès de semence). On trouve dans la langue un reflet des liens qui existent entre ces organes : le vagina, considéré comme une gaine, était une métaphore de l’anus. Adams, Latin Sexual Vocabulary, pp. 20, 115. Cf. Jacquart et Thomasset, Sexualité et savoir médical, pp. 171-172, pour le résumé d’une longue discussion technique où le sphincter est comparé aux muscles de l’utérus (vagin, cervix, etc.) dans as-Samau’nal ibn Yahyâ (mort en 1180), Livre de conversation avec les amis à propos des rapports intimes des amants dans le domaine de la science de la sexualité.

59 UP, 2.622-623, 658-659, 660-661. La nympha (2.661), mot par lequel Galien semble désigner le clitoris, est comparée à l’uvule, qui assure la protection de la gorge. Une fois encore le lien est établi entre reproduction et souffle, respiration et éjaculation, gorge et passages génitaux.

60 Cf. Shaw, « Albertus Magnus », p. 60.

61 Avicenne, Canon, 3.20.1.3, 25. Dans ses explications de la reproduction, Avicenne mêle une physiologie fondamentalement galénique à une métaphysique aristotélicienne.

62 « De la génération », 1.1, 4.1.

63 Galien, UP, 2.640-643. La citation de Démocrite à laquelle Galien fait allusion est probablement le fragment suivant : « L’acte sexuel est petite apoplexie. Car un homme sort d’un homme et s’en détache en s’en séparant comme par un coup » [B, xxxii, Les Présocratiques, éd. établie par J.-P. Dumont, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 861]. Bien qu’Aristote s’opposât explicitement à l’interprétation démocritéenne de cette explosion comme preuve de la pangénèse, il pensait lui aussi que le plaisir intense de l’orgasme était le fruit d’une soudaine explosion de pneuma tant chez les hommes que chez les femmes (GA, 1.20.728 a 10, 2.4.738 b 26-32). L’image du coït comme forme d’épilepsie resta en usage des siècles durant ; cf., par exemple, le premier grand guide d’éducation chrétienne : Clément d’Alexandrie, Paedagogus, 2.10. Au début des années 1960, le Vatican censura un roman d’Alberto Moravia, La Noia [L’Ennui], pour son « réalisme sexuel » sous prétexte qu’une scène d’amour était comparée à l’épilepsie : c’est la femme, et non l’amant fatigué, qui était transportée.

64 Pseudo-Aristote, Problemata, 4.1.876 a 30-35.

65 Tertullien, De anima, 3.208. La phrase avant l’ellipse reprend une traduction (en anglais) de Peter Brown, qu’il m’a aimablement permis d’employer. Sa version a en effet le mérite de souligner que les deux sexes sont transportés par le plaisir sexuel, peu importe de qui vient la vraie semence. Cf. le commentaire de Jan Hendrik Waszink, pp. 342-348, dans son édition du De anima, Amsterdam, J.M. Meulenhoff, 1947, sur la nature des contributions de chaque sexe à une vie nouvelle : l’auteur, montre bien à quel point il est difficile de déterminer ce que voulaient vraiment dire les auteurs anciens.

66 Lucrèce, De Natura rerum, Livre IV, 1211-1218 [trad. fr. par A. Ernout, De la nature, Paris, Les Belles Lettres, 1985, T. II, pp. 42, 48].

67 GA, 2.4.739 a 27-30. Ainsi tient-il à préciser que même lorsqu’une femme émet, ce n’est pas de la semence, mais « une sécrétion locale propre à chaque femme ».

68 GA, 2.4.739 a 20-35 ; mais aussi 1.19.727 b 34-728 a 24. Aristote est tout disposé à admettre que les hommes peuvent émettre de la semence sans rien éprouver, comme dans les pollutions nocturnes.

69 GA, 1.18.723 b 33. Du point de vue d’Aristote, cet argument infirme la position pangénésiste suivant laquelle l’orgasme féminin est la preuve qu’elle produit de la semence et que la semence provient de toutes les parties du corps des deux sexes.

70 GA, 1.20.728 a 11-21. C’est là qu’Aristote compare une femme à un homme impuissant ou à un petit garçon.

71 HA, 10.638 a 5 sq. Dans GA, 2.739 a 20-26, Aristote soutient que même si les femmes ont elles aussi des pollutions nocturnes, leur décharge n’est d’aucune contribution à l’embryon, parce que les garçons qui n’ont point de semence et les hommes qui paraissent inféconds ont aussi des rêves érotiques. Une fois encore, il s’agit de protéger de toute investigation la virilité de la générativité.

72 Aetios d’Amide, Tetrabiblion, 16.1. L’idée est implicite dans le « De la génération » d’Hippocrate, qui explique comment la matrice se contracte après qu’elle a reçu la semence. Les femmes d’expérience, assurait-on, pouvaient à partir de cette contraction indiquer le jour précis de la conception. Cf. le commentaire de Lonie, p. 124, pour d’autres évocations de la matrice qui aspire son éjaculat et celui du mâle.

73 « De la génération », 4.2. Lorsque la hiérarchie de la chaleur n’opère pas, c’est la hiérarchie de l’activité qui prend le relais. Par conséquent, si le sperme de l’homme arrive dans la matrice avant que ne s’éteigne l’orgasme de la femme, il éteint « à la fois la chaleur et le plaisir de la femme », de même qu’on refroidit de l’eau bouillante en la coupant d’eau froide. Une fois encore, « chaud » et « froid », n’ont pas ici, dans la littérature médicale, le sens que nous leur donnerions aujourd’hui. Ainsi, la majeure partie du corpus hippocratique considère que les hommes sont plus chauds et, partant, plus parfaits que les femmes, tandis que le Regime tient que les hommes sont plus froids et plus parfaits. Aucune controverse empirique ne départage ces positions.

74 HA, 10.3.635 b 19-24. Cette sudation est également comparée aux larmes qu’arrachent une lumière trop vive, le froid ou une forte chaleur. Dans le propos qui est le mien, encore une fois, il importe peu que ce livre ne soit probablement pas d’Aristote. La spécificité de son évocation de la lubrification avant l’orgasme, par opposition à l’émission de sperme femelle au moment de l’orgasme, peut indiquer que le passage exprime la voix des femmes telle qu’elle se transmit sous la plume d’un médecin antique anonyme. Cf. note 37, supra.

75 HA, 10.5.636 b 12 sq. ; voir également 10.1.634 b 3, à propos des conditions optimales en matière de sécheresse ou d’humidité.

76 Rhazès, Liber ad almansorum, 1481, 5.73.

77 Avicenne, Canon, 3.20.1.44. Ce serait plus facile à imaginer dans une société foncièrement polygame, où les femmes sont prisées, soit pour le plaisir qu’elles procurent, soit pour leur capacité à mettre au monde des fils. Délaissées par leur mari, elles cherchent le plaisir entre elles. Peut-être l’objet est-il de faire respecter la norme : qu’il appartient aux messieurs d’essayer sans cesse de procurer du plaisir aux femmes, puisque la reproduction des fils est autant leur responsabilité que celle des femmes.

78 Soranos, Maladies des femmes, pp. 11-12. (N.d.T.)

79 Ce qui me paraît totalement invraisemblable. Mais Soranos avait une échappatoire. « De façon analogue, les femmes en deuil elles aussi ont au fond d’elles-mêmes bien souvent le désir de s’alimenter, mais il est obscurci par le chagrin » : de même une femme pouvait-elle désirer à son insu un « rapprochement sexuel ». Il arrive que certains sentiments en masquent d’autres. Maladies des femmes, éd. Burguière, Gourevitch et Malinas, Livre I, 12, pp. 34-35. J’analyse les implications de ce point de vue dans le débat autour de la possibilité de la conception dans les cas de viol (chapitre V).

80 Soranos, Maladies des femmes, éd. Burguière, Gourevitch et Malinas, Livre I, 12, pp. 34-35, 37. [N.d.T. : Les maîtres d’œuvre de cette édition donnent de l’apothérapie la définition suivante : forme d’exercices doux par friction et onction pour ôter la fatigue et restaurer les forces du corps. Cf. pp. XV et 84 n.150.]

81 Polémon, Physiognomonika, 1.112, 1.10.36, cité par Maud Gleason, « The Semiotics of Gender : Physiognomy and Self-Fashioning in the Second Century A.D. », in Halperin et al., éds., Before Sexuality.

82 Sur le caractère naturel de l’homosexualité, cf. Kenneth James Dover, Greek Homosexuality, New York, Vintage Books, 1980, pp. 60-68 [Homosexualité grecque, trad. S. Saïd, Grenoble, La Pensée sauvage, 1982, pp. 79-88 ; N.d.T. : Cf. également Félix Buffière, Éros adolescent. La pédérastie dans la Grèce antique, Paris, Les Belles Lettres, 1980]. Plus précisément, au sujet du caractère naturel de la sensibilité génitale d’un homme à de jeunes garçons, cf. Dover, p. 170, et Caelius Aurelianus, Maladies aiguës, maladies chroniques, 3.180-181, in Schrijvers, Eine Medizinische, pp. 7-8. [N.d.T. : À propos de la satyriasis et du priapisme, cf. Jacquart et Thomasset, Sexualité et savoir médical, pp. 203 sq.]

83 Platon, Le Banquet, in Œuvres complètes, éd. L. Robin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, vol. II, 189 e-193 a, pp. 716-719 ; Aristote, Rhétorique, 1371 b 15-16. Je n’entends pas insinuer que la culture grecque en général tenait l’homosexualité pour naturelle ; de fait, tandis qu’Aristophane cherche à donner une histoire naturelle de l’amour des hommes pour les hommes, Pausanias, dans le même dialogue, s’en tient à une sorte de relativisme culturel : la « coutume concernant l’amour » pouvait bien être facile à comprendre dans la plupart des cités, « tandis que, chez nous [à Athènes, aussi bien qu’à Sparte] elle a de la diversité » (182 a-182 b, p. 706). [N.d.T. : Cf. Patrick Tort, « Le Mixte et l’Occident : l’hermaphrodite entre le mythe et la science », in La Raison classificatoire, Paris, Aubier, 1989, pp. 173-203.]

84 Sur la reconnaissance du cinaedos, fût-ce au moindre geste, cf. Gleason, « The Semiotics of Gender ». Sur l’honneur et les échanges convenables, en général, dans le commerce homosexuel masculin, cf. David J. Cohen, « Law, Society and Homosexuality in Classical Athens », Past and Present, 117, novembre 1987, pp. 3-21 ; David Halperin, « One Hundred Years of Homosexuality », Diacritics, été 1986, pp. 34-45, et, pour une version plus complète, « Sex Before Sexuality : Pederasty, Politics and Power in Classical Athens », in George Chauncey et al., éds., Hidden from History : Reclaiming the Gay and Lesbian Past, New York, New American Library, 1989.

85 Cf. Dover, pp. 182-184, sur la question de la « lesbienne » agressive, masculine ; et Schrijvers, Eine Medizinische, p. 8, à propos de l’équivalence du mollis et de la tribade.

86 Vicky Spellman, « Aristotle, Females, and Woman ». Je sais gré à l’auteur de m’avoir permis de prendre connaissance de son texte dactylographié. [N.d.T. : Cf. également G. Sissa, op. cit., note 11, supra.]

87 La République, 454 d-e, in Œuvres complètes, op. cit., vol. I, p. 1026. Platon, bien sûr, ne s’en tient pas à cette vision de l’égalité sexuelle en d’autres contextes, comme dans les Lois ou dans le mythe de l’origine des femmes du Timée. Pour comprendre le contexte des raisonnements de Platon en la matière, j’ai tiré un grand profit de l’étude de Monique Canto, « The Politics of Women’s Bodies : Reflections on Plato », in Susan Rubin Suleiman, éd., The Female Body in Western Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1989, pp. 339-353. Tandis que, dans mon interprétation, j’insiste sur le refus de Platon de voir dans la biologie de la reproduction une différence politique pertinente, Canto est plus positive et plaide que Platon prône une explication « communautaire » de la procréation qui neutralise les effets de la différence ; élever les enfants en communauté, ainsi qu’il est proposé ailleurs dans La République, est dans la droite ligne de cette stratégie politique. La qualité hautement contextuelle de la vision platonicienne des femmes en général est mise en évidence par Gregory Vlastos, « Was Plato a Feminist ? », Times Literary Supplement, 17-23 mars 1989, pp. 276, 288-289.

88 Dans GA, 2.1.734 b 20-735 a 10, il souligne aussi que la chaleur ne fait pas plus la hache que la chair. Ce qui fait l’épée, ce sont les mouvements qui enferment les principes de l’art, et il en va de même concernant la contribution du parent mâle à la chair.

89 Traité du ciel, 2.7.289 a 29-30. Cf. GA, Appendice A, n.7, éd. Peck, et pour un tableau des conceptions de la chaleur chez Aristote et d’autres auteurs antiques, cf. Mendelsohn, Heat and Life, pp. 11-13.

90 Sur les usages politiques et biologiques des mêmes termes, cf. Mary Cline Horowitz, « Aristotle and Women », Journal of the History of Biology, 9, automne 1976, pp. 183-213.

91 Cf. R. Howard Bloch, Etymologies and Genealogies : A Literary Anthropology of the Middle Ages, Chicago, University of Chicago Press, 1983, et l’explication fort précieuse de la manière dont opéraient les étymologies d’Isidore in Jacquart et Thomasset, Sexualité et savoir médical, pp. 16-28.

92 Isidore, Etymologiarum, 9.6.4 (« Semence ») [Isidorus Hispalensis, Etymologiae, Tome IX, Livre IX, Les Langues et les Groupes sociaux, par Marc Reydellet, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 202] et 4.5.4 (« Sang »).

93 Ibid., 9.5.24. [trad. fr. citée, ici légèrement modifiée, p. 196]. Vidua est ici traduit par « mère célibataire » parce que, dans une précédente section, Isidore avait déjà traité du cas d’un enfant posthume né légitimement d’une veuve. Selon le Lewis & Short, spurium désigne les pudenda femelles. À propos de Plutarque, cf. Adams, Latin Sexual Vocabulary, p. 96.

94 Ibid, 11.1.145.

95 Il est loin d’être évident que Regnier de Graaf ait effectivement découvert l’ovule, puisqu’il l’identifia avec ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « follicule de de Graaf ». De même, le sperme que virent Leeuwenhoek et Ham était entièrement différent de l’idée que nous en avons aujourd’hui.

96 Eschyle, Les Euménides, in Tragiques grecs, trad. Jean Grosjean, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, vers 606 sq., 653, 657 sq., pp. 394, 396-397. Pour « saillir », Eschyle emploie le verbe throsko qui, dans ses formes transitives habituelles, signifie s’élancer ou bondir. Ce passage est le seul qu’indique le Liddell & Scott où la forme transitive signifie « saillir » ou « féconder ». C’est aussi le locus classicus de la théorie de la génération dite du « champ coupé de sillons », suivant la formule de Michael Boylan, c’est-à-dire de l’idée que le mâle fournit toutes les causes pertinentes de la génération. Cf. son « Galenic Challenge », pp. 85-86.

97 Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1986, pp. 212-213 [Gesammelte Werke, vol. XIV, pp. 220-221]. Geist, et par suite Geistigkeit, est d’une traduction notoirement difficile, puisque « esprit » et « spiritualité » ont une connotation trop religieuse tandis qu’un néologisme comme « intellectualité » n’a pas grand sens. Mais le raisonnement de Freud, qui se poursuit dans la section suivante où il justifie la préséance qu’il donne à l’esprit (Geist) sur les sens (Sinn), souligne la supériorité à la fois culturelle et intrapsychique de l’esprit, de la raison, de la réflexivité et de la retenue sur la présence matérielle, l’immédiateté et l’instinct. [N.d.T. : Pour de plus amples précisions, cf. la note liminaire du traducteur dans la trad. citée, pp. 58-59.]

98 Cf. Nancy G. Siraisi, Taddeo Alderotii and His Pupils : Two Generations of Italian Medical Learning, Princeton, Princeton University Press, 1981, pp. 197-199.

99 Sur les « œufs du vent », cf. GA, 2.3.737 a 28 sq., 3.1.749 a 34-749 b 7 ; HA, 4.2.559 b 20-560 a 17. Les mola, ces morceaux de chair informes et de cheveux que l’on trouve parfois chez les femmes, n’étaient pas conçus comme des équivalents exacts des œufs du vent chez les oiseaux parce qu’ils étaient censés ne jamais apparaître sans rapports sexuels préalables avec un mâle. En vérité, tel n’est pas le cas, puisque les mola que les anciens observèrent chez les femmes étaient probablement des kystes dermoïdes qui se forment par parthénogénèse à partir des cellules germinales. On en trouve également chez les hommes, quoique rarement. Mais l’essentiel reste que, en proportion de la tâche monumentale qu’était la formation de la chair d’animaux plus chauds, la femelle passait pour être proportionnellement moins puissante par rapport à la tâche à accomplir ; UP, 2.630. L’avantage est que les femmes sont assez chaudes pour nourrir le fruit de la conception, mais pas suffisamment pour en assurer la coction. Si les femmes étaient des hommes, la vie nouvelle chuterait dans un désert et dépérirait.

100 « Chair oiseuse, informe & dure qui s’engendre seulement dans la matrice des femmes de sang menstrual fort abondant meslée de la semence froide & malconditionnée, en sorte qu’elle ne se peut faire de parfaite conception », suivant la définition du Furetière. (N.d.T.)

101 Plutarque, Préceptes de mariage, in Œuvres morales, tome II, traités 10-14, trad. J. Defradas, J. Hani et R. Klaerr, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 48.145 e, p. 165 ; cf. aussi 33.142 e, p. 158 ; 4.138 f, p. 148 ; 43.144 b, p. 162.

102 Sur la christianisation du corps, cf. Brown, Body and Society.

103 Brown, « Julian of Eclanum », p. 70.

104 Aristote pensait que l’érection, comme les changements de rythme cardiaque, était involontaire et n’était donc passible d’un blâme moral, ni d’un éloge. De motu animalium, 703 b 5-7 ; Marche des animaux. Mouvement des animaux, trad. P. Louis, Paris, Belles Lettres. C’est précisément le fait que la volonté fût incapable de maîtriser l’érection qui rendait celle-ci, mais aussi de manière plus éloquente encore l’impuissance, si profondément révélatrice de la déchéance de l’homme. [N.d.T. : À propos de la théologie de l’impuissance et de ses implications juridiques et judiciaires, cf. Pierre Darmon, Le Tribunal de l’impuissance, Paris, Éditions du Seuil, 1979.]

105 Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livres XI-XIV, in Œuvres, 35, trad. G. Combès, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, pp. 451, 453-455.

106 Thomas Tender, Sin and Confession on the Eve of the Reformation, Princeton, Princeton University Press, 1977, p. 181 ; Innocent III, On the Misery of the Human Condition, trad. Margaret Mary Dietz, Indianapolis, Bobbs-Merrill, sans date, p. 8.

107 Brown, Body and Society, p. 69.

108 Cf., par exemple, G.E.R. Lloyd, « Right and Left in Greek Philosophy », Journal of Hellenistic Studies, 82, 1962, pp. 55-66 ; Owen Kember, « Right and Left in the Sexual Theories of Parmenides », idem, 91, 1971, pp. 70-79 ; et pour une discussion plus générale des catégories en rapport avec l’opposition sexe/genre, Carol P. MacCormack, « Nature, Culture, and Gender : A Critique », in MacCormack et Marilyn Strathern, éds., Nature, Culture, and Gender, Cambridge, University Press, 1980, pp. 1-24.