Chapitre IV

REPRÉSENTER LE SEXE

Sébastien, à Olivia :

Il résulte de là, madame, que vous vous êtes méprise ;

mais la nature en cela a suivi sa pente.

Vous vouliez vous unir à une vierge ;

et, sur ma vie, vous n’aurez pas été déçue dans ce désir,

car vous avez épousé à la fois homme et vierge.

 

SHAKESPEARE,

La Nuit des rois, acte V, scène I

[trad. François-Victor Hugo]

 

Faute d’un point d’Archimède dans le corps qui garantisse la stabilité et la nature de la différence sexuelle, le sexe unique est, comme il a toujours été, en situation de tension avec deux polarités rigides, en équilibre à la lisière de dégradés en clair-obscur. Des circonstances sociales, politiques et culturelles spécifiques, qui se révèlent dans des moments anecdotiques et des contextes rhétoriques, favorisent la prédominance de l’un ou l’autre point de vue, mais aucun n’est jamais réduit au silence ni jamais au repos.

Le modèle du sexe unique, nous l’avons vu, était profondément imbriqué dans des couches de réflexion médicale dont les origines remontaient à l’Antiquité. Loin d’affaiblir ces attaches, les progrès de l’anatomie et de l’illustration anatomique, mais aussi les nouvelles connaissances cliniques firent plus que jamais du corps la représentation d’une seule chair et d’une seule économie corporelle. Le prestige culturel considérable du savoir médical, sinon de l’exercice effectif de la médecine, continua ainsi à peser du côté du sexe unique. Mais le corps unisexe subsista aussi, sans mal ou pas si facilement que cela, au milieu d’autres discours, d’autres exigences politiques, d’autres relations sociales, et même d’autres façons médicales de s’exprimer. Il pouvait s’intégrer parfaitement aux allégories de l’ordre cosmique, tout en s’accommodant fort mal de la rigidité des frontières entre genre et de l’impératif, propre au corps social, d’assurer l’accouplement à des fins de reproduction.

D’une manière ou d’une autre, si Olivia — jouée par un garçon, bien sûr — ne doit pas épouser la servante dont elle s’est amourachée, mais plutôt Sébastien, le frère jumeau de la fille, si l’intimité d’Orsino avec « Cesario » va au-delà du lien mâle jusqu’au mariage avec Viola, « les vêtements masculins usurpés » doivent être abandonnés et la femme liée à l’homme. La nature doit être tirée « vers son décentrement » (to his bias), c’est-à-dire détournée de sa trajectoire rectiligne. « Est donc implanté dans la nature quelque chose de décentré », comme le dit Stephen Greenblatt, qui « détourne hommes et femmes de leurs soi-disant désirs vers les accouplements auxquels ils sont destinés ». Mais si ce « quelque chose » n’est pas l’opposition de deux sexes qui s’attirent naturellement l’un l’autre — ainsi qu’on allait voir les choses au XVIIIe siècle — alors qu’est-ce1 ?

La réponse est : rien, ou tout au moins rien de spécifiquement ni de fondamentalement corporel propre à chaque sexe. Le pénis ne fait pas le mâle de même que, pour citer Feste, « cucullus nin facit monachum » : le capuce ne fait pas le moine. Toujours est-il que l’on triait hommes et femmes d’après les configurations de leur corps — i.e., selon qu’ils avaient un pénis intérieur ou extérieur — pour leur attribuer leur rôle dans la procréation mais aussi une multitude d’autres rôles soumis à la loi du genre. Profondément tributaire de significations culturelles, le corps unisexe des médecins servait à la fois d’écran microcosmique à un ordre hiérarchique macrocosmique et de signe plus ou moins stable d’un ordre social profondément gendré (gendered). Toute une matrice de stratégies d’interprétation et de postulats sur la manière dont les choses prennent un sens maintinrent en place le modèle unisexe tandis que leur éclipse relative permit une nouvelle intelligence du mâle et du femelle désormais envisagés comme des opposés. La nature du sexe — c’est la thèse que je défendrai dans ce chapitre et les deux suivants, est le résultat non pas de la biologie mais de nos besoins d’en parler.

UN SEUL SEXE ET LE MACROCOSME

Nos sources de la Renaissance et du Moyen Âge ne nous permettent pas d’oublier que le mot « cosmos », en anglais comme en grec, a un double sens. Ainsi que nous le rappelle Angus Fletcher, il dénote à la fois un ordre à grande échelle (macrocosme) et le signe de cet ordre, à petite échelle (microcosme). La science moderne, observe-t-il, travaille à réduire les liens métaphoriques entre les divers ordres du monde à un seul, afin d’expliquer l’homme et la nature, les cieux et la terre, en un seul langage mathématique neutre et non, comme dans l’univers culturel qui nous intéresse ici, en ébauchant une structure complexe de ressemblances, superposant les niveaux de connexion entre micro- et macrocosme, et en leur sein, tout en engendrant des correspondances suivant ce que dictent les exigences du sens2.

La nouvelle anatomie était pour l’essentiel profondément ancrée dans la vieille tradition métaphorique. Vésale, par exemple, fonde toute son explication de la manière « dont la nature pourvoit à la propagation de l’espèce » sur l’image d’une ville dont le fondateur « ne souhaite pas résider là », mais qui « n’en fournit pas moins un plan grâce auquel elle peut durer une éternité ou fort longtemps ». Le corps humain, commence-t-il, est nécessairement sujet à la mort et du fait de son matériau même il ne saurait être immortel, tout au moins physiquement. Toutes les cités, même les plus fortunées, ont connu la ruine au fil des âges. En revanche, la cité terrestre de Dieu dure depuis des milliers d’années, car il l’a conçue « avec certaine habileté merveilleuse, en sorte que des hommes nouveaux succèdent toujours à ceux qui dépérissent et que se perpétue la conservation de l’espèce ».

La génération est le miroir de la hiérarchie terrestre et des prodiges de la création. Le mâle, ainsi que nous pouvions désormais nous y attendre, « avance la portion la plus puissante du principe du fœtus », tandis que, également munie des testicules et des vaisseaux appropriés, la femelle « ajoute quelque proportion du principe premier », lequel est conçu dans sa matrice. C’est le plaisir, affirme Vésale, qui meut l’humanité et, à vrai dire, tous les animaux, les conduisant à se servir de leurs organes de la génération afin d’initier le « miracle de nature ». Le créateur leur a donné « un fort désir de réunion des corps et une volupté d’une singulière vigueur […] certain appétit merveilleux et indicible » pour en faire usage. En un sens, ce sont les qualités de corps purement mortels qui assurent l’autoperpétuation de l’ordre macrocosmique3.

Cette interaction constante entre les images du corps et l’univers au-delà, tout à la fois biologique et rhétorique, est tellement omniprésente que nous finissons par penser qu’elle va de soi. D’une manière ou d’une autre, les astres décident qu’en certains jours d’avril, d’août ou de décembre, on ne doit pas se faire saigner ni manger d’oie ou de paon, ni encore prendre de médicaments (fig. 45). Les corps célestes, déclare une brochure anglaise populaire, « sont les formes et matrices de toutes Herbes […] représentant le pareil de chaque végétal sur terre ». Inversement, « chaque Herbe est une étoile Terrestre qui croît vers le Ciel ». De cette série de correspondances en découlaient bien d’autres, qui introduisent le cosmos jusque dans le corps. Toutes les plantes de l’espèce Orchis, par exemple, excitent « l’appétit Vénérien » et aident la conception du fait de « leur similitude avec les Testicules » et parce qu’elles « ont aussi l’odeur de la Semence ». Le pépin de raisin représente les organes génitaux des deux sexes, et le vin, fabriqué à partir du raisin bien sûr, est en conséquence propice à la passion : « Les Anciens, non sans raison, disaient : Sans Bacchus, Vénus se refroidit. » D’innombrables illustrations de l’« homme zodiaque » — le corps humain représente comme d’habitude l’humanité en général — spécifient à quels astres correspond telle ou telle partie du corps. Et entre le ciel et la terre, les liens de signification sont innombrables4.

De même que les lunes de Jupiter offraient à Galilée un modèle des vérités de l’astronomie copernicienne, le corps humain pouvait représenter la fécondité de la nature et la puissance des cieux. On pouvait voir le monde et en saisir l’essence en essayant son instrument sur l’homme. Ainsi que le disait l’astrologue et médecin John Tanner : « En l’homme, comme en un verre grossissant, se peut découvrir notre Terre Nourricière, avec son innombrable progéniture ; en lui se peuvent décrire les vagues déchaînées et sans repos de l’Océan. Il incarne non seulement le monde Élémentaire, mais aussi le monde céleste5. » Inutile d’insister sur l’évidence : le fait que l’on jugeait les astres susceptibles d’influer sur le cours de la vie humaine. Mais je tiens à attirer précisément l’attention sur le lien entre génération et cosmos, entre le corps et les cycles de la vie hors de lui.

Les ouvrages populaires de médecine passaient avec une vertigineuse célérité de grandes propositions ontologiques à des potions spécifiques dont l’efficacité dépend de l’ordre macrocosmique. L’Enchiridion medicum de Robert Bayfield, par exemple, commence par ce lieu commun de la Renaissance : l’homme est « un abrégé ou une carte de l’univers » et la chute reflète la ruine qui a visité les deux mondes — « au grand monde, les calamités : au petit monde, la maladie et la mort » — avant d’enchaîner aussitôt sur une espèce de mise en scène sociale. Le livre est écrit, proclame son auteur, pour ceux qui ne peuvent s’offrir les livres des grands hommes mais qui n’en ont pas moins besoin d’apprendre la médecine, le divin secours en des temps de souffrance. C’est un trésor de palliatifs pour les maux que l’on rencontre sur le chemin de la destinée de tout homme, riche aussi bien que pauvre, « pour retourner en poussière, comme s’il n’avait jamais été ». Dans le texte proprement dit, les remèdes concrets proposés imitent curieusement ce mouvement du macro- au microcosme. Pour soigner l’hystérie, par exemple, Bayfield propose toutes sortes de remèdes : du réchauffement physique du corps dans l’ardeur des rapports en confiant à une sage-femme le soin de frotter les parties génitales à l’application sur celles-ci de sachets d’armoise ; mais on peut aussi se procurer « la mousse qui pousse sur le crâne d’un malfaiteur », la mélanger à la poudre dudit crâne et employer l’amalgame afin de modérer les attaques. Vivant ou mort, l’univers entier est mis à contribution pour soigner le corps en détresse6.

La forme la plus générale de ces mouvements naturels du macrocosme au microcosme se trouve dans la poétique de la biologie proprement dite, en particulier dans le langage à travers lequel hommes et femmes envisagèrent la succession des générations. Cette toile de métaphores n’est pas simplement le reflet de quelque ensemble de croyances quant à leurs corps, même si elle est aussi cela. Elle a une vie propre qui, dans une certaine mesure, tisse les liens entre le corps et le monde. Autrement dit, les images à travers lesquelles, sous la Renaissance, on comprenait les plaisirs et les corps sont moins le reflet d’un niveau particulier d’intelligence scientifique, voire d’une orientation philosophique particulière, qu’elles ne sont l’expression de tout un tissu ou d’un domaine du savoir. Des myriades de discours trouvent un écho à travers le corps.

Ainsi, imaginer que la semence féminine, après son mélange avec celle du mâle, « s’étendait en téguments transparents » qui entouraient « la nouvelle divinité créée », formait un tissu « bien trop beau et fin pour les doigts d’Arachné », c’est en soi donner forme à un subtil réseau de liens. L’épigenèse du fœtus est comparée à la création divine et à la fabrique des dieux, à la jeune Arachné qui tissa une image d’Europe transportée à travers les eaux par un Jupiter métamorphosé en taureau tellement réaliste qu’on « aurait cru que le taureau était vif, et que les vagues étaient de vraies vagues », mais aussi à l’humble fileuse tissant ses toiles, en laquelle son hubris valut à Arachné d’être changée7. Faire valoir que les Allemands appellent les règles die Blume et les Anglais the flowers (les fleurs) parce qu’un « arbre en fleur est pareillement jugé capable de porter des fruits » ouvre métaphoriquement le corps de la femme à toute la nature8.

Une biologie poétique permet pareillement à Edmund Spenser, dans The Faerie Queene, d’introduire la chaleur des cieux dans le corps virginal de Chrysogone pour le « prodigieux » engendrement de Belphébé et Amorette9.

À la claire fontaine, loin de la vue des hommes,

Elle se baignait le sein, la bouillante chaleur en allée,

De roses rouges se baignaient, et de violettes épanouies,

Et des plus douces fleurs qui dans la forêt poussaient.

Sur ce, Chrysogone s’assoupit, nue, sur la rive de l’étang.

Les rayons du soleil jouaient sur son corps,

Que son bain, tantôt, avait tout amolli,

Et s’enfoncèrent en son sein, où ils se nichèrent

Avec odeur si douce et force secrète inaperçue

Qu’en sa chair grosse sous peu fructifièrent.

Spenser ne prétend pas plus que moi que la biologie donne à cette naissance virginale toutes les apparences d’un événement ordinaire, ou que la médecine naturalise ce que l’on veut voir telle une miraculeuse naissance virginale du « sein de la rosée du matin ». Mais la biologie donne aux métaphores de ce passage une résonance et la poésie enveloppe à son tour la biologie dans ses images. La conception de Chrysogone n’est pas voulue miraculeuse au sens où elle se serait accomplie par des moyens inconnus ici-bas. Spenser écrit plutôt :

Mais raison enseigne que les semences fécondes

De toutes choses vivantes, par l’impression

Des rayons du soleil en humide complexion,

Conçoivent la vie et sont par nature animées.

Dans la boue du Nil, observe-t-il en guise d’exemple, les rayons du soleil animent des « créatures aux formes infinies ». Ces images de chaleur génératrice, corporelle ou solaire, ne sont pas simplement l’expression de théories scientifiques désormais surannées qui, dès lors qu’on a bien compris la reproduction, seraient triviales, incompréhensibles et confineraient à la sottise tant elles sont invraisemblables10. Mais la biologie n’était pas simplement comprise comme une forme de poésie : « pur » langage. C’est plutôt le va-et-vient constant, le dialogue interprétatif entre le corporel et le linguistique, qui en soi donne les sens du corps dans le modèle de la chair unique.

La capacité d’absorption de l’ensemble du domaine linguistique que j’ai décrit n’est nulle part plus évidente que dans deux explications de la génération qui enferment, en quelques paragraphes, la grandeur de la création et la tragédie de la chute, la fécondité de la terre et les détails mondains de la production du grain et de la cuisson du pain. Les deux récits sont éloignés dans le temps et procèdent de contextes fort différents, mais tous deux partagent le langage singulier de l’ouverture corporelle. Le premier est de Hildegarde de Bingen, cette extraordinaire nonne du XIIe siècle. Elle voit dans la création d’Ève l’archétype de la création de toute vie nouvelle à travers la puissance et la douceur de l’acte sexuel :

Lorsque Dieu créa Adam, Adam éprouva dans le sommeil la sensation du grand amour que Dieu lui insuffla. Et Dieu donna forme à cet amour de l’homme et ainsi la femme est-elle l’amour de l’homme. Et sitôt que la femme fut formée, Dieu donna à l’homme le pouvoir de créer, qu’à travers son amour — qui est la femme — il puisse procréer des enfants.

Si l’amour de l’homme est pareil au « feu qui embrase les montagnes », tandis que celui de la femme est un petit feu de bois, facile à étouffer, celui-ci est aussi « pareil à une douce chaleur procédant du soleil, qui porte fruit ». Après la chute, leur amour n’est pas si doux, mais plus fougueux, plus violent, plus humain, plus terre à terre :

Et ainsi, parce qu’un homme éprouve encore en lui cette grande douceur et qu’il est pareil à un cerf qui s’abreuve à la fontaine, il accourt avec célérité vers la femme, et elle à lui, elle pareille à l’aire martelée par ses multiples coups et échauffée quand les graines sont battues en elle.

En l’espace de deux paragraphes, nous passons de la création d’Ève née du sommeil d’Adam à l’ordinaire de la génération humaine comparé au grain rendu fécond par force cajoleries à travers la chaleur de l’ardeur sexuelle11.

Une explication allemande du XVIe siècle crée pareillement une matrice de métaphores où les frontières entre le monde naturel et le monde spirituel, et entre le corps humain et le reste de la création sont constamment élidées. La semence, explique l’auteur, œuvre comme spume ou écume, à laquelle le mouvement de son essence spirituelle, naturelle et vivifiante (seelichen, naturlichen und lebendigen Geyst) donne le pouvoir de créer dans la matière un souffle d’air (ein Blast) qui ouvre la voie au cœur. Puis, à l’image du partage des eaux à la création, les deux parties extérieures de l’écume sont repoussées sur les côtés, et diverses parties du corps naissent dans l’espace intermédiaire, chaque esprit produisant alors certaines parties. Ainsi l’essence spirituelle ou psychique (seelisch Geyst) agit-elle à la partie supérieure de la fissure pour produire la tête. Ces faits extraordinaires prennent une dimension profondément humaine et mondaine quand l’auteur nous précise qu’une autre force de la nature (naturlische Krafft) forme un petit sac (ein Buetlin) dans lequel « le fruit est mis à l’abri de la destruction de même que la croûte du pain protège la mie (Brosam)12 ».

Ces deux images du pain et de la génération rattachent la notion philosophiquement raffinée d’une grande chaîne de l’être à ce que le critique russe Mikhaïl Bakhtine a appelé « le mode grotesque de représentation du corps et de la vie corporelle [qui] a dominé pendant des milliers d’années dans la littérature écrite et orale ». Le modèle des corps et des plaisirs que j’explique est inscrit dans les deux, dans la rhétorique de la ressemblance métaphorique et dans une image du corps dont les frontières avec le monde sont poreuses et protéennes. Sa ruine surviendra avec leur effondrement politique et esthétique13.

Par « corps grotesque », Bakhtine entend « un corps en mouvement » (ou en voie de dissolution), un corps fécond, ouvert, en cours de reproduction. Les organes premiers de cet acte d’autocréation sont ceux qui conçoivent de nouveaux corps ou, plus généralement, bousculent les frontières de leur hôte. Tels que les identifie Bakhtine, il s’agit des intestins et du pénis, mais il omet inexplicablement la matrice. C’est pourquoi « les événements principaux, qui affectent le corps grotesque », sont ceux qu’accomplissent ces organes : ingestion, élimination par tous les orifices du corps, copulation, grossesse, démembrement. Inversement, soutient Bakhtine, « la logique artistique de l’image grotesque ignore la superficie […] la surface sans faille qui ferme et délimite le corps ». Le corps intérieur, le sang et les excréments, en fait toute son économie interne, se manifeste extérieurement. De surcroît, dans cette image du corps, différentes parties — en particulier le sang — créent une chaîne entre les générations, un lien entre la mort d’un corps individuel et la perpétuation du corps social matériel. Enfin, le corps grotesque est « cosmique et universel ». Autrement dit, les fonctions et configurations du corps ne réfléchissent pas seulement l’ordre cosmique, elles sont dans une large mesure déterminées par lui14.

Tout le monde ne suivra pas Bakhtine dans cette acceptation enjouée de l’ouverture, de la dislocation et de la mutilation corporelles ; dans son aveuglement devant la brutalité du langage dirigée contre les femmes ; son évocation romantique du rôle du carnavalesque dans la création d’une « vie populaire ». Pour les femmes qui mettaient au monde des enfants notamment, il n’était certainement pas très plaisant de connaître un monde dans lequel toute perturbation de l’ordre accepté — mauvaises pensées, culpabilité morale, rencontres de fortune avec certaines choses ou certaines personnes, rapports sexuels inopportuns ou positions intempestives — pouvait imprimer sa marque désastreuse sur la chair de leurs enfants in utero.

En 1638, John Winthrop donne ainsi un aperçu atroce et dramatique de ce monde. Il fait état d’un enfant né affreusement difforme à l’une des affidées de la hors-la-loi Anne Hutchinson. Le bébé mort-né « avait un visage mais point de tête, et ses oreilles dressées sur les épaules étaient pareilles à celles d’un singe ; il n’avait point de front, mais au-dessus des yeux, quatre cornes, dures et pointues […] le nombril et le ventre tout entier, au sexe près, étaient où le dos devait être, et le dos et les hanches devant, où aurait dû être le ventre ». Bref, en l’enfant, tout était aussi perverti que les croyances religieuses de sa mère : le devant derrière, l’animal à la place de l’humain, la dureté au lieu de la douceur ; lorsqu’il mourut dans le corps de la mère deux heures avant la naissance, « le lit sur lequel la mère était allongée fut pris d’un tremblement, puis il y eut une odeur fétide », si nocive que les femmes présentes vomirent et que leurs enfants eurent pour la première fois de leur vie des convulsions. Partout régnait la corruption. Soupçonnée de sorcellerie, la sage-femme « avait coutume de donner aux jeunes femmes de l’huile de mandragore et autres substances pour causer la conception ». De surcroît, « pénétrant dans sa demeure à cet instant même », le père du « monstre » fut dès le dimanche suivant « questionné à l’église pour diverses monstrueuses erreurs15 ».

Somme toute, la biologie de la reproduction et ces représentations des corps mâle et femelle font partie d’un mode littéraire spécifique que Bakhtine caractérise sur d’autres registres. La dénonciation du grotesque que l’on trouve chez des auteurs comme Érasme et dans laquelle Norbert Elias a reconnu l’essence même de la « civilisation des mœurs », qu’il associa à l’essor de l’État absolutiste, se mua aussi en dénonciation du modèle renaissant du sexe et du genre16. Au XVIIIe siècle, une nouvelle politique culturelle impliquera de nouvelles métaphores de reproduction et de nouvelles interprétations du corps féminin par rapport au corps masculin.

REPRÉSENTER UN SEUL SEXE

DANS UN MONDE BISEXUÉ

Le discours sur le sexe biologique menace toujours de s’effondrer en genre théâtral, mais c’est avec une urgence particulière et une grande virtuosité rhétorique qu’il y cède dans le monde du sexe unique. Elizabeth Ire sut, avec brio, exploiter les tensions entre son corps politique, masculin, et son corps privé, féminin, en créant une érotique de la vie de cour qui amena les grands hommes de son royaume à se constituer en factions tout en les attachant à elle, et les uns aux autres. Elle put jouer à la reine vierge séduisante mais inaccessible et au prince guerrier. Dans le célèbre discours qu’elle adressa aux troupes à Tilbury en 1588, elle proclama que son « corps [n’était] que d’une femme faible et sans force, mais [qu’elle avait] le cœur et l’estomac d’un roi, et d’un roi d’Angleterre de surcroît ». Plus tard, sa rhétorique recourut davantage encore aux images masculines. Elle se mit à parler d’elle plus souvent comme d’un roi, comme le mari de la nation plutôt que sa vierge mère. La nation, assurait-elle, ne pouvait porter les yeux sur aucun autre prince, car elle en était l’Énée, le saint Georges et le David. (François Ier joua lui aussi sur le thème de l’androgyne : sur une toile, il figure avec une tête de virago17. Et, dans une tout autre tradition, des hommes sont représentés comme l’appropriation de la force féminine des femmes par Adam, le premier homme, lequel est représenté effectivement enceint18.)

On retrouve partout des glissements de ce genre dans la littérature européenne à l’aube des temps modernes. Ainsi dans ce fabliau où un comte guérit sa belle-mère de sa manie de se mêler avec arrogance des affaires des hommes en prétendant que son inconduite lui venait des « couillons qu’elle avait aux reins » : « Vous avez des couilles comme nous et votre cœur en est orgueilleux. Je veux vous faire tâter là. Si elles y sont, je les ferai ôter. » Ses hommes l’étendirent bien par terre et il lui fit une longue entaille dans la fesse ; puis il « tira çà et là », pour la présenter à sa victime, une des couilles de l’énorme taureau qu’il avait pris soin de cacher auparavant. « Et celle-ci croit enfin, que c’est vrai19. » Vraiment ? Et, naturellement, les histoires de femmes qui changeaient bel et bien de sexe et auxquelles poussait soudain un pénis connaissaient une large diffusion dans la littérature médicale et autre.

Il arrivait aussi que le corps des hommes se décollât. Au XVIe siècle, la « mollesse » ou « effémination » passait pour un état d’instabilité, le lot des hommes qui finissaient par ressembler davantage à des femmes tant ils avaient pour elles une dévotion excessive : dans un exemple de 1589, que donne l’Oxford English Dictionary, « le roi passait pour être […] fort amoureux et efféminé ». Ayant refusé de combattre Tybalt, Roméo blâme les femmes de sa mollesse :

[…] Douce Juliette,

Ta beauté m’a donc fait un efféminé,

Elle amollit en moi l’acier de ma valeur !

(III, sc. 1, 111-113)20

Bien entendu, aucun de ces textes ne demande à être lu comme touchant à des corps réels et donc à l’effondrement du sexe en genre. Et quand c’est le cas, comme avec les histoires de changement de sexe, le langage des textes du XVIe siècle serait aisément traduisible dans les termes naturalistes évidents de la science moderne. Le langage d’Elizabeth est simplement métaphorique ; elle est pareille à un roi ou à un mari, mais en réalité elle est reine et pucelle. Le fabliau joue sur le lieu commun qui veut que les femmes aient des testicules à l’intérieur et le narrateur peut ainsi représenter (figure) des femmes devenues comme des hommes parce que leurs couilles ont glissé. La belle-mère pouvait bien être crédule au point de croire que les couilles du taureau étaient siennes, mais le comte et le lecteur ne sont pas dupes de la supercherie.

Les histoires d’hommes qui s’efféminent sont plus problématiques et il est difficile de leur demander ce qui s’était « réellement » passé de l’avis des auteurs. En un sens, on pourrait y voir autant d’expressions d’un souci des frontières des rôles dévolus au genre, ainsi que nous pourrions dire. Mais cela ne marche pas tout à fait dans les contextes textuels que j’entends envisager parce que, si les corps étaient exposés à un large éventail d’influences astrales et terrestres, pourquoi ne l’eussent-ils point été aussi aux transgressions de genre ? Des corps paraissent bel et bien glisser de leur ancrage sexuel face à la sociabilité hétérosexuelle ; frayer à l’excès avec les femmes ou se montrer par trop dévoué à elles se traduit apparemment par un brouillage de ce que nous appellerions le sexe.

Pour ce qui est des femmes changées en hommes, les explications naturalistes sont aussi problématiques. En premier lieu, elles présument ce qu’il faudrait précisément mettre en question : qu’au début de l’époque moderne les hommes et les femmes parlaient du corps et le comprenaient comme nous, et qu’il est aisé de traduire leurs catégories dans les nôtres. Lorsque des textes du début de l’époque moderne parlent des femmes qui se transforment en hommes, qui reçoivent les stigmates ou qui jeûnent des mois d’affilée, ils ne le font pas dans un langage scientifique neutre. Les lire ainsi, c’est passer à côté de leur spécificité historique. En second lieu, ces explications présument également un lien fixe et moderne, entre la base et la superstructure, entre genre et sexe : or, encore une fois, c’est précisément ce qui est en question.

Les textes que je vais ici prendre en considération — ceux de l’extrémité corporelle du spectre mais aussi ceux du métaphorique — présument au contraire une relation très différente. Le sexe dit biologique n’offre pas de base solide à la catégorie culturelle du genre mais menace constamment de la subvertir. Michel Foucault suggère une explication lorsqu’il soutient qu’à la Renaissance et auparavant, il n’existait point de seul et unique vrai sexe et que l’on pouvait considérer alors que l’hermaphrodite possédait les deux, entre lesquels il/elle pouvait opérer un choix social et juridique. Peut-être est-il utopique dans son affirmation politique ; le choix du genre n’était aucunement laissé à la discrétion de l’individu et l’on n’était pas libre d’en changer en cours de route. En revanche, il a raison de dire qu’il n’était de sexe essentiel, profond et vrai, qui différenciât l’homme culturel de la femme21. Mais il ne s’agissait pas non plus là de deux sexes en proportions variables : il n’y avait qu’un seul sexe dont les exemplaires les plus parfaits étaient sans mal décrétés mâles à la naissance et dont les exemplaires nettement moins parfaits étaient étiquetés femelles. La question moderne, du « vrai » sexe d’une personne, n’avait aucun sens à cette époque : non que les deux sexes fussent mêlés, mais parce qu’il n’y avait jamais qu’un seul sexe à trouver et que tout le monde le devait partager, du guerrier le plus fort au courtisan le plus efféminé, de la plus agressive des mégères à la plus douce des pucelles. À vrai dire, faute d’un système significativement stable de deux sexes, les lois somptuaires draconiennes du corps tentaient de stabiliser le genre — que la femme soit femme, que l’homme soit homme — tandis que les transgressions étaient très sévèrement châtiées.

Dans ce monde, le corps avec son sexe unique et élastique était bien plus libre d’exprimer le genre théâtral et les angoisses ainsi produites qu’il ne le serait lorsque l’on viendrait à le considérer comme le fondement du genre. Le corps est écrit et dessiné comme s’il représentait le domaine du genre et du désir ; son apparente instabilité marquait l’instabilité, à vrai dire l’impossibilité, d’un univers omnimasculin où seul existait le désir mâle homo-érotique. Un corps ouvert, dans lequel les différences sexuelles étaient affaire de degré plutôt que d’espèce, était confronté à un monde de vrais hommes et de vraies femmes, entre lesquels existaient des distinctions juridiques, sociales et culturelles bien claires.

Deux cents ans après les fabliaux, l’univers omnimasculin de la classe aristocratique des guerriers s’était évanoui. Les cours étaient encore à prédominance très fortement masculine, mais on attendait désormais autre chose du courtisan que prouesse militaire et brutalité nue. La réussite politique et sociale dépendant non seulement de la force et de l’astuce, mais aussi de qualités plus policées : de la courtoisie, de l’habillement, de la conversation, ainsi que des talents déployés pour « se faire soi-même » (« self-fashioning »).

Dans Le Livre du Courtisan de Castiglione s’étale l’angoisse, formulée dans le langage du corps, qu’à force de fréquenter trop assidûment les femmes les hommes engagés dans de telles poursuites ne deviennent comme elles et, ce qui serait plus menaçant encore, que les femmes ne deviennent pareilles aux hommes. C’est surtout apparent dans le Livre III, avec sa banale discussion sur la valeur de la femme, qui est en fait une reprise des arguments misogynes et antimisogynes de la « querelle des femmes22 ». Mais la crainte que les courtisans ne s’efféminent se manifeste aussi ailleurs dans le traité. Il arrive que des hommes deviennent « mous et féminins » dans leur apparence à force de jouer les délicats, de se crêper les cheveux et de s’épiler les sourcils, de se farder « de toutes les manières qu’emploient les femmes les plus lascives et les plus déshonnêtes du monde ». Les hommes de cette espèce paraissent perdre la trempe et la stabilité de la mâle perfection pour se fondre dans une instable mais protéenne imperfection. S’efféminer devient alors une sorte de dissolution fantasmagorique : « Leurs membres sont sur le point de se détacher l’un d’avec l’autre ; ils prononcent leurs paroles si tristement qu’on croirait qu’à l’instant ils vont rendre l’esprit23. »

La musique, proclame le misogyne seigneur Gasparo de Castiglione, est un passe-temps pour les femmes et pour ceux qui des femmes ont l’apparence mais non point les actes, pour ceux qui effémineraient leur esprit et se « livreraient à cette espèce de mort épouvantable ». Il parle comme si le corps était incapable de résister aux pressions du genre brouillé et pouvait à tout moment concrètement changer pour se mettre en accord avec sa perversion sociale. Gasparo va jusqu’à suggérer que l’hétérosexualité elle-même peut défaire la virilité d’un homme. Citant Aristote, il observe qu’une femme aime toujours le premier homme qu’elle ait connu charnellement — car, somme toute, « la femme reçoit de l’homme la perfection » —, tandis que l’homme hait la femme qui a été la première, car « l’homme [reçoit] de la femme l’imperfection ». Par extension, sa haine va à toutes celles qui ont suivi la première parce que « chacun aime naturellement ce qui le rend parfait, et hait ce qui le rend imparfait24 ».

Il y a aussi le danger inverse, à savoir que des pensées ou des actions qui conviennent mal à leur genre transforment les femmes en hommes. Julien le Magnifique, qui dans l’ouvrage de Castiglione se range parmi les modérés sur la question de la femme, la met en garde contre la pratique de « ces exercices virils si vigoureux et rudes », contre « des mouvements trop vifs et forcés », quand elle danse, et, ajoute-t-il, « je ne voudrais pas […] quand elle chante ou joue d’un instrument, qu’elle emploie ces diminutions fortes et répétées25 ». En l’occurrence, l’inquiétude ne s’arrête pas aux femmes jouant de la musique qui ne convient point aux dames, ou qui transgressent les bornes du genre ; elle va au-delà : car il semblait que des conduites impropres pussent bel et bien se solder par un changement de sexe. J’entends étayer cette interprétation en mettant Castiglione aux côtés de récits presque contemporains — de Michel de Montaigne et du chirurgien-chef de Charles IX, Ambroise Paré — rapportant l’histoire d’une fille que des « mouvements vifs et forcés » ou d’autres activités masculines menèrent, ou auraient menée à ce qu’on dit, au genre de changement de sexe que redoutait précisément Julien, le courtisan.

L’histoire de Marie devenue Germain se trouve dans un recueil de récits et d’observations cliniques compilé par Ambroise Paré : une fille, une autre Marie, dont le nom fut changé en Manuel, lorsque « luy sortit un membre viril » au « temps que les filles commencent à auoir leurs fleurs » ; un jeune homme de Reims qui vécut comme une fille — dont, anatomiquement, il avait toutes les apparences — jusqu’à l’âge de quatorze ans : « Mais se ioüant et folastrant, estant couché auec vne chambriere, ses parties genitales d’homme se vindrent à deuelopper. » Comme si le seul fait de faire l’amour à la manière d’un homme avait donné à la pucelle les organes pour le faire « convenablement ». (Peut-être avait-il toujours été un homme dans un corps de femme en sorte que son genre, sinon son sexe, fit en esprit de la rencontre une rencontre hétérosexuelle que la chair se chargea ensuite de confirmer. Ou peut-être était-il une femme mue par une passion homo-érotique pour une servante, qu’un changement de sexe de dernière minute sauva du péché.) On ne saurait le dire, et c’est précisément là tout l’intérêt de la chose. Un surcroît de chaleur ou le fait de jouer le rôle dévolu à l’autre genre, et il peut soudain jaillir un pénis, qui donne droit à celui qui le porte à la marque du phallus : autrement dit, à être appelé homme.

Le récit de Paré, dans lequel un mouvement violent joue un rôle causal majeur — celui que retient Montaigne — concerne un certain Germain Garnier, prénommé Marie à son baptême, qui servait dans la suite du roi, lorsque le célèbre chirurgien le/la rencontra. Le serviteur Germain était un jeune homme bien bâti, « portant barbe rousse assez espaisse », qui, jusqu’à l’âge de quinze ans (vingt-deux dans la version de Montaigne) avait vécu et s’était habillé en fille, « attendu qu’en luy ne se monstroit aucune marque de virilité ». Puis un jour que, dans la chaleur de la puberté, la fille sauta par-dessus un fossé tandis qu’elle poursuivait des pourceaux dans un champ de blé : « Et l’ayant sauté, à l’instant se viennent à luy deuelopper les genitoires et la verge virile, s’estans rompus les ligamens par lesquels auparauant estoient tenus clos et enserrés26. » Marie, qui n’était plus Marie pour longtemps, rentra à la hâte chez sa mère, qui consulta médecins et chirurgiens, lesquels affirmèrent d’une même voix à la mère quelque peu ébranlée que sa fille était devenue son fils. Elle le mena chez l’évêque, qui convoqua une assemblée où il fut décidé qu’il y avait bel et bien eu transformation : la bergère « receut le nom d’homme : et au lieu de Marie […] il fut appelé Germain ; et luy fut baillé habit d’homme ». (D’aucuns persistèrent à l’appeler Germain Marie, en souvenir qu’il avait jadis été fille.) Dans son Journal de voyage en Italie comme dans les Essais, Montaigne raconte la même histoire avec cette observation en sus : « Il y a encore en ceste ville une chanson ordinaire en la bouche des filles, où elles s’entrad’vertissent de ne faire plus de grandes enjambées, de peur de devenir masles, comme Marie-Germain. » Telle était la réponse des filles aux dangers de l’effémination27.

De la transformation de Marie, Paré offre l’explication suivante, entièrement naturaliste : « C’est que les femmes ont autant de caché dedans le corps, que les hommes descouurent dehors : reste seulement qu’elles n’ont pas tant de chaleur, ny suffisance pour pousser dehors ce que par la froidure de leur temperature est tenu comme lié au dedans. » Ainsi la puberté, le saut, la copulation, ou tout autre chose par quoi « la chaleur est rendue plus robuste » pouvaient suffire à faire voler en éclats la barrière entre l’intérieur et l’extérieur et produire sur une « femme » les marques d’un « homme ». Plus succinctement dans les termes du docte Gaspard Bauhin, « des femmes se sont changées en hommes » lorsque « la chaleur, ayant été rendue plus vigoureuse, pousse les testicules dehors ». Mais si la chaleur a cet effet-ci, et non l’inverse — les hommes ne sauraient physiquement se métamorphoser en femmes —, la raison en est autant métaphysique que physiologique, quelle que soit l’acception moderne de ces termes. Dans la grande chaîne des êtres, le mouvement est toujours ascendant : « Aussi ne trouvons-nous jamais en aucune histoire vraie qu’un homme soit jamais devenu femme, car Nature tend toujours vers ce qui est le plus parfait et non, au contraire, à opérer de telle manière que ce qui est parfait devienne imparfait28. »

Paré, Montaigne et Bauhin s’inscrivent bien sûr dans une longue tradition qui remonte à l’Antiquité. Tous citent Pline, qui affirme que la « transformation de femelles et mâles n’est pas une histoire oiseuse » et que, outre divers cas rapportés de source sûre, il vit lui-même « en Afrique une personne devenue mâle le jour qu’elle prenait époux29 ». (Le corpus grec contient une autre histoire, celle d’une fille de treize ans qui souffrit d’une violente douleur à l’estomac la veille de son mariage, et à qui fut épargné le destin d’une épouse encore enfant lorsque quatre jours plus tard elle poussa un grand cri en expulsant des génitoires mâles.) Sir Thomas Browne, le célèbre médecin et écrivain anglais du XVIIe siècle, devait conclure dans ses Vulgar Errors — dénonciation de toute une série de fausses croyances populaires — que l’on ne saurait nier le passage d’un sexe à l’autre chez les lièvres, « vu qu’on l’observe chez l’Homme ». L’homme est, somme toute, dans une « condition androgyne30 ».

Pour les protagonistes du Livre du Courtisan, ou même pour le comte du fabliau qui châtra sa belle-mère, la leçon des anecdotes de Paré et de la tradition qui remonte aux Grecs n’est pas qu’une femme est à tout moment susceptible de changer de sexe pour devenir un homme ou, ce qui est pis, qu’un homme coure le risque de perdre son membre et de devenir une femme. L’angoisse masculine de l’effémination, ou que des femmes n’acquièrent des traits masculins, trouvait sans doute une résonance dans l’histoire de Marie-Germain, mais le genre qu’elle représente ne saurait en être la cause ou n’a pu même lui donner créance. Autrement dit, les véritables changements de sexe ne sont pas les corrélats objectifs de changements imaginaires. Si le seul danger était d’aussi extraordinaires transformations, les terrifiantes érosions des frontières du sexe et du genre n’occuperaient pas une place aussi éminente dans des œuvres littéraires de toute sorte.

Le problème est plutôt que dans le monde imaginaire que je décris ici, il n’est pas de « vrai » sexe qui, en principe, fonde et distingue, de manière réductionniste, deux genres. Le genre fait partie de l’ordre des choses et, s’il n’est pas entièrement conventionnel, le sexe n’est pas non plus solidement corporel. Ainsi la façon moderne de considérer ces textes, de demander ce qu’il advient du sexe quand le jeu des genres se fait indistinct, ne sera d’aucune utilité. À la Renaissance, le sexe et le genre, comme nous disons, sont liés dans un cercle de significations dont il est impossible de s’échapper vers un hypothétique substrat biologique.

Je n’en veux pour preuve que le récit que fait Montaigne de la transformation de Germain dans son essai « De la force de l’imagination ». Montaigne prend bien soin de brouiller les pistes, au point qu’on ne saurait dire ce qu’il advint au juste, selon lui, à la fille qui sauta par-dessus le fossé ; il refuse tout simplement de s’attarder sur la question de ce qui est imaginaire et de ce qui est réel. La force de l’imagination fait croître des cornes sur la tête de Cyppus, roi d’Italie, « pour avoir assisté le jour avec grande affection au combat des taureaux, et avoir eu songe toute la nuict des cornes en la teste ». De même, citant Pline, Montaigne rapporte que l’on vit des femmes changées en hommes le jour de leurs noces.

Enfin, juste avant l’histoire de Germain, Montaigne évoque un autre exemple — emprunté à Ovide, cette fois — de fille qui se retrouve avec un pénis : « Iphis remplit garçon les vœux qu’il formait femme31. »

Tel est l’heureux dénouement de l’histoire d’une fille née et élevée comme un garçon, que son père avait promise en mariage à une belle fille et qui, à point nommé — en réponse aux prières de sa vertueuse mère —, se métamorphosa bel et bien en garçon : ses traits se firent plus sévères, sa force s’accrut, et vraisemblablement lui poussa-t-il aussi un pénis en accord avec le phallus qu’elle portait déjà en elle.

Montaigne ne précise jamais clairement quel rapport a ce mythe avec la fille qui donnait la chasse à ses pourceaux à Vitry et dont il porte personnellement témoignage de la métamorphose32. Nous ne savons pas davantage comment recevoir l’extraordinaire affirmation suivante, qui paraît normaliser ce qu’il advint à Iphis et à Marie sous prétexte que nous autres, les hommes, nous pouvons aussi bien concéder un pénis à toutes les femmes puisque de toute façon elles en auront un :

Ce n’est pas tant de merveille, que cette sorte d’accident se rencontre frequent ; car si l’imagination peut en telles choses, elle est si continuellement et si vigoureusement attachée à ce subject, que, pour n’avoir si souvent à rechoir en mesme pensée et aspreté de desir, elle a meilleur compte d’incorporer, une fois pour toutes, cette virile partie aux filles33.

Est-ce à dire que les femmes aimeraient avoir un pénis, qu’elles brûleraient d’en avoir un, et qu’en conséquence elles en auront un ? En veulent-elles un à elles, ou est-ce une plaisanterie qui joue sur la certitude qu’a Montaigne qu’elles veulent un pénis d’homme (le sien) ? Pourquoi vaut-il mieux leur en donner un « une fois pour toutes » ? Parce qu’elles en auront un de toute façon ? Le soi-disant réel et l’imaginaire, ce qui est de l’ordre de la représentation et ce qui est effectif, le phallus et le pénis, tout est désespérément brouillé.

Peut-être l’enjeu est-il le pénis même de Montaigne. Après divers autres hommages rapides à la force de l’imagination — les stigmates, les cicatrices du roi Dagobert, la défaillance de son ami, enclin « à y rechoir » après qu’il eut entendu parler d’un autre homme sujet à ces mêmes afflictions —, il aborde le seul sujet soutenu de l’essai : l’impuissance et la force de l’imagination, et des femmes, qui peuvent en être la cause. Certaines femmes de Scythie avaient soi-disant le pouvoir de tuer du seul regard les hommes qui les avaient courroucées ; d’autres « nous esteignent en nous allumant » ; de même « les tortues et les autruches couvent leurs œufs de la seule veuë, signe qu’ils y ont quelque vertu ejaculatrice » ; des femmes envoient des marques à leurs enfants in utero ; une jeune fille, peu ordinaire, de Pise fut présentée à Charles de Bohême, parce qu’elle était velue et hérissée, à cause d’une image de saint Jean-Baptiste pendue en son lit quand elle avait été conçue. Et ainsi de suite.

Peut-être est-ce l’ironiste qui point ici chez Montaigne. Mais l’essai ne permet aucune certitude quant aux limites du sexe. Son impuissance — le fait de « se trouver à court » —, le nouveau pénis bien réel de Germain, et l’incorporation de « cette partie virile aux filles », qui déjà l’ont en elles, sont autant d’éléments du même tourbillon discursif. Une discussion intensément engendrée — c’est un homme qui écrit sur son organe — paraît flotter sur un abîme de sexe fabuleux dans lesquels vont et viennent les pénis aux ordres de l’esprit.

J’entends maintenant illustrer les frontières fluides du sexe et les distinctions plus rigides de genre dans un autre contexte : la cour du lascif François Ier. Il s’agit d’un rendez-vous culturel fortement gendré. C’est en effet dans cette cour que la Diane de la fameuse Nymphe de Fontainebleau de Cellini fut inconfortablement installée au-dessus du portail d’entrée du palais, objet d’un regard indubitablement masculin et surtout du regard privilégié du roi. Ici, des hommes écrivirent blasons et contre-blasons sur les parties des femmes afin de se divertir les uns les autres, des constructions idéologiques du corps féminin. Dans ce discours entre hommes, la belle mamelle — ivoire, rose, fruit — est poétiquement mise en contrepoint de la laide — noire, avachie, puante et informe34.

Et l’anatomie courtoise fut pareillement gendrée. Scientifiquement futile, mais artistiquement magnifique, l’œuvre de Charles Estienne, médecin du roi, est le produit d’une science implicitement masculine. C’est une intelligence de mâle et des mains de mâle qui ouvrent les corps et dévoilent les secrets de la nature, alors même que les illustrations représentent des corps de sexe masculin qui s’écorchent eux-mêmes pour l’édification du spectateur de sexe masculin (fig. 13-14). Estienne recommande à ses élèves de voiler la face et les parties intimes de leurs cadavres afin de ne point détourner l’attention des spectateurs35.

Il y a en tout cela une forte qualité homo-érotique, les femmes paraissant faire office d’intermédiaires et créer des liens entre les hommes. Et pourtant, dans le texte anatomique d’Estienne, les femmes sont agressivement conventionnelles dans leur attrait hétérosexuel. La première gravure (fig. 46) d’une série illustrant le système reproductif de la femme proclame les « voluptueuses » qualités érotiques féminines de son modèle. Et pourquoi pas ? Il s’agit en fait d’un « collage » à partir d’une gravure du Florentin Perino del Vaga, Vénus et l’Amour (fig. 47)36. Un rideau rassemblé et noué en forme de sac (curtain sack) — icône de la matrice, tout au moins dans l’art septentrional de cette époque — a été rajouté à la gravure initiale (fig. 47) afin d’aider Vénus à prendre la pose anatomique de la fig. 46. Un vase est venu remplacer le chérubin. Lui aussi peut représenter la matrice — l’utérus avec des poignées figurant les « vases séminaux » et les hommes barbus, les ovaires — tant linguistiquement qu’à cause de sa forme (vas, en latin, qui désignait un pot ou un vaisseau et qui a donné le français vase). Par terre, au premier plan, traînent quelques instruments chirurgicaux, tandis qu’une petite fenêtre a été découpée dans le ventre de Vénus afin d’y insérer une gravure sur bois du placenta. À y regarder de près, nous voyons que la déesse de l’amour, dans sa nouvelle incarnation de modèle anatomique, est enceinte37. Une autre gravure (fig. 48) la représente dans une pose légèrement différente mais non moins attirante, reposant sur un amas de coussins, la fenêtre du graveur représentant sa matrice dans laquelle a été découpée une seconde fenêtre. Le placenta, que l’on voyait de l’extérieur sur la figure 46, repose désormais sur le tabouret où se tenait tantôt assis le Cupidon.

Enfin, dans la pose la plus aguichante de toute la série (fig. 49). Vénus paraît se contorsionner dans l’extase sur ses coussins de peluche. Tenant l’oreiller d’une main, elle cherche du pied appui sur le coffre tandis qu’elle repose en équilibre sur le bord du lit. Mais ce n’est là, ne l’oublions pas, que la toile de fond d’un dessin anatomique : son foie et ses intestins sont parfaitement visibles, ses génitoires impudemment exposés. Mais ces organes génitaux, que dans un contexte jurisprudentiel les anatomistes renaissants eux-mêmes eussent tenus pour propres à distinguer le mâle de la femelle, sont précisément ceux d’un homme. Estienne est profondément galénique, en vérité jusqu’à l’obsession :

tellement que ce qui est caché par dedens aux femmes semble que ce soit le mesme de ce qui sort aux homes paar dehors : que fait que le prepuce du membre des hommes se rapporte au dehors du membre honteux des femmes. Car tout ainsy que tu voy (dit Galien) une maniere de couuerture à l’entour de l’orifice & entrée de la matrice des femmes : au cas pareil y a une maniere d’excrescence cuticulaire cauée par dedens : laquelle faait la meilleuree partie de la couuerture du membre viril.

Il poursuit sur ce ton dans plusieurs paragraphes, pour s’assurer que ses lecteurs comprennent bien que les personnages féminins manifestement érotisés qu’il a présentés possèdent les mêmes génitoires que les hommes : « L’orifice inférieur de ceste matrice est ce que nous appelons le membre honteux : raportant aulcunement […] au prepuce du membre des hommes. Car tout ainsy qu’est la couuerture de cest entrée ou orifice telle apparoist aussy l’excrescence circulaire du prepuce qui couure le membre honteeux de l’homme38. » Même dans leur minuscule compartiment, nous apercevons le col et la vulve représentés comme des structures en forme de gland. L’idée, si forte après le XVIIIe siècle, qu’il y avait dedans, dehors et sur tout le corps quelque chose de spécifique et de concret qui définissait le masculin par opposition au féminin et constituait le fondement de l’attraction des opposés était absente à la Renaissance.

Sur l’une des illustrations (fig. 50) du livre d’Estienne, un homme — Tout-homme39, peut-être — se tient à son balcon qui surplombe une place publique jonchée de débris (de ruines, peut-être). Il a la tête légèrement inclinée vers le haut et regarde au loin à travers une lunette, sans remarquer une femme nue, enceinte et éventrée, assise en bas dans une position des plus inconfortables. Bien qu’elle figure dans un ouvrage d’anatomie, cette gravure, et les autres illustrations d’Estienne que j’ai commentées, parle de ce qui se passe en surface. Ces gravures nous parlent en effet de théâtre, d’apparences, de fétiches érotiques. Les saints Sébastien qui se contorsionnent, les hommes qui s’écorchent eux-mêmes, les femmes nues dans des cours et autres tableaux dramatiques de même nature retiennent l’œil, tandis que les organes proprement dit sollicitent l’attention d’un discret geignement. Bref, ce sont des figures anatomiques sur le genre et non pas ce que nous appellerions le sexe ou les structures qui, dans le corps, marquent ce qui est mâle et ce qui est femelle.

Dans l’un des dialogues érotiques de l’Arétin, Nanna, la catin, fait précisément ses délices de cette théâtralité du sexe. À l’évidence, elle est femme, différente d’un homme, mais autant par artifice qu’à cause de la biologie. Une « savoureuse paire de fesses » — que les habits de l’époque mettaient plus en évidence chez les hommes que chez les femmes — est la source de son pouvoir. Les « mystères de l’enchantement » se trouvent entre ses cuisses, dit-elle, en changeant de terrain. Mais qu’a-t-elle donc entre les cuisses ? Une ouverture vaginale « si délicatement fendue que c’est à peine si l’on pouvait découvrir où elle était40 ». Ses forces érotiques ne sont point celles de l’anatomie sexuelle, mais lui viennent d’une érotisation extrêmement puissante en surface. Ce qui importe, c’est le genre, et non pas le sexe. Ce qui rend Nanna désirable, ce n’est pas le vagin ni les organes qu’il contient, mais la fente fermée, invisible, toute petite, et il faut déployer un art considérable pour que nature soit « vers son décentrement (bias) tirée ».

LE SEXE ET LE GENRE,

LES MÉDECINS ET LA LOI

Dans l’entendement des médecins de la Renaissance, il ne devait y avoir qu’un seul sexe. Par ailleurs, il existait de toute évidence deux sexes sociaux, au moins, avec des droits et des obligations qui différaient du tout au tout et correspondaient plus ou moins à des échelons ou des stades plus ou moins hauts de l’échelle corporelle des êtres. Il était impossible de considérer aucune forme de sexe — social ou biologique — comme fondatrice ou première, alors même que les divisions de genre — les catégories du sexe social — passaient certainement pour naturelles. Qui plus est, cependant, le sexe biologique, dont nous faisons généralement la base du genre, ne relevait pas moins que le genre du domaine de la culture et du sens. Le pénis était donc symbole de statut, plutôt que signe de quelque autre essence ontologique aux racines profondes : le vrai sexe. On pouvait y voir un genre de certificat, analogue à un diplôme de médecin ou de juriste aujourd’hui, qui conférait à son porteur certains droits et privilèges. Je me propose d’examiner dans cette section comment se déterminait le sexe, dans les cas épineux, afin que l’on puisse faire entrer une personne dans une catégorie de genre claire et sans ambiguïté. Peut-être puis-je, en montrant comment se fixait le sexe aux marges, jeter quelque lumière sur sa nature culturelle en son noyau, mais aussi sur les tensions entre un sexe unique délié et des frontières de genre de la plus haute importance.

Dans le cours ordinaire des choses, la détermination du sexe ne posait aucun problème. Les créatures pourvues d’un membre extérieur étaient proclamées garçons et avaient droit à tous les privilèges et toutes les obligations liés à leur condition ; celles qui avaient un pénis intérieur étaient assignées à la catégorie inférieure des filles. Dans un monde où la naissance comptait par-dessus tout, le sexe était un attribut ascriptif de plus, avec des conséquences sociales ; être d’un sexe ou d’un autre donnait droit à certaines considérations sociales, de même qu’être de noble extrace permettait de porter l’hermine en vertu des lois somptuaires qui régissaient l’habillement. Habit, activité et objets particuliers du désir étaient autorisés aux uns, refusés aux autres, suivant qu’ils avaient assez de chaleur ou non pour faire saillir un organe. Ainsi le corps apparaissait-il comme le fondement absolu de tout le système du genre bipolaire.

Mais le sexe est un fondement branlant. Des changements touchant la structure corporelle, ou la découverte que les choses n’étaient pas telles qu’elles apparaissaient à première vue, pouvaient aisément faire basculer un corps d’une catégorie juridique (féminine) à l’autre (masculine). Or, les dites catégories reposaient sur des distinctions de genre — actif/passif, chaud/froid, formé/informe, informateur/formable — dont la présence d’un pénis externe ou interne n’était que le signe diagnostique. Le mâle et le femelle ne résidaient en rien de précis. Ainsi, pour les hermaphrodites, la question n’était pas de savoir de « quel sexe ils sont vraiment », mais vers quel genre l’architecture de leur corps les inclinait le plus volontiers. Les magistrats se souciaient moins de réalité corporelle — du sexe, comme nous dirions — que de maintenir des frontières sociales claires, bref de maintenir les catégories du genre.

Les hermaphrodites « sont dits soit mâles soit femelles », explique Colomb, « en fonction de leur surabondance, selon qu’ils sont plus aptes, ou réputés tels, à former des humains ou à en recevoir41 ». Ainsi le sexe est-il assigné en conséquence d’une capacité formatrice ; une fois encore, être mâle c’est être père, c’est-à-dire auteur de la vie. Une créature est d’autant plus mâle qu’elle s’approche de la « créativité ». Inversement, Colomb signale combien il était difficile de diagnostiquer le sexe d’une femme qu’il avait vue du fait qu’elle était doublement « incapable d’être justement active ou passive ». La raison de l’incertitude nous est présentée comme d’origine organique : « son pénis n’excédait pas la longueur ni l’épaisseur d’un petit doigt », tandis que « l’orifice de sa vulve était si étroit que c’est à peine s’il laissait assez de place pour l’extrémité du petit doigt42 ». Et devant un tribunal, Colomb eût appliqué les critères médicaux largement acceptés pour trancher quel organe doit décider du sexe. Mais il n’en fait rien ici ; il ne dit pas quel organe est le vrai. Cette personne est réputée femme parce que, socialement et juridiquement, elle est femme, mais une femme qui ne peut tenir « légitimement » le rôle passif ni tenir le rôle actif qui serait une violation grave des lois somptuaires en matière de sexe, une femme qui se ferait passer pour un homme, qui s’habillerait au-dessus de sa position. Tout se passe presque comme si avait été transposé au monde du genre le souci, plus général à l’aube de l’époque moderne, du comportement au-dessus de sa condition : souci né de l’effondrement des réseaux de protection, des effets pervers de l’argent et de l’essor des nouvelles situations parrainées par l’État.

Au XIXe siècle, la conduite n’est plus d’aucun intérêt. La question du sexe est purement et simplement biologique, écrit Ambroise Tardieu, le plus éminent des médecins légistes français. « C’est donc là […] une pure question de fait qui peut et doit être résolue par l’examen anatomique et physiologique de la personne suspecte. » Toute notion d’ambiguïté ou de neutralité sexuelle authentique est absurde parce que le sexe est absolument présent là et à travers le corps43. À la fin du XVIe siècle, la situation était fort différente ; une femme qui prenait le rôle de l’homme en faisant l’amour avec une autre femme passait pour une « tribade » (fricatrice), c’est-à-dire une femme qui prenait illicitement le rôle actif, qui frottait quand elle aurait dû avant tout se laisser frotter par un homme. Elle était en position d’accusée, en tant que femme qui avait violé la loi du genre en jouant le rôle de l’homme dans le coït.

Marin le Marcis échappa de peu au bûcher pour une telle transgression44. Elle fut baptisée d’un nom de fille et grandit jusqu’à un âge adulte apparemment normal dans un village proche de Rouen. Son maître et sa maîtresse attestèrent qu’elle avait des fleurs régulières et des médecins vinrent témoigner à son procès qu’elle était bel et bien ce que son genre voulait qu’elle fût depuis la naissance. Le fait est pourtant qu’elle s’amouracha d’une servante dont elle partageait la couche, lui révélant qu’elle avait un membre viril et qu’elle était donc un homme. Ils/elles voulurent donc convoler en justes noces.

Au lieu d’être publiquement reconnue comme un homme sitôt que lui était poussé un membre viril, ainsi qu’il advint à Marie-Germain dans le récit de Montaigne, Marin le Marcis fut poursuivie pour sodomie — nulle présomption d’hétérosexualité naturelle, en l’occurrence — et condamnée ; il/elle ne put produire l’organe nécessaire sous la pression d’un procès. Mais c’est alors qu’entra en scène le docteur Jacques Duval, qu’il trouva le membre manquant en sondant la vulve d’icelle/iceluy et prouva que ce n’était point un clitoris en le frottant jusqu’à ce qu’il éjaculât une épaisse semence masculine. (L’accent étant mis, en cette affaire, sur la pénétration illicite, l’attention porta non pas sur le fait de savoir si Marin avait effectivement un pénis intérieur — un vagin — mais si son candidat aux fonctions de pénis extérieur lui donnait droit aux prérogatives de la possession dévolues au membre viril.) L’intervention de Duval sauva Marin du bûcher, sans lui donner droit aussitôt à un nouveau genre. La cour ordonna qu’elle continuât à porter les habits d’une femme jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans — comme si la transition masculine se devait faire progressivement — et qu’elle s’abstînt de tout commerce avec l’un ou l’autre sexe tandis qu’elle continuerait à vivre en femme.

En l’occurrence, le grave souci des juges portait, apparemment, non pas sur le sexe sous-jacent, mais sur le genre : quels signes de rang, quels habits, quelles postures Marin pouvait-elle légitimement faire siennes ? Bien que la cour se préoccupât à l’évidence des organes, la question centrale est de savoir si quelqu’un qui n’est point né à la position plus élevée, qui sa vie durant a vécu en femme, avait ce qu’il fallait pour jouer en toute légitimité le rôle d’un homme et, plus généralement, si une « personne » a droit à certaine place dans l’ordre social45.

Le trope dominant est celui des femmes qui jouent à l’homme ou deviennent des hommes. En Hollande à l’aube du XVIIe siècle, par exemple, on trouve Henrika Schuria, « femme de maintien masculin qui s’était lassée de son sexe ». Elle s’habillait en homme, s’engagea dans la troupe et se glissa dans son nouveau rôle jusqu’au jour où elle se fit surprendre, en plein commerce, jouant le rôle sexuel d’un homme. À son retour de guerre, elle fut accusée de « concupiscence immorale » :

Vu que parfois même elle faisait sortir son clitoris hors la vulve et s’essayait à folâtreries lubriques avec d’autres femmes […] voire même les flattait de la main et les frottait […] certaine veuve, qui brûlait de désirs coupables et immodérés trouva ses désirs ardents et dépravés si bien assouvis qu’elle l’eût épousée avec joie, n’était l’interdiction de la loi46.

Son clitoris, avait-on pu constater, « avait la longueur d’une moitié de doigt et en sa raideur ne le cédait en rien au membre d’un garçon ». Schuria fut donc jugée, reconnue coupable et condamnée au bûcher en tant que tribade, cependant qu’un juge miséricordieux recommandât qu’on « l’étouffât dans l’œuf et qu’on l’exilât ». Autrement dit, on la soulagea de l’organe qui, supposait-on, lui permettait de quitter le « sexe dont elle s’était lassée » ; en revanche, elle fut châtiée en homme, c’est-à-dire condamnée à l’exil. (Cette affaire montre qu’un seul des isomorphismes du pénis féminin compte vraiment ; son pénis intérieur doit descendre, ainsi que ce fut le cas chez Marie-Germain, pour qu’elle soit habilitée à changer de sexe. Un clitoris agrandi ne compte pas.) Sa partenaire, la veuve qui tenait le rôle de la femme dans leur commerce, fût elle aussi châtiée, d’une façon qu’on ignore, et put demeurer dans la cité. Ayant joué le rôle de la femme, elle était présumée moins coupable et moins dangereuse : elle méritait donc un châtiment moins sévère. Il est d’autres cas, réels ou imaginaires, de cette espèce47.

Mais il est aussi des cas dans l’autre sens, d’hommes qui jouent à la femme pour leur plus grand bénéfice. En 1549, nous dit l’histoire, naquit une créature qui du mâle et de la femme avait les natures, bien que la nature du mâle l’emportât. Mais parce que sa « disposition et portraiture du corps représentait une femme », il/elle (?) trouva à s’employer comme servante et, en cette qualité, partagea la couche de la fille du maître, qui devint grosse de ses œuvres. Pour s’être fait passer pour une femme, cette « bête monstrueuse », en fait d’homme, périt sur le bûcher. Quant à savoir comment mâle nature l’emportait quand son corps « représentait » celui d’une femme, l’histoire ne nous le précise pas. On ne sait pas très bien non plus si le criminel vivait toujours en femme ou seulement quand se présentait l’occasion de coucher avec la fille de la maison. De même reste ambiguë la question de savoir si la « damsel » crut tout du long, ou seulement dans un premier temps, copuler avec une femme : se laissa-t-elle abuser en accueillant cet homme dans sa couche parce qu’elle le croyait femme avant de l’accepter comme un homme ou crut-elle jusqu’à la fin ou presque qu’elle faisait l’amour avec une femme ? Nul doute, cependant, que quelqu’un ait profité des ambiguïtés de son corps pour vivre en femme — assez douteuse, peut-être — puis ait retrouvé sa vraie nature pour avoir des relations sexuelles comme un homme. Lequel fut brûlé sur le bûcher, comme le faux Martin Guerre, pour avoir bafoué les conventions qui rendent la civilisation possible.

À chaque fois, visiblement, il importait peu de savoir de quel sexe se croyaient les protagonistes, ce qu’ils avaient à l’intérieur. L’un des aspects déconcertants et poignants d’affaires comme celles de Marin le Marcis est de voir le peu de cas que l’on faisait, dans les récits eux-mêmes et la détermination finale du sexe, de ce que l’on appellerait l’identité profonde de genre, le sentiment que les enfants acquièrent de très bonne heure qu’ils sont fille ou garçon. Nul ne cherchait à savoir de quel genre une personne se croyait avant qu’un changement intervînt ou qu’une accusation ne fût portée (précisément parce que la distinction a été désormais ébranlée, j’emploie ici les mots « sexe » et « genre » de manière interchangeable). Du moment que signe et statut s’accordaient, tout allait bien. Ou, inversement, on faisait en sorte que le genre, en tant que catégorie sociale, correspondît au signe du sexe sans référence à la nature de la personne. Les autorités pensaient que la transformation d’un état en l’autre se faisait de manière absolument abrupte, de même que le passage du célibat à l’état conjugal. Les sujets étaient censés changer — de filles socialement définies en garçons socialement définis — sans difficulté ni trouble intime. En vérité, à défaut d’une conversion instantanée, le contrevenant encourait toutes les rigueurs de la loi.

Dans son Journal de voyage en Italie, Montaigne raconte l’histoire d’un groupe de filles de Chaumont en Bassigny qui « complottèrent, il y a quelques années, de se vestir en males et continuer ainsi leur vie par le monde ». L’une d’elle vint « en ce lieu de Vitry », où séjournait Montaigne pour « estre tisseran […] et se rendoit à un chacun amy. Il fiancea audit Vitry une femme », qu’il laissa tomber par la suite. Puis il « devint amoureux d’une fame laquelle il avoit espousée, et vescut quatre ou cinq mois avecque elle avec son consentement, à ce qu’on dit ». Mais c’est alors que le tisserand fut reconnu par quelqu’un de Chaumont. Tout aussi abruptement que changea le sexe social du protagoniste, Montaigne change alors de pronom personnel : « Elle avoit esté condamnée à estre pendue ce qu’elle disoit aymer mieux souffrir que de se remettre en estat de fille. Et fut pendue pour des inventions illicites à suppléer au defaut de son sexe48. »

De même qu’Iphis, la fille de cette histoire s’était vue attribuer le genre d’un garçon ; elle n’était pas moins garçon que son homologue mythique. Mais à la différence du personnage d’Ovide, la française était à même de consommer son amour avec une femme, sans avoir recours à un membre viril ni les tempêtes émotionnelles que souffrait Iphis du fait qu’elle en manquait. Mais les dieux ne se portèrent point au secours du jeune tisserand ni ne lui firent expulser le pénis qui lui eût donné le droit de continuer à vivre en homme. Qu’il eût le sentiment d’être un homme et que d’un homme il eût les talents, qu’en homme il eût vécu n’était qu’une preuve supplémentaire de son crime : la tache de naissance du statut acquis lui faisait défaut. Ce qui lui valut de mourir en femme.

Ce qui ne semble pas très remarquable. Médecins et profanes de la Renaissance différenciaient les membres génitoires selon qu’ils étaient mâles ou femelles et ceux qui possédaient un membre viril étaient reconnus hommes. Alors comme aujourd’hui, le sexe déterminait le statut, le genre. Mais on a aussi le sentiment très net que, d’une manière ou d’une autre, dans des textes comme celui de Montaigne, « il n’y a pas de il y a », pas de sexe ontologique, mais uniquement des organes auxquels est associé un statut légal et social. Au moment même où les organes génitaux paraissent étaler leur pleine réalité extralinguistique exempte de toute ambiguïté, où s’effondre le langage du sexe unique, ils revêtent aussi leur statut civil le plus complet et trouvent leur intégration la plus achevée dans le monde du sens. La solidité corporelle se trouve ébranlée au moment où elle paraît la plus stable et nous pénétrons dans les basfonds du langage.

J’entends illustrer cette idée en montrant comment le Questionum medico-legalium de Paolo Zacchia, le grand ouvrage de jurisprudence médicale de la Renaissance et l’un des textes fondateurs de la discipline, traite de la question de l’attribution du sexe49. L’affaire intéresse avant toutes choses les médecins, affirme Zacchia, non les poètes, les devins, les charlatans et autres ignorants des choses de la médecine. Les hermaphrodites, souligne-t-il, ne sont point des monstres funestes et dangereux ni les habitants prodigieux du pays du Prestre Jehan, mais plutôt des gens dotés d’organes sexuels ambigus et qui posent de graves questions juridiques. Ainsi est-il possible de classer leurs déformations : trois formes primaires chez l’hermaphrodite mâle, une forme chez les femelles. Il est de véritables hermaphrodites qui possèdent les deux types d’organes et les hermaphrodites apparents chez qui, par exemple, on prend à tort pour un membre viril un utérus prolabé ou un clitoris dilaté. Un observateur professionnel et expérimenté peut aisément mettre de l’ordre dans tout cela50. Zacchia consacre les dix-neuf folios restants à expliquer qui doit être appelé femme ou homme.

Le ton clinique et professionnel du Questionum — dossiers cliniques, taxonomies, doctes recensions de la littérature sur divers points — laisserait supposer qu’il va être traité des organes comme du signe de quelque chose de solidement corporel, quelque chose qui imprègne en profondeur son sujet et en détermine l’identité. Mais Zacchia, comme Montaigne, traite des organes comme de certificats contingents du statut : « Les membres qui se conforment au sexe sont non pas les causes qui constituent le mâle ou le femelle ou encore les distinguent l’un de l’autre […] Parce qu’il se trouve que les membres de l’un des sexes pourraient apparaître chez quelqu’un du sexe opposé51. »

De manière on ne peut plus flagrante dans son analyse de l’hypertrophie du clitoris, la langue de Zacchia trahit ses préoccupations fondamentalement culturelles. « Il devrait suffire maintenant d’observer, affirme-t-il, qu’en ce qui concerne les femmes qui se sont transformées en mâles, le plus souvent, ceci a suivi une promotion (beneficium) du clitoris, ainsi que le pensent de nombreux anatomistes. » Au lieu d’employer le nom que l’on attendrait pour ce qui a pu se passer, incrementum ou dilatation, agrandissement, il écrit beneficium, bonté ou faveur, surtout au sens politique d’un avancement ou de la concession d’un bien ecclésiastique ou d’un droit féodal. Il ne faut pas se tromper et voir dans la dilatation du clitoris une promotion sur l’échelle de l’être, même si, comme dans le cas de Marie-Germain, la sortie d’un pénis interne eut précisément cet effet. Avoir un pénis certifiable c’est avoir un phallus, en termes lacaniens, mais tel n’est pas le cas si l’on est pourvu d’un grand clitoris52.

De même, lorsque Zacchia aborde le cas des hermaphrodites pourvus des deux ensembles d’organes, il distingue, à la suite d’Aristote, le sexe valide (sexum ratum) du sexe sans effet, invalide, inutile (inritum). Une fois encore, le sens est politique — celui de testaments ou de lois valides ou invalides — et non morphologique. Les jugements politiques, les droits du genre, sont déjà contenus dans les jugements relatifs au sexe parce que le politique est déjà inscrit dans la biologie de la génération. Ainsi, lorsque Zacchia prétend que les humains ne sauraient avoir deux sexes valides, il fait moins allusion à un fait biologique qu’à un fait social ou culturel : les mâles informent et les femmes portent, et il est impossible à une créature de faire les deux, quelle que soit la configuration de ses organes. Faute de preuves relatives à la réalité de la génération, ce sont les vieilles oppositions pythagoriciennes qui entrent en jeu, plutôt que d’autres critères anatomiques ou physiologiques : l’organe de droite (dans le cas des hermaphrodites qui ont les parties génitoires côte à côte) ou l’organe du haut (dans le cas de ceux qui sont pourvus d’organes disposés verticalement le long de l’axe du corps) est le seul qui compte53.

Alors même qu’aucun organe génital n’est visible, il est des signes qui indiquent quel est le sexe le plus puissant, mais aussi lequel l’est moins s’il n’est pas carrément impuissant (potentiorem ab impotentiorem). Là encore, le langage est au moins autant politique que biologique : les caractéristiques sexuelles secondaires auxquelles on se référait au lieu des organes génitaux sont la conséquence de la chaleur vitale plus ou moins grande par laquelle se définissent l’homme et la femme. Pour les médecins de la Renaissance, la chaleur était bien sûr censée avoir des corrélats physiques. Mais la chaleur était si inextricablement liée à la grande chaîne de l’être qu’il est difficile d’en démêler le sens de la signification de la perfection proprement dite.

Par exemple, les femmes peuvent se métamorphoser en hommes, assure Zacchia, mais des hommes ne sauraient virer à la femme. Pourquoi ? Il en offre une raison anatomique directe — la place manque à l’intérieur du mâle pour le retournement du membre viril — mais cet aparté n’emporte guère la conviction. Les grandes lignes de son argumentation sont métaphysiques. Sur un plan général, la plupart des autorités conviennent que « la nature tend toujours au plus parfait ». Mais, plus précisément, si une transformation de sexe intervient, elle se produit à cause de ce que possèdent les hommes, c’est-à-dire la chaleur. La chaleur, précise-t-il, « pousse, diffuse, dilate ; elle ne comprime ni ne contracte ou ne rétracte ». Le principe actif œuvre donc en sorte que « des membres qui se projettent à l’extérieur ne retournent jamais à l’intérieur ». (En d’autres termes, la chaleur du mâle obéit aux principes de la thermodynamique.) Des hommes ne sauraient devenir des femmes par expulsion parce que, ainsi qu’on l’a déjà montré, celle-ci marche dans le sens inverse, et ils ne sauraient non plus devenir des femmes par attraction parce que « celle-ci, lorsque tout se passe bien, réunit ce qui est propice à l’animal » ; or, à l’évidence, il n’est pas propice de devenir plus imparfait54.

Autrement dit, la biologie est soumise à des normes culturelles de même que la culture repose sur la biologie. Dans le monde unisexe en général, et dans l’œuvre de Zacchia en particulier, lorsqu’il est question — pour d’excellentes raisons juridiques, pratiques et quotidiennes — de la biologie de deux sexes fondamentaux clairs et distincts, le discours s’empêtre en même temps dans le continuum corps/genre du modèle unisexe. Pendant le plus clair du XVIIe siècle, être homme ou femme c’était tenir un rang social, assumer un rôle culturel, et non être organiquement de l’un ou l’autre sexe. Le sexe était encore une catégorie sociologique, non pas ontologique.

IMAGINER LA GÉNÉRATION

DANS L’ŒUVRE DE HARVEY

Live Modern Wonder and be read alone,

Thy brain have issue though thy loins have none.

Let fraile Succession be the Vulgar Care,

Great Generation’s Selfe is now thy Heire.

 

Vis, Prodige Moderne, et d’être lu soit satisfait,

Ton cerveau a enfanté, si même tes reins ne l’ont fait,

Abandonne la frêle descendance aux soins du vulgaire,

La Grande Génération, seule, est désormais ton héritière55.

Le « vivant Prodige Moderne » sans enfant mais dont le cerveau avait enfanté se nommait William Harvey, l’homme qui découvrit que le sang circulait, l’homme qui aurait été le premier à dire que toute vie sort d’un œuf, l’homme qui pensait que la conception était une idée que le sperme allumait dans la matrice. Je termine ce chapitre par une brève étude de ses Disputations Touching the Generations of Animals56 parce qu’il s’agit de la dernière grande histoire de la génération et du corps encore profondément ancrée dans l’esthétique politique du modèle unisexe tandis que, dans le même temps, ses prétentions à l’autorité épistémologique, ses stratégies expérimentales et son ontologie de la reproduction — Harvey prétend parler, pour la première fois de l’histoire, d’un produit germinatif spécifique, l’œuf — sont ouvertement présentées dans le langage de la biologie nouvelle. Nous commençons à entrevoir chez Harvey ce qui apparaîtra plus clairement dans les deux prochains chapitres : non seulement que les théories de la différence sexuelle contribuent à déterminer ce que voient et savent les hommes de science mais aussi, ce qui importe davantage, que le contraire n’est pas vrai. Ce que les hommes de science voient et savent à une époque donnée ne circonscrit pas l’intelligence de la différence sexuelle ni ne limite l’esthétique de son expression. Bien au contraire, les observations et le prestige de la science prêtent généralement à l’art de la différence un poids nouveau sans pour autant en affecter le contenu.

La question de cette section se laisse poser de manière formelle. Comme d’autres grands textes scientifiques, le De motu cordis (Des mouvements du cœur chez l’homme et les animaux) clôt définitivement un chapitre. D’un style sec et nerveux et avec une grande économie de moyens, il ruine deux mille années de physiologie et établit, sans doute possible, que le cœur est une pompe (quoi qu’il puisse être par ailleurs) et que le sang, quoi qu’il puisse faire par ailleurs, doit circuler quand bien même on n’a pu encore démontrer par quels passages il va des artères aux veines et aux capillaires. Infiniment plus longues, en revanche, les Disputations diffèrent interminablement de conclure ; les histoires se multiplient sans aller nulle part. Le livre corrige une poignée d’erreurs relativement mineures touchant les précédentes explications de l’embryologie du poulet, prend partie avec vigueur mais de manière peu concluante pour l’épigenèse, laisse entendre sur la base de l’expérience, mais sans produire de preuve, que la fécondation n’est pas la fusion d’une masse de semence et d’une masse de sang menstruel et, malgré des efforts acharnés, ne parvient à percer le mystère de la génération57. À quoi tient cet échec ?

La longueur du livre et le caractère ouvert de son récit ne résultent pas essentiellement d’échecs scientifiques qu’aucun degré de lucidité, ni l’absence de tout bagage culturel, n’aurait pu éviter. Que faute d’un microscope, Harvey n’ait pu voir l’œuf ni le sperme n’explique nullement pourquoi il ne sut clore le chapitre de la conception, de même que la découverte de l’ovule et du sperme au XVIIIe siècle ne pouvait offrir aucune solution convaincante. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la théorie cellulaire permit de comprendre la conception comme la fusion de deux cellules distinctes, ce qui donnait à penser que les mâles et femelles reconnaissables étaient, d’une manière ou d’une autre, la projection de produits germinatifs radicalement différents. Mais c’est alors que la révolution de l’ADN vint une fois encore arracher le sexe à la conception ; les fils d’ADN ne corroborent aucune vision du dimorphisme sexuel. La biologie moléculaire a commencé à éclairer avec une précision inimaginable du temps de Harvey — ou même, en vérité, avant la fin des années 1940 — le fonctionnement de l’épigenèse. Pour autant, elle n’a pas apporté de réponses au « mystère de la vie » en relation avec un monde socialement sexué.

L’ouverture narrative particulière des Disputations n’est pas non plus le résultat du calendrier politique propre à Harvey, ne serait-ce que parce que ses positions parfaitement conventionnelles en matière de genre trouvent des échos profondément ambigus et incohérents dans son autre ouvrage. On peut plaider que Harvey souligne la passivité des femmes et de la matière dans la reproduction et que cette approche s’accorde avec les « nouvelles valeurs scientifiques fondées sur la domination de la nature et des femmes qui font partie intégrante des nouveaux modes de production capitalistes » et, plus généralement avec les « travers culturels » ou les « idées culturelles dominantes de supériorité masculine58 ». La déclaration qu’il fit à ses élèves d’anatomie, comme s’il s’agissait d’une loi naturelle — « les hommes qui séduisent font l’amour, les femmes consentent à se soumettre ; le contraire est déraisonnable » — est certainement le signe d’un débordement du politique dans la science59. Et lorsque les données cliniques lui font défaut pour expliquer pourquoi les femmes ne produisent pas de semence, il recourt à la téléologie génitale du modèle unisexe : il est impensable que des « parties aussi imparfaites et inapparentes » que l’appareil génital de la femelle puissent produire une semence « concoctée et vitale » au point de pouvoir partager l’influence avec celle du mâle, « ainsi concoctée avec une vivifiante chaleur, raffinée en de si nombreux vaisseaux et jaillissant avec tant d’allant ».

Harvey abandonna pourtant l’explication aristotélicienne traditionnelle du mâle actif qui agit sur la femelle passive. Le « primordium » femelle, dans son explication de la génération, était une cause tout à la fois matérielle et efficiente de la génération60. La forme et la matière du fœtus proviennent de la mère dont la matrice, une fois allumée, a en elle, plus précisément au sein du « primordium » ou de l’œuf, l’« esprit » ou l’idée de la vie nouvelle. En vérité, l’explication de Harvey confine à la parthénogénèse et il met tant d’insistance à expliquer que la femelle a en elle l’idée d’une vie nouvelle qu’un plaisantin a pu observer que, si tel était le cas, les femmes devraient pouvoir concevoir par la seule force de leur pensée61. L’essentiel, toutefois, n’est pas de savoir, parmi toutes les explications que donne Harvey de la génération, laquelle est la dominante, mais bien qu’il y ait tant d’histoires à raconter.

Le William Harvey qui évoqua dans ses écrits le sexe biologique et social fonde ses fables sur l’autorité de la nature et de l’expérimentation d’un ton tout aussi péremptoire que le William Harvey qui évoqua la circulation sanguine et qui, pour cet ouvrage, força l’admiration de ceux qui se penchèrent sur les origines de la science moderne. Les récits sur le sexe que contiennent les Disputations nous sont présentés comme s’ils allaient de soi dans la Nature, laquelle est « elle-même la plus fidèle interprète de ses propres secrets ». (En l’occurrence, une Nature féminine est tout à la fois homme de science et objet.) Ce qui demeure obscur dans une espèce, la Nature le révèle clairement dans une autre, et aujourd’hui que « tout le théâtre du monde » est exposé à la vue de tous, il faudrait s’obstiner dans sa paresse pour s’en remettre à la sagesse d’autrui ; il est « doux non seulement de se lasser mais même de défaillir » en suivant Nature à la trace jusqu’à ce qu’enfin nous soyons « reçu en ses secrets les mieux gardés ». Selon Harvey, on pouvait bel et bien accéder au cœur des choses, qui était par force plus réel que toute image ou représentation de celles-ci (de leur eidos). Ce que l’on découvre par les sens est donc plus clair que ce que l’on pourrait découvrir dans les livres, et c’est un signe de dégénérescence morale, de bassesse, que de « se laisser guider par les commentaires d’autres hommes sans faire l’épreuve des choses elles-mêmes, surtout depuis que le livre de la Nature est ainsi ouvert et lisible62 ». Par extension, nous sommes conviés à juger l’explication que donne Harvey de la génération moralement et épistémologiquement supérieure à celle qui se fonde sur la ratiocination de Galien ou sur l’aveugle soumission à l’autorité des Anciens, fût-ce d’Aristote. Harvey expose l’épistémologie empiriste triomphante, le nouveau réductionnisme de la nouvelle science.

Dans l’esprit de Harvey, la gloire qui couronnait toute son entreprise résidait dans sa fameuse démonstration, à l’intention de Charles Ier, que les galénistes avaient tort de croire qu’une matière mâle et une matière femelle se mêlaient effectivement à la conception et qu’Aristote avait lui aussi tort de soutenir que le sang menstruel était la base matérielle de la vie nouvelle. Cet exercice, dans l’esprit de Harvey, témoigne non seulement de la vérité particulière en question mais aussi de la force même des procédures expérimentales formelles qui permettent de trancher entre les théories63. Il avait montré au roi un utérus de biche dans les premiers stades de la grossesse et lui « avait prouvé que l’on ne trouvait trace de semence ni de conception dans le creux de la matrice ». Lorsque Charles fit part de cette nouvelle à sa suite, d’aucuns répliquèrent que Harvey s’était laissé abuser et qu’il avait induit le roi en erreur. Ils déclarèrent qu’une conception se formant « sans que survive la moindre trace de semence mâle », sans qu’il ne reste quoi que ce soit dans l’utérus après le coït, était « de l’ordre des adunata, des choses impossibles ». Afin de régler la question et que « la postérité pût comprendre plus clairement cette découverte d’une importance si capitale », le roi ordonna une expérience, que Harvey mit au point. Une douzaine de biches furent isolées dans le Richmond Park après la saison du rut et tenues à l’écart des cerfs après un accouplement initial. Harvey en disséqua quelques-unes — vraisemblablement fécondes, ainsi que le prouve le fait que celles qui restèrent en vie tombèrent enceintes « comme par quelque contagion, et donnèrent naissance à leurs faons le moment venu » — et découvrit qu’il n’y avait « point de restes dans l’utérus d’une semence tant mâle que femelle […] ni rien qui soit produit par quelque mélange de ces fluides […] aucune trace de matière, de “sang menstruel”, comme le voulait Aristote64 ».

Peu importe que cette expérience laissât profondément à désirer, qu’au moment où Harvey observa la matrice il n’eût point trouvé de sperme même s’il avait eu la lentille nécessaire pour le voir. Peu importe que la démonstration à l’intention de Charles ait fait de la recherche de sperme dans les matrices de femelles après le coït un nouveau problème de recherche dans un domaine déjà surencombré. (Le grand anatomiste hollandais Frederik Ruysch [1638-1731] serait sorti au beau milieu de la nuit pour disséquer une femme, que son mari avait surprise et tuée dans l’adultère ; mais l’on fit peu de cas de sa découverte de semence dans l’utérus sous prétexte que la pièce était sombre et que l’âge avait gâté sa vue65.) L’expérience de Harvey constitue une démonstration négative importante. De fait, le sang menstruel n’entre pas dans la formation du fœtus. Et le gros de l’éjaculat ne joue bel et bien aucun rôle dans la conception, même s’il y a bien sûr, matériellement, pénétration d’un spermatozoïde dans un ovule. Qui plus est, il offre le matériau à partir duquel on peut imaginer la vérité profonde et le mystère de l’épigenèse, de la fabrique d’un organisme complexe en partant d’une matière informe qui, d’une façon ou d’une autre, revêt la forme et les caractéristiques de la créature d’où elle est venue.

Mais, de même que ses prédécesseurs et ses successeurs, Harvey se montra bien incapable d’évoquer la reproduction sexuelle en dehors d’un langage déjà soumis à la loi du genre, en l’occurrence, celui du modèle unisexe. Il convient que la génération par l’union des deux sexes ait un sens qui la dépasse, impliquant le champ social dont une telle union est le pilier. Après avoir soutenu de manière convaincante que l’œuf de la poule — et, par extension, celui de la femelle — n’est pas le produit, contrairement à ce que voulait Galien, de quelque épanchement de la femelle lors du coït, Harvey ne s’en crut pas moins tenu de rendre culturellement significative la conduite du poulet ou de la femme post-coitum. Que la poule se conduise alors « comme transportée d’une douce volupté », n’est certes pas le signe d’une insémination, mais un signe de gratitude envers le mâle de son acte divin :

Elle se secoue de joie, et, comme si elle avait désormais reçu le plus grand des dons, elle se lisse les plumes comme pour rendre grâce de la bénédiction de l’enfantement accordée par Jupiter le créateur. La colombe […] exprime sa joie du coït de merveilleuse manière ; elle bondit et étale sa queue, avec laquelle elle balaie la terre sous elle, elle se peigne les plumes de son bec et les met en ordre comme si le don de la fécondité menait à la plus grande des gloires66.

Avec sa mystérieuse capacité de se former séquentiellement en un corps ordonné, le primordium femelle doit être tant bien que mal allumé en sorte que la vie lui soit insufflée. D’une manière ou d’une autre, le drame insondable de la génération doit avoir son corrélat objectif dans le monde social. Le mâle entre en scène. Le sperme agit par « contagion », pour allumer l’œuf. En vérité, le sperme est dans une certaine mesure prolifique parce qu’il est « pénétré d’esprit par la ferveur du coït ou du désir et bouillonne de la nature de l’écume ». La chaleur du commerce sexuel ne correspond à nul embrasement terrestre, mais aux étoiles, en sorte que le sperme porte, tel Prométhée, le feu céleste tandis qu’avec la fécondation proprement dite le mâle commémore l’œuvre de Dieu à l’heure de la création. La fécondation devient métaphoriquement pour Harvey une manière d’allumer les femmes, de les embraser comme frappées par la foudre. Ou, suivant une métaphore plus évocatrice encore du Monde, du Logos qui « informe » le monde, elle est pareille à la formation d’une idée qui germe dans le cerveau. En l’occurrence, l’image devient un tantinet plus complexe parce que le sperme seul n’a rien à voir avec l’idée, alors même que l’utérus à lui seul est le cerveau : « La génération des choses dans la Nature et la génération des choses en Art interviennent de même manière […] Les unes et les autres sont d’abord mues par quelque forme conçue qui est immatérielle et qui est produite par conception. » Le cerveau est « l’instrument de la conception » dans la production de l’art parce qu’il est l’instrument de l’âme, « sans l’intervention de la matière » ; de même, « l’utérus ou œuf » est le cerveau ou l’instrument de la conception dans la Nature. Mais apparemment l’idée n’est pas, comme chez Aristote, le seul sperme, mais plutôt la chose « produite par conception » qui engendre la vivante œuvre d’art.

Harvey avait auparavant ouvert la voie à la métaphore de l’utérus considéré comme un cerveau. L’utérus gravide de la biche s’enfle, « et une substance des plus douce et mollasse, pareille à celle du cerveau, emplit la cavité ». Quelques phrases plus loin, il écrit que l’intérieur de l’utérus est si délicat et lisse qu’on « pourrait croire à la douceur des ventricules du cerveau ». Ailleurs encore : « l’apparence ou forme du poulet est dans l’utérus ou l’œuf sans aucun matériau, de même que le dessin de la demeure est dans le cerveau du bâtisseur ». Autrement dit, le sperme pourrait agir « comme si le Tout-Puissant disait : “Croissez et multipliez”, et il en va aussitôt ainsi », mais seulement pour autant qu’il permet la génération d’une idée — le primordium ou œuf — dans le cerveau utérin de la femme67.

Tout en rejetant l’interprétation galénique de l’orgasme féminin comme signe de l’insémination, Harvey accordait une signification profonde à la passion sexuelle dans laquelle il voyait l’expression de la force vitale du corps. La simple sensualité des rapports sexuels accuse l’énergie de la vie en même temps qu’elle en préfigure tragiquement la fin : « Et il est clair que les parents sont jeunes, beaux, parfaits et vivent dans l’allégresse aussi longtemps seulement qu’ils peuvent engendrer des œufs et les féconder, et par l’intermédiaire de ces œufs enfanter leur semblable. » Mâles et femelles, expliquait Harvey à ses élèves en 1616 ne sont « jamais plus vaillants d’humeur folâtre et enjouée valeureux agréables ou beaux qu’à l’instant où le coït est sur le point d’être consommé68 ».

Mais « sitôt que cet office de vie est achevé, las ! ». De même que l’homme est triste après le coït, tous les animaux sont tristes à mourir lorsque l’étincelle, dont l’orgasme est le signe, est épuisée : « Même il se traîne après un long usage du commerce sexuel et tel un soldat qui a fait son temps se lasse, et les poules aussi sont, comme les plantes, après la ponte et sont épuisées. » C’est aujourd’hui seulement que nous réalisons à quel point le récit que fait Harvey du drame de la vie se partageait furtivement entre la basse-cour et la chambre à coucher. Pour Harvey, non moins que pour le galéniste confirmé, les chaleurs et passions du corps expriment la hiérarchie de la création.

La nouvelle épistémologie de Harvey et ses découvertes concrètes le ramenèrent droit à de nouvelles versions d’histoires anciennes. La génération, qui est la fonction la plus sociale, demeurait hors de portée d’un introuvable langage neutre des organes et des fonctions. Terriblement soucieux de comprendre comment tout cela marchait, Harvey tissa toutes sortes d’histoires de différence sexuelle les unes après les autres, en affectant toujours que c’était la Nature en personne qui parlait.

Au XVIIIe siècle, la voix de la Nature allait se faire entendre plus bruyamment. La signification, pensait-on alors, n’existait pas dans les échos du macrocosme et du microcosme, mais dans la chose en soi. L’image mécanique du monde promettait la vérité du monde matériel. Mais une épistémologie nouvelle ne protégeait pas l’anatomie sexuelle ni la reproduction des exigences de la culture. Alors même que la chair unique ne s’éteignit point — elle vit encore aujourd’hui sous des dehors divers — on allait de plus en plus reconnaître dans le corps deux chairs, deux nouveaux sexes, distincts et opposés. Ceux que ces questions préoccupent n’allaient plus considérer la femme comme une version amoindrie de l’homme sur un axe vertical aux gradations infinies, mais plutôt comme une créature entièrement différente le long d’un axe horizontal dont la partie intermédiaire était largement vide.


1.  Stephen Greenblatt, « Fiction and Friction », in Shakespearean Negotiations, Berkeley, University of California Press, 1988, p. 68. Emprunté au jeu de boules, le mot bias (décentrement) désigne la trajectoire incurvée que donne un poids de plomb décentré à la boule lorsqu’elle est lancée.

2 Angus Fletcher, Allegory : The Theory of a Symbolic Mode, Ithaca, Cornell University Press, 1964, pp. 110, 115-116. Foucault fait la même observation dans Les Mots et les Choses.

3 Andreas Vesalius, De humani corporis fabrica, Bâle, 1543, 5.12, pp. 519-520.

4 Signatures of Internal Things : or a True and Lively Anatomy of the Greater and Lesser World, Londres, 1669, pp. 5-6. Ce livre est explicitement paracelsien, mais comme le montre Keith Thomas dans Religion and the Decline of Magic, New York, Scribner’s, 1971, le système de croyances ici esquissé ne ressortit à aucune tradition en particulier.

5 John Tanner, The Hidden Treasures of the Art of Physick Fully Discovered in Four Books, Londres, 1659, pp. 36-37. Sur l’usage de l’expression « verres grossissants » (perspective glasses), l’Oxford English Dictionary donne la citation suivante de Sir Walter Raleigh : « Un éminent astrologue qui vit aujourd’hui [Galilée] […] a trouvé dans les étoiles en s’aidant de verres grossissants maintes choses inconnues des Anciens. »

6 Robert Bayfield, Enchiridion medicum, Londres, 1665, introduction, sans indication de page.

7 Anonyme, Anthropologia Abstracted : or the Idea of Humane Nature Reflected, Londres, 1655, p. 74. Si l’on se fie à la préface, le livre est d’un « Doctor of Physick » (docteur en médecine) d’une grande université, qui est mort jeune plus de douze ans avant sa publication. À propos d’Arachné, cf. Ovide, Les Métamorphoses, trad. J. Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 155-159.

8 Christoph Wirsung, Ein Neues Artzney Buch, 1572, p. 417. Nicholas Culpeper, Directory for Midwives (1696), pp. 67-68, prétend que l’anglais assimile les règles à des fleurs parce qu’elles précèdent la conception « de même que la fleur précède le fruit ».

9 The Faerie Queene, 3.6.3-8, in The Poetical Works of Edmund Spenser, éd. J.C. Smith et E. de Selincourt, Oxford, Oxford University Press, 1912 ; paperback, 1977, pp. 171-172.

10 Il fallut plus de deux siècles de preuves expérimentales avant que le lien entre chaleur et reproduction ne fût finalement brisé et que l’on écartât la possibilité de la génération spontanée. Dans une optique moderne, les tout premiers résultats eussent suffi à en démontrer l’impossibilité.

11 Hildegarde de Bingen, citée par Peter Dronke, Women Writers of the Middle Ages, Cambridge, University Press, 1984, p. 176.

12 Lorenz Fries (Laurentius Phryssen), Spiegel der Artzney, Strasbourg, 1518, 1546, pp. 127-128. « Brosam » est une bien curieuse image pour évoquer le fœtus protégé par le sac-croûte amniotique. Luther l’emploie au sens de « miette » dans sa traduction de Luc, 16.21, où des chiens lèchent les plaies de Lazare, le mendiant, « tandis qu’il désire se nourrir des miettes [Brosam] qui tombent de la table du riche ».

13 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. A. Robel, Paris, Gallimard, 1970, p. 317.

14 Ibid., pp. 315-317, 318-321. Comme il compte la grossesse parmi les fonctions du corps grotesque, il est étrange que Bakhtine ne cite pas la matrice comme l’un de ses organes centraux.

15 Winthrop’s Journal : History of New England, 1630-1649, éd. James Kendall Hosmer, New York, Scribner’s, 1908 ; reprint de 1966, 1.266-269. Pour un panorama général de la création de monstres qui passe en revue les théories antérieures, cf. Paul-Gabriel Boucé, « Imagination, Pregnant Women, and Monsters in Eighteenth Century England and France », in G.S. Rousseau et Roy Porter, éds., Sexual Underworlds of the Enlightenment, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1988, pp. 86-100. [N.d.T. : Cf. également Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1971, et Benjamin Bablot, « conseiller-médecin ordinaire du roi », Dissertation sur le pouvoir de l’imagination des femmes enceintes (1788), reprint Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1989.]

16 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et 1975.

17 Leah Marcus, « Shakespeare’s Comic Heroines, Elizabeth I, and the Political Uses of Androgyny », in Mary Beth Rose, éd., Women in the Middle Ages and the Renaissance, Syracuse, Syracuse University Press, 1986, pp. 141-142. Voir aussi Carla Freccera, « The Other and the Same : The Image of the Hermaphrodite in Rabelais », in Margaret W. Ferguson, Maureen Quilligan et Nancy J. Vickers, Rewriting the Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1986, pp. 145-158. [N.d.T. : Pour un portrait androgyne de François Ier et son explication, cf. Edgar Wind, Mystères païens de la Renaissance, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, pp. 226-227 et fig. 80. Sur l’ensemble de la question, on se reportera à l’essai de Nicole Pellegrin, « L’Androgyne au XVIe siècle : pour une lecture des savoirs », in D. Haase-Dubosc et É. Viennot, Femmes et pouvoirs sous l’Ancien Régime, Rivages, 1991, pp. 11-48 et notamment p. 38 note 12.]

18 Cf. Roberto Zapperi, L’Homme enceint. L’homme, la femme et le pouvoir, trad. M.-A. Maire Vigueur, préface de J. Le Goff, Paris, Presses Universitaires de France, 1983.

19 Bawdy Tales from the Courts of Medieval France, trad. P. Brians, New York, Harper and Row, 1973, pp. 24-35. [N.d.T. : Nous nous sommes reportés ici à la traduction de Nora Scott, « De la dame écouillée », in Contes pour rire. Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, Paris, 10-18, 1977, pp. 193-204, d’après la monumentale édition d’A. de Montaiglon et G. Raynaud, Recueil général des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, Paris, 6 vol., 1872-1890, vol. 6, CXLIX, 95.]

20 Traduction de Pierre Jean Jouve et Georges Pitoëff, in Shakespeare, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1959, vol. II, p. 501. (N.d.T.)

21 Michel Foucault, introduction à Herculine Barbin, New York, Pantheon, 1980, pp. VII-VIII. [N.d.T. : Cette introduction ne figure pas dans l’édition française de ce texte, Herculine Barbin dite Alexina B, présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1978.] Ivan Illich dit grosso modo la même chose, lorsqu’il distingue le « sexe économique » du « genre vernaculaire ». Le premier correspond, je crois, à ce que l’on entend généralement par sexe dans le monde moderne, une « dualité complémentaire » ; le second désigne « la polarisation d’une caractéristique commune », ce qui est en gros la façon dont je vois le sexe dans le modèle unisexe. Le sexe et le genre, selon Illich, sont tous deux « des rapports sociaux qui n’ont qu’un lien ténu avec l’anatomie ». Gender, New York, Pantheon, 1982, p. 14 [trad. fr., Le Genre vernaculaire, Paris, Éditions du Seuil, 1983].

22 En français dans le texte. Il est, bien entendu, d’autres traditions où ce débat se poursuit. Outre Maclean, Renaissance Notion of Woman, cf. Manfred Fleischer, « “Are Woman Human ?” The Debate between Valens Acidalius and Simon Gediccus », Sixteenth Century Journal, 12.2, 1981, pp. 107-120. Tout cela rappelle largement la préoccupation classique de la parure du corps et de l’effémination, au sujet desquelles cf. Maud Gleason, chap. 2, note 80.

23 Baldassare Castiglione, Le Livre du Courtisan (1561), présenté et traduit de l’italien d’après la version de Gabriel Chappuis (1580) par Alain Pons, Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1987, Livre I, XIX, p. 46.

24 Ibid., Livre III, XV, pp. 246-247. [N.d.T. : Il s’agit d’une allusion aux Problemata, X, IV, d’Aristote.]

25 Ibid., III, VIII, p. 239.

26 Ambroise Paré, Des monstres et prodiges, in Œuvres complètes, éditées et présentées par J.-F. Malgaigne, Genève, Slatkine Reprints, 1970, vol. III, pp. 19-20.

27 Michel de Montaigne, Journal de voyage en Italie, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 1119. Cf. également les Essais, ibid., Livre I, chap. XXI, p. 96.

28 Gaspard Bauhin, Theatrum anatomicum, Bâle, 1605, p. 181, cité in William Harvey, Lectures on the Whole Anatomy [Prelectiones anotomiae universalis, 1616], trad. C.D. O’Malley, F.N.L. Poynter, et K.F. Russell, Berkeley, University of California Press, 1961, p. 132 et n. 467.

29 Pline, Histoire naturelle, Livre VII, 4.36-38. [Cf., par exemple, la traduction de R. Schilling aux Belles Lettres.]

30 Sir Thomas Browne, Pseudodoxia Epidemica : or, Enquiries into Vulgar and Common Errors (1846). Un ouvrage pornographique du XVIIe siècle, Rare Verities : The Cabinet of Venus Unlocked and Her Secrets Laid Open, de J.B. Sinibaldi, Londres, 1658, contient un chapitre où il est répondu par l’affirmative à la question de savoir si « des femelles peuvent changer de sexe ». Cf. Roger Thompson, Unfit for Human Ears, Ottawa, Rowman and Little-field, 1979, pp. 168-169.

31 Ovide, Métamorphoses, IX, 794. Sur Iphis, cf. également Barkan, Gods Made Flesh, pp. 70-71.

32 L’histoire de Marie ne figure pas dans le texte « A » des Essais. Montaigne la rajouta ultérieurement, ce qui explique sans doute pourquoi les observations sur l’imagination trouvent, en apparence, à s’appliquer plus immédiatement à l’histoire d’Iphis qu’à la nouvelle interpolation. Cf. Œuvres complètes, op. cit., pp. 96, 1453.

33 Ibid., p. 96. Dans le chapitre VIII du Livre I, « De l’oisiveté », Montaigne paraît considérer l’imagination comme une force extérieure qui peut agir sur le corps. La terre fertile porte toutes sortes d’herbes folles, à moins qu’on ne la soumette et ne l’ensemence convenablement. De même les femmes produisent-elles toutes seules « des amas et pieces de chair informes », sauf à les « embesoigner d’une autre semence ». (Cf. supra, chap. 2, à propos des mola.) Ainsi, poursuit-il, en est-il des esprits : « Si on ne les occupe à certain sujet […] ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations » (Œuvres complètes, p. 33).

34 Cf. Nancy J. Vickers, « The Mistress in the Masterpiece », in Nancy K. Miller, éd., The Poetics of Gender, New York, Columbia University Press, 1986, pp. 36 et 19-41. J’ai également consulté le manuscrit de Vickers, « Blazon », où l’on trouvera une analyse détaillée de ce nouveau genre courtois qui « trouva son expression définitive dans un recueil de 1543 intitulé Blasons anatomiques du corps féminin ». [N.d.T. : En français, cf. Le Corps à la Renaissance, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, et notamment, Alison Saunders, « La Beauté que femme doit avoir », pp. 39-59.] Sur les efforts des femmes pour se faire entendre parmi ces voix masculines, cf., par exemple, Ann Rosalind Jones, « City Women and Their Audiences : Louise Labé and Veronica Franco », in Rewriting the Renaissance, pp. 299-316.

35 Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, 1546, 3. 41 [réimpression de l’édition parue en 1546 chez Simon de Colines, précédée d’une étude de P. Huard et de M. Grmek, « L’Œuvre de Charles Estienne et l’école anatomique parisienne », préface de G. Cordier, Paris, Azoulay, 1972], alors qu’il explique comment organiser, au fond mettre en scène, une dissection. Je présume que les parties virtuellement alléchantes sont celles des femmes, mais bien que de genre féminin l’expression de « partie honteuse » est tout du long employée pour désigner les génitoires des deux sexes.

36 Jacques-Louis Binet et Pierre Descargues, Dessins et traités d’anatomie, Paris, Éditions du Chêne, 1980, pp. 39-40. [N.d.T. : Pour plus de précisions, cf. Paule Dumaître, Histoire de la médecine et du livre médical, Paris, Pygmalion, 1978, pp. 127-129 sq. et les références citées.]

37 Susan Koslow, « The Curtain-Sack : A Newly Discovered Incarnation Motif in Rogier van der Weyden’s Columba Annunciation », College Art Association Proceedings, février 1985. Dans son usage classique latin, vas était plus communément employé en un sens sexuel pour désigner le pénis et les testicules (Adams, Latin Sexual Vocabulary, pp. 41-43, 88) ; de fait, Estienne introduit un semblable objet dans une gravure qui représente un homme. Une fois encore, cependant, la nomenclature du système reproductif brouille les frontières de la différence.

38 Estienne, De dissectione partium corporis humani (1945), 3.7. Édition française de 1546, III, 7, pp. 314-315.

39 Équivalent français de l’anglais Everyman, terme courant dans la moralité renaissante (N.d.T.).

40 Aretino’s Dialogues, trad. Raymond Rosenthal, New York, Stein and Day, 1971, pp. 169-170, citée par Laura Walwoord, « “A Whore’s Vices Are Really Virtues” : Prostitution and Feminine Identity in Sixteenth Century Venice », recherche inédite, Berkeley, 1987. Walwoord soutient que l’on jouait de systèmes symboliques changeants en tant que prostituées.

41 Colomb, De re anatomica (1559), « De choses qui adviennent rarement en anatomie », 15, pp. 494-495.

42 Ibid. Colomb fut manifestement fasciné par cette « femme », mais il se garda d’intervenir cliniquement dans un cas qui, par-delà même la distance des siècles, afflige et dérange. « La malheureuse souhaitait que je lui tranchasse le membre viril au couteau, lequel membre, assurait-elle, était une gêne lorsqu’elle désirait commercer avec un homme. Elle me pria aussi d’augmenter l’orifice de sa vulve, qu’elle puisse souffrir un homme. Mais moi qui ai souvent ardemment désiré percevoir les distinctions entre ces instruments, je l’en dissuadai par des paroles. Car je n’osais entreprendre d’accéder à ce désir, puisque je ne croyais pas pouvoir le faire sans mettre sa vie en danger. »

43 Ambroise Tardieu, Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels, Paris, Baillière, 1874, 2e éd., p. 11. Je sais gré à Vanessa Schwartz de m’avoir indiqué cette référence. Il semble que ce soit le cas de Herculine Barbin qui ait provoqué l’indignation de Tardieu ; mais M. Foucault comprend les choses autrement (cf. note 21).

44 Jacques Duval, Traité des hermaphrodites (1612), pp. 404-415. En fait, Marin était accusée de sodomie, autrement dit d’avoir placé le bon organe au mauvais endroit, le mauvais organe au bon endroit ou le mauvais organe au mauvais endroit. Ce qui veut dire qu’on lui reprochait d’avoir placé son clitoris dans l’un des orifices de ses partenaires féminines, puisque aucun n’eût normalement fait l’affaire. Deux femmes se fussent-elles contentées de se frotter mutuellement les parties génitales qu’elles ne se fussent point rendues coupables de sodomie, mais d’un moindre crime.

45 La question, comme celle de Natalie Zemon Davis, dans Le Retour de Martin Guerre, en collaboration avec J.-C. Carrière et D. Vigne, Paris, Robert Laffont, 1982, n’est pas tant de savoir qui est le véritable Martin — il semble que l’imposteur ait fait un meilleur Martin que l’original — mais qui doit jouer le rôle au nom de quel ensemble de critères.

46 Pour une présentation plus complète de ce cas, cf. mon « Amor Veneris », Zone, 5, 1989.

47 Cf. ibid. et Paré, Des monstres et prodiges, in Œuvres complètes, éditées et présentées par J.-F. Malgaigne, Genève, Slatkine Reprints, 1970, vol. III, pp. 15-20. [N.d.T. : Cf. également Marie-Christine Pouchelle, « L’Hybride », Nouvelle Revue de Psychanalyse, « Bisexualité et différence des sexes », no 7, printemps 1973, pp. 49-62.]

48 Montaigne, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 1118.

49 Paolo Zacchia, Questionum medico-legalium, Bâle, 1653. Dans ce texte, Zacchia aborde un large éventail de questions médico-légales : comment détecter un empoisonnement, distinguer la mort réelle de la mort apparente, établir la paternité, cataloguer les monstres et, bien entendu, établir le sexe dans les cas difficiles.

50 Zacchia prolonge pour l’essentiel la tradition de Gaspard Bauhin : cf. Katherine Park et Lorraine J. Daston, « Unnatural Conceptions : The Study of Monsters in France and England », Past and Present, 92, 1981, pp. 20-54.

51 Zacchia, par. 22, p. 494, se donne la peine d’expliquer que les parties génitoires ne sont pas une preuve du sexe, lequel est dans son esprit fonction de la chaleur. Ainsi fait-il valoir, en accord avec le savoir médical de son temps, que si les testicules doivent leur nom au fait qu’ils « attestent » de la virilité, « ces mêmes parties chez les femmes sont aussi nommées testicules quand bien même elles sont cachées en elles ». Même les testicules extérieurs ne sont pas un signe sûr. Il est des animaux et oiseaux mâles qui ont les testicules à l’intérieur, et « de source très sûre il est clair que même des femmes ont un génitoire projeté à l’extérieur » (par. 23).

52 Ibid., par. 8, p. 492. En l’occurrence, l’argumentation n’est pas fonctionnelle. Zacchia cite le cas de deux femmes dont le clitoris était si gros qu’elles pouvaient jouer le rôle de l’homme dans les rapports sexuels ; et, dans l’un des cas, la femme assurait même avoir émis à travers son clitoris (par. 15, p. 502).

53 Ibid., par. 42, p. 498 ; par. 13, p. 493.

54 Ibid., par. 28, pp. 494-495. Cela fait suite à une longue discussion, par. 26-27, des hommes putatifs qui deviennent femmes et des créatures, humaines ou autres, qui vont et viennent d’un sexe à l’autre. L’idée de base de Zacchia est que chaque fois qu’un homme semble virer à la femme — ainsi Daniel, soldat marié qui tomba enceint alors qu’il couchait avec sa femme et qu’un camarade le « connut » — c’est qu’il y a eu au départ erreur sur la personne (par. 13, p. 493). Sans doute Daniel avait-il d’un homme les apparences, mais son sexe « valide » était celui d’une femelle (par. 28).

55 Llewellyn, « Dedication to Harvey », cité par Elizabeth B. Gasking, Investigations into Generation, 1651-1828, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1967, p. 16.

56 Je me suis servi de la traduction des Exercitationes de generatione animalium (1651) par Gweneth Whitteridge, Oxford, Blackwell, 1981.

57 Sur la nature des contributions de Harvey en ce domaine, cf. Adelmann, Marcello Malpighi, 2.762-765, et le tableau érudit de Gasking, Investigations into Generation, pp. 16-35.

58 Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology, and the Scientific Revolution, San Francisco, Harper & Row, 1980, pp. 156, 159.

59 La phrase juste avant réaffirme cependant la continuité implicite dans le modèle unisexe et dans la chaîne de la perfection : « Ainsi l’organe de la génération est mâle au commencement et femelle à la fin. » Cf. également Harvey, Lectures on the Whole Anatomy, p. 127.

60 La femelle est aussi la cause finale ou première, puisque c’est sa présence qui pousse le mâle à l’union charnelle. Tantôt Harvey paraît vouloir faire de la seule femelle la cause efficiente, que le sperme met en branle. Tantôt, pp. 162-163 par exemple, il prétend que « le mâle et la femelle sont l’un et l’autre les causes efficientes de la génération ».

61 Elizabeth B. Gasking, Investigations into Generation, p. 16 ; Walter Pagel, William Harvey’s Biological Ideas, Bâle, N.Y., Karger, 1967, p. 44. Cf. également Pagel, New Light on William Harvey, Bâle, Karger, 1976, qui oppose l’invocation de l’épigenèse par Harvey à des anatomistes radicaux comme Highmore aussi bien qu’aux galénistes. Pour un résumé succinct des idées de Harvey dans le contexte des écrits contemporains en la matière, cf. Charles Bodemer, « Embryological Thought in Seventeenth Century England », in Medical Investigation in Seventeenth Century England, Los Angeles, William Andrews Clark Memorial Library, 1968, pp. 3-25.

62 Disputationes, pp. 4-10. Je n’entends pas exagérer le baconisme de Harvey ni sa croyance à une nature dans laquelle on lit à livre ouvert. Page 9, il cite d’un ton approbateur l’explication aristotélicienne de la relation des universaux aux particuliers : « La connaissance s’acquiert en raisonnant des universaux aux particuliers » (Physique, 184 a 16-25). Il tient aussi la science pour une entreprise qui apporte de la lumière dans les ténèbres : « La conception est en vérité chose ténébreuse […] pleine d’ombres » (p. 443). Je ne suis évidemment pas le premier à suggérer que Harvey et ses contemporains étaient encore profondément empêtrés dans les problèmes philosophiques — les travers, ainsi qu’on a pris l’habitude de les appeler — de la science antique.

63 De même que Boyle, et contre la thèse de Quine et Duhem, Harvey pensait qu’il était possible de mettre au point une expérience cruciale pour prouver ou infirmer une théorie. Sur cette question, cf. Steve Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Habbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985.

64 Disputations, pp. 352-353. Harvey ne nous dit pas combien de temps après le coït fut entreprise la dissection. Comme dans son précédent chapitre il évoque le rut en septembre et qu’il est précisé que l’isolement des biches commença début octobre, il semble que se soit écoulée une période de quelques semaines entre l’accouplement et la dissection. Après un tel intervalle, il n’y avait pas trace de sperme dans la matrice. Harvey fait grand cas de l’image de la fécondité comme version rehaussée et plus noble de la manière dont les « maladies épidémiques, contagieuses et pestilentielles propagent leurs germes […] et ainsi se multiplient tranquillement » (pp. 189-190).

65 Je tiens cet épisode de David Davis, The Principles and Practices of Obstetric Medicine, Londres, 1836, 2.830.

66 Disputations, pp. 165-166. L’essentiel du livre consiste en un panégyrique de la puissance créatrice de la mâle semence. Au contraire d’Aristote, Harvey reconnaît dans la femelle aussi bien que le mâle une cause efficiente de la génération, puisque c’est sur ordre du mâle qu’elle produit en fait une vie nouvelle. Rendue féconde « par aucun agent corporel perceptible », elle (Harvey est perplexe, ne sachant si le centre du pouvoir est l’utérus proprement dit ou la femelle tout entière) « exerce le pouvoir formateur de l’engendrement et procrée son semblable, pas autrement qu’une plante dont nous voyons bien qu’elle est pourvue de la force des deux sexes » (p. 433).

67 Ibid., pp. 182-183, 189, 452, 351-352.

68 Ibid., pp. 150-151, 125 (48 r). J’ai conservé la ponctuation de Harvey.