Le triomphe de la bicyclette [nécessite un] costume androgyne pour ses adeptes du sexe faible […]
Pourra-t-on jamais faire comprendre aux publicistes enjuponnés et aux sociologues en jupon que la femme n’est ni égale, ni inférieure, ni supérieure à l’homme, qu’elle est un être à part, un autre chose, doué par la Nature d’autres fonctions que le mâle avec qui elle n’a nullement à rivaliser dans la vie sociale.
« La femme n’existe que par les ovaires », dit Virchow. C’est prosaïque, mais c’est vrai.
VICTOR JOZE, 18951
C’est au XVIIIe siècle que fut inventé le sexe tel que nous le connaissons. De sites paradigmatiques pour faire parade de la hiérarchie et trouvant un écho à travers le cosmos, les organes de la reproduction devinrent le fondement d’une incommensurable différence : « les femmes doivent leur manière d’être aux organes de la génération, et en particulier à l’utérus », observait un médecin du XVIIIe siècle2. Ce qui était non seulement une répudiation explicite des isomorphismes d’antan mais aussi et surtout un rejet de l’idée que les différences nuancées qui existaient entre les organes, les fluides et les processus physiologiques reflétaient un ordre de perfection transcendantal. Aristote et Galien s’étaient tout bonnement fourvoyés en pensant que les organes féminins étaient une forme amoindrie de ceux du mâle et, par suite, que la femme n’est jamais qu’un moindre mâle. Une femme est une femme, proclama un certain Moreau, « anthropologue moral » dans l’une des multiples entreprises nouvelles qui ambitionnaient de dériver la culture du corps, partout et en toutes choses, tant morales que physiques, et pas simplement dans un seul et unique ensemble d’organes3.
Des organes qui avaient partagé le même nom — ainsi les ovaires et les testicules — se trouvèrent désormais distingués au niveau linguistique. Des organes que l’on n’avait pas encore distingués par un nom propre — le vagin, par exemple — s’en virent attribuer un. Des structures que l’on avait cru communes à l’homme et à la femme — le squelette et le système nerveux — furent différenciées de manière à trouver une correspondance avec le mâle et le femelle dans la culture. Le corps naturel lui-même devenant l’étalon-or du discours social, le corps des femmes — l’autre pérenne — devint ainsi le champ de bataille de la redéfinition de l’antique et intime relation sociale fondamentale : celle de la femme et de l’homme. Dans sa concrétude corporelle, scientifiquement accessible, dans la nature même de ses os, de ses nerfs et, surtout, de ses organes de reproduction, le corps des femmes en vint à supporter un nouveau poids de significations tout à fait considérable. Autrement dit, on inventa deux sexes afin de pourvoir le genre d’un fondement nouveau.
La prétendue impassibilité de la femme n’était que l’une des multiples manifestations possibles de ce sexe nouvellement créé. L’orgasme féminin, qui avait été le signal corporel d’une heureuse génération, se trouva banni aux confins de la physiologie, tel un signifiant sans signifié. Jusque-là incontestée, la routine du coït qui trouve son point culminant dans l’orgasme devint alors un thème majeur de controverse. L’idée que les femmes étaient impassibles ou, inversement, la proposition suivant laquelle, en tant qu’êtres biologiquement définis, elles possédaient à un extraordinaire degré, bien plus que les messieurs, la faculté de maîtriser la fureur bestiale, irrationnelle et potentiellement destructrice du plaisir sexuel, mais aussi les recherches inédites sur la nature et la qualité du plaisir et de l’entraînement sexuels féminins s’inscrivaient toutes dans le cadre d’une vaste entreprise visant à découvrir les caractéristiques anatomiques et physiologiques qui distinguaient les hommes des femmes. Ainsi l’orgasme trouva-t-il sa place dans le jeu des nouvelles différences sexuelles.
Cela ne se fit pas du jour au lendemain, ni partout en même temps et de manière définitive. Dans les années 1740, la jeune princesse Marie-Thérèse s’inquiétait de n’être point tombée enceinte sitôt après son mariage avec le futur empereur des Habsbourg quand son médecin la gratifia d’un conseil qui ne différait en rien de celui qu’eût donné Soranos à une matrone romaine : « Ceterum censeo vulvam Sanctissimae Majestatis ante coitum esse titillandum (Je pense en outre qu’il conviendrait de titiller la vulve de Sa Très Sainte Majesté avant le coït). » Elle mit au monde une bonne douzaine d’enfants4. Les médecins du XIXe et du début du XXe siècle n’avaient guère mieux à offrir et aujourd’hui encore des médecins doivent désabuser leurs patients de croyances aussi vieilles que Hippocrate :
Cher docteur Donohue, j’ai honte de poser la question à mon docteur : faut-il avoir un orgasme pour tomber enceinte ?
Réponse : La grossesse est le résultat d’un spermatozoïde qui rencontre et féconde un ovule. L’orgasme n’a rien à voir là-dedans5.
Quant au modèle unisexe, il s’est lui aussi perpétué. Aux XVIIIe et XIXe siècles, des ouvrages tels que l’Aristotle’s Masterpiece ou le Tableau de l’amour conjugal de Nicolas Venette, ou dans une moindre mesure les Secrets des femmes du Pseudo-Albert le Grand, transmirent la science galénique à des centaines de milliers de lecteurs profanes, quoi qu’aient pu en penser par ailleurs leurs médecins. Et dans les contextes les plus divers, les médecins eux-mêmes parlaient aussi le langage du modèle unisexe (comme ceux qui redoutaient que les ouvrières allemandes occupées à des activités peu féminines ne devinssent des hommasses — Mannweiber6).
Il est en fait deux façons d’expliquer comment les deux sexes modernes tels que nous les imaginons furent inventés et continuent de l’être : la première est épistémologique, la seconde, pour aller vite, politique7. L’explication épistémologique peut être à son tour exprimée de deux manières. La première trouve place dans l’histoire qui vit le fait se distinguer plus clairement de la fiction, la science de la religion, la raison de la crédulité. Le corps est le corps, un point c’est tout, affirma un nouveau corps de spécialistes autodésignés avec plus d’autorité encore ; et il ne peut faire que certaines choses. Les moines lactants, les femmes qui ne s’alimentaient jamais et exhalaient un suave parfum, les changements de sexe au gré des caprices de l’imagination, les corps au paradis sans différence sexuelle, les naissances monstrueuses, les femmes qui enfantaient des lapines, et ainsi de suite, n’étaient que produits du fanatisme et de la superstition, quand bien même ils ne s’éloignaient pas outre mesure des limites de la raison au point d’en devenir inimaginables. Le scepticisme n’est pas une invention du XVIIIe siècle, mais la ligne de partage entre le possible et l’impossible, entre le corps et l’esprit, entre la vérité et la fausseté, et donc entre le sexe biologique et le genre théâtral, se trouva grandement renforcée.
La seconde partie de l’explication épistémologique est, au fond, celle que donne Michel Foucault : l’épistémè « où signes et similitudes s’enroulaient réciproquement selon une volute qui n’avait pas de terme », où « il fallait bien qu’on pensât dans le rapport du microcosme au macrocosme la garantie de ce savoir et le terme de son épanchement », s’acheva vers la fin du XVIIe siècle8. Les manières multiples et complexes dont les ressemblances entre les corps, mais aussi entre corps et cosmos, confirmaient un ordre hiérarchique dans l’univers se trouvèrent ramenées à un seul et unique plan : celui de la nature. Dans le monde de l’explication réductionniste, seul comptait le fondement plat, horizontal et immuable du fait physique : le sexe.
Ou, pour dire les choses autrement, la besogne culturelle que le genre avait accomplie dans le modèle de la chair unique se trouva désormais dévolue au sexe. Aristote n’avait nul besoin des faits de la différence sexuelle pour étayer son idée que la femme était un moindre mâle ; cela découlait d’une vérité a priori : la cause matérielle est inférieure à la cause efficiente. Naturellement, dans la vie quotidienne, c’est à leurs caractéristiques corporelles que l’on identifiait les hommes et les femmes, mais en principe l’affirmation suivant laquelle, dans la génération, le mâle était la cause efficiente et la femelle la cause matérielle n’était pas physiquement démontrable : c’était en soi une reformulation de ce qu’être mâle ou femelle signifiait. La nature spécifique des ovaires ou de l’utérus n’avait ainsi qu’une importance secondaire dans la définition de la différence sexuelle. Au XVIIIe siècle, tel n’était plus le cas. La matrice, qui avait été une sorte de phallus en négatif, devint l’utérus, c’est-à-dire un organe dont les fibres, les nerfs et la vascularisation offraient une explication et une justification naturalistes du statut social des femmes.
Ce n’est, cependant, ni une théorie de la connaissance, ni les progrès de la connaissance scientifique qui formèrent le contexte de l’affirmation de deux sexes incommensurables. Ce contexte fut en effet politique. La sphère publique considérablement élargie du XVIIIe siècle et surtout du XIXe post-révolutionnaire vit se succéder sans fin de nouvelles luttes de pouvoir et de position : entre hommes, mais aussi entre hommes et femmes ; entre féministes, aussi bien qu’entre féministes et antiféministes. Lorsque, pour de multiples raisons, un ordre transcendantal préexistant ou une coutume qui remontait à des temps immémoriaux devenait une justification de moins en moins plausible des rapports sociaux, le champ de bataille des rôles dévolus à chaque genre se déplaça sur un autre terrain, celui de la nature et du sexe biologique. On invoqua alors l’anatomie sexuelle distincte comme une confirmation ou une négation de toutes sortes d’affirmations faites dans un large éventail de contextes sociaux, économiques, politiques, culturels ou érotiques spécifiques. (Le désir mâle pour la femelle ou le désir de la femelle pour le mâle était naturel — d’où le nouveau slogan, « les opposés s’attirent » — ou il ne l’était pas.) Quel que fût le problème, le corps prit une importance décisive.
Mais aucune explication de la différence sexuelle ne triompha. Il est fort possible qu’il y ait eu presque autant de gens pour croire que sur le chapitre de la passion les femmes ne le cédaient en rien aux hommes que de gens convaincus du contraire9. Nous ignorons tout simplement combien de gens crurent avec Pierre Roussel, anthropologue moral du XVIIIe siècle, et Elizabeth Wolstenholme, féministe anglaise du XIXe siècle, que la menstruation était une pathologie contingente de la civilisation et combien crurent, au contraire, que la menstruation démontrait l’ascendant de l’utérus sur la vie des femmes et constituait en conséquence un fondement de la différence des genres10. Car si l’un pensait que les femmes de couleur étaient particulièrement sensibles sur le plan sexuel du fait de la structure de leurs organes génitaux, on en trouvait un autre convaincu que la grossièreté de leurs systèmes nerveux et la sécheresse de leurs muqueuses se traduisaient par un « défaut de sensibilité génitale11 ».
Il serait fécond d’étudier la micropolitique de ces explications alternatives, mais ne perdons pas de vue que les termes mêmes des débats sont nouveaux : la différence jadis exprimée en référence au genre le fut désormais en référence au sexe, à la biologie. On chercherait en vain, avant la fin du XVIIe siècle, des livres publiés sous le titre De la femme sous ses rapports physiologiques, moraux et littéraires ou De la puberté […] chez la femme, au point de vue physiologique, hygiénique et médical et affirmant de manière aussi explicite les fondements biologiques de l’ordre moral. Au cours des siècles suivants, les livres de cette espèce explorant les différences sexuelles se comptèrent par centaines, voire par milliers.
Les hommes de science firent bien autre chose que d’offrir aux idéologues des données neutres. Ils prêtèrent leur prestige à toute l’entreprise ; ils découvrirent des aspects de la différence sexuelle jusque-là ignorés ou en portèrent témoignage. De surcroît, la politique du genre influença très clairement l’interprétation des données cliniques et des résultats obtenus en laboratoire mais aussi leur production. Par ailleurs, un certain nombre de nouvelles traditions de recherche apportèrent une masse de connaissances sur l’anatomie du corps masculin et féminin et sur son développement jusqu’à la maturité, sur la nature de l’ovulation et de la production de sperme, sur la conception, la menstruation et, dans les années 1920 et 1930, le contrôle hormonal de la reproduction en général. Dans les premières décennies du siècle, la science renforça considérablement sa capacité de prédire et de mener à bien des accouplements féconds chez les humains comme chez les animaux. Bref, loin d’être simplement une entreprise « immature » au service d’intérêts sociaux contradictoires, la biologie de la reproduction progressa dans son intelligence du sexe.
Mais mon propos est ailleurs : ce nouveau savoir sexuel n’impliquait aucunement les affirmations relatives à la différence sexuelle faites en son nom. Aucune découverte ni aucun groupe de découvertes n’imposa l’essor du modèle des deux sexes, et ce exactement pour les mêmes raisons qui font que les découvertes anatomiques de la Renaissance ne détrônèrent point le modèle unisexe : la nature de la différence sexuelle ne se prête pas à une mise à l’épreuve empirique. Elle est logiquement indépendante des faits biologiques parce que le langage du genre fait déjà corps avec le langage de la science, tout au moins lorsqu’il s’applique à toute interprétation de la différence sexuelle qui a une résonance culturelle. Autrement dit, à l’exception des plus circonscrites, toutes les affirmations sur le sexe sont, dès l’origine, chargées de l’œuvre culturelle accomplie par ces propositions. Malgré le nouveau statut épistémologique de la nature devenue soubassement des distinctions et malgré l’accumulation de faits relatifs au sexe, la différence sexuelle ne fut pas plus stable après la révolution scientifique qu’avant. L’existence de deux sexes incommensurables était, et reste, autant le produit de la culture qu’il l’était, et l’est, dans le modèle unisexe.
Dans ce chapitre comme dans le suivant, mon propos sera essentiellement négatif : il s’agira en effet de montrer que ce ne sont pas de nouvelles découvertes scientifiques qui provoquèrent la ruine de l’ancien modèle et consacrèrent le nouveau. Le sexe unique, j’y insiste, ne dépérit point. En revanche, il se heurta à une solide solution de rechange : une biologie de l’incommensurabilité dans laquelle, entre hommes et femmes, la relation n’était pas intrinsèquement d’égalité ou d’inégalité, mais plutôt de différence, une relation qui demandait à être interprétée. Autrement dit, le sexe prit la place du genre en tant que catégorie fondatrice première. En fait, se forma alors le cadre qui permettrait de distinguer clairement le naturel du social.
À la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, la science donna une substance, en des termes acceptables à l’épistémologie nouvelle, aux catégories de « mâle » et « femelle », envisagés comme des sexes biologiques opposés et incommensurables. On le sent à de subtiles tournures. Buffon, le naturaliste encyclopédique des Lumières, passe son temps à traduire dans un mouvement de va-et-vient, comme s’il pressentait qu’il était sur le « point de rebroussement » d’une transformation capitale : la singulière correspondance entre les organes de la génération et le restant du corps se pouvait nommer « sympathie » (avec les anciens) ou (avec les modernes) « relation inconnue dans l’action des nerfs12 ». Un câblage corporel prend la place d’une notion d’ordre et de cohérence.
Plus généralement, à la fin du XVIIe siècle, les divers courants intellectuels qui aboutirent à la transformation de l’intelligence de l’homme que l’on connaît sous le nom de révolution scientifique — baconisme, mécanisme cartésien, épistémologie empiriste, synthèse newtonienne — avaient miné à la racine tout le mode galénique de compréhension du corps en rapport avec le cosmos13. Ce qui signifiait, entre autres choses, l’abandon des isomorphismes anatomiques entre l’homme et la femme ainsi que l’épuration du langage scientifique afin de le vider de toutes les vieilles métaphores qui avaient lié la reproduction à d’autres fonctions corporelles, au monde naturel, et à la grande chaîne des êtres. La vision de la génération comme affaire de caillette et de fromage était désormais moins vraisemblable ; le fer et la pierre d’aimant perdirent toute résonance comme métaphores de la semence et de la matrice. Le membre viril envisagé comme le soc d’une charrue labourant le champ de la matrice ne correspondait plus aux idées des Lumières en matière de commerce sexuel fécond. Les images séculaires empruntées à l’agriculture — le vagin assimilé à un organe « intérieurement ridé, telle la peau intérieure du maxillaire supérieur d’une vache » — disparurent des œuvres destinées à un public qui se voulait raffiné14. De fait, le mot même de « génération », qui suggérait une répétition quotidienne de l’acte divin de création, avec tout ce qu’il supposait de chaleur et de lumière, fit place à celui de « reproduction », qui avait des connotations moins miraculeuses et plus mécanistes, quand bien même il ne rendait pas tout à fait la virtuosité de la nature. Comme le disait Fontenelle, « mettez une Machine de Chien et une Machine de Chienne l’une près de l’autre, il en pourra résulter une troisième petite Machine, au lieu que deux Montres seront l’une à côté de l’autre toute leur vie, sans jamais faire une troisième Montre15 ». L’importance, au XVIIIe siècle, des nouvelles théories de la connaissance en général, et du corps en particulier, relève du lieu commun. La race scientifique, par exemple — l’idée qu’en démontrant la création séparée de races diverses (polygenèse) ou simplement en illustrant les différences la biologie pourrait rendre compte de la différence des rangs face à « l’égalité naturelle » — se développa en même temps et en réaction au même genre de pressions que le sexe scientifique16. Le parallèle existe entre les thèses suivant lesquelles les Nègres ont des nerfs plus forts et plus grossiers que les Européens parce qu’ils ont des cerveaux plus petits, d’où l’infériorité de leur culture, et l’idée que l’utérus prédispose naturellement les femmes à la domesticité17. Je n’ai d’autre propos, ici, que de reconnaître que mon récit s’inscrit dans ce qui serait une histoire plus globale de catégories biologiques exclusives par rapport à la culture.
Poullain de La Barre, l’un des tout premiers auteurs de la nouvelle veine, illustre le tournant vers la biologie lorsque s’effondre l’ancien classement hiérarchique de l’homme et de la femme. Dans son cas, l’élan vers la biologie est double. Pour commencer, de La Barre est attaché à la prémisse cartésienne suivant laquelle le moi est le sujet pensant, l’esprit, lequel est radicalement étranger au corps. Il s’ensuit que ce moi désincarné qu’est l’esprit n’a pas de sexe et ne saurait en avoir. Le genre, c’est-à-dire la division sociale entre hommes et femmes, doit donc avoir un fondement biologique, si tant est qu’il ait le moindre fondement. Sa version du scepticisme radical de Descartes le conduit à la même conclusion. Il dresse la liste d’un certain nombre d’idées que l’ignorant tient pour incontestables : que c’est « le Soleil qui se meut autour de la terre » ; que « la religion dans laquelle [on] a esté nourri, est la veritable » ; que « l’inegalité des biens et des conditions fait juger à beaucoup de gens que les hommes ne sont point égaux entr’eux ». « Au nombre de ces jugemens », ajoute-t-il, « l’on peut mettre […] celuy qu’on porte vulgairement sur la difference des deux Sexes, et sur tout ce qui en depend. Il n’y en a point de plus ancien ni de plus universel ». « Les sçavans et les ignorans » semblent « tellement prévenus de la pensée que les femmes sont inferieures aux hommes en capacité et en merite […] qu’on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier18 ».
Autrement dit, les idées traditionnelles sur la différence sexuelle étaient peut-être purement et simplement erronées, de même que l’on commet une erreur lorsque l’on prend une tour ronde pour une tour carrée. Ce n’est point une idée « claire et nette », ainsi qu’elle l’eût été pour Aristote, mais plutôt une question que l’on peut trancher sur les mêmes bases qu’il nous appartient de juger si le soleil est le centre du système solaire19. Dès lors que la différence sexuelle est chose empirique, même les convictions les plus profondes et, en apparence, les mieux établies pouvaient se révéler fausses au terme d’un examen plus fouillé. De surcroît, poursuit de La Barre, on peut même démontrer les causes exactes, historiquement explicables, des points de vue erronés : parce « qu’on a parlé jusqu’à present qu’à la legere de la difference des deux Sexes », alors qu’il « faut y penser serieusement et sans interest renonçant à ce qu’on a crû sur le simple rapport d’autruy, et sans l’avoir examiné ». Sitôt que l’on s’est défait du parti-pris et de la superficialité, la différence sexuelle est une question de biologie, laquelle est seule à constituer la catégorie du « sexe ». Pour de La Barre, plus précisément, il s’agit de démontrer que les différences organiques qui correspondent aux catégories sociales de l’homme ou de la femme ne sont, ou ne devraient être, d’aucune importance dans le domaine public. Pour d’autres, le projet était à l’opposé. Mais quel que fût l’ordre du jour politique, la stratégie était la même : en vérité, le sexe est partout, précisément parce que l’autorité du genre s’est effondrée20.
Les théoriciens politiques, à commencer par Hobbes, avaient soutenu que c’était en vain que l’on chercherait dans la nature, la loi divine ou un ordre cosmique transcendant la moindre forme d’autorité spécifique — du roi sur le sujet, du maître sur l’esclave ou, par suite, de l’homme sur la femme. Pour Hobbes comme pour Locke, une personne est essentiellement un être sensible, une créature asexuée dont le corps n’est d’aucun intérêt politique. Toujours est-il que pour l’un comme pour l’autre les hommes se retrouvent finalement à la tête des foyers et des nations. Ce sont les hommes, non les femmes, qui font le contrat social. La raison de cette subordination, veulent-ils croire, n’est pas inscrite dans l’ordre du monde ; elle ne tient pas à des raisons surannées telles que la supériorité de l’esprit sur la matière ou la domination historique que Dieu octroya à Adam. Pas plus qu’ils ne semblent vouloir l’attribuer à la « pure nature », où un enfant serait plus porté à obéir à sa mère qu’à son père. En fait, il semble qu’elle se soit affirmée au fil de l’histoire, à la suite d’une série de luttes qui laissèrent les femmes dans une position inférieure. Locke dit simplement que puisque « la dernière Détermination, la Règle, doit bien être placée quelque part, elle incombe naturellement à l’Homme, comme le plus capable et le plus fort21 ». Chez Hobbes, les choses sont bien moins claires et l’on en est réduit à conjecturer que d’avoir un enfant rend une femme vulnérable, ce qui permet à l’homme de la conquérir elle et ses enfants et de créer ce faisant des droits paternels par contrat, par conquête en termes hobbesiens22. Quoi qu’il en soit, il est intraitable sur un point : les droits du père ne procèdent pas de la génération comme dans l’ancien modèle. Si problématique qu’elle soit, la tendance de la première théorie du contrat est de faire de la subordination des hommes aux femmes le résultat des réalités mêmes de la différence sexuelle et de leurs implications utilitaires. Ce qui compte, c’est la force supérieure des hommes ou, ce qui importe plus, la fréquente incapacité des femmes du fait de leurs fonctions de reproduction23. Dans ces explications, le corps n’est pas le signe mais le fondement de la société civile.
Tout en prenant le contre-pied de Hobbes, Rousseau suit également une piste biologique. Hobbes, explique-t-il, s’est fourvoyé en voyant dans la lutte des animaux mâles pour accéder aux femelles une preuve de la combativité naturelle de l’état humain primitif. Certes, concède-t-il, l’accouplement donne lieu chez les bêtes sauvages à une compétition acharnée, mais cela vient de ce que les femelles refusent les avances des mâles pendant une bonne partie de l’année. « Car si chaque femelle ne souffre le mâle que durant deux mois de l’année, c’est à cet égard comme si le nombre des femelles était moindre des cinq sixiémes. » Mais les femmes ne connaissent pas de telles périodes d’abstinence — « l’amour n’est jamais périodique […] parmi l’espéce humaine » — et il n’y a donc jamais pénurie ; même parmi les sauvages, on n’a jamais observé « des tems de chaleur et d’exclusion » qui produisent chez les animaux « un moment terrible d’ardeur commune24 ». La physiologie de la reproduction et la nature du cycle menstruel ont ici un poids considérable, l’état de nature étant conceptualisé en termes de différences supposées de la réceptivité sexuelle des femmes et des bêtes.
Enfin, pour donner un dernier exemple, Tocqueville affirmait qu’aux États-Unis la démocratie avait ruiné l’ancienne base de l’autorité patriarcale et qu’il était nécessaire « de tracer » — à nouveau et avec une grande précision — « aux deux sexes des lignes d’action nettement séparées25 ». Bref, partout où les frontières anciennes étaient menacées ou que de nouvelles s’érigeaient, des différences sexuelles fondamentales nouvellement découvertes apportaient des matériaux.
Et elles avaient pour provenance la science. À la fin du XVIIIe siècle, des anatomistes de la première moitié du siècle produisirent des illustrations détaillées d’un squelette explicitement féminin afin de prouver que la différence sexuelle allait plus profond que l’épiderme. Alors qu’il n’y avait auparavant qu’une seule structure de base, il y en eut maintenant deux26. Dans un autre domaine, le système nerveux apportait la certitude que le corps « était un champ de signes observable et intérieurement cohérent », et que la sympathie de la femelle était le résultat des fibres femelles27.
Peu à peu, les organes génitaux dont la position avait marqué la place du corps sur une échelle téléologiquement mâle furent rendus de manière à faire apparaître une différence incommensurable. Dès la fin du XVIIe siècle, nous pouvons suivre l’effondrement des anciennes représentations. Bartholin, qui à l’occasion s’opposa explicitement aux isomorphismes galéniques, réalisa en 1668 trois dessins des genitalia de la femme : un premier, où l’on voyait le système de la génération dans sa totalité, à l’exclusion, notable, du vagin et des pudenda externes ; un second qui représentait la matrice ouverte en rapport avec les « pierres » (ovaires), encore une fois sans le vagin ; et enfin un dernier avec un clitoris en forme de pénis, mais un vagin ouvert de telle sorte qu’il ressemblait aussi peu que possible à un membre viril (comparer les fig. 37 et 51). Alors même que ces images démentent l’antique vision de la femme comme un homme inférieur, rentré à l’intérieur, les appellations sont encore très largement celles de l’ordre ancien : les « pierres de la femme » désignent les ovaires ; les « vaisseaux déférents » les trompes de Fallope, et l’étrangement métaphorique « fourreau ou gaine de la matrice » ce qui avait été le col de la matrice et qui allait devenir le vagin. Bien qu’à l’évidence les anciennes représentations ne fussent plus viables, les organes génitaux n’accomplissaient point encore ici l’œuvre de signification qui devait être la leur dans les illustrations du siècle suivant.
L’œuvre de Regnier de Graaf (1641-1673) montre bien à quel point les nouvelles images demeuraient encore branlantes. Sa découverte du follicule ovarien servit de base à une bonne partie des discussions ultérieures sur la différence sexuelle, mais ses illustrations des parties génitales de la femme étaient plus surannées encore que celles de Bartholin. Le vagin y reste encore tout entier attaché au cervix (col de l’utérus), comme dans les textes de la Renaissance, mais il est ouvert juste en dessous du col et les ovaires sont solidement attachés à leurs ligaments, ce qui donne à l’ensemble des allures nettement moins péniennes que les illustrations analogues du XVIe ou du début du XVIIe siècle (fig. 52).
À la fin du XVIIe siècle, l’anatomiste anglais William Cowper publia, comme Bartholin, des dessins séparés pour le clitoris, la partie honteuse et la « partie avant du vagina uteri », d’un côté, pour l’utérus, les ovaires et les trompes de Fallope, de l’autre. Les seuls vestiges de l’ancienne formule se résument au vagin qui, « quoique divisé de manière à faire apparaître son rouge », figure encore en partie sur son image de l’utérus (amoindrissant ainsi l’effet pénien) et au fait qu’il n’a pas tout à fait adopté ce qui allait devenir la nomenclature moderne (fig. 53-54).
En vérité, le « vagina » ou les mots équivalents (schiede, vagin) pour désigner seul le fourreau ou l’organe creux dans lequel son opposé, le membre viril, s’introduit au cours du coït et par lequel se fait la délivrance ne s’imposèrent dans les langues vernaculaires européennes qu’aux alentours de 1700. L’autre nomenclature génitale se fit aussi plus spécifique et chargée de sens. Dans un récit de voyage fantastique et pornographique publié en 1683, par exemple, l’auteur décrit une île en forme de femme qui devait son ascendant sur ses habitants de sexe masculin à son « sol » et à son « humus » mais certainement pas à ses parties sexuelles. Seul le ventre gravide et ce qui doit être l’urètre — il n’est jamais nommé — font l’objet d’allusions précises. Mais dans les années 1740, cette île érotique fourmille de repères génitaux modernes transparents : « les deux forts dits Lba » [Labia = Lèvres], une « métropole nommée Cltrs28 ». Dans l’intervalle, précisément, la séculaire toile linguistique dans laquelle s’entremêlaient les mots désignant la matrice et le scrotum, le membre viril et le vagin, le prépuce et la vulve se défit. Ce qu’il pouvait y avoir auparavant, nos ancêtres n’éprouvaient point le besoin de le nommer. Ce qui advint par la suite est indissociable des langages, essentiellement scientifiques, par lesquels cela entra dans notre subjectivité.
Des organes qui avaient été communs aux deux sexes — les testicules — finirent, du fait de la découverte du sperme et de l’œuf, par recevoir chacun un nom et par entretenir une relation de synecdoque par rapport à leur sexe respectif. Au XVIIIe siècle, le seul mot de testicule pouvait désigner sans ambiguïté aucune la gonade mâle et se passer désormais des qualificatifs « masculin » ou « féminin ». De même « ovaire », plutôt que « pierres femelles » ou « testicule féminin », en vint à désigner son équivalent chez la femme. De surcroît, le langage ouvertement politique de certaines descriptions anatomiques antérieures — la description que donne Zacchia d’un beneficium du clitoris débouchant sur un diagnostic erroné d’hermaphroditisme, par exemple — laissa place au langage plus clinique, davantage centré sur les organes, de la médecine du XIXe siècle : l’hermaphrodisme « controuvé », dû « au développement ou au volume anormal du clitoris », indique un titre dans une encyclopédie de l’aube du XIXe siècle29.
Le lien nouveau entre génération et plaisir vénérien, ouvrant ainsi la possibilité biologique d’une femelle exempte de passion, trouva également ses origines à la fin du XVIIIe siècle. Dans les années 1770, le célèbre expérimentaliste Lazzaro Spallanzani parvint à inséminer artificiellement un épagneul d’eau, ce qui laissait penser que chez le chien, tout au moins, l’orgasme n’était pas indispensable à la conception30. Les seringues ne « communiquent ni ne trouvent de joie », observait un médecin écossais31. (Le chirurgien John Hunter avait précédemment employé un semblable instrument afin d’introduire la semence d’un patient qui souffrait d’un défaut urétral dans le vagin de l’épouse du monsieur. Mais comme l’intervention se fit après le coït et avec le sperme éjaculé au moment, sinon à l’endroit, normal, l’expérience n’éclaira guère le rôle de l’orgasme féminin dans la conception32.)
La grossesse à la suite d’un viol est le cas limite d’une femme concevant sans plaisir ni désir. Dans le premier texte de médecine légale rédigé en anglais (1785), Samuel Farr soutenait que « sans l’excitation de l’appétit charnel, ni jouissance dans l’acte vénérien, il ne peut probablement y avoir de conception33 ». Quoi qu’une femme pût prétendre avoir ressenti et quelque résistance qu’elle ait pu opposer, la conception, en elle-même, trahissait le désir ou, tout au moins, assez d’acquiescement de sa part pour qu’elle jouît de l’acte vénérien. C’est là un très vieil argument. Dans la Rome du IIe siècle, Soranos avait ainsi expliqué que « certes, des femmes prises de force sont néanmoins tombées enceintes : on peut dire à leur sujet que de toute façon elles ressentaient elles aussi le désir, mais un désir obscurci par un jugement de l’esprit », et avant la seconde moitié du XVIIIe ou le début du siècle suivant, il ne se trouva personne pour contester la base physiologique de ce jugement34. L’édition de 1756 du Justice of the Peace de Burn, le guide classique à l’intention des magistrats anglais, invoque des autorités aussi lointaines que les Institutes de Justinien pour établir qu’une « femme ne saurait concevoir à moins qu’elle n’y consente ». Il ajoute cependant qu’en matière de droit, sinon de biologie, cette doctrine est douteuse35. Un autre prétendait qu’il fallait voir dans la grossesse une preuve d’acquiescement puisque la peur, la terreur et l’aversion qui accompagnent un viol véritable empêcheraient l’orgasme et rendraient ainsi la conception peu vraisemblable36.
En pratique, il est douteux que ces points de vue eussent beaucoup d’effet sur les tribunaux37. Pour commencer, certaines autorités légales tenaient que la maxime, « il ne saurait y avoir de viol si la femme conçoit », ne semblait point avoir valeur de loi38. Ensuite, du fait qu’il était toujours difficile de prouver qu’il y avait eu viol, et plus généralement en raison de l’indulgence du droit coutumier en matière d’agressions personnelles, seuls les viols les plus insignes et répugnants donnaient lieu à procès : agressions sur des jeunes filles ou des femmes enceintes, maîtresses de maisons violées par des domestiques, transmission de maladies vénériennes ou mutilation des victimes39. Dans ces cas, les arguties relatives à l’orgasme étaient probablement sans grand intérêt. Enfin, on savait bien que l’argument de la grossesse n’était pas entièrement fiable. En 1823, un médecin affirma qu’il pouvait y avoir conception même des suites de rapports non volontaires ou de l’union d’un homme qui n’inspirait que répugnance à la femme, parce que l’un et l’autre états peuvent déboucher sur « un orgasme constitutionnel d’un ton si élevé » que l’ovulation en devient possible. L’orgasme dont il est ici question — la turgescence des organes de la reproduction — n’a pas à être nécessairement ressenti ni désiré pour faire sa besogne40.
Mais dans les années 1820, les doctrines médicales sur lesquelles reposaient les définitions juridiques du viol avaient changé du tout au tout. L’idée que viol et grossesse étaient incompatibles, affirmait haut et fort un texte très largement cité, n’était qu’un « extraordinaire propos des juristes anciens », une « idée vulgaire, qui permettait à certaines personnes ignares d’en inférer qu’une femme avait consenti sous prétexte qu’elle était tombée enceinte », ajoutant ainsi d’immérités stigmates aux autres fardeaux de l’infortunée victime du crime41. Tandis que l’édition du XVIIIe siècle du Justice of the Peace citée plus haut demeurait floue sur la question de savoir si la conception excluait le viol, sa version du XIXe siècle affirmait sans équivoque que l’idée était absurde, qu’il serait surprenant que « quiconque, d’une éducation et d’une intelligence supérieures à celles d’une vieille nourrice » y crût encore. Quoi qu’ait pu croire le vulgaire — et, ainsi qu’on l’a laissé entendre plus haut, les gens ordinaires pouvaient fort bien continuer à souscrire de manière vague et tacite à de vieilles idées qui circulaient encore largement dans les livres ou les commérages —, le monde savant rejetait catégoriquement l’existence d’un lien entre plaisir et conception chez la femme. Ce qui ne signifie pas pour autant que les spécialistes firent leur l’hypothèse, qui demeura controversée pendant encore un siècle, que les femmes pouvaient pondre des ovules en dehors de tout coït. Le fait est plutôt que les femmes pouvaient éprouver la tension des rapports sexuels, voire de l’orgasme, au sens qu’avait ce mot au XIXe siècle — c’est-à-dire au sens de turgescence ou de pression — sans sensation concomitante. Autrement dit, le système ovarien pouvait œuvrer non seulement sous l’influence du moi conscient, mais aussi sans le moindre signe phénoménal. Les ovaires n’avaient besoin en tout et pour tout que d’une « contrainte physique […] suffisante pour induire l’état requis42 ».
Même à la fin du XVIIIe siècle, il s’était trouvé des auteurs pour dire qu’il n’y avait point de relation entre les qualités érogènes des organes génitaux externes et la grave besogne qui s’accomplissait au-dedans. L’un d’eux prétendit que la « voluptueuse sensibilité » des organes extérieurs était matériellement inutile à la génération ; un autre observa que « le vagin était organisé de manière à exciter la titillation et le plaisir » à seule fin de faire suivre son observation d’un non sequitur : « Il peut s’accommoder et s’accommode à toute dimension nécessaire afin d’embrasser étroitement le membre viril dans l’acte de copulation43. » Un important manuel d’obstétrique observait au passage qu’il ne s’attarderait pas sur le clitoris ni sur les autres organes extérieurs, parce qu’ils n’étaient d’aucun intérêt pour l’art de la sage-femme44. Ainsi, alors même que les médecins auteurs de ces textes et de bien d’autres semblables n’abordaient pas directement la question de savoir si les femmes avaient des sensations sexuelles ou connaissaient l’orgasme, ils tenaient les dites sensations pour contingentes par rapport à l’ordre des choses. N’étant plus nécessaires à la conception, elles devinrent une chose que les femmes pouvaient connaître ou non, une chose dont on pouvait débattre avec obstination sans jamais pouvoir trancher, mais qui était loin d’aller de soi comme on l’avait longtemps cru.
De même, gardons-nous de considérer comme allant de soi les termes dans lesquels la science définit les nouveaux sexes. Elle prétendit que le corps offrait un fondement solide, un locus causal, de la signification du mâle et du femelle. Le problème, en l’occurrence, ne tient pas à la vérité ni à la fausseté empirique de points de vue biologiques spécifiques, mais à la stratégie même d’interprétation. Après la révolution scientifique, la différence sexuelle ne procéda pas plus de l’anatomie que ça n’avait été le cas dans le monde du sexe unique.
L’anatomie, et plus généralement la nature telle que nous la connaissons, n’est pas, à l’évidence, un fait pur que la pensée ou la tradition aurait laissé indemne, mais une construction d’une riche complexité qui repose non seulement sur l’observation et toute une série de contraintes sociales et culturelles pesant sur la pratique scientifique, mais aussi sur une esthétique de la représentation. Loin d’être les fondements du genre, les corps mâle et femelle des livres d’anatomie des XVIIIe et XIXe siècles sont eux-mêmes des artefacts dont la production fait partie de l’histoire de leur époque.
Ce qui ne veut pas dire, comme nous l’avons vu dans le chapitre III, que l’on ne saurait dire qu’un texte ou une illustration anatomique soient plus ou moins exacts. Il y a un progrès en anatomie. L’imagination scientifique n’est pas sans limite. Vésale avait tort de décrire le rete mirabele chez les humains, alors même que son empressement à le voir est compréhensible dans le contexte de la physiologie galénique. Il n’y a normalement pas de trous dans la cloison [septum] du cœur, ainsi que le pensaient les anatomistes renaissants, mais encore une fois il n’est pas difficile de voir comment un évident trou de Botal [foramen ovale], présent dans un quart des cas, et la myriade d’espaces compris entre les colonnes charnues [trabeculae carneae] qui ancrent les valvules ne pouvaient être pris pour des orifices entre les côtés droit et gauche. Les ovaires sont structurellement dissemblables des testicules, mais pas autant dans leur apparence extérieure brute que le voulaient les premiers textes.
En revanche, toutes les illustrations anatomiques, historiques et contemporaines, sont des abstractions ; ce sont des cartes d’une réalité, d’une diversité déroutante et infinie. Du fait des conséquences sociales considérables de ces distinctions, les représentations de traits qui touchent en particulier au mâle ou à la femelle sont, on ne peut plus clairement, dictées par l’art et la culture. De même que les cartes, les illustrations anatomiques attirent l’attention sur un trait particulier ou un ensemble particulier de relations spatiales. Pour accomplir leur fonction, elles adoptent un point de vue : elles incluent certaines structures pour en exclure d’autres ; elles éliminent le trop-plein de fatras qui emplit le corps — graisse, tissu conjonctif et « variations insignifiantes » qui n’ont pas la dignité de posséder un nom ou une identité individuelle. Elles situent le corps par rapport à la mort, à ce monde-ci, ou à un visage identifiable : à moins qu’elles n’en fassent rien, comme dans la plupart des textes modernes. Ainsi que le donnent à penser les fig. 10-16, la situation sociale des cadavres était infiniment plus riche et plus diversifiée qu’elle ne le devint au XIXe siècle. Les compilateurs de textes d’anatomie emploient ou rejettent diverses techniques du graveur ou du peintre pour obtenir des effets spécifiques. Bref, les illustrations anatomiques sont des représentations de façons historiquement spécifiques de comprendre le corps humain et sa place dans la création et pas uniquement d’un état particulier de la connaissance de ses structures.
Ainsi, par exemple, les fig. 20-26, qui donnent au vagin des airs péniens ne sont pas erronées parce qu’elles privilégient, entre les organes reproductifs de la femme, une relation que les anatomistes ont préféré faire passer au second plan depuis la fin du XVIIe siècle ; à l’inverse, les illustrations du XVIIIe siècle (fig. 51-54) ne sont pas plus correctes du fait qu’elles ne privilégient pas cette relation. On a ainsi pu donner (fig. 28-29) à des planches modernes des airs de gravures de la Renaissance.
Mais la marge d’interprétation inhérente à toute illustration anatomique est évidente dans des textes moins controversés. Voyez, par exemple, la fig. 55 : une photographie de l’utérus et des ovaires prise de haut et de face. Si elle n’est aucunement « idéologique », elle est terriblement sélective. Nulle trace de sang ni d’aucun autre fluide sur l’image ; de même, la plus grosse partie de la graisse et du tissu conjonctif a été retirée ; le corps qui abritait l’organe n’est guère visible ; l’atmosphère est froide et neutre. Opposons maintenant à cette figure deux dessins du même sujet. Le premier (fig. 56), destiné à illustrer ce que l’on prenait à tort pour un œuf humain, ressemble presque à un paysage de Caspar David Friedrich. Des vallées ombragées creusent les larges ligaments de l’utérus ; les trompettes des trompes de Fallope ressemblent à des fleurs exotiques poussant dans un banc de nuages houleux. Tiré d’un texte moderne, le second (fig. 57) s’inscrit dans la tradition du dessin schématique, presque architectural, qu’initia le grand anatomiste allemand Jacob Henle, pour ne faire apparaître que certains traits particuliers d’un organe, saillants pour la circonstance. Il n’y a pratiquement aucune ombre ni aucune impression de texture ; la tonalité est celle d’une photographie : détachée et scientifique ; nul affect ne vient ternir sa prétendue objectivité et rien ne vient non plus rappeler qu’il s’agit de l’organe d’un individu. La dernière illustration du même organe se situe à un niveau d’abstraction plus élevé encore (fig. 58). C’est une épure, dessinée pour faire apparaître un trait spécifique de la structure en question sans nul effort pour la situer davantage, comme si l’organe était une machine. Non que ces figures soient idéologiques au sens où elles déformeraient ouvertement l’observation dans l’intérêt d’une position politique ou d’une autre. J’entends simplement faire valoir une chose qui est déjà bien établie dans la critique du grand art : les images sont le produit de l’activité sociale qui consiste à faire des images et portent les marques complexes de leurs origines.
Toujours est-il que les illustrations anatomiques qui revendiquent un statut canonique, qui prétendent représenter l’œil humain ou le squelette de la femme sont plus directement impliquées dans la culture qui les produit. De même que l’idéalisme en général, l’anatomie idéaliste doit postuler une norme transcendante. Mais, à l’évidence, il n’y a pas d’œil, de muscle ou de squelette canonique et, en conséquence, toute représentation qui revendique ce statut le fait sur la base de certaines notions culturellement et historiquement spécifiques de ce qui est idéal, de ce qui illustre le mieux la vraie nature de l’objet en question. Certains textes, tels que l’Anatomy de Gray qui connut un immense succès, représentent avec autant d’entrain que de désinvolture chaque trait particulier comme si sa forme générale était mâle. Toute l’anatomie de surface est démontrée en s’aidant de sujets mâles, quoique curieusement peu musclés, et dément ainsi toutes les prétentions à l’objectivité que l’on voudrait faire valoir pour souligner les avantages du corps masculin afin d’illustrer les articulations en surface. Même les lignes de séparation schématiquement dessinées qui séparent le thorax de l’abdomen et les marques qui indiquent le parcours des vaisseaux sanguins sont représentées sur un modèle mâle ; aux divers stades de la dissection, les mains sont toujours des mains mâles ; la distribution des nerfs cutanés est représentée sur le dessin schématique d’un homme. On suppose tout simplement que le corps humain est mâle. Le corps féminin n’est présenté que pour montrer en quoi il diffère du mâle45.
Samuel Thomas von Soemmerring, qui produisit l’une des deux illustrations canoniques rivales du squelette féminin au XIXe siècle, se montra plus direct en exposant ses principes de sélection. Pour lui, comme pour une bonne partie de l’anatomie dans la tradition idéaliste, rien n’était jamais plus beau que l’anatomiquement normal. La tâche de l’anatomiste était donc tout aussi sérieuse que celle du peintre : il fallait rendre la forme humaine, et la nature en général, en accord avec les canons de l’art. Dans son commentaire sur l’illustration de l’œil, Soemmerring s’explique :
De même que nous supposons que toutes les œuvres d’art qui représentent le corps humain et prétendent à la beauté idéale doivent nécessairement être correctes d’un point de vue anatomique, nous devrions attendre aussi naturellement que tout ce que le disséqueur décrit comme une structure normale soit nécessairement d’une beauté exceptionnelle46.
À l’instar de l’éminent anatomiste Bernhard Albinus, qui conseillait à ses collègues d’être pareils aux artistes qui « dessinent un beau visage, et s’il s’y trouve quelque défaut, le corrigent sur la toile », Soemmerring promettait d’éviter dans ses représentations tout ce qui était « déformé, desséché, ridé, déchiré ou disloqué47 ». Tout ce qui ne satisfaisait pas aux étalons esthétiques les plus exigeants se trouvait banni de ses représentations du corps ; la grande tradition des prescriptions que Sir Joshua Reynolds donna aux peintres dans ses Discourses trouva un écho dans le monde apparemment étranger de l’illustration scientifique.
Soemerring ne se satisfaisait point du squelette féminin qu’avaient représenté d’Arconville et Sue — le seul disponible dans les années 1790 — et entreprit d’en élaborer un autre qui respectât des normes d’observation et de jugement esthétique plus exigeantes. Faute de trouver dans sa collection un squelette qui fît l’affaire, il en acquit un d’une fille de vingt et un ans d’une féminité avérée (elle avait enfanté) ; à ce squelette, il adjoignit visiblement le crâne bien connu d’une Géorgienne, emprunté à la collection de Friedrich Blumenbach. Puis il se donna beaucoup de mal pour déterminer la pose adéquate, cherchant conseil auprès d’artistes et de connaisseurs ; il fit poser des modèles vivants puis finit par comparer son produit à la Vénus Médicis et à la Vénus de Dresde. Le squelette canonique devait être un fondement plausible du corps féminin canonique.
Tout cela rappelle étrangement la démarche de Zeuxis, peintre athénien du Ve siècle av. J.-C., telle que nous la rapporte Alberti :
Il pensait que jamais il ne parviendrait à trouver toute la beauté qu’il recherchait dans un seul corps, puisque la nature ne l’avait point donnée à un seul en particulier. Il choisit donc les cinq plus belles filles parmi les jeunes gens du pays afin de dessiner d’après elles toute la beauté que l’on loue chez les femmes. C’était un peintre avisé48.
Ainsi la fabrique du squelette féminin, ou en vérité de toute représentation idéale, est-elle un exercice d’esthétique profondément marqué par la culture. Et, de fait, la beauté de Soemmerring ne satisfit point aux critères politiques de son temps ; le squelette d’Arconville/Sue triompha. Pourquoi ? Si l’on en croit l’anatomiste écossais John Barclay, « il est certes plus gracieux, élégant et suggéré par des hommes éminents dans le modelage, la sculpture et la peinture, mais il ne contribue aucunement à la comparaison pour laquelle il est conçu49 ». La comparaison manquée était bien sûr entre hommes et femmes et, plus précisément, l’erreur dont Soemmerring se vit accuser, c’est de n’avoir pas représenté avec une spécificité suffisante le pelvis de la femme, qui est au niveau des os le signe le plus significatif de la différence sexuelle. Pour s’assurer que ses lecteurs comprissent bien de quoi il retournait, Barclay reproduisit le squelette masculin d’Albinus, avec la reconstitution, par George Stubbs, de la musculature d’un cheval à l’arrière-plan et le squelette féminin imaginé par Sue, ici placé sous le regard d’une autruche squelettique50. L’iconographie du cheval était transparente en un monde où on élevait l’animal pour sa rapidité, sa puissance et son endurance, où un homme à dos de cheval représentait encore l’autorité. L’autruche était un signe moins courant, mais il devait être également lisible. L’énormité de son pelvis en proportion de son corps attire l’attention du spectateur sur le trait analogue dans le squelette de femelle humaine qui l’accompagne, tandis que son long cou fait très certainement allusion à l’idée, chère à la phrénologie, que le cou singulièrement long des femmes atteste de leur absence de passion, de leur piètre « amativité ».
Ainsi la science anatomique est-elle l’arène dans laquelle la représentation de la différence sexuelle batailla pour prendre de l’ascendant. Les évidentes différences anatomiques entre les sexes, le corps en dehors de la culture n’est connu qu’à travers des paradigmes tant scientifiques qu’esthétiques, hautement développés et liés à la culture et à l’histoire. L’idée que le seul progrès scientifique, la découverte anatomique pure pourrait rendre compte de l’extraordinaire intérêt que l’on manifesta à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle pour le dimorphisme sexuel n’est pas simplement fausse sur le plan empirique : elle est philosophiquement peu judicieuse.
Un étranger survolant le paysage de la science au milieu du XIXe siècle pourrait bien soupçonner que la création d’une différence sexuelle incommensurable se fit malgré les nouvelles découvertes et non pas à cause d’elles. Les études minutieuses du développement fœtal corroboraient non pas les nouvelles différences mais les androgynies d’antan, enracinées cette fois, non pas dans le mythe ou la métaphysique mais dans la nature. On savait depuis le XVIIIe siècle, par exemple, que le clitoris et le pénis étaient d’origine embryologique semblable. Dans une section consacrée à l’hermaphroditisme et aux difficultés que pose l’établissement du sexe des nouveau-nés, un manuel de médecine légale de l’aube du XIXe siècle explique ainsi qu’à la naissance le clitoris « est souvent plus grand que le pénis et qu’il a fréquemment donné naissance à des erreurs ». L’auteur cite les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Paris de l’an 1767 et affirme que le nombre apparemment disproportionné de fausses couches de fœtus de sexe masculin au cours des troisième et quatrième mois est dû à la taille du clitoris chez les embryons de sexe féminin et à la confusion qui en résulte en matière d’identification sexuelle. (Ainsi que le suggère la fig. 59, l’erreur est compréhensible.) Plus généralement, le triomphe de l’embryologie, au cours des trente premières années du XIXe siècle, de l’épigenèse (l’idée que des structures organiques compliquées naissent de structures indifférenciées plus simples, plutôt que d’entités préformées inhérentes au spermatozoïde ou à l’ovule) paraissait miner complètement la différence. La science révéla un embryon chez qui le canal de Wolff, du nom de Caspar Friedrich Wolff, était destiné à devenir l’appareil génital masculin, et les canaux de Müller, du nom de Johannes Müller, allaient devenir les trompes de Fallope et les ovaires. Jusqu’à la huitième semaine, les deux structures coexistent. De surcroît, au milieu du siècle dernier, on savait que le pénis et le clitoris, les lèvres et le scrotum, l’ovaire et les testicules se développent à partir d’une seule et même structure embryonnaire. Le sac scrotal, par exemple, est une modification des grandes lèvres, une version du renflement labioscrotal embryonnaire dans laquelle les lèvres s’allongent, se plient et se soudent le long du raphé scrotal51. Avec plus de force encore que dans les deux premiers canaux qui coexistent, les vieilles homologies galéniques paraissent trouver ici une nouvelle résonance. Les représentations modernes du développement des organes génitaux ressemblent étonnamment aux illustrations de Vésale ou de Léonard tandis que les graphiques modernes d’embryologie génitale paraissent reproduire fidèlement l’idée galénique de la femme envisagée comme un mâle retourné.
De surcroît, dans le climat politique bien différent des années 1980, l’idée d’origines embryologiques communes des divers organes mâles et femelles a donné naissance à une version moderne de l’idée antique. Soucieux de rendre au vagin ses fonctions érotiques et, à vrai dire, érectiles après deux décennies de « clitori-centrisme », un psychanalyste rassemble une multitude de preuves étayant l’homologie de l’éjaculation masculine et féminine. Il y a, affirme-t-il, des homologies immunohistochimiques entre les sécrétions de la prostate, chez l’homme, et les glandes para-urétrales, chez la femme, c’est-à-dire entre des structures dont on sait depuis le XIXe siècle les racines communes dans le sinus urogénital embryonnaire. De fait, comme il le précise, les glandes sécrétoires qui se vident dans l’urètre de la femme portèrent, de même que chez l’homme, le nom de prostates, avant de recevoir en 1880 le nom de glandes de Skene, du nom du chercheur qui les étudia systématiquement52. Ainsi une abondante littérature scientifique — la recherche embryologique fut en vérité la gloire de la biologie descriptive au XIXe siècle — fournit-elle un ample répertoire des découvertes nouvelles qui, loin de ruiner les anciennes homologies, a bien pu les renforcer. Mon propos n’est pas, cependant, de soutenir que les progrès de la science donnèrent plus de crédit au modèle antique. Les nouveaux impératifs culturels en matière d’interprétation disposaient simplement d’un champ élargi pour construire, ou non, une biologie de la différence sexuelle.
C’est en 1651 que Harvey affirma que toute vie provient d’un œuf ; puis en 1672, de Graaf annonça qu’il avait découvert le follicule ovarien, qui n’était autre que l’œuf, pensait-on, ou qui le renfermait ; enfin, toujours dans les années 1670, Leeuwenhoek et Hartsoeker révélèrent que le sperme contenait des millions de petits animalcules : toutes ces découvertes semblaient offrir, dans les produits génésiques microscopiques, une synecdoque imaginativement convaincante pour les deux sexes. Les sécrétions vaginales en lesquelles on avait voulu voir des millénaires durant une version plus délayée, plus froide et moins parfaite de l’éjaculat mâle se révélèrent d’une nature entièrement différente : « Depuis la découverte de l’œuf […] cette Liqueur que tous les Siècles précédents ont prise pour la Semence [des femmes] apparaît simplement comme Matière muqueuse, Secrétée par les Glandes du Vagin. » Pendant un temps il parut, en fait, que l’œuf que l’on venait de découvrir allait diminuer « largement la dignité du sexe Mâle », puisqu’il « fournissait la matière du Fœtus », tandis que le mâle « l’accentuait » seulement. Mais c’est alors qu’Antonie Van Leeuwenhoek découvrit que l’éjaculat mâle n’était pas simplement une épaisse semence liquide : « À l’aide de son Exquis microscope […] [il] détecta d’Innombrables petits Animaux dans le sperme Masculin, et par cette Noble Découverte, résolut aussitôt cette Difficulté53. » Le sperme et l’œuf pouvaient désormais représenter l’homme et la femme ; l’homme était rétabli dans sa dignité.
Le sexe social se projeta ainsi dans le sexe biologique en descendant jusqu’au niveau des produits génésiques microscopiques eux-mêmes. Très vite, on en vint à considérer l’œuf comme un nid ou une auge purement passif où la personne du garçon ou de la fille, comprimée en chaque animalcule, était aplatie avant la naissance. La fécondation devint une version en miniature du mariage monogame, où l’animalcule/époux parvient à se faufiler à travers l’unique orifice de l’œuf/épouse, qui se referme alors et « refuse le passage à tout autre ver54 ». Autrement dit, les vieilles distinctions de genre trouvèrent alors une base dans les prétendues réalités de la vie.
De surcroît, la découverte de l’œuf et du sperme marqua l’amorce d’un long programme de recherche pour découvrir ailleurs la reproduction sexuelle55. Pendant un temps, il parvint exactement à ses fins. Que l’on crût que l’œuf ou le sperme contenait la vie nouvelle déjà préformée, ou que chacun apportait certains éléments au développement épigénétique des générations successives, la reproduction sexuelle et la nature de la différence des sexes dominèrent toute la réflexion sur la génération56.
Très rapidement, le sexe filtra également des animaux vers les plantes. Le pistil, du latin pistillium (pilon), devint un nom peu vraisemblable pour désigner l’ovaire porteur de graines. L’étamine — en fait l’anthère, qui se trouve à son extrémité — d’où émane le pollen, devint le pénis botanique. Aussitôt les plantes reçurent un genre (were gendered) et le sexe fut assimilé à la culture : « Il paraît par conséquent rationnel de désigner ces aspices sous un nom plus noble, et de leur attribuer l’importance d’organes sexuels masculins ; c’est là que s’accumule la semence, c’est-à-dire la poudre qui constitue la partie la plus subtile de la plante, et c’est là qu’elle sort plus tard57. » La nature sexuelle des plantes devint la base du célèbre système classificatoire de Linné. De nouvelles recherches permirent de trouver des produits sexuels de haut au bas du monde vivant ; dès les années 1830, par exemple, on repéra des spermatozoïdes dans tous les groupes d’invertébrés, hormis celui des Infusoria. Ainsi les Naturphilosophen avaient-ils apparemment raison de voir dans la différence sexuelle l’une des dichotomies fondamentales de la nature, un abîme infranchissable né, non pas des opposés pythagoriciens, mais des germes de la reproduction eux-mêmes et des organes qui les produisaient.
En vérité, cependant, les nouvelles découvertes se révélèrent d’une utilité seulement capricieuse. Pour commencer, la projection immédiate et chaotique du genre sur le sexe dans le système sexuel de Linné fit rougir même les contemporains. Le groupe des plantes dites « monoïques » — Monoecia, qui veut dire « une seule demeure » — devaient leur nom et leur caractère au fait que « les Maris vivent avec leurs épouses sous le même toit, mais ont des lits [feuilles] différents ». La classe Polygamia æqualis — polygamie égale — consistait de même « en mariages multiples avec rapports sexuels désordonnés58 ». Le sexe des plantes était si bien gendré (gendered) en son cœur que la taxonomie de Linné parut en son temps tout à fait inconvenante.
De surcroît, même chez les humains et d’autres créatures où l’on voyait dans le sperme et dans l’œuf les produits distincts de sexes différents, le sens de ces termes était en perpétuel mouvement. Autrement dit, il n’y eut point de consensus sur la nature ni sur le rôle du sperme et de l’œuf avant le tournant du XIXe siècle59. La soi-disant découverte de produits génésiques distincts ne mit ainsi aucune entrave à l’imagination synecdochique, l’incommensurabilité des sexes reposant malaisément sur des corps microscopiques dont la signification faisait l’objet d’un vif débat. Les préformationnistes étaient inégalement partagés entre une majorité d’ovistes et une minorité d’animalculistes. Entre eux, le choix était souvent idéologique : parmi les principaux arguments portés contre les animalculistes, il y avait que jamais Dieu n’aurait conçu un système dissipateur au point qu’à chaque éjaculation des millions d’êtres humains préformés dussent périr afin qu’un seul d’entre eux trouvât de quoi s’alimenter et croître dans un œuf. Pour autant que cette observation avait un rapport avec la biologie — Haller, par exemple, se convertit en partie au préformationnisme et, plus précisément, à l’ovisme, parce qu’il crut repérer la continuité des membranes intestinales d’un embryon de poulet et de la membrane vitelline — le genre ne jouait guère de rôle60.
Ainsi, quand bien même certains contemporains évoquaient la dignité respective du mâle et de la femme qui se reflétait dans les deux théories préformationnistes respectives, le débat se déroulait en fait sur d’autres bases. Et, au vrai, ni l’ovisme ni l’animalculisme ne suggéraient un monde bisexué mais laissaient au contraire penser à un monde sans sexe aucun. Tous deux accusaient une reproduction parthénogénétique : soit l’œuf enfermait la vie nouvelle et le sperme n’était qu’une version vivante de la tige de verre grâce à laquelle on pouvait amener des œufs de grenouille à se développer de leur propre chef, soit c’était le sperme qui contenait la vie nouvelle et l’œuf n’était jamais qu’un panier à provisions. Les développements techniques intervenus dans l’étude en pleine expansion de la génération minèrent également la prétendue ambiguïté de la reproduction sexuelle. C’est en 1745 que Charles Bonnet apporta la preuve de la parthénogénèse — terme forgé par le grand spécialiste d’anatomie comparée, Richard Owen, en 1849 — chez les pucerons, première étape de la découverte que le développement d’œufs non fécondés par des femelles sexuellement matures était infiniment plus répandu qu’on ne l’avait cru possible. La démonstration que fit Abraham Trembley, à peu près à la même époque, des facultés régénératrices de l’hydre eut des répercussions générales dans les discussions non seulement de la sexualité, mais aussi de la génération sur un plan théorique. D’autres développements et tendances — la découverte de l’alternance des générations, en 1842, et l’intérêt croissant pour la reproduction des hermaphrodites — eurent également tendance à repousser sur la touche les modèles de reproduction sexuelle universelle du XVIIIe siècle, si tant est qu’il existât de tels modèles61.
Je n’entends pas répéter la longue histoire du sperme ou de l’œuf, mais seulement indiquer que les prétentions de genre affichées en leur nom étaient constamment minées par les controverses de cette espèce62. Jusque dans les années 1850, on ne savait pas très bien si le sperme excitait simplement la semence — un genre de mélangeur en forme de ver — stimulait l’ovulation, touchait l’œuf ou, carrément, le pénétrait. Le triomphe conceptuel de la théorie cellulaire et les progrès de la microscopie et de la coloration permirent finalement à Oskar Hertwig, en 1876, de démontrer que le sperme pénétrait bel et bien dans l’œuf et que la fécondation se résumait en fait à la rencontre effective de l’œuf et des spermatozoïdes. (Comme je l’ai indiqué, cela semblait offrir le modèle inattaquable d’une différence sexuelle incommensurable, jusqu’au jour où le passage au niveau moléculaire et à l’ADN vint une fois de plus obscurcir les choses.) Le débat se poursuivit jusqu’en plein cœur du XXe siècle pour savoir s’il y avait fusion de tout ou partie seulement du matériel nucléaire.
Pendant une bonne partie de la période ici considérée, le rôle et la nature du sperme demeurèrent obscurs. Spallanzani avait prouvé à la fin du XVIIIe siècle qu’aucune dose de vapeur de semence ne féconderait jamais des œufs de grenouille, que l’aura seminalis chère à Harvey ne suffisait guère à pousser le moule féminin à produire des têtards et que les épurations croissantes de la semence finissaient par la rendre impuissante. Il montra que des grenouilles mâles nues couvrant une femelle en fécondaient les œufs, mais que tel n’était plus le cas si l’on passait aux mâles des petits pantalons de taffetas ; il entreprit de démontrer, en outre, que le résidu de leur grotesque accoutrement était actif. (Il avait précédemment montré — en tuant une grenouille en pleine copulation et en observant que les œufs qui se trouvaient encore en elle ne se développaient pas, alors que ceux qui avaient été en contact avec le sperme étaient féconds — que les œufs étaient fécondés en dehors du corps.) Il ne s’en obstina pas moins à penser que les petites créatures que contenait la semence n’étaient que simples parasites et que la semence œuvrait en stimulant le cœur d’un fœtus préformé libéré de l’ovaire après la fécondation63.
Le débat entre les préformationnistes — ovistes ou animalculistes — d’une part, les épigénésistes de l’autre, confirme, si besoin était, le peu d’intérêt que présentaient les recherches sur les substances génésiques pour la réflexion sur les deux sexes. Entre la préformation et l’épigénèse, le choix s’opérait sur des bases philosophiques, plutôt qu’empiriques, mais les querelles sur le genre n’y jouaient aucun rôle. Albrecht von Haller se séparait de Caspar Friedrich Wolff, non pas sur l’interprétation de tel ou tel élément d’information — en fait, ils tenaient généralement des discours parallèles — mais sur des questions fondamentales de philosophie de la science : un préformationnisme newtonien, mécaniste, où le développement embryologique accomplit l’œuvre de Dieu face à une épigénèse rationaliste, quelque peu plus vitaliste, dans laquelle la matière n’était pas une simple substance inerte qui attendait d’être travaillée suivant les lois divines.
Parmi les épigénésistes, un personnage de la stature de Buffon pouvait encore s’en tenir aux cadences de l’ancienne biologie de la génération, comme s’il ne s’était rien passé, près d’un siècle après la découverte du sperme et de l’œuf : « il paraît de même tout aussi certain […] que la femelle a une liqueur séminale qui commence à se former dans les testicules » tandis que « ces liqueurs séminales [mâle et femelle] sont toutes deux un extrait de toutes les parties du corps de l’animal ; celle du mâle est un extrait de toutes les parties du corps du mâle, celle de la femelle un extrait de toutes les parties du corps de la femelle : ainsi dans le mélange qui se fait de ces deux liqueurs il y a tout ce qui est nécessaire pour former un certain nombre de mâles et de femelles ». Le problème n’est pas que Buffon eût tort dans ses théories de la pangénèse, ou raison, pour les mauvaises raisons, en affirmant qu’il est un « moule intérieur » dans les particules de la « semence » mâle et femelle qui organisent la matière en structures organiques64. J’entends plutôt suggérer qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, et aujourd’hui encore en vérité, une grande diversité d’affirmations culturelles contradictoires demeure possible sur la différence sexuelle en n’importe quel point donné de la connaissance scientifique. Pierre de Maupertuis, qui fut l’un des grands adversaires du préformationnisme — il pensait que les atomes s’agençaient les uns avec les autres suivant quelque dessein — écrivait encore en 1756 à propos de l’orgasme, comme Démocrite dans la Grèce antique : « C’est cet instant marqué par tant de délices, qui donne l’être à une nouvelle créature65. » Ni le niveau de connaissance scientifique ni sa « justesse » ne freine la poésie écrite en son nom.
Mais quand bien même Maupertuis ou d’autres hommes de science des XVIIIe et XIXe siècles en fussent arrivés à l’interprétation qui nous paraît correcte des données disponibles, observation et expérience n’eussent pas créé de métaphore de la masculinité et de la féminité. Traduire les faits relatifs à la reproduction en « faits » concernant la différence sexuelle : tel est précisément le tour de passe-passe culturel que je souhaite maintenant dévoiler.
L’exemple le plus insigne d’aporie anatomique, mais aussi le cas le plus clair de postulats culturels qui nourrirent une tradition de recherche dont les résultats confirmèrent à leur tour ces points de vue, concerne l’ovaire. « Propter solum ovarium mulier est id quod est (Seul l’ovaire fait de la femme ce qu’elle est) », écrivait le médecin français Achille Chereau en 1844, quarante années avant que l’on eût la moindre preuve de l’importance réelle de l’organe dans la vie d’une femme. C’est là un bon synecdochique vers l’incommensurabilité qui en n’importe quelle circonstance serait intolérable66. Mais il est d’autant plus ironique que le rôle important de l’ovaire dans la vie biologique des femmes — même si ce n’est assurément pas lui qui fait de la femme « ce qu’elle est » — ne fut définitivement établi qu’à la fin du XIXe siècle en supposant ce qui restait à prouver et en y voyant la justification de l’ablation chirurgicale d’ovaires histologiquement normaux. L’ovariectomie bilatérale — l’ablation d’ovaires sains — fit son apparition à l’aube des années 1870 et s’imposa aussitôt pour guérir un large éventail de « pathologies du comportement » : hystérie67, désirs sexuels excessifs, mais aussi maux et douleurs plus prosaïques dont on ne pouvait faire apparaître une autre origine. (En allemand, cette technique avait aussi pour appellation « die Castration der Frauen », en français « la castration des femmes », quand elle n’était pas — éponymiquement — baptisée « opération de Battey ou de Hegar », du nom des chirurgiens américain et allemand, Robert Battey et Alfred Hegar, qui la vulgarisèrent. Il importe de la distinguer des opérations que l’on baptisait habituellement « ovariectomies », c’est-à-dire de l’ablation d’ovaires cancéreux ou kystiques pour des raisons thérapeutiques qui paraîtraient médicalement justifiées de nos jours. Le nombre de ces opérations connut également un essor spectaculaire, de même, d’ailleurs, que les opérations en tous genres à la fin du XIXe siècle, surtout après l’acceptation des techniques aseptiques de Lister68.)
L’ablation d’ovaires sains dans l’espoir de soigner de prétendus échecs de la féminité contribua largement à réunir les données qui allaient permettre de comprendre les fonctions des organes. C’est en supposant que le gonflement du follicule ovarien produisait des symptômes œstraux, proches des chaleurs, chez certaines femmes et que l’ablation de l’organe allait donc enrayer de pareils débordements sexuels, que l’on comprit que la menstruation était liée aux ovaires.
Tout cela ne va pas sans une touche d’ironie supplémentaire car l’opération suppose et ne suppose pas tout à la fois une différence sexuelle incommensurable ; elle prétend créer des femmes qui sont tout à la fois plus et moins ressemblantes aux hommes qu’elles ne l’étaient avant l’intervention. L’appellation même de castration féminine évoque la vieille idée que les ovaires sont les testicules femelles, assez proches de ceux du mâle. Mais les médecins s’empressèrent de nier que l’ovariectomie ressemblât en quoi que ce soit à la castration dans ses effets psychologiques et sociaux. On ne trouve pas d’images comparables à la fig. 60 où les rôles seraient inversés, où à la place d’hommes, le scalpel à la main, penchés au-dessus du corps prostré d’une femme, des chirurgiens de sexe masculin (ou de sexe féminin, ce qui eût été plus inconcevable encore) s’apprêteraient à châtrer un homme. Car il n’y avait pas de castration mâle, ni ablation de testicules sains, hormis dans les rares cas très spécifiques de folie criminelle ou pour traiter le cancer de la prostate. Tandis que la gonade femelle était censée, comme son pendant mâle, avoir de profonds effets sur diverses parties du corps, les ovaires n’étaient point des testicules en aucun sens culturel ni métaphorique dans l’esprit d’un corps médical très largement dominé par les messieurs. À la différence des testicules, les ovaires n’étaient pas sacro-saints.
Théoriquement, la justification de la « castration féminine » était pourtant que les ovaires, les « pierres » de la femme (jadis comprises comme une version plus froide des testicules), étaient les organes maîtres du corps féminin en sorte que si elle venait à les perdre elle serait plus masculine, de même que des mâles castrés s’efféminaient. L’ovariectomie provoquait l’arrêt de la menstruation et impliquait d’autres changements de caractéristiques sexuelles secondaires à la suite desquels les femmes ressemblaient davantage aux hommes. Par ailleurs, l’ablation des ovaires rendait aussi une femme plus féminine, ou tout au moins plus proche de l’idée qu’avaient des femmes les partisans de l’opération. Extirper les organes femelles, c’était exorciser les démons organiques d’une conduite indigne d’une femme bien élevée.
Toute cette spéculation sur la relation synecdochique de l’organe et de la personne — les ovaires font la femme — ou même entre l’ovaire et quelque changement physiologique ou anatomique observable sentait son fumet idéologique. Avant la fin du XIXe siècle, nul ne savait les effets de l’ablation des ovaires. (Aujourd’hui encore, on mesure mal les effets de l’ovariectomie après la ménopause.) En revanche on en savait bien plus long sur ceux d’une ablation des testicules. Aristote et d’autres auteurs anciens avaient reconnu les conséquences physiologiques, mais aussi psychologiques et comportementales à ce qu’il leur semblait, de la castration pré- ou post-pubertaire chez les hommes. Les eunuques occupent une place de choix dans les écrits médicaux ou moraux, dans toute une série de pratiques religieuses tant chrétiennes que païennes, et les observations sur les effets de la castration chez les animaux domestiques mâles sont légion69. Mais pour autant que je le sache, il n’existe pas de commentaires touchant l’ablation des ovaires chez les femmes et une seule allusion à une telle intervention sur des animaux : « On excise les ovaires des truies dans l’idée de refroidir leurs appétits sexuels et de stimuler la graisse », écrivait Aristote ; de même, poursuit-il, on mutile les chamelles pour les rendre plus agressives à des « fins guerrières » et les empêcher d’avoir des petits70.
Rien ne s’écrivit sur l’intérêt de semblables observations pour les êtres humains jusqu’à l’avènement de l’ovariectomie dans les années 1870. Deux millénaires durant, de la Grèce antique à la fin du XVIIIe siècle à Londres, il n’y eut pas le moindre cas rapporté dans la littérature médicale ou populaire. C’est alors que Percival Pott, distingué chirurgien du St. Bartholomew’s Hospital de Londres, annonça qu’il avait examiné une femme de vingt-trois ans qui avait deux petites masses molles, « de surface inégale », de part et d’autre de l’aine. Elle était apparemment en bonne santé, ses menstrues étaient régulières et elle ne ressentait de douleur que lorsqu’elle se penchait. Elle finit cependant par « être dans l’incapacité de gagner son pain » et, lorsque plus rien d’autre ne put soulager sa détresse, elle consentit qu’on lui retirât les excroissances. Visiblement surpris, Pott découvrit qu’il s’agissait de ses ovaires. Il observa que sa patiente recouvra la santé mais qu’elle avait apparemment maigri et qu’elle était plus musclée ; « ses seins, qu’elle avait gros, ont fondu ; de même elle n’a plus ses règles depuis l’opération, qui remonte à quelques années maintenant ». Mais Pott n’offrit aucune explication de tout cela71.
Lorsqu’en 1843 Theodor von Bischoff, le découvreur de l’ovulation spontanée chez les chiennes, écrivit que les ovaires gouvernent le cycle de la reproduction chez la femme, il ne disposait que d’une seule et unique indication supplémentaire : le récit du docteur G. Roberts, médecin et voyageur, qui prétendait avoir vu en Inde des femmes « castrées » d’environ vingt-cinq ans, qui n’avaient « point de gorge ni de mamelon », souffraient d’« une atrophie complète du tissu cellulaire aux parties génitales » exemptes de toison et dont le pelvis était déformé ; leurs « fesses aplaties » étaient pareilles à celles des hommes, elles n’avaient « point de flux hémorroïdal, point d’hémorragie nasale pour suppléer au flux menstruel des époques périodiques » et « point de désir vénérien pour l’un ni pour l’autre sexe72 ». Même si l’on prête foi à ce récit et que l’on y ajoute une série d’observations cliniques causales corrélant la malformation des ovaires à l’absence de règles, les preuves dont on disposait au milieu du XIXe siècle de la fonction de l’ovaire dans la physiologie de la reproduction des femmes demeuraient minces.
L’essor de l’ovariectomie « justifiable » à partir de 1865 — essentiellement pour des kystes, des tumeurs ou d’autres pathologies évidentes — commença à fournir des preuves quasi expérimentales des fonctions des ovaires, mais comme le mécanisme d’un organe sain ne saurait, dans bien des cas, se déduire sans risque d’erreur des effets de l’excision de son pendant malade, ces matériaux étaient moins que concluants. Bien qu’un manuel allemand de référence prétende que les cas attestant un lien entre l’ovaire et la menstruation sont tellement nombreux que c’est à peine s’il vaut la peine de prendre note de cas supplémentaires, il se réfère encore à l’étude de Bischoff (maintenant vieille de quarante ans) à travers des citations de Roberts et de Pott (sur des faits qui remontaient eux-mêmes à près d’un siècle). De surcroît, il observe ensuite que l’on attache actuellement un poids considérable aux cas où la menstruation se poursuit après l’ablation des ovaires et que, si la critique en règle de ces données entamée depuis peu ne se révèle pas concluante, il faudra peut-être se demander si l’on n’a pas exagéré la relation intime postulée entre l’utérus et l’ovaire73. En 1882, un manuel français cite des matériaux nouveaux à côté de témoignages bien plus anciens suggérant que, dans la menstruation et, de fait, dans tout le cycle de la reproduction, l’ovaire pourrait bien jouer un rôle aussi passif que l’utérus74.
Nul ne se préoccupait d’invoquer la pratique séculaire de l’oophorectomie chez les animaux avant 1873, lorsque, un an après que Battey commença à prôner l’ablation des ovaires pour diverses maladies névrotiques, un médecin français observa que chez les génisses et les truies, sur qui l’opération se pratiquait communément dans les deux premiers mois de la vie, l’utérus cessait de croître et son volume demeurait stationnaire75. Bref, lorsque Battey et Hegar entreprirent de retirer des ovaires sains et au faîte de la croyance populaire suivant laquelle l’organe en question détermine la vie, on ne savait presque rien de sa fonction chez les femmes et l’on n’avait fait aucun effort pour exploiter la petite expérience vétérinaire que l’on pouvait avoir. En l’occurrence, on a affaire, non pas à l’indétermination du savoir anatomique ou physiologique, mais à une ignorance délibérée.
Vingt ans plus tard, le temps que l’ablation d’ovaires sains se fût répétée des milliers de fois, quelques-uns des postulats sur lesquels on avait fondé l’opération reposaient enfin sur quelque preuve expérimentale. C’est Alfred Hegar, éminent professeur de gynécologie de Fribourg et grand avocat en Europe de la castration féminine, qui mit au service de sa pratique clinique la sagesse de générations de fermiers. Curieux de connaître les effets à long terme de l’opération qu’il pratiquait déjà, il fouilla la littérature et découvrit que la castration des femelles chez les animaux était une pratique fort ancienne. Il découvrit que la castration des génisses était pratique courante en France dans les années 1830, mais qu’elle était tombée en désuétude parce que les génisses engraissaient excessivement et cessaient de donner du lait. Il arrivait encore aux vétérinaires de son temps de retirer les ovaires, mais uniquement pour des indications médicales : sous prétexte d’un « désir du taureau, un genre de nymphomanie » (Steiersucht, eine Art Nymphomanie), dont souffraient quelque 10 % des vaches dans certaines régions76 !
Entendant bien ne pas se laisser intimider dans sa quête de savoir, Hegar se rabattit sur les classiques et le récit que donne Aristote de l’ablation des ovaires d’une truie. Puis il se mit en quête d’un Schweine-Schneider, d’un « coupeur de truies », dont la technique, en fait, était foncièrement la même que celle de son prédécesseur grec, quoique bien plus répugnante aux yeux d’un bourgeois du XIXe siècle. L’homme prenait un couteau sale, faisait une incision de deux centimètres, passait ses doigts tout aussi sales autour des ovaires, des trompes et des ligaments et les tranchait. Puis il recousait l’incision avec du fil et une aiguille qu’il tirait d’une poche de ses pantalons « nauséabonds ». (Je n’ai jamais très bien compris pourquoi, avec un sens si délicat de la saleté et de la convenance, l’idée de chirurgie aseptique ne vint point à Hegar et à ses contemporains au cours de la décennie précédant Lister. Hegar, de son propre aveu, perdit un tiers de ses patientes des suites d’une septicémie.)
Ayant observé le coupeur de truies à l’ouvrage, Hegar tenta lui-même l’opération. Il acheta deux porcelets femelles et entreprit de retirer, à l’une, les deux ovaires, mais un seul à l’autre. Lorsque les animaux furent parvenus à maturité, il les fit abattre et découvrit que la truie complètement châtrée souffrait d’une aplasie spectaculaire de l’utérus : son utérus avait en fait la taille de celui d’un porcelet. Il fit un dessin de son spécimen, le fit graver et le publia fièrement comme la « première illustration jamais publiée d’un utérus atrophié chez un animal castré77 » (fig. 61). Il n’est pas nécessaire de tourner en dérision l’authentique contribution à la connaissance que représente l’expérimentation de Hegar pour le condamner, lui, Battey ou d’autres médecins, en raison des mutilations qu’ils pratiquèrent au nom de la thérapie. Ce qui importe, cependant, ce n’est pas simplement qu’une vision particulière de la femme les conduisit à voir dans l’ovaire la source de maladies dont les origines étaient plus culturelles que corporelles, mais plutôt qu’ils souscrivaient à une épistémologie qui voyait dans l’anatomie le fondement d’un univers stable de deux sexes incommensurables. Si l’on retirait les ovaires, ce n’est pas qu’ils faisaient des femmes ce qu’elles étaient, ni même à cause de l’antiféminisme de certains médecins, mais bien parce que certains docteurs prenaient à la lettre les synecdoques qu’ils avaient inventées. L’ironie de l’histoire, c’est que leur pratique apporta des connaissances nouvelles sur les fonctions physiologiques des ovaires, sans que le progrès n’affectât en quoi que ce soit leur rôle symbolique ni leur fonction de signe de la différence.
Le 15 mai 1879, Mabel Loomis Todd — qui fut plus tard la maîtresse du frère d’Emily Dickinson — procéda à une expérience d’une extraordinaire précision. Son hypothèse était qu’elle ne serait féconde qu’au moment de l’orgasme parce que ensuite sa matrice ne manquerait pas de se resserrer et qu’« aucun fluide ne pourrait désormais atteindre le point fructueux ». Afin de tester cette proposition, elle se permit, dit-elle, de « recevoir le précieux fluide au moins six ou huit minutes après qu’était passé pour moi le point de la jouissance la plus intense et que j’étais parfaitement froide et comblée ». Elle se leva et comme tout le sperme de son mari s’était apparemment échappé, elle se crut justifiée ; neuf mois plus tard, la naissance de leur fille Millicent prouva qu’elle avait tort78.
Mabel Todd se trompait du tout au tout. À la différence des questions d’anatomie et de différence sexuelle, la question de savoir si les femmes peuvent concevoir sans orgasme — si culturellement souhaitable que pût être l’absence de passion — admet une réponse formelle et définitive. De même que la question de savoir si l’orgasme féminin referme la matrice. Des données empiriques permettent de répondre à des interrogations encore plus compliquées et problématiques : si les femmes ont généralement des orgasmes pendant les rapports sexuels ou si elles ont de fortes pulsions sexuelles — hétérosexuelles, veux-je dire79. Mais alors même que la science apporta son lot d’idées nouvelles sur l’absence de passion chez la femme comme élément de la formation des deux sexes, elle ne produisit que des indications fragmentaires et peu concluantes sur l’orgasme jusqu’au début du XXe siècle : autrement dit, il fallut attendre plus d’un siècle encore après l’abandon de l’idée universellement acceptée d’un lien entre orgasme et génération, mais aussi entre femmes et passion. Il n’y eut pas d’information nouvelle, et encore moins un nouveau paradigme cohérent de biologie de la reproduction, pour rendre les vieilles idées surannées. (Je montrerai, en entrant dans les détails techniques, que rien, dans la découverte des ovaires ou de leurs fonctions, n’exigeait de révisions majeures dans la physiologie du plaisir et de la conception. Les lecteurs disposés à accepter cette idée sans autre preuve voudront peut-être glisser à la hâte sur cette section, en particulier sur les pages consacrées au corps jaune.)
Les dissections méticuleuses auxquelles procéda de Graaf et qui établirent qu’il « conviendrait plutôt de nommer ovaires les testicules féminins » renforcèrent par inadvertance le lien entre le commerce sexuel et « l’émission » féminine parce qu’elles prouvèrent que chez les lapines les follicules, que de Graaf prenait pour des œufs, « n’existent pas à tout moment dans les testicules des femelles ; on ne les détecte au contraire qu’après le coït ». Comme d’autres observateurs pendant encore un siècle et demi au moins, il était sûr que l’ovulation ne se produisait qu’en conséquence des rapports sexuels, qui du seul fait de la nature des choses devaient être agréables : « Si ces parties du pudendum [clitoris et lèvres] n’avaient point procuré de si voluptueuses sensations de plaisir et de si grande passion, nulle femme ne serait disposée à se charger d’une fâcheuse grossesse de neuf mois. » De Graaf s’en tenait en fait à l’explication classique de la Renaissance, ses idées sur l’éjaculation féminine exceptées : au lieu d’y voir une semence plus faible et plus aqueuse, il y vit un œuf dans son liquide ambiant80.
En vérité, il y avait fort peu de données nouvelles sur la physiologie de la reproduction. Ainsi que l’observait l’obstétricien William Smellie en 1779, « le modus de la conception est très incertain, surtout dans l’espèce humaine, parce que les occasions d’ouvrir des femmes enceintes se produisent rarement81 ». Il fallait prendre les cas lorsqu’ils se présentaient et composer un récit du mieux qu’on pouvait.
Albrecht von Haller, par exemple, qui fut l’un des géants de la science biologique au XVIIIe siècle, se contenta de projeter l’expérience sexuelle du mâle sur les femmes. Il procéda ainsi, non qu’il eût quelque intérêt particulier à maintenir la symétrie biaisée du modèle galénique, mais parce que l’analogie de la femme sexuellement excitée par l’homme sexuellement allumé relevait apparemment du pur bon sens :
Lorsqu’une femme, qu’elle y soit invitée par l’amour moral ou un désir sensuel de plaisir, accepte l’étreinte du mâle, elle excite une constriction et attrition convulsive des très sensibles et tendres parties, qui se trouvent dans la contiguïté de l’orifice externe du vagin, ainsi qu’il nous fut donné auparavant de l’observer chez le mâle.
Le clitoris se dresse, les nymphes s’enflent, le flux sanguin veineux est bridé et les parties génitales externes deviennent turgides ; le système œuvre de manière « à porter le plaisir à son apogée ». Une faible dose de mucosité lubrifiante est expulsée à cette occasion mais, ce qui importe davantage, « en accroissant les sommets du plaisir, [elle] cause un plus grand afflux de sang en direction de l’ensemble du système génital de la femme », provoquant de la sorte une « altération d’importance dans les parties intérieures ». Bref, une érection féminine, interne et externe. L’utérus se durcit sous l’afflux du sang ; les trompes de Fallope s’engorgent et croissent « de manière à appliquer le collier ou l’orifice digité à la trompe vers l’ovaire ». Puis, à l’instant de l’orgasme mutuel, la « chaude semence du mâle », agissant sur ce système déjà excité, amène l’extrémité de la trompe à s’allonger encore jusqu’à ce que, « entourant et comprimant l’ovaire, [elle] expulse un œuf mûr et le déglutit ». L’extrusion de l’œuf fait enfin valoir Haller à ses doctes savants, qui eussent probablement lu ce récit torride dans l’original latin, « ne s’accomplit pas sans grande volupté pour la mère, ni sans exquise et ineffable sensation des parties internes de la trompe, menaçant la future mère d’un accès de pâmoison ou d’évanouissement82 ». Les preuves d’un tel scénario étaient infimes, mais il en est quelques-unes dans la littérature. En 1716, par exemple, un anatomiste anglais disséqua une femme qui venait d’être exécutée et y trouva soi-disant une trompe « serrée autour de l’ovaire » ; enquêtant pour en connaître les tenants et les aboutissants, il apprit qu’elle « avait possédé un homme en prison, peu avant son exécution83 ».
On persistait donc à lier le coït à l’ovulation et au drame intime qui, comme dans le récit de Haller, pouvait être, en toute vraisemblance, marqué par le plaisir. À la recherche d’œufs de lapines en 1797, William C. Cruickshank ne trouva le corps jaune qu’après le coït, d’où il conclut que « l’œuf est formé à l’intérieur et ne sort de l’ovaire qu’après la conception ». (Le « corps jaune » [ou corpus luteum] se forme après qu’un follicule ovarien libère l’œuf. On sait maintenant qu’il secrète de la progestérone, laquelle maintient la paroi utérine dans un état propice à l’implantation. Chez la plupart des mammifères il se forme « spontanément », indépendamment du coït ou de la conception, parce que l’ovulation est spontanée ; mais chez les lapines, où c’est généralement le coït qui produit l’ovulation, il ne serait présent que dans les circonstances que décrit Cruickshank.) Qui plus est, cependant, il semblait qu’il y eût des traces d’une véritable bataille pour arracher l’œuf à l’ovaire. Les trompes de Fallope, pensait-il, « se tordaient comme des vers entortillés […] [qui] enlaçaient les ovaires (comme les doigts prenant possession d’un objet) si étroitement, et avec tant de fermeté, qu’il faut quelque force, voire quelque lacération, pour les délivrer ». Certes, les lapines ne sont pas des femmes, mais Cruickshank pensait manifestement que ses trouvailles valaient pour les humains et il eût été surprenant que pareille scène tumultueuse n’eût point de corrélat sensoriel. L’évidence laissait ainsi penser que l’ovulation, de même que l’éjaculation masculine, occasionnait quelque voluptueuse sensation84.
Karl Ernst von Baer (1792-1876), le biologiste germano-estonien qui fut le premier à voir effectivement l’« ovule » chez les mammifères, restait convaincu, lorsqu’il fit état de son extraordinaire série d’observations en 1828, que seule une chienne qui venait de copuler pouvait produire l’œuf qu’il recherchait85. De fait, jusqu’au début des années 1840, la quasi-totalité des autorités croyaient que l’ovulation induite par le coït était la norme chez les êtres humains aussi bien que chez les autres mammifères. Ainsi, dans le modèle des deux sexes, comme auparavant, la production des substances génésiques des hommes comme des femmes étaient censées n’intervenir qu’au cours du coït ; ce n’est qu’aujourd’hui que d’aucuns pensent que ces événements peuvent se produire de manière routinière, chez les femmes, sans sensation.
Ce qui ne signifie pas qu’il ne se trouva personne pour soutenir que l’ovulation se produisait spontanément. (Si elle intervenait sans rapport, une sorte de conception mécanique et impassible paraissait vraisemblable.) Mais, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, on tint pour anormales les données que l’on jugea par la suite capitales contre l’idée d’une ovulation induite par le coït. Il n’y avait rien de décisif dans l’existence de « cicatrices », autrement dit, les restes du corps jaune dans les ovaires des vierges ; les follicules éclatés dans les ovaires des femmes mortes pendant la menstruation ou juste après ; ou tout simplement le fait que l’ovaire comptât plus de cicatrices que n’en pouvait justifier un coït fécond. Visiblement, les biologistes répugnaient à abandonner l’idée que l’excitation du coït et de l’éveil sexuel intervenait dans la conception même si, par miracle, il arrivait que des femmes ne connussent ni l’une ni l’autre. Autrement dit, la conception anesthésique ne découlait en aucune façon de l’observation.
Ainsi John Pulley, obscur médecin du XVIIIe siècle dans le Bedfordshire, trouva des corps jaunes chez des vierges mais prétendit que ces cicatrices étaient le fruit de l’excitation utérine induite par la « satisfaction » non naturelle des désirs — par la masturbation, on présume. Les renseignements tirés de la dissection de « femmes hystériques », dont les ovaires faisaient apparaître les signes d’une ovulation, apportaient, selon Pulley, des preuves supplémentaires du rôle de l’excitation sexuelle dans l’expulsion de l’œuf86. Certes, les textes de médecine légale de la première moitié du XIXe siècle se montraient généralement sceptiques quant à l’idée que l’accroissement du plaisir signalait soit la conception, soit l’ovulation, et faisaient grand cas de la possibilité de la conception des suites d’un commerce sans consentement mutuel, mais il demeurait parfaitement vraisemblable que l’ovulation exigeât le Sturm und Drang du coït ou un fac-similé raisonnable. Dans un manuel classique de 1827, John Gordon Smith écrivit qu’il ne pouvait nier « qu’il puisse y avoir un élan sensible transmis par l’excitation dans laquelle semble plongé le système utérin », lorsque intervient la conception. Mais, ajoutait-il, bien des femmes sont enclines à imaginer, sous l’effet de l’espoir ou de la peur, qu’elles ont conçu : on ne saurait donc se fier à leurs confidences en la matière, qui ne sont ainsi d’aucun intérêt pratique87.
Par ailleurs, la question de savoir si la présence d’un corps jaune était l’indice d’une grossesse passée ou d’une copulation était d’une importance considérable pour les médecins légistes : « C’est une question fameuse, de grande importance tant en physiologie qu’en médecine clinique et fort agitée dans les dernières années88. » La réponse était un non sous réserve et compliqué. Des femmes montraient des signes d’ovulation sans grossesse ni même coït — tel était l’avis de la majorité — mais ce uniquement parce que le système reproductif de la femme pouvait être attisé par de moindres stimuli, un fort désir par exemple. Ainsi, tandis qu’en règle générale la présence d’un corps jaune pouvait être pris comme le signe qu’une femme avait eu des rapports sexuels ou une grossesse, c’était loin d’être une preuve concluante. Comme « toutes ces causes qui excitent fortement les organes sexuels » peuvent provoquer l’ovulation, la présence du corps jaune n’est pas « reçue à elle seule […] comme un signe certain qu’il y a eu union sexuelle » ; mais lorsque viennent s’y ajouter d’autres signes, elle peut fonder une bonne présomption89. « Un jury se doit d’être prudent », affirmait une autorité, avant d’en arriver à la conclusion, fondée sur les signes d’ovulation, qu’une femme n’était pas vierge alors même que l’ovulation — « de fait » — n’était généralement provoquée que par des rapports sexuels féconds90. « En certaines circonstances », prévenait un autre, une « salacité excessive peut détacher un œuf » et laisser les cicatrices en question91. (La confusion augmente en l’occurrence parce que les médecins du XIXe siècle étaient incapables de distinguer les cicatrices plus grandes et plus visibles du corpus luteum verum — le corps jaune qui a beaucoup grossi et qui demeure jusqu’au cinquième ou sixième mois de la grossesse — et les restes plus discrets du corpus luteum spurium, qui disparaît rapidement au bout de deux semaines s’il n’y a pas grossesse92.)
Bien des choses sont liées à ces controverses autour du corps jaune parce qu’elles laissent penser qu’au début des années 1850 nul n’avait encore une idée bien claire des circonstances qui régissent la production de l’œuf. Les données laissaient supposer que l’excitation vénérienne jouait un rôle plus grand encore que dans le vieux modèle des corps et des plaisirs. Ainsi Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), professeur de médecine à Göttingen et l’un des médecins les plus éminents d’Europe, observa-t-il que les follicules ovariens pouvaient exploser sans les effets de la semence, voire « sans aucun commerce avec le mâle », mais en conclut simplement qu’à l’occasion la « seule ardeur vénérienne […] pouvait produire, parmi d’autres grands changements des organes sexuels, la dilatation des vésicules » et même provoquer leur déchirement. Loin de miner le vieux lien entre orgasme et conception, les observations de Blumenbach le renforcèrent ; le désir seul suffisait à exciter l’ovulation dans certains systèmes sensibles. Son traducteur anglais ajouta des preuves anecdotiques supplémentaires : Antonio Vallisneri, faisant état de la découverte de vésicules saillantes sur les ovaires d’une femme de dix-huit ans qui avait grandi dans un couvent et présentait toutes les apparences d’une vierge, « situation que l’on observe fréquemment chez les bêtes sauvages pendant les chaleurs » ; Charles Bonnet, évoquant le cas d’une jeune femme qui se mourait « furieusement d’amour pour un homme de basse extrace, et dont les ovaires étaient turgides avec des vésicules de grande taille ». Blumenbach avait beau n’être pas trop assuré de sa position, il ne s’en retrouva pas moins, au bout du compte, bien plus attaché à l’importance de l’excitation sexuelle que ne l’était Galien :
Sur ce point, il me paraît difficile, dans l’état présent de nos connaissances, de prendre parti ; mais je crois assez évident que, même si la semence n’a aucune part à l’explosion de l’ovaire, la forte excitation qui se produit au cours des chaleurs des bêtes sauvages et des états lascifs de la vierge, chez l’homme, suffit assez fréquemment à effectuer la décharge des ovules. Peut-être est-il impossible autrement d’expliquer que les ovules soient si fréquemment expulsés des ovaires et fécondés chaque fois qu’un rapport est arbitrairement ou fortuitement provoqué93.
Johannes Müller (1801-1858), brillant professeur et chef de file du réductionnisme physiologique, minimisait également les signes qui avaient pu laisser croire à une ovulation spontanée chez les femmes. La présence de cicatrices sur les ovaires des vierges, assurait-il, n’était que de simples signes d’une ovulation anormale, plutôt que d’une ovulation normale indépendante du coït et de la conception. Certes, les forces exactes qui causaient la poussée de l’œuf dans la trompe de Fallope demeuraient obscures, mais la plupart des indications laissaient penser que l’œuf lui-même n’était engendré que dans la perspective immédiate de la fécondation. Les êtres humains fonctionnaient ainsi que le lapin, cette créature expérimentale omniprésente du XIXe siècle. On persistait à penser que le coït donnait lieu à quelque chose de spectaculaire, et la médecine n’apportait guère de confirmation technique étayant l’essor de l’impassibilité94.
Les explications de la mécanique de la conception au XIXe n’apportèrent non plus aucune confirmation technique de l’idée de rapports sexuels et d’une conception anesthésiques. Il s’en dégage au contraire un rôle inédit et démesurément accru pour la semence qui, d’une manière ou d’une autre, presse, comprime ou excite par quelque moyen les « entrailles » de la femme et qui, à en juger au silence gardé en la matière, peut accomplir son œuvre sans qu’elle n’éprouve rien. L’éminent médecin édimbourgeois John Bostock affirmait que chez les femmes « certaines causes et surtout l’excitation du fluide séminal » produisaient « un afflux inhabituel de sang dans les ovaires » ; à la faveur de toute cette « excitation » une vésicule explose et libère une goutte de fluide albumineux (on imaginait encore très mal l’œuf), que recueillent les trompes de Fallope dressées qui embrassent l’ovaire et le transportent jusque dans l’utérus95. Une fois encore, nous avons affaire à une projection à l’intérieur de la physiologie du mâle. Un autre éminent obstétricien pensait que le sperme du mâle fonctionnait comme un courant électrique qui parcourait les trompes de Fallope et provoquait l’explosion de l’œuf ; un grand manuel anglais de médecine postulait, en 1836, que le gonflement du follicule était une conséquence de l’excitation sexuelle et que son explosion était le fruit d’une « action qui commence habituellement au cours de l’union sexuelle, mais qui peut aussi se produire en dehors de tout orgasme vénérien96 ».
Ce qui est remarquable, dans toutes ces explications, ce n’est pas qu’elles soient fausses au regard des étalons modernes — chez les êtres humains, l’ovulation et la formation du corps jaune sont indépendantes du coït, de l’orgasme et de la conception — ni même qu’elles soient si riches en métaphores qui nous paraissent de nos jours invraisemblables, mais plutôt qu’elles accordent un rôle si important à la vive émotion sexuelle de la femme et à son excitation génitale. Plus remarquable encore est le fait qu’elles en disent aussi peu sur les sensations qui les accompagnent. L’orgasme continue à jouer un rôle critique dans la conception, mais il n’est pas nécessairement ressenti.
Pour une part, tout ceci ne se rapporte pas spécifiquement aux femmes ni au coït. Le plaisir sexuel ne fut pas la seule qualité subjective à perdre sa place dans la nouvelle science médicale. La force du modèle anatomopathologique, tel qu’il émergea des hôpitaux parisiens à la fin du XVIIIe siècle, tient à sa faculté d’éliminer les différences individuelles, tant affectives que matérielles, de manière à percevoir l’essence de la santé ou de la maladie dans les tissus organiques. L’heure de vérité, c’était l’autopsie, pas l’interview ; les cadavres et les organes isolés ne parlent point de plaisirs.
Le XIXe siècle fut l’âge d’or du post-mortem et de la pathologie. Au cours de sa carrière d’anatomopathologiste, Carl von Rokitansky, l’un des fondateurs de la discipline, aurait personnellement porté quelque 25 000 diagnostics. Son service de l’Hôpital général de Vienne procédait à quelque 2 000 autopsies par an du temps où il en était le patron — soit un total de plus de 80 000 suivant cette estimation — probablement plus qu’il ne s’en était jamais accompli jusque-là dans toute l’histoire de la médecine97. Du fait de l’avènement de grands centres hospitalo-universitaires bénéficiant d’une clientèle presque inépuisable de patients pauvres dans la plupart des grandes métropoles européennes, mais aussi du fait de l’intérêt croissant des pouvoirs publics pour les causes de la mort, le corps médical disposait désormais d’un nombre de corps et d’organes à étudier quasi illimité. Pour cette médecine d’un nouveau genre, et les institutions nouvelles dans lesquelles elle s’exerçait, les états connus de manière subjective ne présentaient plus guère d’intérêt. Seul comptait vraiment l’état des organes et, de fait, dans leur quasi-totalité, les renseignements dont on disposait avant la fin du XIXe siècle sur la physiologie de la reproduction chez les femmes venaient d’ovaires, d’utérus et de trompes prélevés sur des mortes ou à l’occasion d’opérations chirurgicales : « Je soumets à votre examen les ovaires d’une jeune femme célibataire qui est morte voici quelques jours », écrivait un chirurgien, Mr. Girdwood, à son collègue, Robert Grant ; le 2 juillet 1832, Sir Astley Cooper adressait à Robert Lee l’ovaire d’une femme morte du choléra en pleine menstruation ; Emma Bull, qui n’avait eu ses règles encore qu’une seule fois et qui mourut d’hydropisie le 23 mai 1835, se fit éventrer un matin et révéla un ovaire parfaitement lisse, tandis que l’autre portait une seule et unique cicatrice ; les ovaires d’une vierge de vingt ans présentaient tous les stades de l’ovulation, apportant ainsi des preuves supplémentaires, de l’avis d’un médecin français, que le processus était indépendant de la sensation sexuelle98.
La disparition de l’orgasme féminin des explications de la génération n’est pas non plus le simple résultat de l’ignorance mâle de l’anatomie génitale féminine ni d’un aveuglement délibéré. L’un des obstétriciens cités plus haut observe que le clitoris est « rigoureusement analogue » aux parties du pénis et qu’il joue « un rôle important, sinon essentiel, dans la satisfaction que la femme tire du commerce sexuel99 ». Le manuel de 1836 déjà cité dit carrément que la « partie inférieure du vagin et du clitoris sont possédés d’un fort degré de sensibilité », mais prétend ensuite, sans preuve à l’appui, que chez « certaines femmes, mais pas toutes », ils forment « le siège des sensations vénériennes produites par l’excitation » et que « chez de nombreuses femmes ces sensations sont complètement absentes ». Ces sensations étaient réputées sans rapport aucun, tant avec la « vertu fécondante » du mâle qu’avec « la responsabilité [de la femme] dans la conception », mais notre auteur se garde bien de proférer pareille affirmation sur l’absence de plaisir mâle. L’argument paraît être le suivant : l’orgasme est l’apanage des femmes — comment l’œuf sortirait-il autrement — mais elles ne le ressentent pas. Elles ont cette faculté — si je comprends bien le raisonnement de l’auteur — parce que chez l’être humain les sensations sexuelles sont sous « l’empire intellectuel et moral de l’esprit ». Dans toutes ses manifestations politiques, économiques et religieuses, la civilisation détourne miséricordieusement l’espèce humaine des « scènes et coutumes d’une répugnante obscénité parmi ces peuples barbares dont aucune culture mentale ne vient réfréner les penchants » pour l’acheminer vers un état dans lequel « les appétits ou passions du corps sont assujettis à la raison et revêtent un aspect plus modéré, moins égoïste et plus élevé100 ». Dans les publications que j’ai examinées, le corps des femmes, en particulier, porte les marques de cette civilisation des mœurs. Dans le cas présent, comme en bien d’autres de même nature, et chez Freud avec on ne peut plus de force, la physiologie de leur corps s’adapte aux exigences de la culture. Les femmes étaient certes réputées connaître, comme les hommes, l’érection (double : du clitoris et des organes intérieurs), l’excitation et l’éjaculation, mais « beaucoup » pouvaient tant bien que mal traverser tous ces stades sans éprouver quoi que ce soit. Une fois encore, mon propos n’est pas de séparer le bon grain de l’ivraie, suivant les critères modernes, dans toutes ces propositions, mais plutôt de souligner que c’est la culture, non la biologie, qui servait de base aux thèses relatives au rôle et même à l’existence du plaisir sexuel chez la femme. De même que dans le modèle unisexe, le corps abandonna sans mal au XIXe siècle son rôle prétendument fondateur pour devenir non pas la cause, mais le signe du genre.
Si l’on tient la question de l’impassibilité féminine pour une question fondamentalement épidémiologique, concernant la corrélation entre orgasme et ovulation ou conception, on en savait aussi peu sur les deux aspects du problème. Avant le XXe siècle, nul n’avait étudié l’incidence du plaisir de la femme à l’occasion de rapports hétérosexuels et, ainsi que l’observait Havelock Ellis en 1903, « c’est au XIXe siècle qu’il était apparemment réservé de constater que les femmes sont portées à être congénitalement incapables d’éprouver une satisfaction sexuelle complète et singulièrement sujettes à l’anesthésie sexuelle ». Havelock Ellis cite alors quantité d’études qui se proposent, sans preuve à l’appui ou presque, d’aborder ce nouveau problème101. Adam Raciborski, le médecin français qui prétendait avoir découvert l’ovulation spontanée chez les femmes, déclare tout simplement que les trois quarts des femmes se contentent de subir l’étreinte de leur mari, de même qu’au beau milieu de son livre sur les hommes William Acton estima suffisant, pour plaider son affaire, de décréter : « La majorité des femmes ne sont pas tant troublées par quelque espèce de sensation sexuelle que ce soit102. »
Nul ne connaissait la réponse. Dans un chapitre consacré au « tempérament amoureux des hommes et des femmes », un auteur anglais observa qu’en un domaine « ainsi caractérisé par la délicatesse et le silence », la plupart « jugent d’autrui à la lumière de leurs expériences personnelles limitées ». Ou — eût-il été plus exact de dire — suivant ce qu’il leur plaît de croire. Sa réponse à lui, sans preuve à l’appui, est qu’il existe trois classes de femmes approximativement égales : (1) celles qui sont aussi passionnées et sensibles que le commun des hommes ; (2) celles qui sont moins passionnées mais prennent tout de même plaisir « au commerce sexuel — surtout juste avant la menstruation et sitôt après sa cessation périodique » ; et (3) celles qui n’éprouvent ni passion physique, ni sensation plaisante et qui vivent la sexualité comme un devoir. Et de conclure, en contradiction avec son hypothèse initiale, que la deuxième catégorie est, somme toute, probablement la mieux garnie, et la première la plus clairsemée103. À la fin du XIXe siècle, Otto Adler, spécialiste allemand de ces questions, offre un cas moins ingénu encore de préjugé social ou personnel maquillé en fait scientifique. À l’en croire, pas moins de 40 % des femmes souffraient d’« anesthésie sexuelle », au nombre desquelles il en comptait 10 qui déclaraient se masturber jusqu’à l’orgasme ou être sujettes à des appétits sexuels non consommés, mais néanmoins puissants, et une qui eut bel et bien un orgasme sur la table d’examen tandis que le bon docteur lui examinait les parties génitales104.
Les problèmes propres aux recherches sur les liens entre le plaisir sexuel et la reproduction n’étaient pas seulement le fruit de partis pris, mais aussi de la politique professionnelle et des doctrines mêmes de l’impassibilité et de la fragilité féminines que la science était censée étayer. Spécialiste d’anatomie comparée et avocat de la contraception, Richard Owen déplorait que toutes les théories de la génération ne fussent que « pure spéculation » : « Si seulement on avait passé plus de temps à recueillir les expériences concrètes des êtres humains ! » Mais pareil travail était par trop difficile pour les ignares, et les doctes la jugeaient au-dessous de leur dignité105. Dérouté par la manière dont les ovaires intervenaient dans la reproduction, un médecin allemand conjectura que la « libido » était peut-être, après tout, l’agent principal. Chez les animaux, raisonnait-il, les ovaires changeaient à l’époque des chaleurs ; d’un confrère il tenait que la femme d’un collègue était longtemps demeurée stérile et qu’elle « supportait l’étreinte masculine sans plaisir », mais que « du jour où elle éprouva la libido elle tomba aussitôt enceinte ». Par ailleurs, il savait aussi, de sa propre expérience, que des femmes tombaient enceintes sans éprouver quoi que ce soit. Les patientes faisaient sans doute à leurs médecins « maintes confidences suprêmement intéressantes », et il suffirait de les corréler pour avoir la solution. Mais hélas, politique et pruderie barraient la route à l’épidémiologie106. Enfin, un médecin sicilien confia que les patients ne parlaient de rien tant que de sexe, mais qu’il était hors de question d’aborder ces choses avec la profession107.
Si les respectables médecins n’avaient pas directement accès aux informations sur les expériences sexuelles des femmes, ils pouvaient parfois s’appuyer sur les confidences des maris de ces dames. C’est précisément ce que fit un auteur anglais qui avait un goût prononcé de l’empirisme. Sur cinquante-deux hommes, quarante affirmèrent que la sensibilité sexuelle de leur épouse était de fait demeurée en sommeil avant leur mariage. Résultat qui n’est pas fait pour surprendre, quand on sait l’orgueil que chaque homme tire de sa puissance d’éveilleur ; plus surprenant, cependant, est que quatorze d’entre eux aient confié que leur épouse persistait à n’éprouver le moindre désir sexuel108. De toute évidence, ces chiffres laissent à désirer du fait d’une technique de sondage qui est loin d’être satisfaisante.
La première enquête moderne systématique sur les sensations sexuelles des femmes normales fut lancée en 1892 par une certaine Clelia Duel Mosher. Fondés sur les réponses de quelque cinquante-deux interlocutrices, ses résultats ne furent point concluants. Certes, 80 % d’entre elles déclarèrent connaître l’orgasme, ce qui incita un historien à s’inscrire en faux contre le stéréotype de la femme victorienne sexuellement frigide109. Mais ainsi que le fait valoir Rosalind Rosenberg, la plupart des femmes firent également état de la répugnance profonde que leur inspirait le coït et confièrent qu’elles eussent été plus heureuses livrées à elles-mêmes110. Bref, on ne savait presque rien de la sensibilité sexuelle des femmes en général, et moins encore de ses rapports avec l’ovulation ou la conception. (Peut-être en savait-on encore moins sur la sensibilité sexuelle et les habitudes de ces messieurs : mais c’est là une autre histoire.)
De même, l’épidémiologie de la stérilité par rapport à l’orgasme demeura une énigme. Dans l’ancien modèle, l’absence de chaleur — indépendante du genre (ungendered) — que trahissait l’absence de désir sexuel ou d’orgasme passait pour une cause courante et remédiable de stérilité. Dans le nouveau modèle, qui remettait en cause l’existence même du désir sexuel chez la femme, de telles questions auraient dû être déplacées. Or il n’en était rien. La première enquête systématique à ce sujet, publiée en 1884, accepte pour hypothèse de départ l’ancienne explication. Matthews Duncan, chirurgien gynécologue bien connu de Londres, était convaincu que l’absence de plaisir sexuel était une cause majeure de stérilité. Il découvrit pourtant que sur 191 femmes stériles venues le consulter, 152 (79 %) affirmaient désirer des relations sexuelles et que 134 sur 196 (soit 68 %) déclaraient connaître un plaisir sexuel, sinon l’orgasme, pendant le coït. Faute de statistiques comparables pour les femmes fécondes, ces chiffres ne signifient pas grand-chose, ils paraissent même suggérer tout le contraire de son hypothèse de départ — et aussi, entre parenthèses, que les Anglaises ne pensaient pas qu’à l’Empire lorsqu’elles s’allongeaient sur le dos111.
Hormis l’enquête de Duncan, il n’y a pas grand-chose, sinon une poignée de procès-verbaux impressionnistes qui confirment tous, non pas l’idée nouvelle de l’impassibilité, mais le vieux lien entre désir et conception. Spécialiste et thermaliste allemand, Enoch Heinrich Kisch était convaincu que l’excitation sexuelle des femmes était « un maillon nécessaire de la chaîne qui aboutit à la fécondation ». Cette conviction lui venait de sa recherche sur 556 cas de première grossesse, qui lui avait permis de constater que celle-ci survenait rarement après le premier coït et le plus souvent entre dix et quinze mois après le mariage (affirmation douteuse) ; mais elle s’appuyait aussi sur son expérience personnelle : la femme infidèle a plus de chances de concevoir avec son amant qu’avec son mari. Pareille inférence, de la date de la première grossesse au rôle de la passion, dépendait d’une observation plus fondamentale : la plupart des femmes demeuraient sexuellement à l’état de veille jusqu’au mariage, après quoi leur capacité de plaisir érotique s’épanouissait lentement. La grossesse coïncidait vraisemblablement avec l’heure de la pleine fleur112. Dans l’un des grands traités américains d’obstétrique de 1901, Barton C. Hirst reprit à son compte le genre de tradition clinique impromptue qui se colportait depuis des siècles : l’orgasme mutuel et synchrone était l’état idéal pour concevoir ; inversement, il fit état du cas d’une femme mariée qui avait souffert six mois de coït frigide et infécond pour tomber enceinte le jour où coït et orgasme avaient enfin coïncidé113. L’interprétation n’en demeurait pas moins problématique. Évoquant le plaisir féminin, le Reference Handbook of Medical Sciences (New York, 1900-1908) affirme négligemment : « La conception a probablement plus de chances de se produire à la faveur d’une excitation vénérienne pleine et entière. »
Bref, le XIXe siècle ne disposa pratiquement d’aucune information épidémiologique nouvelle et spécifique sur l’incidence du désir sexuel de la femme ni sur ses rapports avec la conception. De fait, comme on le verra dans le chapitre suivant, les causes « morales » de la stérilité et d’autres répercussions sur le corps du dérèglement du « bon ordre » se fraient un chemin dans l’univers du sexe scientifique.
1. Victor Joze, « Le Féminisme et le bon sens », La Plume, 154, 15-30 septembre 1895, pp. 1-2 (cité in Deborah Silverman, Art-Nouveau in Fin-de-Siècle France, Berkeley, University of California Press, 1989, p. 72).
2. Claude Martin Gardien, Traité complet d’accouchemens, et des maladies des filles, des femmes et des enfans, 2e éd., Paris, Baillière, 1816, vol. I, p. 11 (cité par Erna Olafson, « Women, Social Order, and the City : Rules for French Ladies, 1830-1870 », thèse, Berkeley, 1980, p. 97).
3. Jacques L. Moreau, Histoire naturelle de la femme, 2 vol., Paris, 1803, 1, chap. 2. Moreau précise que tous les organes, génitaux et autres, marquent la différence sexuelle. Mais il prétend aussi suivre Pierre Roussel qui, ainsi que l’affirme Michèle Le Dœuff, génitalise le corps dans sa totalité à l’exception des parties génitales ! À l’appui de cette affirmation, Le Dœuff souligne, en guise de preuve théorique, que le point de vue phallocentrique doit voir la différence des sexes partout mais ne saurait la voir au niveau des génitoires. Sa démonstration s’appuie sur la thèse de Roussel — et de Moreau — que la menstruation n’est point une fonction naturelle du système reproductif de la femme mais un produit de la luxure moderne. Ainsi se trouve expressément somatisé ce que nous serions tentés de prendre pour une fonction spécifique de la reproduction. Cf. « Les Chiasmes de Pierre Roussel », in Michèle Le Dœuff, Recherches sur l’imaginaire philosophique, Paris, Payot, 1980, p. 190 et passim. Je reviens plus loin sur le rôle de l’ovule et du sperme dans l’intelligence de la différence.
4. Cité par Victor Cornelius Medvei, A History of Endocrinology, Cambridge, MIT Press, 1982, p. 357. À Holme, dans le Yorkshire, au XVIIIe siècle, un clergyman qui tentait d’abuser de l’une de ses paroissiennes après avoir administré le sacrement du baptême assura à ladite Martha Haight qu’« elle se pouvait risquer à souffrir qu’il prît plaisir à son corps vu qu’il était ivre et ne lui ferait aucun tort » : l’homme restait fidèle à l’antique théorie qui voulait qu’un excès de chaleur desséchât les éléments génésiques (Borthwick Institute MS RVII. I.360.1716). Au milieu du XVIIIe siècle, la presse de Londres vantait à longueur de colonnes les mérites d’élixirs réchauffants pour soigner la stérilité, provoquer des avortements, ou faire tout ce qu’un surcroît de chaleur était censé faire.
5. Docteur Paul G. Donohue, article publié simultanément dans plusieurs journaux, 10 novembre 1987. Je sais gré à Bonnie Smith de m’avoir fait parvenir cette coupure de presse. La réponse du médecin passe à côté de la question. Jusque dans les années 1930, et dans une certaine mesure encore aujourd’hui, la question était de savoir si l’orgasme féminin jouait un rôle significatif dans l’ovulation comme tel est le cas chez certains mammifères. Le système dit de « choix du sexe » (gender-choice) observe que « l’orgasme féminin n’est pas nécessaire mais augmentera encore vos chances d’avoir un garçon ». L’orgasme féminin est fortement contre-indiqué pour concevoir une fille. Cf. Mother Jones, décembre 1986, p. 16.
6. Cf. Ursula Heckner-Hagen, « Women White Collar Workers in Imperial Germany, 1889-1914 : Des Verband für weibliche Angestellte », mémoire de maîtrise, University of California, Davis, 1978, p. 62.
7. Les deux explications sont de toute évidence liées. La réussite des médecins, aux dépens des prêtres, en tant que spécialistes en morale publique est la conséquence des développements politiques que rendit possible la révolution épistémologique.
8. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 47. Je veux y voir une évolution plus générale que n’y consent Foucault : la nouvelle épistémè classique continua à inspirer la science du XIXe siècle.
9. À la différence de Peter Gay, Education of the Senses, New York, Oxford University Press, 1984, par exemple, il m’importe peu d’établir quelle était la position dominante et laquelle décrivait le mieux la réalité.
10. Sur le contexte politique de l’affirmation de Wolstenholme, cf. Sheila Jeffreys, The Spinster and Her Ennemies, Londres, Pandora, 1985, pp. 28-35, en particulier pp. 34-35.
11. Cette idée de sensibilité génitale renforcée remonte à l’Antiquité. Le point de vue contraire s’inscrit dans le cadre d’une nouvelle discussion raciste sur les raisons pour lesquelles les hommes de couleur noire sont prétendument insatiables sur le plan sexuel, sur les relations entre hommes blancs et femmes noires, et ainsi de suite. Cf. l’ouvrage quelque peu pornographique de l’anonyme Dr. Jacobus, Untrodden Fields of Anthropology, New York, Falstaff Press, sans date, vers 1900, pp. 125, 238-239. D’une manière générale, il est des parallèles importants entre les débats sur les différences sexuelles et les débats relatifs aux différences raciales après le XVIIIe siècle, car il s’agit à chaque fois de produire le fondement biologique des arrangements sociaux.
12. Comte Georges Louis Leclerc de Buffon, Histoire naturelle de l’homme, vol. IV, p. 234.
13. Sur le déclin du galénisme en tant que modèle d’organisation du savoir relatif au corps, cf. Oswei Temkin, Galenism : Rise and Decline of a Medical Philosophy, Ithaca, Cornell University Press, 1973, chap. 4. La thérapeutique galénique ne connut pas un pareil déclin. À Londres, à la fin du XVIIIe siècle, ainsi que le prouvent sans doute possible les Enquêtes du Coroner de Westminster, la saignée demeurait encore le premier secours de prédilection dans les cas les plus divers : de la noyade au suicide par pendaison en passant par les blessures à la tête qui saignaient abondamment. Au fond, la thérapie galénique de rétablissement de l’équilibre naturel dominait encore la médecine américaine dans les deux premiers tiers du XIXe siècle et Hippocrate connut une nouvelle heure de gloire en France à l’aube du siècle dernier. Sur l’Amérique cf. John Harley Warner, The Therapeutic Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 1986, pp. 83-92.
14. Pour une histoire de ce changement d’images dans la littérature médicale populaire, cf. Robert A. Erickson, « “The Books of Generation” : Some Observations on the Style of the English Midwife Books, 1671-1764 », in Paul-Gabriel Boucé, éd., Sexuality in Eighteenth-Century Britain, Manchester, Manchester University Press, 1982.
15. Sur le rapport entre « génération » et « reproduction », cf. François Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, chap. 1. La citation est empruntée à Bernard de Fontenelle, Lettres galantes, in Œuvres, t. I, pp. 322-323, cité in Jacob, p. 74. En fait, les vues préformationnistes dominantes n’impliquaient pas strictement la reproduction : en un sens, dans ce schéma rien ne se reproduisait ni ne se générait ; tout se développait à partir d’une chose qui existait déjà. Le terme de « reproduction » s’appliqua d’abord à la faculté qu’ont les polypes et autres créatures de cette espèce de reproduire un appendice perdu.
16. Cf. Philip Curtin, The Image of Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 1964, pp. 28-57.
17. Je tire cette thèse de Samuel Thomas von Soemmerring, Uber die Köpperliche Verschiedenheit des Negers vom Europäer, Francfort, 1985, p. 67, qui cite, outre ses propres études anatomiques — on peut vérifier dans ses collections ce qu’il dit des diverses parties des Nègres —, un certain Père Charlevoir, qui fait état des facultés mentales gravement limitées du Nègre de Nouvelle-Guinée : d’aucuns sont muets et d’autres ne comptent que jusqu’à trois.
18. François Poullain de La Barre, De l’égalité des deux sexes : Discours physique et moral, 1673 ; rééd., Paris, Fayard, Corpus des Œuvres de Philosophie en Langue française, 1984, pp. 15-17.
19. Suivant Aristote, rien ne saurait nous induire en erreur au point de croire que la cause efficiente (celle qui définit le mâle) est supérieure à la cause matérielle (celle qui définit la femelle).
20. À mon sens, la nouvelle appréciation de la nature par les Lumières, telle qu’elle s’applique aux femmes, ne fut pas, comme le laissent entendre Bloch et Bloch, toujours ni même habituellement conservatrice, mais se prêta au contraire aux usages les plus divers. Cf. Maurice Bloch et Jean H. Bloch, « Women and the Dialectics of Nature in Eighteenth-Century French Thought », in MacCormack et Strahem, éds., Nature, Culture and Gender, pp. 25-41.
21. John Locke, Two Treatises on Government, éd. Peter Laslett, Cambridge, University Press, 1960, premier Traité, par. 47, pp. 209-210.
22. Telle est la reconstruction que propose Carole Pateman (Sexual Contract, p. 49) de la thèse fort obscure du Léviathan.
23. Sur Locke, cf. Lorenne M.G. Clark, « Women and Locke : Who Owns the Apples in the Garden of Eden ? » in Clark et Lynda Lange, éds., The Sexism of Social and Political Theory, Toronto, University of Toronto Press, 1979, pp. 16-40. De toute évidence, je ne suis pas d’accord avec Clark pour voir dans le projet de Locke une simple version des efforts antérieurs pour établir l’infériorité des femmes ; en vérité, je pense que les preuves utiles qu’elle produit soulignent la nouveauté des arguments de Locke à l’appui d’une thèse fort ancienne.
24. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Paris, Gallimard, 1964, Bibliothèque de la Pléiade, vol. III, p. 159.
25. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, vol. II, IIe Partie, chap. XI, p. 264.
26. Cf. Londa Schiebinger, The Mind Has No Sex ?, Cambridge, Harvard University Press, 1989, pp. 191-200.
27. Cf. John Mullen, « Hypocondria and Hysteria : Sensibility and the Physicians », The Eighteenth Century, 25.2, 1984, pp. 141-174, en particulier p. 142. Voir aussi Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, pp. 308 sq. sur les liens entre la sympathie et les nerfs, ainsi qu’entre sympathie et ordre.
28. Attribué à Charles Cotton, Erotopolis : The Present State of Betty-Land, Londres, 1684 ; Thomas Stretzer, Merryland, 1740 ; rééd., New York, Robin Hood House, 1932, pp. 45-65. Je sais gré à Lisa Cody de ces références.
29. Robert B. Todd, Cyclopedia of Anatomy and Physiology, Londres, 1836-1839, 2.685-686, 684-738. Même langage dans la grande encyclopédie médicale française de l’époque.
30. Lazzaro Spallanzani, Expériences pour servir à l’histoire de la génération des animaux et des plantes, Genève, Chirol, 1785, par. 123.
31. Robert Couper, Speculations on the Mode and Appearances of Impregnation in the Human Female, Edimbourg, 1789, p. 41.
32. Sur Hunter, cf. Evard Home, « An Account of the Dissection of an Hermaphrodite Dog, to Which Are Prefixed Some Observations on Hermaphrodites in General », Philosophical Transactions, 69, 1799, 2e partie. Sur l’insémination artificielle, plus généralement, mais sans référence à sa valeur pour l’intelligence de la conception chez la femme, cf. Frederick Noel Lawrence Poynter, « Hunter, Spallanzani, and the History of Artificial Insemination », in Lloyd G. Stevenson et Robert P. Muthauf, éds., Medicine, Science and Culture, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1968, pp. 99-113. [N.d.T. : Cf. Stella Maria da Silva, « L’Imaginaire de la reproduction artificielle au XVIIIe siècle. Mythomania genitalis », in Simone Novaes, éd., Biomédecine et devenir de la personne, Paris, Éditions du Seuil, 1991, pp. 89-130.]
33. Samuel Farr, The Elements of Medical Jurisprudence, Londres, 1785, pp. 42-43.
34. Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes, éd. Burguière, Gourevitch et Malinas, Livre I, 12, pp. 34-35. Soranos en fait une affaire de bon sens en ajoutant : « De façon analogue, les femmes en deuil elles aussi ont au fond d’elles-mêmes bien souvent le désir de s’alimenter, mais il est obscurci par le chagrin. »
35. Richard Burn, Justice of the Peace, Londres, 1756, p. 598. Il signale une théorie de juristes souscrivant à ce point de vue mais il cite ensuite Hawkins, qui fait valoir que leurs opinions sont douteuses : « le présent consentement n’amoindrit aucunement la violence antérieure », parce que si l’on suivait cette règle le procès du criminel devrait attendre que l’on ait établi la grossesse, et qu’enfin « il est tout à fait permis de douter de la philosophie de cette notion ».
36. Cité in J.S. Forsyth, A Synopsis of Modern Medical Jurisprudence, Londres, 1829, pp. 499-500.
37. Néanmoins, un éminent médecin légiste pouvait encore constater en 1865 que les avocats des violeurs invoquaient la grossesse de la victime à la décharge de leurs clients et s’inquiéter des graves injustices qui ne manqueraient pas de s’ensuivre si les jurés acceptaient réellement ces arguments. Susan Edwards, Female Sexuality and the Law, Oxford, Robertson, 1981, p. 124.
38. Matthew Hale (1609-1676), Historia Placitorum coronae, p. 631 ; première éd. américaine, History of the Pleas of the Crown, Philadelphie, 1847.
39. Sur les procès de viol, cf. Anna Clark, Women’s Silence, Men’s Silence, Londres, Pandora, 1987. [N.d.T. : Cf. dans le numéro spécial de la revue Mentalités sur le thème des « violences sexuelles », présenté par A. Corbin, les contributions de J.-P. Leguay et A.-M. Sohn.]
40. John Mason Good, The Study of Medicine, Boston, 1823, 4. 100.
41. J.A. Paris et J.S.M. Fontblanque, Medical Jurisprudence, Londres, 1823, 1.436-437.
42. Theodric Romeyn Beck, Elements of Medical Jurisprudence, Londres, 1836, 6e éd., p. 109. « Nous ne savons pas, reconnaît Beck, et ne saurons probablement jamais ce qui est nécessaire pour provoquer la conception. »
43. Couper, Speculations, p. 40 ; E. Sibley, Medical Mirror, Londres, sans date, mais vers 1790, p. 15.
44. Thomas Denman, An Introduction to the Practice of Midwifery, Londres, 1794, 1.73-74.
45. J’appuie ces observations sur l’édition du 27e ou du 100e anniversaire de Henry Gray, Anatomy of the Human Body, éd. Charles Mayo Goss, Philadelphie, Lea and Febiger, 1959, fig. 74, 77, 90, 827, parmi bien d’autres.
46. S.T. von Soemmerring, Abildung des menschlichen Auges, Francfort, 1801, préface, non paginée.
47. Bernhard Albinus, Tabulae sceleti et musculorum corporis humani, cité par Schiebinger, The Mind Has No Sex ?, p. 203. Mon récit de la fabrique d’un squelette féminin parfait s’inspire de Schiebinger, pp. 200-211.
48. Leon Battista Alberti, On Painting, trad. anglaise, J. R. Spencer, New Haaven, Yale University Press, 1966, Livre III, p. 93. C’était déjà une fort ancienne citation lorsque Alberti la consigna par écrit.
49. Cité par Schiebinger, p. 200.
50. Il convient d’observer que si les spécialistes d’anthropologie physique peuvent généralement déterminer le sexe d’un squelette, il est fort difficile de le faire sur image sans les grossières exagérations auxquelles devaient recourir les anatomistes de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle. Les spécimens de squelette que l’on trouve dans les laboratoires d’anatomie ne rendent pas la différence sexuelle aisément apparente : tout étudiant peut en attester. Pour des reproductions de ces divers squelettes, cf. Schiebinger, pp. 204-205.
51. Cf. par exemple, le tableau indiquant les origines embryologiques du système reproductif mâle et femelle in Rudolph Wagner, Handwörterbuch der Physiologie, Braunschweig, 1853, 3.763, qui est foncièrement identique à ce qu’on trouve dans n’importe quel traité moderne d’anatomie du développement.
52. Cf. Desmond Heath, « An Investigation into the Origins of a Copious Vaginal Discharge during Intercourse : “Enough to Wet the Bed- That Is Not Urine” », Journal of Sex Research, 20, mai 1984, pp. 194-215.
53. William Cowper, The Anatomy of Humane Bodies, Londres, 1737, introduction, sans pagination. Observez que Cowper jugeait encore nécessaire de préciser lorsqu’il parlait de sperme masculin ; le mot n’avait pas le sens qu’il a de nos jours, mais s’appliquait plutôt à l’éjaculat masculin dans sa totalité, à ce que nous appellerions semence.
54. Nicolas Hartsoeker, Essai de dioptrique, Paris, 1694, chap. 10, sect. 89, p. 229, cité par Fr. Jacob, La Logique du vivant, p. 70.
55. On n’en vint finalement à distinguer le mot reproduction du terme plus ancien de génération qu’au cours du XIXe siècle, lorsque l’on prit conscience que la production de nouvelles parties chez l’individu (la régénération) était fondamentalement différente de la fabrique de nouveaux individus.
56. Je m’inspire très largement ici de Frederick B. Churchill, « Sex and the Single Organism : Biological Theories of Sexuality in Mid-Nineteenth Century », in William Coleman et Camille Limoges, éds., Studies in the History of Biology, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1979, pp. 139-177, et de l’excellent aperçu des théories embryologiques au XVIIIe siècle que présente Shirley A. Roe, Matter, Life, and Generation : 18th Century Embryology and the Haller-Wolff Debate, Cambridge, University Press, 1981, pp. 1-22.
57. Rudolph Jakob Camerarius, De sexu plantarum epistola, Tübingen, 1694, p. 20, cité par Julius von Sachs, Histoire de la botanique, trad. de l’allemand, Paris, 1892, LII, p. 401. Je dois cette référence à François Delaporte, Le Second Règne de la nature. Essai sur les questions de la végétalité au XVIIIe siècle, préf. de G. Canguilhem, Paris, Flammarion, 1979.
58. Carl von Linné, Species plantarum (1753), vol. I, avec une introduction de W.T. Steam, fac-similé de la première édition, imprimé pour la Ray Society, Londres, 1957, pp. 32-33.
59. Même à l’époque, bien sûr, leurs significations n’étaient pas rigides, car de nouvelles études du noyau allaient rendre leur taille respective moins significative. Les recherches qui se poursuivent sur la génération continuent à faire changer les idées sur les aspects de l’œuf et du sperme qui importent vraiment.
60. Roe, Matter, Life, pp. 44, 70-73, 77-79, et n. 24, p. 178.
61. Cf. Churchill, « Sex and the Single Organism », pp. 142 sq. ; Gasking, Investigations into Generation, pp. 63-65 et le chap. V en général.
62. Dans Matter, Life, Roe montre bien que, si fort que fût le désir de l’un ou l’autre camp d’appuyer quelque thèse relative au genre sur la nature du sperme ou de l’œuf, les hommes de science qui polémiquaient vainement autour de l’ovisme et de l’animalculisme débattaient en fait sur des terrains différents et plus techniques. Haller passa ainsi du spermatisme à l’épigenèse, c’est-à-dire à l’idée que l’embryon était préformé dans l’œuf, son évolution étant liée à l’importance accordée à certaines observations et à la politique de la science, non du genre.
63. Sur le sperme, cf. F.J. Cole, Early Theories of Generation, Oxford, Clarendon Press, 1930, chap. 1 et 2. Sur Spallanzani, cf. Gasking, Generation, pp. 132-136.
64. Buffon, Histoire des animaux, chap. X, « De la formation du fœtus », in Œuvres complètes de Buffon, Paris, A. Le Vasseur, 1884, Tome IV, pp. 325-326. Les arguments qu’invoquait Haller contre Buffon étaient semblables à ceux d’Aristote contre les pangenésistes. Cf. Roe, pp. 27-29.
65. Pierre de Maupertuis, Vénus physique [édition originale, 1745 et 1756] suivi de la Lettre sur le progrès des sciences, et précédé d’un essai de Patrick Tort, L’Ordre du corps, Paris, Aubier, 1980, p. 80. Voir également le chap. 2, dans lequel il discute d’une question controversée : la semence touche-t-elle réellement l’œuf ? Comme tant d’autres avant lui et après, il niait que pareil contact fût nécessaire à la fécondation : « Neuf mois après qu’une femme s’est livrée au plaisir qui perpétue le genre humain, écrit-il, elle met au jour une petite créature » (pp. 78-79). Dans un passage culturellement chargé, il s’étonne : « Comment ce séjour enchanté [la matrice] va-t-il être changé en une obscure prison habitée par un Embryon informe & insensible ? Comment la cause de tant de plaisir, comment l’origine d’un être si parfait, n’est-elle que de la chair & du sang ? » (p. 80). Les théories préformationnistes virent précisément le jour parce que l’on ne voyait pas d’autre explication possible de la façon dont la matière s’organisait en formes nouvelles.
66. Achille Chereau, Mémoires pour servir à l’étude des maladies des ovaires, Paris, 1844, p. 91. Le meilleur article sur les conceptions de l’ovaire au XIXe siècle reste celui de Carol Smith-Rosenberg et Charles Rosenberg, « The Female Animal : Medical and Biological Views of Women in Nineteenth-Century America », Journal of American History, 60, septembre 1973. Voir aussi Carol Smith-Rosenberg, « Puberty to Menopause : The Cycle of Feminity in Nineteenth-Century America », repris dans son livre, Disorderly Conduct, New York, Oxford University Press, 1985, pp. 182-196.
67. L’hystérie féminine est entièrement d’origine ovarienne et non pas utérine, assure à la rubrique « sexe » le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, ouvrage de référence de la fin du XIXe siècle.
68. Ne mettons pas trop d’empressement à condamner toute chirurgie gynécologique. Ainsi que l’écrivait Mary Putnam Jacobi, médecin et chercheur américain de renom, à Elizabeth Blackwell, la première femme qui ait obtenu son diplôme de médecin en Grande-Bretagne, « lorsque des “mutilations” vous donnent le frisson, il me semble que vous n’avez jamais pu traiter un ovaire dégénéré ou une trompe de Fallope qui suppure, sans quoi vous conviendriez que la mutilation est le fait de la maladie […] ou de la négligence […] avant l’intervention du chirurgien » (Lettre datée du 25 décembre 1888, Library of Congress, Blackwell MS Box 59). Je sais gré à Regina Marantz Sanchez de m’avoir fait connaître ce document. [N.d.T. : Cf. Andrew Scull et Diane Favreau, « Médecine de la folie ou folie des médecins : controverse à propos de la chirurgie sexuelle au XIXe siècle », trad. Marie Helsmoortel, Actes de la recherche en sciences sociales, 68, juin 87, pp. 31-44.]
69. Cf. Brown, Body and Society, pp. 67-68, et A. Rousselle, Porneia, pp. 121-128.
70. Histoire des animaux, 9.50.632 a 22.
71. Percival Pott, The Chirurgical Works, Londres, 1808, nouvelle éd., cas 24, « Une hernie ovarienne », pp. 210-211. Un gynécologue moderne y reconnaît un cas plutôt rare de prolapsus bilatéral des ovaires dans les sacs inguinaux. Leur ablation se traduirait par la masculinisation que décrit Pott. Je sais gré au docteur Roger Hoag de son diagnostic.
72. Theodor von Bischoff, Beweis der von der Begattung unabhängigen periodischen Reifung und Loslösung der Eier der Säugethiere unter des Menschen als der ersten Bedingung ihrer Fortpflanzung, Giessen, 1844, pp. 41-42, citant G. Roberts, De Delhi à Bombay, fragments d’un voyage dans les provinces intérieures de l’Inde en 1841, Paris, Société Orientale, 1843, pp. 7-10. Edward John Tilt, gynécologue anglais bien connu qui fut l’un des premiers partisans de l’idée que les ovaires contrôlaient les élans sexuels des femmes et s’en trouvaient à leur tour affectés — « l’usage excessif du coït est assez souvent une cause d’ovarite sub-aiguë » —, cite également Roberts à l’appui de l’idée que les ovaires produisent la « luxuriance caractéristique » de la forme féminine. Dans l’une des fantaisies orientalistes les plus bizarres de tout le XIXe siècle, il prétend que l’opération était pratiquée afin de « servir les propensions à la lascivité des potentats orientaux » (On diseases of Menstruation and Ovarian Inflammation, Londres, 1850, p. 53). La description de Roberts paraît conforme aux suites d’une ablation prépubertaire des ovaires, mais aussi avec des troubles pituitaires.
73. Ludimar Hermann, Handbuch der Physiologie, Leipzig, 1881, vol. 6, 2e partie : section de Victor Hensen, « Physiologie der Zeugung », pp. 69 sq. Il pouvait y avoir encore menstruation après l’ablation des ovaires parce que, ne sachant pas quel rôle jouait effectivement l’ovaire, les médecins ne prenaient pas la précaution de retirer tout le tissu ovarien et en laissait subsister une partie sur le pédicule ou mésovarium auquel l’ovaire est attaché.
74. A. Charpentier, Encyclopédie d’obstétrique et de gynécologie, 1882.
75. Cité par George Corner, « The Early History of Estrogenic Hormones », Journal of Endocrinology, 31, 1964-1965, iv. Ses commentaires s’inscrivent dans le cadre d’écrits relatifs à la pathologie ovarienne.
76. Hegar emploie le mot de « castration » à dessein. D’aucuns, écrit-il, souhaitent parler d’ovariectomie pour désigner l’excision d’ovaires malades, tandis que la castration désigne exclusivement l’ablation d’ovaires sains. Non, objecte Hegar. Les ovaires qu’il retire peuvent bien paraître sains au terme d’un examen clinique, mais on ne saurait nier que ses patientes souffrent. Prétendre que les ovaires qu’il retire sont sains, c’est dire que les artères sclérosées d’un homme sur le point de mourir d’une attaque sont saines sous prétexte que son médecin n’a su diagnostiquer leur pathologie. Bref, Hegar est bien décidé à incriminer les ovaires, jusqu’à preuve du contraire. « Zur Begriffsbildung der Kastration », tiré à part du Centralblatt für Gynäkologie, 1887, pp. 44, 6-7 (accessible parmi les « collected papers » de Hegar à la Crerar Library, Chicago). Répondant à ses détracteurs, il nie également prescrire par routine la castration pour guérir l’hystérie, laquelle, admet-il, a un large éventail de causes ; on ne peut l’attribuer aux gonades qu’en des cas rarissimes. Mais il est d’autres maladies de nature névrotique qui viennent des organes génitaux. Celles-ci ont une dimension physique (« das Leiden ») qui disparaît parfois au cours de la grossesse et de la menstruation. Hegar est manifestement gêné par les critiques qui lui sont adressées et tâche de donner de lui l’image d’un médecin responsable. Cf. « Für Castration bei Hysterie », Berlin Klinischen Wochenschrift, 26, 1880.
77. Alfred Hegar, Die Castration der Frauen von physiologischen und chirurgischen Standpunkte aus, Leipzig, 1878, pp. 41 sq.
78. Journal manuscrit de Mabel Loomis Todd, Yale University Library, 15 mai 1879. Je dois cette référence à Peter Gay.
79. Loin de moi l’idée qu’il soit facile de répondre à ces questions. Des hommes de science compétents tirent des conclusions fort différentes du même corps de données, désormais assez conséquent, recueillies sur des êtres humains et des primates. Cf. Donald Symons, The Evolution of Human Sexuality, New York, Oxford University Press, 1979, et le compte rendu de Sarah Blaffer Hrdy, in Quarterly Review of Biology, 54, septembre 1979, pp. 309-313.
80. Je reviendrai dans le chapitre suivant à l’histoire de la question controversée des causes de l’ovulation. De fait, il se trouve que les lapines et une poignée d’autres créatures relativement exotiques — furets, visons et musaraignes à queue courte — sont des ovulatrices « coïtalement induites ». Les femmes comme la plupart des autres mammifères ovulent « cycliquement » ou « spontanément ». La distinction n’apparut clairement qu’au XXe siècle. Regnier de Graaf, De mulierum organis generationi inservientibus, trad. George W. Corner, in Essays in Biology in Honor of Herbert Evans, Berkeley, University of California Press, 1943, pp. 55-92. [La seule traduction française est Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme qui servent à la génération […], traduit en français par Monsieur N.D.P.M., Bâle, Jean Georges König, 1699 ; cf. également de Graaf, « Des testicules ou ovaires des femmes » et « Touchant la génération des lapins », in J.-L. Fischer, éd., La Naissance de la vie, Paris, Presses Pocket, coll. Agora, 1991, pp. 23-42.] En ce qui concerne l’ovulation induite par le coït par opposition à l’ovulation spontanée, cf. Andrew V. Nalbandov, Reproductive Physiology of Mammals and Birds, New York, Freeman, 3e éd., 1976, pp. 132-133, et R. M.F.S. Sadleir, The Reproduction of Vertebrates, New York, Academic Press, 1973, pp. 127-129. Les études actuelles tendent à brouiller la distinction rigide entre ovulatrices spontanées ou coïtalement induites pour placer plutôt les animaux sur un continuum. Pour une application de cette approche aux êtres humains, cf. J.H. Clark et M.X. Zarrow, « Influence of Copulation on Time of Ovulation in Women », American Journal of Obstetrics and Gynecology, 109, avril 1971, pp. 183-185.
81. William Smellie, A Treatise on the Theory and Practice of Midwifery, Londres, 1779, 1.90.
82. Albrecht von Haller, Physiology : Being a Course of Lectures, vol. 2, Londres, 1754, pp. 300-303. Haller était oviste lorsqu’il écrivit ceci, mais on trouve des tableaux presque identiques de spermatistes. Ainsi chez Henry Bracken : « Dans l’acte de la génération, le plaisir est tellement exquis qu’il en altère le Cours du Sang et des Esprits Animaux, qui à cet instant meuvent toutes ces parties qui auparavant demeuraient au repos » (Midwife’s Companion, Londres, 1737). L’éminent William Smellie brossa en gros le même tableau, Treatise, 1.92.
83. Cette autopsie est rapportée par Pierre Dionis, The Anatomy of Humane Bodies, Londres, 1716, 2e éd., p. 237.
84. William Cumberland Cruickshank : « Expériences dans lesquelles, le troisième jour après la fécondation, les œufs des lapines furent trouvés dans les trompes de Fallope ». Philosophical Transactions, 87, 1797. Ainsi que le reconnut von Baer, Cruickshank fut tout près d’identifier les œufs des mammifères.
85. Ce qui est à certains égards curieux puisque von Baer fait grand cas du développement du follicule de de Graaf, qu’il appelle « œuf », et de l’œuf véritable, le petit œuf ou « eichin », dans le cadre de l’histoire naturelle de l’ovaire. Cf. Karl Ernst von Baer, « Lettre sur la formation de l’œuf dans l’espèce humaine et dans les mammifères » (1827), trad. Gilbert Breschet, in Répertoire général d’anatomie et de physiologie pathologiques et de clinique chirurgicale […], t. 7, 1829, repris in J.-L. Fischer, éd., La Naissance de la vie, op. cit., pp. 191-290, en particulier p. 195.
86. John Pulley, Essay on the Proximate Causes of Animal Impregnation, Bedford, 1801, pp. 9-10. Ces propos sont tenus dans le cadre d’une discussion avec John Haighton (cf. infra).
87. John Gordon Smith, The Principles of Forensic Medicine, Londres, 1827, 3e éd., p. 483.
88. Johann Friedrich Blumenbach, The Elements of Physiology, traduit de la 4e édition latine par John Eliotson, M.D., Londres, 1828, note « i » du traducteur, p. 468.
89. Henry John Todd, éd., Cyclopedia of Anatomy and Physiology, Londres, 1836-1839, « Generation », p. 450.
90. Pour des exposés moins ambivalents de cette position, cf. David Davis, Principles and Practice of Obstetric Medicine, Londres, 1836, 2.830-831, qui affirme avec force que la présence du corps jaune est la preuve d’une fécondation. Dans les Philosophical Transactions (1797), p. 174, Haighton déclare qu’elle est la « preuve incontestable » d’une grossesse antérieure. On trouvera un exemple de la portée pratique de cette question in G.F. Girdwood, « On the Theory of Menstruation », Lancet (1842-43), p. 829, où une femme morte, depuis longtemps mariée mais restée sans enfant, était soupçonnée d’infidélité conjugale. On reconnut dans son corps jaune volumineux la preuve de quelque fécondation, mais Girdwood nia l’inférence et sauva l’honneur posthume de la dame.
91. Ici et plus haut, l’analogie concerne les bêtes : « on a aussi trouvé » le corps jaune « chez la femelle de quadrupèdes après un état de lascivité périodique, sans qu’il y ait eu la moindre copulation » (Smith, Principles, p. 482).
92. Des médecins reconnaissaient l’existence d’un grand corps jaune dans les ovaires des femmes mortes au début d’une grossesse, mais ils étaient bien en peine d’expliquer sa fonction ou sa relation avec les multiples « corpora lutea — corps jaunes — miniatures » qu’ils y trouvaient également. Cf. Robert Knox, « Contributions to the History of the Corpus Luteum, Human and Comparative », Lancet, 9 mai 1840, pp. 226-229. Robert Lee, grand professeur de gynécologie et d’obstétrique, essayait encore de mettre de l’ordre en ce domaine en 1853. Cf. ses Clinical Reports on Ovarian and Uterine Diseases, Londres, 1853, pp. 16-20.
93. Blumenbach, Elements, pp. 483, 485.
94. Johannes Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, vol. 2, Coblence, 1840, pp. 644-645. Le supplément de 1848 à la traduction anglaise de 1843 de cet ouvrage reproche à Müller d’avoir mal traité de la production de l’œuf et cite une masse de publications en ce domaine fort actif. Cf. William Baly, Recent Advances in the Physiology of Motion, the Senses, Generation, Londres, 1848, pp. 43-61.
95. John Bostock, An Elementary System of Physiology, Boston, 1828, p. 25.
96. Davis, Principles, p. 831. Todd, in Cyclopedia of Anatomy, « Génération », avait déjà affirmé que les ovaires « deviennent inhabituellement vasculaires au cours de l’union sexuelle ». On ne sait pas très bien ce qu’il entend par « orgasme vénérien », mais probablement ne s’agit-il pas d’un processus comportant une dimension affective. Dans les textes médicaux du XIXe siècle, l’« orgasme » désigne en général simplement une forme de turgescence ou un état de très forte pression.
97. Erna Lesky, The Vienna Medical School in the 19th Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1976, pp. 106-116.
98. Girdwood à Grant, Lancet, 1842-43, pp. 825, 826 ; Lancet, 1840-41, p. 295 ; Félix-Archimède Pouchet, Théorie positive de l’ovulation spontanée, Paris, 1847, pp. 125 sqq.
99. Davis, Principles, pp. 57-58.
100. Todd, Cyclopedia, pp. 439, 447, 443.
101. Havelock Ellis, Studies in the Psychology of Sex, vol. 3, Philadelphie, F.A. Davis, 1920, 2e éd., pp. 193-194.
102. Adam Raciborski, De la puberté et de l’âge critique chez la femme, Paris, 1844, p. 486 ; Acton, Functions, 4e éd., 1865, p. 112.
103. Davis, Principles, p. 830. Ces spéculations devaient être reprises ensuite par des médecins, mais c’est moi qui ai ajouté les italiques de manière à souligner l’hypothèse, commune au XIXe siècle, que la menstruation est l’équivalent humain des chaleurs et que les femmes sont alors plus réceptives.
104. Cité par Peter Gay, The Bourgeois Experience, p. 161.
105. R.D. Owen, Moral Physiology, New York, 1828, p. 44.
106. Josef Ignaz von Dollinger, « Versuch einer Geschichte der Menschlichen Zeugung », trad. A.W. Meyer, Human Generation, Stanford, Stanford University Press, 1956, p. 37.
107. Giuseppe Pitre, Sicilian Folk Medicine, trad. Phyllis Williams, Lawrence, Kans., Coronado Press, 1971, introduction.
108. Henry Campbell, Differences in the Nervous Organization of Man and Woman : Physiological and Pathological, Londres, 1891, pp. 200-201.
109. Carl Degler, « What Ought to Be and What Was », American Historical Review, 79, décembre 1974, 1467-90.
110. Rosalind Rosenberg, Beyond Separate Spheres, New Haven, Yale University Press, 1982, p. 181, n. 6.
111. Matthews Duncan, On Sterility in Women, Gulstonian Lecture, prononcée au College of Physicians en février 1883, Londres, 1884, pp. 96-100.
112. Enoch Heinrich Kisch, Die Sterilität des Weibes, Vienne et Leipzig, 1886, pp. 5, 16-17. Professeur de médecine à Prague, Kisch était médecin-chef à Marienbad pendant l’été.
113. Barton C. Hirst, A Textbook of Obstetrics, Philadelphie et Londres, W.B. Saunders, 1901, p. 67.