On ne saurait dissocier la forme de la représentation de sa fin ni des exigences de la société dans laquelle le langage donné a cours.
E. H. GOMBRICH
Art et illusion
Je présenterai dans ce chapitre une série de tableaux concernant l’Europe occidentale, du milieu du XVIIIe à l’aube du XXe siècle. Les deux premiers — sur la politique et la théorie politique ainsi que sur la question assez technique du moment où intervient l’ovulation dans le cycle menstruel — sont destinés à montrer comment, dans des contextes spécifiques, virent le jour deux sexes opposés et incommensurables. Les deux suivants — où l’on voit pourquoi masturbation et prostitution ne sont pas tant des pathologies sexuelles que des pathologies sociales qui ont des conséquences sexuelles et où est proposée une interprétation de la thèse de Freud sur la transition de la sexualité clitoridienne à la sexualité vaginale comme cas particulier d’une hystérie quasi universelle — sont destinés à illustrer la tendance contraire : comment le modèle du sexe unique, avec son interpénétration du corps et de la culture, s’épanouit à la même époque en d’autres contextes très spécifiques. Après avoir soutenu dans le chapitre V que le modèle des deux sexes n’était pas inscrit de manière évidente dans le nouveau savoir sur le corps et ses fonctions, je soutiendrai ici qu’il fut le fruit d’interminables micro-luttes pour le pouvoir dans les domaines public et privé. Ces confrontations se produisirent dans les vastes et nouveaux espaces qu’ouvrirent les révolutions intellectuelles, économiques et politiques des XVIIIe et XIXe siècles. Et ces batailles se menèrent sur le terrain des caractéristiques déterminantes du sexe des corps mâle et femelle parce que les vérités de la biologie avaient pris la place des hiérarchies divinement ordonnancées ou des coutumes immémoriales en tant que base de la création et de la répartition du pouvoir dans les rapports entre hommes et femmes. Mais toutes les confrontations de sexe et de genre ne furent pas menées sur ce terrain et la pensée unisexe continua à fleurir. Le jeu de la différence ne connut jamais la moindre pause.
Les revendications universalistes de liberté et d’égalité de l’homme à l’époque des Lumières n’excluaient pas intrinsèquement la moitié féminine de l’humanité. Il fallait fouiller la nature si les hommes voulaient justifier leur domination du domaine public, dont la distinction du domaine privé allait être de plus en plus imaginée en termes de différences sexuelles. L’idée, chère aux Encyclopédistes, que le mariage est une association volontaire entre deux parties égales — une relation dans laquelle aucun des partenaires n’est intrinsèquement habilité à exercer le pouvoir — appelle aussitôt un contre-argument : il faut bien que quelqu’un ait la charge de la famille, et ce quelqu’un est le mâle, « étant doué d’une plus grande force d’esprit et de corps » (on reconnaît fondamentalement la position de Locke). Ainsi la biologie est-elle le gage de l’ordre conjugal, mais elle donne aussi de quoi formuler un autre contre-argument : « l’homme n’a pas toujours plus de force de corps, de sagesse et d’esprit », d’où il s’ensuit que les circonstances exceptionnelles dans lesquelles des femmes régissent familles ou royaumes ne sont pas contre-nature1.
Le sexe fut aussi un champ de bataille majeur de la Révolution française : « un affrontement entre masculin et féminin, dans lequel la création révolutionnaire de la culture politique par la bourgeoisie devait valider la culture politique des hommes et culpabiliser celle des femmes ». Si brouillées que pussent être les frontières de classes, « celles entre hommes et femmes devaient à tout prix être rendues visibles2 ». Les promesses de la Révolution française — qu’il était possible de régénérer l’humanité dans toutes ses relations sociales et culturelles, que les femmes avaient droit non seulement aux libertés civiques mais aussi aux libertés personnelles, qu’il était possible de rénover de fond en comble la famille, la morale et les rapports entre personnes — donnèrent naissance à un authentique nouveau féminisme, mais aussi à un antiféminisme d’un nouveau genre, à une nouvelle peur des femmes et à des frontières politiques qui engendrèrent des barrières sexuelles correspondantes. Autrement dit, la création d’une sphère publique bourgeoise souleva avec d’autant plus d’acuité la question du (ou des) sexe(s) légitimement habilité(s) à l’occuper. Et partout la biologie s’immisça dans le discours. De toute évidence, les adversaires d’un pouvoir civil et privé accru pour les femmes — c’est-à-dire l’immense majorité des hommes qui se faisaient entendre — ne manquèrent pas de produire des preuves de l’inaptitude physique et mentale des femmes à de tels progrès : leur corps les rendait impropres à occuper les espaces chimériques qu’avait ouverts par inadvertance la Révolution. Mais les féministes révolutionnaires parlaient eux aussi le langage des deux sexes. Il est ridicule, soutient Condorcet, d’exclure les femmes du droit de cité politique en invoquant la biologie : « Pourquoi des êtres exposés à des grossesses, et à des indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s’enrhument aisément ? » Par ailleurs, il est sûr que les femmes — et il parle ici de caractéristiques sexuelles fondamentales — « sont supérieures aux hommes dans les vertus douces et domestiques3 ». Dans sa célèbre « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », Olympe de Gouges affirmait que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » mais dès le paragraphe précédent elle déclarait parler au nom du « sexe supérieur en beauté, comme en courage dans les souffrances maternelles4 ». Pour l’un et l’autre, c’est son corps qui détermine la place d’une femme ; la révolution, et pas simplement le désir bourgeois masculin d’un « havre dans un monde sans cœur », engendra des « sphères séparées ».
Quelle que soit l’œuvre idéologique qu’ait pu accomplir par ailleurs au XIXe siècle la doctrine des sphères séparées — en fait, elle justifiera en même temps qu’elle condamnera l’action politique de la femme —, elle ébranla explicitement la notion d’une hiérarchie des sexes et fut la pierre de touche d’un autre modèle fortement polyvalent. Cet être singulier qu’était la femme était peu dominé par la sensualité, « la pureté angélique qu’on observe en elle » fait de ses semblables « une race plus pure », « des êtres destinés à inspirer au reste de la race humaine le sentiment de tout ce qui est noble, généreux et dévoué » (ces mots sont d’une féministe française de l’ère révolutionnaire) : les femmes étaient en fait une création culturelle des classes moyennes, hommes et femmes compris, aux programmes politiques les plus divers5. Mais la femme ainsi conçue n’est pas un moindre mâle, sur l’échelle masculine de la vertu, de la raison ou de la sensualité.
Divers médecins écrivirent également à diverses fins politiques et culturelles et produisirent en conséquence tout un éventail d’explications de la différence sexuelle. Mais leur prestige professionnel et le droit d’aborder ces questions reposaient sur la conviction que ces différences résidaient fondamentalement dans le corps. Ainsi Auguste Debay, auteur du principal manuel de mariage du XIXe siècle en France, paraît soucieux de couvrir de très larges aspects de la physiologie humaine, plus particulièrement de l’expérience sexuelle masculine et féminine, pour hasarder une thèse aussi ambitieuse que possible contre le clergé qui avait traditionnellement voix au chapitre en ce domaine. Sa vision et ses sympathies sont à l’évidence celles d’un mâle ; il conseille aux femmes de simuler l’orgasme au besoin et de ne jamais se refuser à leurs maris. (Il conseille aux maris de ne jamais exiger de leur épouse des relations sexuelles auxquelles elles ne consentiraient point, même s’il leur est difficile de savoir à quoi s’en tenir au milieu de tant de dissimulation.) Mais la biologie de l’impassibilité n’intéresse point Debay : il aborde avec un luxe de détails la question de l’orgasme clitoridien, observe que le plaisir d’une femme au cours du coït provient du frottement du pubis du mâle sur le clitoris, non pas du frottement vaginal6. Fameux pour avoir prétendu que « la majorité des femmes (heureusement pour elles) ne sont pas très troublées par des sentiments sexuels d’aucune sorte », l’urologue William Acton se montra obsédé par la masturbation et les divers défauts de l’économie séminale. Écrivant à l’intention des hommes, sur les problèmes des hommes, les femmes l’intéressaient surtout en ce qu’elles étaient un endroit sain pour que ses patients vinssent y déposer économiquement leur sperme7. D’où sa stridente condamnation de la masturbation, même à l’aune des normes du XIXe siècle, à laquelle les femmes sont liées du fait de leur passivité dans le commerce sexuel.
Ce genre de liste est sans fin. De prétendues différences biologiques entre corps masculin et féminin voyaient le jour dans les contextes les plus divers. Roussel, Moreau et Cabanis, les anthropologues moraux les plus éminents de la Révolution française, écrivirent tous dans le cadre du retranchement napoléonien en matière de famille et de genre, plaidant que les différences corporelles dictaient les différences sociales et juridiques du nouveau Code. Les différences en question étaient exposées de manière conflictuelle. Susanna Barrows a bien montré comment les peurs nées de la Commune de Paris et les possibilités politiques qu’ouvrit la IIIe République engendrèrent une anthropologie de la différence sexuelle d’un extrême raffinement pour justifier la résistance au changement8. En Grande-Bretagne, l’essor du mouvement des suffragettes dans les années 1870 suscita de semblables réponses : on voyait dans les femmes des créatures qui, pour diverses raisons, à bien des égards pareilles à celles qui handicapaient les races plus sombres, étaient incapables d’assumer des responsabilités civiques9.
Mais les réinterprétations du corps s’enracinaient également dans des circonstances moins prosaïques. Sous sa forme la plus abstraite, la théorie du contrat social postulait un corps, sinon asexué, du moins indifférencié dans ses désirs, ses intérêts ou sa faculté de raisonner. En un singulier contraste avec l’ancienne téléologie — mâle — du corps, la théorie libérale part d’un corps individuel neutre : sexué mais sans genre, en principe sans conséquence aucune pour la culture, simple lieu du sujet rationnel qui constitue la personne. Tout le problème de cette théorie est alors de savoir comment légitimer, en le faisant passer pour « naturel », le monde réel de la mâle domination des femmes, de la passion sexuelle et de la jalousie, de la division sexuelle du travail et des pratiques culturelles en général à partir d’un état originel qui ne connaît pas de genre. Pour les théoriciens du contrat social, soucieux de rendre « reconnaissables leurs êtres naturels », suivant la formule de Carole Pateman, la réponse consista à « introduire subrepticement des caractéristiques sociales dans la condition naturelle10 ». Peu importe au fond les détails de l’argumentation : le résultat est qu’au bout du compte les femmes sont exclues de la nouvelle société civile pour des raisons fondées dans la « nature ». Une biologie de l’incommensurabilité sexuelle offrait à ces théoriciens une manière d’expliquer, sans recourir aux hiérarchies naturelles du modèle unisexe, comment dans l’état de nature et avant même l’existence de rapports sociaux, des femmes étaient déjà subordonnées aux hommes. En conséquence, le contrat social pouvait être seulement une affaire d’hommes, un lien exclusivement fraternel. Le sujet rationnel et sans genre engendra ainsi, paradoxalement, des sexes opposés et fortement gendrés (gendered).
Le langage apparemment neutre du libéralisme laissa aussi les femmes elles-mêmes sans voix propre et initia un discours féministe de la différence en quête d’une voix11. Si les femmes étaient purement et simplement de moindres mâles, comme le voulait le bon vieux modèle unisexe, quel besoin avaient-elles d’écrire, de prendre part à l’action publique ou de faire d’autres revendications en tant que femmes ? Les hommes les pouvaient représenter bien mieux qu’elles ne le pourraient jamais. Mais si elles sont à tous égards identiques, il en découle les mêmes conséquences inacceptables : si les femmes n’ont point d’intérêt particulier, que leur être social n’a pas de bases légitimes, les messieurs pouvaient continuer à parler à leur place comme par le passé. (Tel est le « dilemme de la différence », suivant le mot de Martha Minnow.) Aussi le féminisme, du moins dans certaines versions, se tourna vers une biologie de l’incommensurabilité appelée à remplacer à la fois l’interprétation téléologiquement mâle des corps, qui rend impossible toute position féministe, et l’idée que tous les corps du discours public sont asexués, auquel cas elle n’est d’aucun intérêt. « Nous ne prônons pas la représentation des femmes parce qu’il n’y a point de différences entre hommes et femmes ; mais plutôt à cause de la différence qui les sépare », expliquait au XIXe siècle la féministe Millicent Fawcett. « Nous ne souhaitons pas que les expériences propres aux femmes […] en viennent à influencer la législation », explique-t-elle avant de confier son espoir qu’en « donnant aux femmes une plus grande liberté […] les qualités authentiquement féminines ne feront que grandir en force et en puissance en elles12 ». (Propos qui ne demande pas nécessairement à s’appuyer sur la biologie, mais dans le contexte des débats du XIXe siècle sur la « question féminine », tel était presque invariablement le cas.)
Certes, je me propose d’illustrer la génération politique des deux sexes dans les œuvres de divers artistes et militants, mais je n’entends pas insinuer que ce processus se trouve, d’une manière ou d’une autre, abstrait de la réalité au jour le jour. Les deux sexes incommensurables sont le résultat de pratiques discursives, mais ils ne deviennent possibles qu’au sein des réalités sociales auxquelles ces pratiques confèrent un sens. Ainsi Rousseau enrageait-il de l’influence culturelle des femmes, et pas seulement pour des raisons idiosyncrasiques ni parce que les rapports avec les femmes représentaient le prototype de la servilité de l’homme : ses obsessions en la matière s’amplifièrent à la belle époque des salons, où les femmes avaient en fait créé au sein de l’Ancien Régime un authentique et nouvel espace public. Cette évolution historique participe de ce que j’appellerai la création discursive de la différence13. Plus généralement, dans les termes de Joan Landes, « un ordre idéologiquement sanctionné des différences de genre et des domaines public/privé […] fonde la géographie institutionnelle et culturelle de la nouvelle sphère publique14 ».
Passons maintenant à certains contextes de la formation d’une différence incommensurable. L’exposé antiféministe compliqué de Rousseau est peut-être la plus théoriquement élaborée des théories libérales des corps et des plaisirs et celle qui se préoccupe le plus concrètement du rapport de la différence sexuelle avec les origines de la société, mais il n’est qu’un exemple, parmi une multitude, de l’implication profonde de la nouvelle biologie dans la reconstruction culturelle15. Dans l’état de nature, tel qu’il l’imagine dans la première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, il n’y a point de commerce social entre les sexes, ni division du travail dans l’éducation des petits. Et, au sens strict, point de désir. Il y a bien sûr la grossière attirance physique entre les sexes, mais elle est dépourvue de ce qu’il appelle « le moral […] dans le sentiment de l’amour ». « Le moral », explique-t-il aussitôt, « est ce qui détermine ce désir et le fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui donne pour cet objet préféré un plus grand degré d’énergie ». Dans ce monde d’innocence, il n’est point de jalousie ni de rivalité, point de mariage ni de goût pour telle ou telle femme ; pour les hommes qui vivent en l’état de nature « toute femme est bonne ». Rousseau se fait remarquablement précis lorsqu’il spécifie la physiologie de la reproduction des femmes qui doit sous-tendre cette condition. À l’encontre de Hobbes, il soutient que dans l’état de nature les femelles ne font l’objet d’aucune compétition violente de la part des mâles humains, parce qu’à la différence des autres femelles d’animaux les femmes n’ont pas des « tems de chaleur et d’exclusion » en alternance et qu’elles sont donc toujours sexuellement disponibles. De surcroît, l’espèce humaine ne connaît point de « moment terrible d’ardeur commune » qui se produit chez certains animaux lorsque « toute l’espéce entr[e] à la fois en effervescence16 ». La physiologie de la reproduction et la nature du cycle menstruel prennent en l’occurrence un poids considérable ; l’état de nature est ainsi conceptualisé qu’il dépend des différences biologiques entre femmes et bêtes. (Entre parenthèses, le juriste Samuel von Pufendorf tire des mêmes « faits » la conclusion exactement opposée. L’état de nature est violent, non pas pacifique, et il a un besoin pressant de loi précisément à cause de l’absence de saisonnalité dans les passions humaines. Les bêtes, assurait-il, ressentent les « aiguillons de l’amour […] autant qu’il est nécessaire pour la multiplication de l’espèce […] Sont-elles parvenues à leur fin ? Les voilà contentes, leurs desirs cessent d’eux-mêmes. Dans l’homme au contraire les mouvemens de l’amour ne sont pas bornés à certaines saisons » et l’espèce humaine a besoin de la civilisation pour la refréner. Encore une fois, bien des choses dépendent de la physiologie de la passion17.)
Mais qu’est-il advenu de l’état de désir primitif et censément pacifique de Rousseau ? Il brosse un tableau de la propagation géographique de l’espèce humaine, de l’essor de la division du travail, de la manière dont en développant sa domination sur les autres animaux, « et se contemplant au premier par son espéce, il se préparoit de loin à y prétendre par son individu ». Mais l’individuation du désir, la création de ce qu’il appelle le « moral dans le sentiment de l’amour » (un « sentiment factice ») et la naissance de l’imagination (« qui fait tant de ravages parmi nous ») sont présentés comme la création des femmes, plus précisément le produit de la pudeur féminine. Dans le Discours, cette pudeur paraît délibérée, instrumentale, manifestement postérieure à la chute (postlapsarian). « Le moral de l’amour » est « célebré par les femmes avec beaucoup d’habileté et de soin pour établir leur empire, et rendre dominant le séxe qui devroit obéir ». Dans l’Émile, en revanche, la modestie est naturalisée, elle n’est plus en aucune façon le produit de la culture : « En livrant la femme à des désirs illimités, il [l’Être suprême] joint à ces passions la raison pour les gouverner. » Un peu plus loin, dans une note, Rousseau ajoute : « La timidité des femmes est encore un instinct de la nature contre le double risque qu’elles courent durant leur grossesse. » De fait, tout au long de l’Émile, il soutient que les différences naturelles entre les sexes sont représentées et amplifiées sous la forme de différences morales que la société n’efface qu’à ses risques et périls18.
Le Livre cinquième s’ouvre sur la célèbre explication de la différence et de l’identité sexuelles. « En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme […] En tout ce qui tient au sexe, la femme et l’homme ont partout des rapports et partout des différences. » Mais, bien entendu, chez les femmes il est beaucoup de choses qui se rattachent au sexe : « Le mâle n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie […] tout la rappelle sans cesse à son sexe. » En fait le « tout » en question est tout ce qui se rapporte à la biologie de la reproduction : enfanter, allaiter, élever, et ainsi de suite. En vérité, le chapitre tourne au catalogue des différences physiques et, par voie de conséquence, morales entre les sexes ; et comme dit Rousseau, les premières nous gouvernent à l’insu des secondes. Ainsi, « une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d’esprit que de visage ». Des différences de contribution de chaque sexe à leur union, il s’ensuit que « l’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible ». Après avoir expliqué que le problème, avec Platon, vient de ce qu’il a « ôté de son gouvernement les familles particulières, et ne sachant plus que faire des femmes, il se vit forcé de les faire hommes », Rousseau conclut : « Dès qu’une fois il est démontré que l’homme et la femme ne sont ni ne doivent être constitués de même, de caractère ni de tempérament, il s’ensuit qu’ils ne doivent pas avoir la même éducation19. »
Pour Rousseau, beaucoup dépend de la pudeur naturelle (et biologique) des femmes et de leur rôle, radicalement distinct, dans la reproduction de l’espèce. En vérité, il semble que la civilisation tout entière soit née des suites de la chute séculaire, de la perte de l’innocence du jour où la première femme se refusa temporairement au premier homme. Mais Rousseau se contente d’insister lourdement sur une série d’associations qui sont des lieux communs à l’âge des Lumières. Dans son article sur la « jouissance », Diderot situe la création du désir, du mariage, et de la famille, sinon dans l’amour lui-même, à l’instant où les femmes commencèrent à se tenir sur la réserve :
[…] lorsque la femme commença à discerner, lorsqu’elle parut mettre de l’attention dans son choix […] entre plusieurs hommes sur lesquels la passion promenait ses regards […] lorsque les voiles que la pudeur jeta sur les charmes laissèrent à l’imagination enflammée le pouvoir d’en disposer à son gré, les illusions les plus délicates concoururent avec le sens le plus exquis, pour exagérer le bonheur […] deux jeunes cœurs éperdus d’amour se vouèrent l’un à l’autre pour jamais, et le ciel entendit les premiers serments indiscrets20.
De même que Rousseau, Diderot paraît croire qu’il y eut un temps avant la pudeur de la femme, un temps où « la femme commença à discerner ». Mais la pudeur et la possibilité de la continence sexuelle, si circonspectes et duplices qu’elles puissent être, n’en sont pas moins des qualités naturelles chez les femmes. Diderot et Rousseau ne pouvaient s’engager sur une autre voie ; être une femme dans la société civile, c’est être modeste, créer sans avoir de désir. Être autrement serait « contre-nature ».
Au XVIIIe siècle, les qualités propres aux désirs sexuels des femmes deviennent un élément crucial pour qui veut comprendre le sens de l’histoire humaine. Figure de tout premier plan des Lumières écossaises, par exemple, John Millar fait valoir le rôle décisif des femmes et de leur vertu dans le progrès de la civilisation. Loin d’en faire des hommes diminués, son Origin of the Distinctions of Ranks les présente à la fois comme un baromètre moral et un agent actif de l’amélioration de la société21. Millar commence son plaidoyer en soutenant que les relations entre les sexes, éminemment « sensibles aux circonstances particulières dans lesquelles elles se placent et très sujettes à l’influence de la force de l’habitude et de l’éducation », sont un guide des plus fiables de la nature de la société. Dans les sociétés barbares, les femmes accompagnaient les hommes à la guerre et c’est à peine si elles différaient d’eux ; dans les sociétés pacifiques qui avaient progressé dans les arts, le rang et la position d’une femme étaient fonction de ses talents singuliers pour élever des enfants, mais aussi de sa « délicatesse et sensibilité particulières », qu’elles lui vinssent de sa « constitution originelle » ou de son rôle dans la vie. (Ces sentiments trouveront bien sûr un écho, cent ans plus tard, dans le contexte, bien plus explicitement biologique, du darwinisme.) Ainsi, dans le récit de Millar, la civilisation conduit-elle à une différenciation croissante des rôles masculin et féminin ; inversement, la différenciation accrue des rôles et, plus précisément, « la délicatesse et la sensibilité » plus grandes de la femme sont des signes de progrès moral. Mais dans les sociétés plus civilisées, les femmes elles-mêmes sont aussi les moteurs de nouvelles avancées : « Dans un pareil état, les plaisirs que Nature a greffés sur l’amour entre les sexes deviennent source d’une élégante correspondance et sont susceptibles d’exercer une influence générale sur le commerce de la société. » En l’occurrence, en cet état le plus haut, il songe aux salons français et à la femme savante. Les femmes sont « conduites à cultiver ces talents, qui sont adaptés au commerce du monde, et à se distinguer par des œuvres policées qui tendent à augmenter les attraits personnels et à exciter ces sentiments et passions bien particuliers dont elles sont les objets naturels ». Chez les hommes civilisés, le désir est donc inextricablement lié dans l’histoire morale de Millar à l’histoire de l’accomplissement spécifiquement féminin22.
Dans le contexte de la pensée des Lumières et de la politique postrévolutionnaire, il n’est guère surprenant que la différenciation morale et physique des femmes et des hommes passât aussi nécessairement par la critique des théories politiques des femmes écrivains : du socialisme précoce d’Anna Wheeler, à un extrême du spectre politique, à l’idéologie domestique de Hannah More, conservatrice, ou Sarah Ellis, progressiste, en passant par le libéralisme radical de Mary Wollstonecraft. Pour Wheeler et d’autres, le déni ou la dévaluation de la passion spécifiquement féminine s’inscrit dans le cadre d’une dévaluation générale de la passion23. La Raison, osaient-elles espérer, triompherait de la chair. Somme toute, Wheeler et les socialistes utopiques prolongeaient la tradition qui avait accouché de William Godwin et de l’idée que la civilisation finirait par éliminer les passions destructrices, que l’esprit éclairé ferait courber le corps. Des femmes pouvaient se porter à l’avant-garde de ce triomphe. (Catherine Gallagher montre que c’est contre ce point de vue que Thomas Malthus réhabilite le corps et insiste sur l’irréductibilité absolue de ses exigences, notamment sexuelles24.)
Mais les prétentions nouvelles des femmes à une sensibilité morale accrue n’étaient pas seulement dirigées contre la chair : c’était aussi un plaidoyer pour un nouvel espace politique. Wheeler le dit très clairement, bien qu’elle fasse montre d’une certaine ambivalence quant à la prétendue impassibilité des femmes — version du dilemme de la différence — qui s’ajuste aux impératifs rhétoriques de l’heure. Conjointement écrit avec William Thompson, son livre se présente comme une attaque en règle contre la thèse de James Mill que les intérêts des femmes et des enfants sont implicites dans ceux des maris et des pères. Ils affirment au contraire que les femmes doivent se défendre elles-mêmes et qu’elles ont quelque chose de distinct à dire. Mais dans les fins qui sont les miennes, l’importance de leur bataille vient de ce qu’ils la firent porter très précisément sur la nature de la passion féminine et le pouvoir de négociation qu’elle est censée leur octroyer. Le « miracle moral » de Mill serait crédible, admettent-ils pour les besoins de l’argumentation, s’il était justifié à prétendre que les femmes sont protégées contre les violences parce que, elles-mêmes exemptes de désir sexuel, elles sont dans une excellente position pour négocier : les hommes, qui décidément ne se sont pas libérés de leur corps, « se conduiront avec bonté envers la femme afin d’obtenir d’elle ces gratifications, dont le plaisir dépend des douces inclinations de qui les accorde ». Mais si les femmes ne sont pas « telle la Grecque Asphasie », froide et asexuée, l’argument de Mill est absurde. Non seulement les femmes sont sexuées et manifestent du désir, mais en l’état actuel des choses, « la femme est plus esclave de l’homme, pour ce qui est de la satisfaction de ses désirs, que l’homme ne l’est de la femme ». Le principe du « deux poids, deux mesures » permet aux hommes de rechercher satisfaction hors du mariage mais l’interdit aux femmes25.
Par ailleurs, l’analyse que font Wheeler et Thompson de la désolation du monde masculin et leur besoin de revendiquer pour les femmes quelque base politique les conduisent, en d’autres circonstances rhétoriques, à accentuer tout autrement les choses. Dans un chapitre au titre révélateur, « De l’aptitude morale à la législation, plus probable chez les femmes que chez les hommes », les femmes nous sont présentées, non pas comme les égales des hommes en passion, mais comme des êtres supérieurs en morale et en empathie et généralement plus capables que les hommes d’agir en accord avec l’intérêt commun. Que les femmes eussent ces traits en quelque hypothétique état de nature ou qu’elles les eussent acquis à la faveur d’un genre de lamarckisme moral, on ne le sait pas trop bien ; mais dans le monde moderne, les femmes font montre d’une plus grande sensibilité à la douleur et au plaisir, d’un désir plus fort d’œuvrer au bonheur d’autrui, et d’une « aptitude morale » plus développée que les messieurs. Or ces qualités, plaident Wheeler et Thompson, sont les plus importantes chez un législateur. De surcroît, c’est précisément la force inférieure des femmes, qui les rend bien incapables d’opprimer autrui, qui ferait d’elles des souverains équitables et justes. En tant que mères et représentantes du sexe faible, les femmes ont bien plus besoin que les hommes d’un monde en paix et, de par leur constitution même, elles seraient plus portées à légiférer de manière à l’obtenir. Wheeler et Thompson sont plus mordants que ne le laisse voir cet aperçu de leurs thèses, mais ils alimentent en fait une construction de la femme qui n’est pas très différente de celle des idéologues domestiques bien plus conservateurs. Que ce soit du fait de leur nature intrinsèque — parce qu’elles sont pourvues d’un système nerveux plus sensible, comme le croyaient bien des médecins aux XVIIIe et XIXe siècles — ou des suites de siècles de souffrances, les femmes sont réputées, dans et à travers leur corps, moins sujettes aux affres de la passion et de la déraison et, en conséquence, moralement plus expertes que les hommes26.
Mary Wollstonecraft est prise en gros dans le même dilemme. La théorie libérale la pousse à déclarer que le sujet rationnel n’a, dans son essence, pas de sexe ; elle n’était pourtant que trop consciente de la force — dans sa propre vie, de la violence destructrice — de la passion sexuelle. Elle croyait également, avec Rousseau, que la civilisation augmentait le désir et que les « personnes sensées et réfléchies sont plus portées à avoir de violentes et constantes passions et à en être tourmentées ». Enfin, pour Wollstonecraft, souscrire à la notion d’un sujet échappant à la loi du genre, c’était nier les qualités manifestement singulières des expériences féminines. Son Vindication of the Rights of Women, ainsi que le fait valoir Mary Poovey (mais c’est encore plus vrai dans ses autres œuvres), adopte ainsi une position singulièrement défensive à l’endroit de la sexualité féminine et de son contrôle. « Les hommes subissent certainement davantage l’influence de leurs appétits que les femmes », dit-elle carrément ; les femmes ont la faculté de mener une existence presque désincarnée. Mais force lui est de mettre en garde contre les « habitudes impudiques » et « obscènes » que les filles acquièrent au pensionnat (la masturbation, je suppose) tandis qu’elle nie absolument l’existence du désir même dont elle éprouve la présence avec tant d’acuité et qu’elle juge tellement menaçant et répugnant27.
Contemporain de Wollstonecraft, le libéral allemand Theodor Gottlieb von Hippel, dont le De l’amélioration du sort des femmes a bien des points communs avec le Vindication, trahit de semblables tensions. Il commence par affirmer qu’il « ne semble pas que la nature ait voulu établir une différence notoire ou ait favorisé un sexe aux dépens de l’autre ». Mais, de même que les idéologues domestiques, il entend aussi créer pour les femmes un domaine distinct, égal, hors de toute hiérarchie, mais néanmoins foncièrement différent, également enraciné dans la nature : peut-être, hasarde-t-il, les femmes sont-elles plus attirées par la beauté en poésie ou en peinture et sont-elles virtuellement plus capables de la créer, parce que « les hommes sont plus étrangers à la nature que les femmes » ; l’influence potentielle des femmes sur la morale vient de ce qu’« un tempérament doux et modéré est le propre du sexe opposé28 ».
La solution hésitante et toujours élastique de Wollstonecraft était pareille à celle de Hippel : que les femmes occupent les hautes terres de la morale. Parce qu’elles sont comblées d’une prédisposition sans égale aux « attachements affectifs », les femmes ont dans le monde un rôle particulier : civiliser les hommes et élever les enfants dans la vertu. Dans son Female Reader, Wollstonecraft ne lésine pas sur la religion qui, assure-t-elle, sera la consolation de ses lectrices quand elles se trouveront — et tel sera souvent le cas — « au milieu de scènes de détresse muette et inaperçue », qu’il est de leur devoir de soulager. Et Wollstonecraft partage avec les premières socialistes féministes un même attachement à l’impassibilité, que ce soit par dégoût personnel, quelque sentiment de ses possibilités politiques, une conscience aiguë des dangers de la passion ou une croyance dans les qualités d’un corps féminin qui ignore le désir29.
Si profond que fût l’abîme politique qui séparait les deux femmes, les arguments de Wollstonecraft sur les différences entre les sexes commencent à ressembler fort à ceux de Sarah Ellis. De fait, en Angleterre tout au moins, l’idéologie domestique rassemblait non seulement anglicans et dissenters mais aussi, comme le montrent Davidoff et Hall, les radicaux, les libéraux, les tories, tant hommes que femmes30. Ellis se plaçait dans une perspective progressiste, explicitement hostile à l’aristocratie, qui cherchait à arracher les femmes à leur rôle ornemental et à leur donner la base d’une véritable influence. Il y a toujours dans son œuvre — comme dans l’idéologie domestique en général — une tension entre la femme considérée comme une « créature relative », version de l’idée plus ancienne qu’elle est un moindre mâle qui n’existe que par rapport à lui et de la femme, être indépendant, qui exerce des pouvoirs virtuellement immenses en son domaine propre. C’est cette dernière position qui s’exprime avec le plus de force et qui en vient à s’enraciner dans la différence sexuelle. Dans The Wives of England, l’un des ouvrages canoniques de l’idéologie domestique, Ellis prétend que l’épouse et la mère sont « au centre d’un cercle d’influence, qui ira en s’élargissant et en s’étendant à d’autres cercles, jusqu’à se mêler au grand océan de l’éternité ». Ladite influence est née des sensibilités morales plus fortes de l’organisme féminin. Bien que les femmes n’aient pas de rôle à jouer sur le terrain de la politique mondaine, elles doivent aborder des problèmes « tels que l’extinction de l’esclavage, l’abolition de la guerre en général, la cruauté envers les animaux, la peine de mort, la tempérance, et bien d’autres encore, au sujet desquels il est presque également honteux de ne rien savoir ou de ne rien éprouver. Bref, la politique des femmes doit être la politique de la moralité31 ». Les femmes, en somme, sont des créatures que tourmentent moins la passion et les penchants égoïstes et destructeurs, qui ont plus le sens du prochain et qui sont mieux pourvues dans le genre de sérénité corporelle nécessaire pour être les centres rayonnants d’une nouvelle morale. Ainsi l’impassibilité est-elle née d’un moment politique particulier et d’une stratégie de bornage d’une aire publique d’action enracinée dans les vertus du domaine féminin privé.
Les impératifs politiques immédiats de la création de sexes biologiquement distincts et le rôle spécifique de la science dans cette entreprise sont particulièrement clairs dans un exemple de la fin du XIXe siècle. Dans son interprétation de la sexualité mentalement dominée des femmes, Elizabeth Blackwell s’exprimait en sa qualité de médecin : « en veillant sur les facultés humaines » et en servant « le développement progressif de la pensée, qui mène à des formes toujours plus hautes de société », le physiologiste et le médecin peuvent être d’une « aide fort importante ». L’importance de la physiologie venait de ce qu’elle croyait que le progrès culturel, la conduite de plus en plus morale, s’imprimait sur la chair des générations successives de même que les habitudes individuelles devenaient pour le corps une seconde nature. Dans les relations sexuelles des bêtes sauvages, assurait-elle, n’entre aucune composante morale ; les populations primitives et les classes laborieuses en sont relativement démunies et sont donc peu chastes ; les peuples civilisés ont au contraire une composante mentale dominante et prisent donc fortement la chasteté32.
Autrement dit, le progrès se traduit par la subordination de la part bestialement physique dans le sexe, une sexualité chaste — triomphe culturel de l’espèce — était désormais « indissociablement entremêlée à la structure essentielle de notre organisation physique ». De cette façon, le progrès laisse son empreinte sur la race. Certes, des hommes peuvent observer la chasteté, mais la responsabilité de « l’entremêlement » incombe en vérité aux femmes. Bien qu’elle fût presque galénique dans sa manière de considérer que certains fluides et certaines fonctions sont communs aux deux sexes — les organes qui produisent l’œuf et le sperme sont rigoureusement analogues, « l’émission de sperme » est une version de la menstruation, et toutes deux sont les mécanismes d’un équilibre naturel ; chaque partie de la femelle a son pendant chez le mâle — Blackwell inversait les valences. Les fonctions de l’homme sont des versions diminuées de celles de la femme. Qui plus est, elle pensait qu’entre hommes et femmes il est deux différences cruciales, ce qui fait entrer sa vision dans le modèle des deux sexes : les femmes ont un utérus, les hommes n’en ont pas ; les impulsions (urges) sexuelles de la femme sont essentiellement mentales, ce qui n’est pas le cas chez les hommes. (On est là encore en présence d’un retournement de la formule habituelle. C’est l’utérus absent qui fait l’homme, et non le pénis manquant qui fait la femme ; la femme est associée à l’esprit, l’homme à la nature, et non l’inverse.) Loin de nier le désir physique chez les femmes, Blackwell prétendait que leurs sentiments sexuels naissaient essentiellement des profondeurs de l’esprit :
Cet élément mental du sexe humain existe en forte proportion dans la force vitale des femmes […] Ceux qui nient à une femme toute sensibilité sexuelle, ou qui y voient chose si légère que c’est à peine si elle mérite d’entrer en ligne de compte dans les arrangements sociaux, perdent tout à fait de vue cette immense force spirituelle d’attraction, qu’est la puissance sexuelle proprement humaine et qui existe en si grande proportion dans leur nature.
Au contraire de ce qui se passe chez les hommes, le plaisir sexuel ne s’attache donc pas « essentiellement à l’acte du coït » chez les femmes, mais à des choses supérieures. Cependant, qu’est-ce qui porte la sexualité mentale de la femme à l’avant-garde de la civilisation ? « Le pur sentiment de la maternité […] l’aptitude particulière que donne aux femmes le pouvoir de maternité […] l’intelligence plus grande des mères [en qui] l’on saluera la plus brillante annonciatrice de la régénérescence sexuelle33. » Et avec la régénérescence sexuelle viendra la régénérescence sociale. Pour Blackwell, non moins que pour Millar et les géants des Lumières écossaises, les femmes étaient tout à la fois cause et image spéculaire du progrès culturel.
Pourtant, le tableau de Blackwell a de toute évidence un tranchant plus critique. On y perçoit implicitement, en effet, une hostilité profonde à ce qu’elle percevait comme l’agression, la brutalité et l’insensibilité des hommes envers les femmes. Elle fit campagne contre le spéculum du médecin qui offensait la pureté des femmes et, dans une autre brochure, elle développa explicitement son idée des qualités mentales dominantes de la sexualité féminine sous la forme d’une dénonciation de la sexualité masculine. Voyez un peu, nous invite Blackwell, cette déclaration néo-malthusienne contre l’usage du coitus interruptus et le condom : « Pour être satisfaisant, tout moyen préventif doit être le fait de la femme [c’est Blackwell qui souligne], car si l’homme doit y penser, cela gâte la passion et l’impulsivité de l’acte vénérien. » Où l’on voit bien le mâle « pointer le bout de son nez » ! On attendait tant bien que mal des femmes qu’elles sussent modérer la passion du mâle. Par ailleurs, la sexualité conjugale idéale serait fondée sur des « faits physiques positifs » : autrement dit, c’était à « l’épouse de déterminer les moments d’union ». Et cela en partie parce que la connaissance intime qu’une femme avait de son cycle de reproduction — comme tous ses contemporains, Blackwell croyait à tort que le milieu du cycle menstruel était la période où il y avait le moins de chances de concevoir — offrait une « méthode naturelle de régulation de la taille des familles », mais en partie aussi parce que la forte composante mentale de la constitution sexuelle de la femme faisait d’elle une modératrice du désir plus prometteuse. Ces arrangements serviraient le progrès historique du monde ; « la régulation des rapports sexuels au mieux des intérêts des femmes, telle est la vérité méconnue du christianisme, vers laquelle nous nous acheminons lentement à tâtons34 ». Ainsi l’impassibilité laisse-t-elle ici non seulement aux femmes un rôle majeur dans la progression de l’humanité, mais aussi une défense et une justification pour garder la maîtrise de leur corps35.
Loin de moi l’idée que, de la reconstitution rousseauiste de l’état de nature à la dénonciation par Blackwell de la sexualité masculine, ces auteurs et ces causes s’inscrivaient tous dans la même entreprise théorique ou politique. J’ai plutôt cherché à donner des exemples d’un large éventail de programmes politiques apparemment sans rapport, mais dans lesquels une place centrale revenait à une différenciation nouvelle des sexes biologiques. Le désir se vit gratifier d’une histoire et le corps féminin fut distingué du mâle, tandis que les transformations renversantes de la société européenne entre le XVIIe et le XIXe siècle soumettaient à d’insupportables pressions les vieilles idées sur le corps et ses plaisirs. À une biologie de la hiérarchie cosmique succéda une biologie de l’incommensurabilité, ancrée dans le corps, où l’homme était désormais à la femme ce que les pommes sont aux oranges : ils n’entretenaient plus désormais une relation d’égalité ou d’inégalité, mais de différence. Tout ceci demandait à être interprété et devint l’arme d’un combat culturel et politique.
« Les sciences de la vie peuvent confirmer les intuitions de l’artiste, elles peuvent creuser ses aperçus et accroître la portée de sa vision36. » Pour évoquer la menstruation, l’ovulation et le désir cyclique au XIXe siècle, j’entends décrire comment les faits, ou ce que l’on prenait pour tels, devinrent les éléments de construction des visions sociales : les découvertes sèches et apparemment objectives du laboratoire, de la clinique ou du « terrain » devinrent, au sein des disciplines qui y étaient pratiquées, la matière première de l’art, des nouvelles représentations de la femelle désormais envisagée comme une créature profondément différente du mâle. Revêtu du prestige des sciences naturelles, cet « art » devint à son tour le fondement supposé du discours social.
Je ne m’intéresse pas tant ici aux déclarations ouvertement polémiques du gynécologue ou du physiologiste sur les femmes, même si elles abondent. Des médecins obscurs aux géants de la médecine du XIXe siècle — Charcot, Virchow, Bischoff —, tous s’accordaient à proclamer haut et fort que les revendications de l’égalité entre les sexes reposaient sur l’ignorance profonde des différences physiques et mentales immuables entre les sexes et que ce sont celles-ci, et non les caprices du législateur, qui déterminaient la division sociale du travail et des droits. Dans l’esprit de la grande majorité des médecins, les méthodes certaines et impartiales de la science prouvaient que les femmes n’étaient pas capables de faire ce que font les hommes (y compris d’étudier la médecine) et vice versa. Mon propos est plutôt, dans ce chapitre, de montrer comment, dans les domaines poétiquement peu prometteurs de l’histologie et de la physiologie, des observations furent transformées en matériaux pour l’art — pour les artifices du sexe — auxquels on prêtait alors une existence naturelle antérieure. Si la reproduction et ses liens avec le plaisir a été l’une des lignes directrices de ce livre, j’entends qu’il soit bien clair que ce n’était aucunement le seul champ de construction de la différence sexuelle. Je commencerai donc par deux exemples qui n’ont rien de clinique.
La théorie darwinienne de la sélection naturelle offrait et offre encore des matériaux apparemment illimités pour imaginer le processus de la différenciation sexuelle37. Sélection naturelle : parmi les animaux, une femelle passive choisit pour compagnons les mâles les plus agressifs ou les plus attirants, ceux qui ont le plus somptueux plumage ou le chant le plus mélodieux. Après avoir donné une multitude d’exemples, Darwin conclut : « Je crois donc que, toutes les fois que les mâles et les femelles d’un animal quel qu’il soit ont les mêmes habitudes générales d’existence, mais qu’ils diffèrent au point de vue de la conformation, de la couleur ou de l’ornementation, ces différences sont principalement dues à la sélection sexuelle38. » On retrouve le même processus chez les humains : la pudeur est sélectionnée parmi les femmes, la prouesse parmi les hommes — alors même que dans notre espèce les mâles seuls choisissent — parce que les mâles qui en ont le choix choisiront parmi les femelles disponibles les plus belles et, par conséquent, les plus pudiques39. La sélection sexuelle a apparemment « agi sur les deux sexes, pour provoquer les différences corporelles et intellectuelles qui existent entre l’homme et la femme ». (Le même processus, affirmait Darwin, est à l’origine de la divergence raciale et de la différenciation des espèces en général.) À chaque génération, hommes et femmes sont donc un peu plus différents les uns des autres qu’à la précédente génération, laisse entendre Darwin, en citant d’un ton approbateur le penseur matérialiste allemand Karl Vogt : « La différence qui existe entre les deux sexes, relativement à la capacité crânienne, augmente avec la perfection de la race, de sorte que l’Européen s’élève plus au-dessus de l’Européenne, que le nègre au-dessus de la négresse40. » Si on le croit, on peut imaginer que les divergences de toutes sortes concernant les caractéristiques de genre sont un cas particulier du processus général de divergence à travers lequel naissent les espèces. C’est apparemment ce à quoi pensait Vogt. Sur la fig. 62, « a14 » et « z14 » deviennent des cryptogrammes à déchiffrer selon le besoin et les différences entre les sexes deviennent le produit du majestueux et inévitable processus de sélection qui gouverne toute vie.
Des « sciences » que nous tenons aujourd’hui pour douteuses pouvaient aussi engendrer et imaginer la différence. La phrénologie, par exemple, fut au XIXe siècle l’équivalent du déterminisme biologique moderne. Le naïf (qui insistait sur l’analyse phrénologique du condamné dans tout récit d’exécution digne de ce nom) aussi bien que les savants (tout au moins ceux qui avaient le goût de l’explication matérialiste) souscrivaient à ses dogmes. Par une analyse scrupuleuse de la forme de la tête, de l’intensité de certains traits caractéristiques essentiels, il était possible d’évaluer pour chaque individu, pensait-on, quelque trente-sept composantes du caractère de l’homme. L’éducation jouait certes un rôle dans la création de la personnalité, mais une personne était fondamentalement le produit d’un mélange de traits innés : combativité, sublimité, bienveillance, etc. Les différentes parties du cerveau étaient tenues pour responsables des caractéristiques spécifiques, tandis que la forme de la tête et du cou trahissait la nature du cerveau qui se cachait dessous. Le cervelet, par exemple, passait pour le siège de l’instinct sexuel, de ce que les phrénologues vulgarisateurs appelaient l’« amatavité » et, comme on pouvait s’y attendre, celui des femmes était réputé plus petit que celui des hommes : il était « modeste » sur une échelle qui allait du très grand, chez les mâles fortement sexués, au très petit chez les enfants. Associée aux autres qualités dont jouissaient les femmes, cette dose « parfaitement juste » de passion aboutissait à une créature qui
prodiguera plus d’amour pur et de vertueuse affection envers le sexe opposé que de simple et amative passion — plus de chaste affection platonique que d’amour sexuel — d’amitié pure et sentimentale, que de simple sensibilité animale […] Tel est généralement le genre d’attachement dont témoignent les femmes, chez qui l’adhés[ivité] est ordinairement bien plus grande que l’amat[ivité]41.
On pouvait observer le cou féminin menu et gracile, manifestement incapable de dissimuler un gros cervelet, et dire que l’amativité était modérée ; la surface saillante qui s’élevait au-dessus indiquait, par ailleurs, que l’adhésivité était bien développée (cf. fig. 63, le profil de la femme idéale). Cette théorie du cervelet-siège de la passion résolvait aussi l’une des tensions de la doctrine de la sexualité féminine passive : pourquoi les femmes, avec leurs systèmes nerveux d’une exquise sensibilité, ne trouvaient point les plaisirs du coït plus délicieux encore que les hommes mais, au contraire, étaient capables de renoncer assez facilement à la passion. Réponse : « Plus petit, son organe cérébrelleux de la volition la rend moins déterminée au plaisir et lui permet de surseoir ou de renoncer. » (On ne saura pas pourquoi une volition moins développée devrait rendre le renoncement plus facile.) Mais, ainsi qu’il arrivait souvent au XIXe siècle lorsqu’on s’efforçait de circonscrire par des mots la sexualité des femmes, cette entreprise avortait à peine commencée. Alors que les femmes pouvaient plus aisément renoncer au sexe, elles ne pouvaient y renoncer totalement ; et, si le renoncement n’était pas absolument volontaire, il avait des conséquences pathologiques infiniment plus grandes que chez les hommes. Ce qui ne devait pas dissuader pourtant d’entreprendre de sérieux efforts pour dériver la passivité féminine de son anatomie.
En l’occurrence, je m’intéresse moins ici à de grandes théories ou aux interminables déclarations des médecins qu’à la manière dont la vraie science — les travaux appliqués dans le cadre d’un paradigme de recherche qui tire de ses résultats des conclusions raisonnables — contribue à l’artifice de la différence sexuelle42. Je commence par l’élégante simplicité d’une expérience critique qui établit l’ovulation spontanée chez les chiennes et, par extension, chez d’autres mammifères. Dans la prose romanesque par laquelle se distinguent tant de rapports d’activité scientifiques à l’aube du XIXe siècle, Theodor von Bischoff raconte à son lecteur que les 18 et 19 décembre 1843 il lui fut donné d’observer qu’une grosse chienne en sa possession était entrée en chaleur. Le 19, il l’autorisa à connaître un mâle, dont elle repoussa cependant les attentions. Il prit grand soin de la maintenir deux jours encore enfermée dans une cage puis fit revenir le mâle ; cette fois-ci, elle se montra intéressée, mais il sépara les animaux avant qu’il pût y avoir coït. Deux jours plus tard, à dix heures, il lui trancha l’ovaire gauche et les trompes de Fallope et referma soigneusement la plaie. Les follicules de Graaf de l’ovaire excisé avaient enflé mais pas encore explosé. Cinq jours plus tard, il occit l’animal et découvrit dans l’ovaire restant quatre corps jaunes en cours de formation, pleins de sérum ; ouvrant avec soin les trompes, il découvrit quatre œufs. Et l’auteur de conclure :
Je ne pense pas qu’il soit possible de mettre en évidence avec plus de minutie tout le processus du mûrissement et de l’expulsion des œufs pendant les chaleurs, indépendamment du coït, qu’à travers cette double observation sur un seul et même animal43.
Et, bien entendu, si l’ovulation se produisait indépendamment du coït, elle devait aussi se produire indépendamment de la fécondation. Le naturaliste Félix-Archimède Pouchet jugea cette dernière découverte tellement capitale qu’il en fit sa cinquième loi critique de la biologie de la reproduction : le « point capital » de son opus magnum de 476 pages44. L’historien Jules Michelet en fut transporté et loua Pouchet d’avoir formulé toute la science de la biologie reproductive dans une œuvre de génie audacieuse et définitive45.
Étant entendu que les chiennes ont leurs chaleurs et ovulent, qu’elles copulent ou non, quelle preuve y avait-il que le corps des femmes fonctionnât à l’identique ? Presque aucune. Avant le XXe siècle, personne n’avait jamais prétendu avoir vu un œuf humain en dehors de l’ovaire. Bischoff admettait manquer de preuve directe pour étendre sa théorie aux femmes, mais il était bien certain que l’on allait sans tarder trouver un œuf46. En 1881, Victor Hensen, professeur de physiologie à Kiel, note dans un manuel classique que les œufs humains se dérobaient encore aux chercheurs mais avec un optimisme que rien ne justifiait il ajoute dans une note en pied de page qu’il ne devrait pas être excessivement difficile d’en trouver un dans les trompes de Fallope47. En vérité, ça l’était. Il fallut attendre 1930 pour que quelqu’un fît état d’un œuf non fécondé, et encore dans le contexte d’une critique de l’idée, chère au XIXe siècle, d’un lien entre chaleurs et menstruation48. Ainsi manquait pour les êtres humains le lien expérimental décisif — la découverte de l’œuf — entre la menstruation, d’un côté, et l’ovulation et la morphologie de l’ovaire, de l’autre.
Les chercheurs pouvaient seulement observer dans les cas qu’il leur était donné d’examiner que les femmes avaient leurs règles, qu’elles étaient à tel ou tel stade connu de leur cycle menstruel, puis tenter de corréler ces observations avec les caractéristiques structurelles de l’ovaire retiré à la faveur d’une opération ou d’une autopsie. Ces caractéristiques permettaient soi-disant de déduire le moment de l’ovulation. Mais les chercheurs manquaient d’un point géodésique biologique, autrement dit du produit réel de l’ovaire, et les résultats de leurs études laissaient à désirer.
Que ces chercheurs aient cru que l’ovulation survenait juste après les menstrues n’a en soi rien d’étonnant parce que, dans la littérature savante et populaire de l’Antiquité à la fin du XVIIIe siècle, un lieu commun voulait que la purgation de la menstruation donnât aux femmes plus de chances de concevoir dans les jours qui suivaient le décours. De nouvelles preuves que l’ovulation accompagnait les chaleurs chez les animaux, associées à l’hypothèse d’une certaine uniformité parmi tous les mammifères, remirent à l’honneur de séculaires idées reçues. L’autopsie accrédita davantage encore l’idée que l’ovulation survenait au moment des menstrues ou juste après49. (Mais ces preuves étaient problématiques. On pouvait toujours produire des contre-exemples, tels que le rapport d’autopsie de Sir James Paget sur Mrs. M., exécutée douze heures après le début de ses règles, mais dont les ovaires ne présentaient « aucun signe de rupture récente d’une vésicule ni de décharge d’un œuf50 ».)
Les indications relatives au moment de l’ovulation fondées sur la grossesse des suites d’un seul et unique coït, dont on pensait connaître l’occurrence dans le cycle menstruel, tendaient également à conforter les vieilles idées sous leurs habits neufs. Un nombre considérable d’observations — quelque 50 000 dans toutes les études — laissaient penser que le huitième jour à compter du début des règles était le plus propice à la conception et qu’entre les douzième et quatorzième jours les probabilités de conception étaient sensiblement moindres51. (Ces études reposaient généralement sur les confidences des femmes, recueillies longtemps après les faits, sur la période de leur cycle menstruel au cours de laquelle elles étaient tombées enceintes. Faute de carnets intimes ou d’autres archives pour leur rafraîchir la mémoire, les femmes avaient tendance à indiquer d’elles-mêmes les périodes réputées les plus propices à la conception.) Des brochures de vulgarisation les renforçaient dans cette conviction. Ainsi le docteur George Napheys affirmait-il que « la période qui se trouve à mi-chemin entre les règles est la mieux adaptée pour la consommation du mariage », parce que « c’est la saison de la stérilité52 ». Le médecin catholique Carl Capellmann donnait le même genre de conseils dans l’un des tout premiers exposés de la méthode des rythmes, entièrement erroné au vu des connaissances nouvelles53. Mary Stopes expliquait pareillement à ses centaines de milliers de lectrices que la conception intervenait pendant ou juste après les règles et que les jours intermédiaires étaient relativement sûrs54.
L’ennui, avec les études de ce genre — fondées sur des efforts pour corréler la date du coït avec la grossesse ou la morphologie ovarienne avec les menstrues —, c’est qu’elles ne donnaient jamais de résultats cohérents. Le rôle des ovaires dans le cycle de reproduction des mammifères demeura fort mal compris jusqu’à la publication d’une série d’articles à partir de 1900 : dans ses études de la cytologie de la muqueuse cervicale, Papanicoalou fournit le premier indicateur fiable du cycle ovarien chez les humains ; les analyses hormonales idoines ne survinrent que plus tard ; enfin, c’est dans les années 1930 seulement que l’on comprit en gros le contrôle de l’ovulation par l’ovaire et l’hypophyse55.
Mais l’enjeu de l’expérience de Bischoff était autrement plus grand que la preuve de l’ovulation chez les chiennes et les truies, indépendamment du coït ou de la fécondation, au moment des chaleurs, voire que l’extension de cet aperçu aux femmes au moment des menstrues. La découverte de l’ovulation spontanée chez certains mammifères fut d’une importance historique capitale pour la représentation du corps féminin. De purgation relativement anodine d’une pléthore, assez proche d’autres formes d’autorégulation commune aux hommes et aux femmes, la menstruation devint l’équivalent précis de l’œstre chez les animaux, marquant ainsi la seule période au cours de laquelle les femmes sont normalement fécondes. Largement connue sous le nom de « huitième loi » de Pouchet, l’idée était que « la menstruation de la femme correspond aux phénomènes d’excitation qui se manifestent à l’époque des amours chez les divers êtres de la série zoologique et spécialement sur les femelles des mammifères56 ». Le médecin américain Augustus Gardiner fit montre de moins de délicatesse pour exposer les implications de l’analogie entre le rut et la menstruation : « La chienne en chaleur a les organes génitaux tuméfiés et rougis, ainsi qu’une décharge sanguine. La femelle humaine est quasi dans le même état57. »
Ces interprétations de l’ovulation spontanée ruinèrent définitivement l’ancienne physiologie du plaisir et l’ancienne anatomie des homologies sexuelles. L’ovaire, que l’on n’avait appris à distinguer des testicules du mâle qu’un siècle plus tôt, devint la force motrice de toute l’économie féminine, la menstruation apparaissant comme le signe extérieur de ce terrifiant pouvoir. Le follicule qui s’engorgeait et finissait par exploser mettait en branle un carnage utérin, l’écoulement de sang à l’extérieur étant perçu comme caractéristique de ces blessures. Ainsi que l’expliqua l’éminent gynécologue britannique Matthews Duncan dans une image excessivement riche, « la menstruation est pareille au drapeau rouge qui signale une vente aux enchères ; il indique qu’il se passe quelque chose à l’intérieur58 ». Et le quelque chose en question n’était pas bien joli : les caractéristiques sociales des femmes semblaient être écrites dans le sang frais ou coagulé et des fureurs cycliques que la culture ne pouvait guère contenir. Ainsi la besogne silencieuse d’un minuscule organe qui pèse en moyenne sept grammes chez les êtres humains et ne mesure pas plus de deux à quatre centimètres de long mais aussi le gonflement puis la rupture des follicules finirent-ils par résumer l’image de la femme.
Mais pourquoi diable aller croire à cette histoire, à cette fiction culturellement explosive que les règles étaient aux femmes ce que les chaleurs étaient aux chiennes, quand tous les signes du comportement ne suggéraient rien de cette espèce ? La réponse de Bischoff était toute simple : l’équivalence de la menstruation et des chaleurs tombe sous le sens. Si l’on accepte l’ovulation spontanée au cours des périodes de chaleurs chez les mammifères en général, elle « va de soi ». En tout état de cause, ajoute-t-il, il ne manque pas de preuves indirectes de l’équation entre les chaleurs et les règles, laquelle repose aussi sur l’autorité des « médecins et naturalistes les plus pénétrants » depuis les temps les plus reculés59.
En fait, l’analogie était loin d’être évidente, les preuves indirectes étaient maigres et ceux qui, de l’Antiquité jusqu’au temps de Bischoff, donnèrent leur point de vue à ce sujet en nièrent pour la plupart le bien-fondé. Aristote assimilait l’écoulement de sang chez les animaux à la menstruation chez les femmes, mais uniquement parce qu’il pensait que tous les animaux sanguins, mâles et femelles, produisaient des résidus — lesquels « sont surtout remarquables chez les êtres humains » — à partir desquels se faisaient la coction de la semence et de la catamenia60. Pline affirmait carrément que la femme était « le seul animal qui eût des règles61 ». Il ne devait rien se dire de neuf en la matière pendant près de deux mille ans et lorsque Haller reprit la question dans les années 1750, il se montra très explicite sur ce chapitre : tandis qu’il est « des animaux, qui, lors de la copulation vénérienne, distillent du sang de leurs parties génitoires », la menstruation est propre « au beau sexe [dans] l’espèce humaine ». De surcroît, au contraire de l’épanchement de sang chez les animaux, la menstruation était, du point de vue de Haller, entièrement indépendante du désir charnel. Les rapports sexuels n’augmentaient ni ne tarissaient le flux menstruel, pas plus que la menstruation ne pimentait le coït : les femmes niaient un plus grand « désir de commerce sexuel » au cours de leurs règles et affirmaient plutôt « souffrir de douleur et de langueur ». Enfin, le plaisir sexuel était localisé « à l’entrée du pudendum », et non pas dans l’utérus, d’où s’écoulent les menstrues62. Johann Friedrich Blumenbach, qui compte parmi les auteurs les plus largement réédités et traduits de la génération suivante, s’accordait avec Pline pour prétendre que seules les femmes menstruaient, mais il prit soin de prévenir ses lecteurs que l’étude de « la nature périodique de cette hémorragie est si difficile que nous n’obtenons jamais que des probabilités » et qu’il fallait bien veiller à ne pas présenter une conjecture comme un fait établi63.
Les rares faits dont on pouvait disposer étaient plus anthropologiques que biologiques et firent alors l’objet d’attaques en règle. Dans un bilan magistral des publications à ce sujet jusqu’en 1843, Robert Remak, professeur de neurologie à Posen, soutint que si même on admettait que tous les mammifères ont des périodes de saignement qui se reproduisent régulièrement et que cet écoulement de sang provient de l’utérus, et non des parties génitales externes et turgescentes — aucune preuve ne venant cependant étayer ces concessions —, il subsistait « une circonstance supplémentaire sur laquelle fonder la différence la plus radicale entre menstruation et écoulement périodique de sang des organes génitaux des animaux » — l’absence de périodicité marquée du désir sexuel chez les femmes en comparaison des bêtes :
Chez les animaux, le saignement accompagne la chaleur (Brunst), la période de pulsion sexuelle la plus intense, le seul moment où la femelle permettra au mâle de l’approcher, et la seule époque où elle concevra. Bien au contraire, chez les femmes, la période menstruelle ne va guère de pair avec une augmentation du désir sexuel, pas plus que la fécondité n’est limitée à sa durée ; en vérité, un genre d’instinct détourne les hommes des femmes pendant les menstrues — il est des peuples sauvages comme certaines tribus d’Afrique ou d’Amérique qui isolent les femmes dans des quartiers réservés quand elles ont leurs règles — et l’expérience montre qu’entre les menstrues il n’est aucune période où les femmes ne puissent concevoir. Il s’ensuit donc qu’on ne trouve pas chez les femmes l’équivalent des chaleurs chez les animaux […] En vérité, l’absence de menstruation chez les animaux est précisément l’un des traits qui distingue l’homme de la bête64.
Dans son manuel de 1843, Johannes Müller parvint à des conclusions similaires. Il observa, avec modestie, que l’on ne savait ni les fins ni les causes du retour périodique des menstrues. Très vraisemblablement leur but était-il cependant d’« empêcher, chez la femelle de l’homme, le retour périodique de l’excitation sexuelle (Brunst) » que connaissent les animaux65. Bref, le bon sens n’expliquait pas pourquoi les chercheurs du XIXe siècle voulaient à tout prix voir dans le cycle reproductif des femmes l’équivalent précis de celui des autres animaux.
La politique professionnelle et les impératifs d’une philosophie particulière de la science offrent peut-être une meilleure réponse. En 1874, observe Jean Borie, Pouchet s’adonnait à « une gynécologie militante » ; on pourrait en dire autant de nombre de ses collègues66. Leur mission consistait à libérer le corps des femmes des stigmates du préjugé clérical et de siècles de superstitions populaires mais aussi, ce faisant, de remplacer le prêtre par le médecin en tant que précepteur moral de la société. (On pourrait aussi plaider que l’insistance sur la femme conçue comme une espèce de bête avait un singulier cachet dans le cadre des offensives françaises contre une Église qui invoquait de plus en plus la piété féminine.) Au cœur du problème résidait la conviction que la reproduction, de même que les autres mystères de la nature, était au fond passible d’une analyse rationnelle. Pouchet attire explicitement l’attention de ses lecteurs sur le caractère foncièrement scientifique et enraciné dans l’expérience de son œuvre et le souci qu’il a d’éviter les préoccupations métaphysiques, sociales et religieuses. Faute de données spécifiques concernant l’ovulation humaine, la « logique » dictait que les femmes ne fonctionnaient pas autrement que la chienne, la truie ou la lapine, qui, à leur tour, obéissaient aux mêmes lois fondamentales que les mollusques, les insectes, les poissons ou les reptiles67. Ainsi l’idée que la menstruation était pareille aux chaleurs et qu’un organe souverain, l’ovaire, régentait les processus de reproduction qui avaient fait des femmes ce qu’elles étaient ne manquait pas d’attraits professionnels et philosophiques considérables.
Cette naturalisation radicale, la réduction des femmes à l’organe qui désormais, pour la première fois, marquait une différence incommensurable entre les sexes et produisait censément un genre de comportement que l’on ne retrouvait pas chez les hommes n’impliquait en soi logiquement aucune position particulière sur la place sociale ou culturelle des femmes. Seul importait le type d’argumentation, le passage du sexe au genre, du corps au comportement, de la menstruation à la morale. Le contenu effectif des soi-disant différences sexuelles variait au gré des exigences de l’heure. Ainsi l’équation des chaleurs et de la menstruation pouvait-elle servir de base à plaidoyer contre la participation des femmes aux activités publiques, lesquelles exigeaient une concentration régulière et quotidienne. Les femmes étaient par trop liées à leur corps pour prendre part à de telles entreprises. Mais l’équivalence supposée des chaleurs et des menstrues pouvait également apparaître comme le signe d’une supériorité des femmes, plus capables de dépasser leur corps. Les femmes pouvaient être l’âme de la civilisation du fait précisément qu’il leur fallait chaque mois surmonter les faiblesses d’un état de bête.
S’inscrivant en faux contre ceux qui pensaient que l’absence de désir animal ou de troubles du comportement chez les femmes démentaient la nouvelle théorie de l’ovulation spontanée, G.F. Girdwood, éminent spécialiste, attire l’attention sur « l’influence qu’exerce la culture morale sur les sentiments et passions de l’humanité ». Observez « le pouvoir merveilleux qu’exerce la civilisation sur l’esprit de celle qui, par sa position sociale, fait le charme de l’existence masculine ». Il n’est pas étonnant que la créature qui peut dompter ses propres sentiments, stimuler la bonne humeur lorsque son cœur est déchiré et, en général, se dévouer au bien commun puisse se maîtriser « avec la dernière énergie, à un moment [lors de la menstruation] où on lui apprend qu’une pensée de désir égarée serait impureté et sa réalisation, pollution ». Mais ensuite, comme pour se dégager de ce modèle de la femme envisagée simultanément comme la bombe sexuelle d’un moment et le vivant témoignage de la puissance de la civilisation qui l’empêche d’exploser, Girdwood conclut que « pour l’aider dans son devoir, la nature l’a sagement pourvue d’un appétit sexuel légèrement développé68 ».
Le caractère indigeste de ce passage, qui finit par tourner en rond, atteste de l’extraordinaire poids culturel que la nature physique des femmes — le cycle menstruel et les fonctions des ovaires — en vint à supporter au XIXe siècle. Quoi que l’on pensât des femmes et de leur place légitime dans le monde, il était apparemment toujours possible de le faire en termes de corps indéfiniment ouverts aux exigences interprétatives de la culture.
Somme toute, la théorie du cycle menstruel dominante des années 1840 à l’aube du XXe siècle intégra assez adroitement un ensemble particulier de découvertes véritables à une biologie imaginaire de l’incommensurabilité. Avec le lot d’aberrations dont elle s’accompagne, la menstruation devint un processus exclusivement et singulièrement féminin. Les phénomènes dont l’absence invalidait toute analogie avec les chaleurs animales offraient désormais précisément, par leur présence voilée mais néanmoins réelle, le mobile le plus pressant d’une vision des femmes radicalement différente de celle des hommes, leur corps et leur âme étant assujettis à un cycle exclusivement féminin, tout à la fois effrayant et implacable. Il était possible de mettre en évidence un comportement caché de la femme, de même que l’ovulation est cachée, en l’associant à la conduite plus transparente des animaux. Mais tandis que s’élaborait cette histoire, se formaient également des constructions très différentes. Le corps pouvait signifier presque tout et n’importe quoi et, en conséquence, presque rien.
Nulle part argumentation si ingénue — la menstruation est aussi dangereuse que les chaleurs parce qu’elle leur ressemble apparemment si peu — n’est aussi pleinement développée que dans la synthèse massive, savante et systématique, d’Adam Raciborski, un homme en qui Michelet salua le Prométhée qui avait presque miraculeusement éclairé les ténébreux arcanes de la nature des femmes. Le titre complet de l’ouvrage dit bien l’ampleur du propos : Traité de la menstruation, ses rapports avec l’ovulation, la fécondation, l’hygiène de la puberté et de l’âge critique, son rôle dans les différentes maladies, ses troubles et leur traitement. La physiologie morale des Lumières porte ici ses fruits, et le médecin est solidement campé dans son rôle de prophète. Au tout début de l’ouvrage, dans une section intitulée « Physiologie et symptômes des époques de rut », Raciborski évoque — sans motif apparent, puisque ce n’est pas un ouvrage de médecine vétérinaire — le comportement insensé des chiennes et des chattes pendant les chaleurs. Les chiennes, qui en temps ordinaire ne quittent pas d’une semelle leur maître, s’enfuient à la saison du rut afin d’assouvir l’instinct qui « domine alors tout ». De retour au logis, « elles redoublent de caresses à leur maître et paraissent visiblement humiliées, comme si elles sentaient qu’elles avaient quelque chose à se faire pardonner ». Les chattes en chaleur font la course dans l’appartement, bondissent d’un meuble à l’autre ou se précipitent à la fenêtre sans prendre garde au danger. Si leurs désirs vénériens demeurent insatisfaits, ces aberrations du comportement se répètent, « pour ainsi dire indéfiniment69 ».
Mais en quoi tout cela intéresse-t-il la menstruation chez les femmes, qui est censée être le sujet du fort volume de 631 pages de Raciborski ? Parce que, explique-t-il, cela « fournit un nouveau trait d’analogie » crucial entre les « époques du rut » et les « époques menstruelles ». L’échec flagrant de la socialisation chez les animaux, l’effondrement de la relation de maître à animal domestique, n’est dissimulé chez les êtres humains que par le mince vernis de la civilisation. « Nous verrons que l’orgasme menstruel est une des puissantes causes de surexcitation nerveuse chez les femmes. » Maintes afflictions nerveuses se déclarent au moment précis où tout le système « s’apprête pour l’établissement de la menstruation » ; d’autres s’aggravent manifestement à ce moment-là et cessent dans l’intervalle intermenstruel. « Il faut admettre forcément », conclut Raciborski, « que l’orgasme de l’ovulation doit être intimement lié à l’innervation, pour que des perturbations semblables du système nerveux naissent sous son influence, même chez les animaux70 ». Les prétendus troubles du comportement des femmes au moment de leurs règles, entièrement cachés à l’œil inexercé, et que l’on ne fait qu’entrevoir dans notre espèce, ressemblent fort, en vérité, aux aberrations très visibles des animaux en chaleur. Autrement dit, la folie des bêtes est une sorte de verre grossissant de l’expérience que vivent les femmes au cours de la menstruation et offre ce faisant des preuves supplémentaires de l’analogie des deux processus. Ainsi la boucle est-elle bouclée sur le plan de l’interprétation.
De même, au prix d’un tour de passe-passe linguistique qui n’est pas vraiment subtil, le bagage émotionnel de la lubricité et de la passion débridée récurrentes de l’animal se trouva au XIXe siècle — pour la première fois — déchargé sur le corps des femmes. Le mot allemand Brunst par exemple, qui désigne la période des chaleurs chez les animaux présentée comme l’équivalent de la menstruation et jusqu’alors plus spécialement employé pour la saison du rut chez les chevreuils, atteste cyniquement de l’imposant glissement de sens qui s’opéra au XIXe siècle dans les écrits sur la sexualité. Le mot provient du vieil haut-allemand Brunst (braise ou feu) et il est apparenté au gothique Brunst (sacrifice par le feu). Il est de longue date associé au feu dans Feuerbrunst (grand embrasement) mais aussi à des troubles affectifs avec Inbrunst (sorte d’exaltation mystique) et le moyen-haut-allemand Inbrunstig (désir intense).
De même que l’anglais heat (chaleur) a donc un double sens : celui de physiologiquement chaud — prêt à procréer, à concocter la semence, dans l’ancien modèle — et celui d’action violente, d’intensité comme « dans la chaleur du combat », de force élémentaire du feu. Ainsi les femelles du règne animal, pendant la saison des accouplements, et les femmes, pendant les règles, sont les unes et les autres dans un état de passion « ardente ». Le héros de Siegfried de Wagner est en Brunst après que, sans armure pour le protéger, il s’est frayé un chemin à travers le feu magique qui garde Brunehilde : « Es braust mein Blut in blühender Brunst ; ein zehrendes Feuer ist mir entzündet (Mon sang bout d’une passion rayonnante ; un feu dévorant brûle en moi). » Si ce genre de surexcitation est dangereuse pour un héros, elle doit être assez paralysante pour une femme ordinaire, si bien cachés que pussent en être les symptômes les plus flagrants au cours de ses cycles de reproduction.
Le mot anglais estrus (également œstrus, estrum) [en français, œstrus ou œstre], surtout sous la forme adjective estrous cycle [cycle œstral] employée à propos de la femelle chez tous les animaux supérieurs, a un pedigree également curieux. Il vient du latin œstrus71 qui signifie, littéralement, « un taon » et, au sens figuré, la frénésie. À première vue, le lien linguistique avec le cycle menstruel n’est pas très évident. Il y a en allemand un proche parent : le docteur Franz Carl Nägele affirmait en effet que les signes précurseurs de l’« œstrus venerus » et les manifestations qui l’accompagnent chez les femelles n’étaient pas sans certaines similitudes avec les prodromes de la menstruation, même s’il répugnait à faire sienne l’analogie si largement acceptée après 184072.
Entre l’œstrus et l’excitation sexuelle, plus précisément, il est cependant un lien un peu mieux établi. En 1828, dans sa traduction anglaise de Blumenbach, Elliotson observe qu’« au cours de l’œstre vénérien », dans les affres de la passion sexuelle, les trompes de Fallope deviennent turgescentes et embrassent les ovaires73. À l’entrée « clitoris », le London Medical Dictionary (1819) de Bartholomew Parr donne pour synonyme « œstrum veneris » ; de même, le Medical Dictionary (1886) de l’Américain Joseph Thomas définit l’« orgasme » comme « un désir ardent ou une excitation, en particulier d’ordre vénérien » et invite le lecteur à se reporter à « Œstrum ». Enfin, suivant l’English Oxford Dictionary, le Medical Dictionary (1890) de Billing donne carrément « œstrus » comme synonyme de « rut, orgasme et clitoris74 ».
Un dernier lien linguistique entre l’œstrus, compris comme un moment d’excitation sexuelle, ou les chaleurs animales, et la menstruation chez les femmes apparaît dans le dernier quart du XIXe siècle. « Le rut, les chaleurs, l’œstrum ou œstrum vénérien des animaux », expliqua en 1876 le vétérinaire George Fleming, « est analogue à la “menstruation” chez les femmes ». Puis en 1900, Walter Heape — professeur à Cambridge dont les recherches en biologie de la reproduction eurent une influence considérable, mais aussi antiféministe enragé — imposa l’usage courant du mot œstrus pour décrire le cycle reproductif des mammifères, y compris des êtres humains : « La saison sexuelle de tous les mammifères se manifeste par […] un cycle œstral […] ou une série de cycles œstraux75. » Heape réalisa que le gonflement de l’ovaire n’était pas réellement la cause de la menstruation, et que l’inverse n’était pas vrai non plus, bref que quelque agent exogène causait le cycle sexuel chez les animaux, un « ferment génératif » qu’il avait voulu appeler « toxine œstrale », admet-il en toute ingénuité, avant de préciser qu’il n’avait changé d’avis qu’en s’apercevant qu’il existe apparemment chez les hommes une substance qui stimule l’activité sexuelle : or il n’avait aucune raison de supposer, dans son propre sexe, la présence d’un poison76.
Dans les descriptions de ce genre, à compter des années 1840, les menstrues devinrent signe du gonflement puis de l’explosion périodiques du follicule ovarien, avec les manifestations au niveau du comportement que j’ai décrites. Mais les choses étaient pis encore. Ce que l’on voyait de l’extérieur n’était qu’un aspect des choses ; l’histologie de la muqueuse utérine et des ovaires apporta bien d’autres révélations. Dans l’apparente neutralité du langage scientifique, les cellules de l’endomètre ou du corps jaune devinrent des représentations, des redescriptions de la théorie sociale de l’incommensurabilité des sexes. Heape le militant, par exemple, exprime tout à fait clairement ce qu’il pense du corps féminin par rapport à celui de l’homme. Bien qu’entre hommes et femmes certaines différences soient « infiniment subtiles et cachées » et d’autres « violentes et éclatantes », le fond de l’affaire n’est pas là : il est que « le système reproductif est fondamentalement différent, d’un point de vue structurel mais aussi fonctionnel, chez le Mâle et chez la Femelle ; et puisque ce système affecte tous les organes et systèmes d’organes, il est certain que Mâle et Femelle sont en tous points foncièrement différents ». Ils sont, poursuit-il, « complémentaires, en aucune façon identiques, en aucune façon égaux l’un et l’autre ; l’adaptation idoine de la société dépend de la bonne observation de ce fait77 ».
Pour Heape et bien d’autres, un fort ensemble de ces faits touchait à l’utérus en rapport avec la menstruation. À l’époque où Heape écrivait, l’histologie fondamentale de la menstruation — pour ne rien dire de ses causes — restait mal comprise. Ainsi que l’observèrent les jeunes gynécologues viennois Adler et Hitschmann dans leur article classique de 1908, les descriptions antérieures étaient notoirement insuffisantes78. Mais la question, en l’occurrence, n’est pas que l’on en savait si peu sur la menstruation, mais bien plutôt que le peu que l’on en savait devint, par des sauts extraordinaires de l’imagination synecdochique, le corrélat cellulaire des caractéristiques sociales par lesquelles se distinguaient les femmes.
De nos jours, les trois stades par lesquels passe l’utérus sont qualifiés de manière assez terne : un stade dit de fécondation (proliferative), un stade de sécrétion (secretory), et enfin le stade des menstrues (menstrual), les deux premiers se définissant par les hormones actives, et le dernier par l’évacuation des cellules. Au XIXe comme au début du XXe siècle, on pensait qu’il passait par une série de quatre stades au moins, voire de huit, qui tous se définissaient par l’histologie. Le stade normal était dit stade de la « quiétude » ; il était suivi par les stades de la « construction », puis de la « destruction » et enfin de la « réparation ». Comme on pouvait le deviner, la menstruation intervenait au stade destructeur, où l’utérus se défaisait de sa paroi. Ainsi que l’explique Heape, dans un récit qui évoque le reportage de guerre, l’utérus est sujet, pendant la formation du caillot menstruel, « à une action périodique grave et dévastatrice ». Les règles arrachent à chaque fois l’épithélium, « ne laissant sur leur passage que bris déchiquetés de tissus, glandes déchirées, vaisseaux éclatés, stroma au contour haché, ainsi que des masses de corpuscules sanguins, qu’il ne semblerait guère possible de guérir de manière satisfaisante sans l’aide d’un traitement chirurgical79 ». Miséricordieusement, ce carnage est suivi d’un stade de récupération puis d’un retour à la normale. Comment s’étonner dès lors que, tout imprégné de cette rhétorique, Havelock Ellis en ait conclu que les femmes vivaient sur des espèces de montagnes russes biologiques ? Elles sont « périodiquement blessées au point le plus sensible de leur organisme et astreintes à une perte de sang mensuelle ». Les cellules de l’utérus sont en perpétuel et spectaculaire mouvement et soumises à un trauma qui fend le cœur. Et Ellis de conclure, après dix pages de données supplémentaires sur la périodicité physiologique et psychologique chez les femmes, que « ces faits de psychologie morbide sont fort significatifs ; ils rappellent que même chez la plus saine des femmes un ver, si inoffensif et inaperçu soit-il, ronge périodiquement les racines de la vie80 ».
Le ver qui ronge est loin d’être la seule image de douleur et de maladie employée afin d’interpréter l’histologie utérine ou ovarienne. Les écrits des plus éminents hommes de science et intellectuels du XIXe siècle permettraient d’assembler une extraordinaire chambre des horreurs narratives sur la vie des cellules. Rudolf Virchow, le père de la pathologie moderne, comparait l’éclatement du follicule à la poussée dentaire, « laquelle s’accompagne des troubles les plus vifs de la nutrition et de la force nerveuse81 ». Pour l’historien Michelet, la femme est une créature qui souffre une blessure mensuelle, qui ne cesse pour ainsi dire de souffrir depuis le trauma de l’ovulation, qui est à son tour au centre d’une fantasmagorie physiologique et psychologique qui domine sa vie82. Moins imaginative, une encyclopédie française compare la rupture folliculaire à ce qui se produit lors de la rupture d’un abcès aigu83. Enfin, l’éminent physiologiste Eduard Friedrich Wilhelm Pflüger compare la menstruation au débridement en chirurgie, à la création d’une surface propre dans une blessure, ou encore à l’entaille que l’on pratique afin de greffer une branche sur un arbre, à l’« Innoculationschnitt84 ».
Élie Metchnikoff, à qui la découverte de la phagocytose (le processus par lequel les leucocytes ingèrent des bactéries menaçantes) valut le prix Nobel en 1908, voit dans la prétendue prédominance de ces cellules dans le sang menstruel un signe de la présence au sein de l’utérus de matériaux nocifs, proto-inflammatoires. De même que les pompiers qui arrivent après que le brasier a été étouffé, les leucocytes ont été mobilisés pour rien : la chute de la muqueuse utérine et des substances méphitiques qu’elle contient, suivie de la cicatrisation de la blessure intérieure, évacue les matériaux que les phagocytes étaient venus évacuer85. Ces descriptions sont légion, mais il devrait être on ne peut plus clair que les impératifs de la culture ou l’inconscient dictaient le langage du sexe, la définition même du corps féminin et sa différenciation de celui du mâle. Pas plus que le genre, le sexe et la différence sexuelle ne sont donnés simplement.
Bien que tous les témoignages présentés jusqu’ici soient le fait d’hommes et soient apparus dans un contexte plus ou moins antiféministe, la fabrique d’images et la construction scientifique du corps passent également par les auteurs féministes. The Question of Rest for Women During Menstruation (1886) de Mary Putnam Jacobi est une contre-attaque en règle visant l’idée que « les changements particuliers censés intervenir dans les vésicules de Graaf lors des règles […] impliquent une dépense particulière de force nerveuse, qui équivalait à une perte sèche pour la vie individuelle de la femme », rendant ainsi les femmes inaptes à l’éducation supérieure, à toute une série de métiers et à d’autres activités qui requièrent de grosses dépenses d’une énergie mentale et physique déficitaire du fait du drainage ovarien. Puisque la « force nerveuse » était communément associée chez les animaux supérieurs et chez les femmes à l’excitation sexuelle, toute la tâche de Jacobi consistait dès lors à détacher le sexuel de la vie reproductrice des femmes, à rompre les liens entre les deux que postulait la théorie ovarienne de Bischoff, Pouchet, Raciborski et consorts86.
Le livre consiste pour une bonne part en une compilation des faiblesses empiriques réelles ou supposées de ce point de vue. Ni la menstruation ni la grossesse, affirme-t-elle, ne sont liées au moment de l’ovulation ; en vérité, ainsi que les cas de menstruation vicariante, qui se comptent par centaines, la menstruation proprement dite n’est que statistiquement, et non pas fondamentalement, liée à l’ovulation et donc à la reproduction. La quantité de sang qui afflue vers l’utérus, même chez les femmes qui ressentent une lourdeur pelvienne particulière, n’est qu’une infime proportion du sang qui irrigue le corps, très nettement inférieure à la proportion de sang déplacée vers l’estomac et les intestins lors des processus quotidiens de la digestion. Ainsi n’y a-t-il aucune preuve, poursuit Jacobi, que l’utérus, les ovaires ou leurs appendices deviennent turgescents au cours de la période des menstrues et il est donc absurde de vouloir lier une sorte de tension histologique des organes de la reproduction à une tension sexuelle, à l’excitation des chaleurs. Mais bien que nombre de ses critiques soient fondées, elles n’offrent pas de nouvelle théorie plus convaincante de la physiologie de l’ovulation ni ne donnent un tableau plus clair des changements cellulaires de la muqueuse utérine que ne le font ceux qu’elle critique.
Jacobi nous offre toutefois une nouvelle métaphore : « Tous les processus qui concernent la menstruation convergent, non pas vers la sphère sexuelle, mais vers la sphère nutritive, ou l’un de ses départements : la sphère reproductive. » L’accélération du flux sanguin vers l’utérus « en réponse à une exigence nutritive » est précisément analogue à « l’afflux de sang vers la couche musculaire de l’estomac et des intestins après un repas ». Dans ce débat, Jacobi avait comme ses adversaires tendance à réduire la nature de la femme à sa biologie de la reproduction. À cette différence près que pour elle l’essence de la différence sexuelle de la femme réside, non dans le retour périodique de l’excitation nerveuse ni dans des épisodes d’engorgement, de rupture ou de relâchement de la tension, mais plutôt dans le paisible processus de la nutrition. Loin d’être périodique, l’ovulation du récit de Jacobi est essentiellement aléatoire : « La croissance successive des vésicules de Graaf ressemble très exactement à la poussée successive des bourgeons sur un buisson. » (En l’occurrence, elle pourrait aussi bien emprunter ses métaphores aux études de la reproduction asexuée chez les animaux inférieurs.) Les bourgeons, qui s’ouvrent lentement en fleurs délicates de cerisiers ou de pommiers puis donnent des fruits si les fleurs sont fécondées, sont aux antipodes des torsions et de l’intensité sexuelle des orgasmes ovariens imaginés par les théoriciens adverses87.
En fait, la femme de Jacobi est à bien des égards l’inverse de celle de Pouchet, Raciborski ou Bischoff. Pour ces messieurs, la théorie de l’ovulation spontanée exigeait une femme comme attachée par des fers à son corps, une femme-nature, considérée comme un être physique, quand bien même son avatar européen moderne dompté attestait avec éloquence de la puissance de la civilisation. Pour Jacobi, en revanche, la biologie offre la base d’une coupure radicale entre l’esprit et le corps de la femme, entre la sexualité et la reproduction. Le corps féminin assume ses fonctions reproductrices sans engagement mental ; inversement, l’esprit peut demeurer placidement au-dessus du corps, détaché de ses contraintes. Dans son premier essai de construction métaphorique de cette position, Jacobi invoque le poisson dont les œufs sont expulsés sans « union sexuelle, et de manière analogue au processus de la défécation ou de la miction ». Chez les animaux supérieurs, l’union sexuelle est nécessaire à la conception, mais l’ovulation demeure spontanée et indépendante de l’excitation. Il s’ensuit que « la contribution supérieure de l’élément nutritif de la reproduction que l’on doit à la femelle est contrebalancée par une moindre dépendance à l’égard de l’élément animal ou sexuel : autrement dit, elle est sexuellement inférieure88 ».
Naturellement, Jacobi ne peut nier que chez les animaux inférieurs l’instinct sexuel de la femelle soit exclusivement lié à la reproduction ni que la rupture des follicules accompagne invariablement les chaleurs. Elle n’en prétend pas moins que l’on n’a rigoureusement aucune preuve d’une relation autre que de pure coïncidence entre l’état des ovaires et l’état congestionné des organes génitaux externes et internes qui paraît signaler la disponibilité sexuelle. Chez les femmes, affirme-t-elle de manière intransigeante, « l’instinct sexuel et la capacité de reproduction demeurent distincts ; il n’y a plus la moindre association nécessaire entre l’impulsion sexuelle, la menstruation et la déhiscence des œufs ». En fait, tout son programme de recherche se propose de montrer qu’il est permis de voir dans le cycle menstruel le flux et le reflux de l’activité nutritive, plutôt que sexuelle, de la femme, que ses contours métaboliques sont précisément analogues à ceux de la nutrition et de la croissance. Ce qui nous ramène à la métaphore de l’ovaire comme fleur qui annonce le fruit : « La femme bourgeonne aussi sûrement et incessamment que la plante, engendrant continuellement la cellule reproductrice, mais aussi le matériau nutritif sans lequel celle-ci serait inutile. » Mais vu que les femmes mangent généralement moins que les hommes, comment obtiennent-elles cet excédent nutritif ? Parce que « c’est la possibilité de constituer cette réserve qui est la singularité fondamentale du sexe féminin89 ».
Mon propos n’est pas ici de dénigrer le travail scientifique de Jacobi, mais plutôt de souligner la force des impératifs culturels, de la métaphore, dans l’interprétation du corpus assez limité de données dont disposait la biologie de la reproduction à la fin du siècle dernier. La question n’est pas de savoir si Jacobi avait raison de faire valoir l’absence de coïncidence entre ovulation et menstruation et tort de conclure qu’il n’y a pas de lien systématique entre les deux. Le fait est plutôt qu’elle et ses adversaires privilégiaient certaines découvertes et en rejetaient d’autres, pour des raisons largement idéologiques, qu’ils vissent dans la femme un animal civilisé ou un esprit présidant à un corps nutritif et passif. Toutefois, même l’accumulation de faits, même le paradigme moderne cohérent et puissant de la physiologie de la reproduction dans les textes médicaux contemporains ne modère guère la poétique de la différence sexuelle. Le sujet même paraît enflammer l’imagination. Ainsi, lorsqu’en 1977 William F. Ganong, dans son Review of Medical Physiology — ouvrage de référence classique à l’intention des médecins et des étudiants en médecine — s’autorise un moment de fantaisie, c’est au sujet des femmes et du cycle menstruel. Alors qu’il passe en revue les hormones de la reproduction, le processus de l’ovulation et de la menstruation décrits dans la froideur du langage scientifique, on est contre toute attente frappé par un imprévu rhétorique, l’unique envolée lyrique qui rattache le réductionnisme de la science biologique moderne aux expériences de l’humanité dans ces 599 pages de prose dense où l’émotion est toujours contenue : « Pour citer un vieux dicton, “la menstruation, c’est le cri de l’utérus qui réclame un bébé90”. » Les préoccupations culturelles ont ici toute licence, si emmaillotées qu’elles puissent être dans la science dure. Comme dans les textes du XIXe siècle, la femme est vue comme l’utérus, lequel se trouve à son tour pourvu, par le tour bien connu du sophisme attendrissant, de sentiments, de la faculté de crier.
Quand bien même il n’a pas toujours ni partout différencié les hommes des femmes, le cycle menstruel n’en fut pas moins le prisme qui, historiquement, permit de comprendre la différence sexuelle moderne. Rousseau, comme je l’ai indiqué dans le chapitre V, soutenait contre Hobbes que l’on ne pouvait tirer la moindre inférence quant à la vie des êtres humains dans l’état de nature des disputes auxquelles donne lieu la possession des femelles chez certains animaux. Chez les êtres humains, il y a toujours assez de femmes dans les parages, puisqu’elles ne sont jamais physiologiquement indisponibles et que le rapport de masculinité (sex ratio) est voisin de un, autrement dit qu’il y a grosso modo autant d’hommes que de femmes : royaume pacifique d’abondance sexuelle. De la disponibilité constante de la femelle chez les êtres humains, Pufendorf tirait précisément des conclusions opposées et prétendait que cette situation exigeait l’intervention de la loi.
Ce type de réflexion, d’horizons très divers, s’inscrit dans une tradition qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui. Grand anthropologue de la fin du XIXe siècle, Edward Westermarck exploita l’immense corpus de la nouvelle littérature ethnographique — née en partie, bien sûr, des pressions politiques réclamant une histoire naturelle des différences sexuelles — pour faire de la menstruation et du désir féminin constant, non pas une cause, mais le produit de la civilisation. Il en vint à se pencher sur la question des suites de controverses avec des anthropologues culturels comme Morgan ou Bachofen, qui voyaient dans le mariage humain une réaction à la promiscuité primitive et toute sa stratégie consiste à présenter une masse considérable de preuves du caractère primitivement saisonnier du désir féminin : les Amazones, si l’on en croit Strabon, vivaient dix mois sans la compagnie des hommes puis, chaque printemps, descendaient afin de procréer avec les mâles d’une tribu voisine ; les Indiens de Californie, qui appartiennent « à la plus modeste des races sur terre », d’après la source que cite Westermarck, ont « leurs saisons du rut aussi régulièrement que le cerf, l’élan, l’antilope ou tout autre animal » ; « de même que les bêtes au champ », les aborigènes d’Australie « n’ont qu’une période de copulation dans l’année » ; les femelles enfantent plus souvent à l’état domestique que dans la vie sauvage. Si l’on suit Westermarck, il résulte de tout cela que la créature femelle a une sexualité d’autant moins active qu’elle est moins civilisée. Ainsi « faut-il admettre que l’excitation continue de l’instinct sexuel n’a pu jouer le moindre rôle aux origines du mariage humain91 ». Inversement, le genre de désir permanent que permettent les règles et, par conséquent, le désir féminin en général ne sont pas naturels mais sont l’œuvre de la culture.
Elizabeth Wolstenholme donne en 1893 une explication extraordinaire et courroucée de la menstruation, présentée comme un signe de l’oppression masculine que l’hérédité des caractères acquis a fixé dans le corps féminin :
Car la servitude du sexe laissa cruelle souillure,
Et la chaîne charnelle suppurantes blessures ;
De l’avidité de l’homme déréglée, les cicatrices béent,
De l’injustice aveugle saignent encore les plaies […]
Au long des cycles la jeunesse infortunée
ne fut que martyre d’un sexe échiné […]
L’acte répété, volontiers le rythme se corse
Et ainsi le méfait, d’abord œuvre de force,
Valut des suites accumulées à la race
Puis de l’habitude vint l’héréditaire trace.
« L’homme s’égare » lorsqu’il voit dans ces traces, le cycle menstruel, « signe de son méfait », un « symptôme de ses besoins nubiles » ; « pas plus naturelle à la femme qu’à la brute », la menstruation disparaîtra lorsque les femmes seront maîtresses de leur corps92.
Il semble que la nature du cycle de la reproduction chez la femme et ses liens avec le désir soient d’un enjeu considérable. Le problème est moins celui du rôle de l’élan sexuel dans la vie humaine en général que celui de sa place dans la vie des femmes. Alors que la pulsion sexuelle du mâle, pour reprendre les mots de Havelock Ellis, est ouverte, agressive et nullement problématique, nous ne trouvons chez la femme que « nature fuyante » et « ironique mystère ». Cela faisait maintenant deux siècles que lui-même et d’autres étudiaient le sujet et les « singularités » des femmes inspiraient et inspirent encore diverses histoires sur le ton du « c’est ainsi ». On continue à se pencher sur la nature, voire l’existence, des cycles d’intérêt sexuel en rapport avec le cycle menstruel93. L’énigme, posée sitôt qu’il fut définitivement établi que la menstruation n’avait rien à voir avec les chaleurs et que l’ovulation chez les femmes était bel et bien cachée, engendra un nouveau lot de légendes étroitement apparentées aux récits du XIXe siècle, quoique fondées sur un ensemble différent de croyances biologiques. (Ainsi l’ovulation serait-elle cachée pour que les femmes ne sachent point quand elles sont fécondes. Sauraient-elles à quel moment elle se produit que, loin de désirer la maternité, elles se garderaient bien de tout commerce sexuel pour en éviter les dangers94 : tel est le genre de fables auxquelles je songe ici.)
Wolstenholme et Westermarck écrivaient comme si le corps n’était que le signe de pratiques sociales, et non leur fondement : la menstruation n’était pas la cause d’une façon d’être dans le monde propre au sexe féminin, comme tel avait été le cas pour les médecins cités plus haut ; elle en était la conséquence. Déjà, les sables épistémologiques du modèle des deux sexes se sont mis en mouvement en sorte que la culture et le corps ne sont plus des catégories distinctes et isolées. Mais l’accent porte toujours ici sur une fonction singulièrement féminine. J’entends examiner ici comment deux activités humaines, masturbation et prostitution, se laissent considérer comme des perversions sociales qui s’abattent sur le corps, plutôt que des perversions sexuelles qui ont des effets sociaux.
On pense souvent que l’obsession de la masturbation et de la prostitution propre aux XVIIIe et XIXe siècles s’inscrit dans le cadre d’une littérature nouvelle dont « la tonalité dominante est celle d’une intolérance sexuelle totale et répressive95 ». Or, je tiens à y insister, le « vice solitaire » et le « fléau social » passaient plutôt, comme leurs noms nouveaux l’impliquent, pour des pathologies sociales qui répandaient la destruction sur le corps de la même façon qu’au temps jadis blasphème ou luxure engendraient des monstres. Le masturbateur aliéné, pâle et tremblotant et la prostituée, vulgaire et stérile, étaient les mécréants de l’âge moderne, les produits d’une maladie morale au même titre que leurs prédécesseurs difformes.
Forme d’activité singulièrement unisexe, la masturbation était aussi un vice unisexe. Alors même que les historiens ont accordé une attention toute particulière aux inquiétudes du XIXe siècle en matière de perturbations masturbatoires, on a pensé que la pathogenèse sous-jacente de la maladie masturbatoire était la même chez les deux sexes : stimulation nerveuse excessive et socialement pervertie. D’où le lien présumé entre tuberculose et masturbation : « Que l’on sache bien que la consomption pulmonaire, dont les horribles ravages à travers l’Europe devraient alerter tous les pouvoirs publics, a puisé à cette même source [masturbation] son activité fatale96. » « Les filles dissimulent la plupart des ravages du vice sous l’“excitation nerveuse générale” ; les garçons n’ont point ce refuge commode97. »
Il suffit aussi de lire les éditions et traductions diverses d’Onania, or the Heinous Sin of Self-Pollution ou L’Onanisme du docteur suisse Samuel-Auguste Tissot aussi bien que leurs nombreux imitateurs — The Silent Friend : a Medical Work, on the Disorders Produced by the Dangerous Effects of Onanism de R. et L. Perry, par exemple — pour savoir que Michel Foucault avait raison : voici une littérature qui engendre un désir érotique à seule fin de le maîtriser98. Les histoires se succèdent et se ressemblent de jeunes gens — garçons ou filles — qui découvrent dans leurs organes génitaux les plaisirs du sexe solitaire pour former un vaste corpus de pornographie incendiaire, dont la puissance érogène n’est aucunement diminuée par l’obligatoire fin horrifiante en forme d’avertissement.
Rousseau, qui réfléchit profondément au désir sexuel et à la formation de l’ordre social, condamna sévèrement la masturbation comme un fléau social. Dans l’Émile, il met en garde contre cette pratique, parce qu’elle pourrait se substituer au mariage ; dans les Confessions, il avoue qu’il s’en autorise la pratique parce que sa liaison avec Thérèse représentait le désir indifférencié de l’état de nature (ce n’était pas « moral ») tandis que la masturbation était le produit de son imagination vivante, un genre d’amour de soi moral99.
Alors même que dans la doctrine traditionnelle de l’Église, la fornication était réputée bien pire que l’onanisme, le « crime de solitude » jouit, après le XVIIIe siècle, de la réputation de « miner la constitution et d’empoisonner l’esprit dix fois plus que le commerce illicite avec une femme100 ». Un opuscule publicitaire qui dut être diffusé par dizaines, voire par centaines, de milliers d’exemplaires au XIXe siècle prévient que cet abandon aux passions dans la jeunesse « d’une manière contraire à la nature » mène à la ruine puis poursuit en déplorant que ces pratiques n’apparaissent qu’en raison de la « coutume rigide » qui permet à des femmes célibataires de se livrer « à la gratification naturelle de la passion maîtresse », au prix, seulement, d’un total déshonneur101. (Une autorité commercialement moins intéressée, Robert Dale Owen, fils du socialiste utopique Robert Owen, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que l’onanisme trouva probablement ses origines dans les couvents d’Europe, tandis que sa popularité croissante au XIXe siècle était le fruit d’une « séparation contre-nature » et prolongée des sexes102.) « L’usage immodéré du plaisir, fût-ce de manière naturelle », est débilitant, prévient un médecin du XIXe siècle en écho à une antique tradition. Mais en homme moderne, il pose la question : « Lorsque Nature est forcée contre sa volonté [par onanisme], quelles doivent en être les conséquences103 ? » Dans toutes ces sinistres mises en garde, le vrai problème de la masturbation n’est pas qu’elle floue le corps de précieux fluides, mais qu’elle contrevient au dicton d’Aristote, ranimé au cours de la révolution industrielle par la peur qu’il n’en fût rien, à savoir que l’homme est un animal social.
C’est à Richard Carlile (1790-1843), radical en politique comme pour les choses du sexe, que l’on doit la meilleure explication de la masturbation, où l’on voit comment on peut y reconnaître une menace pour « la nature de la solidarité humaine », mais aussi qu’en apparence il ne s’agit guère d’un problème d’excès ou de désir sexuel perverti. L’enjeu est la sociabilité, non pas la répression. L’Every Woman’s Book de Carlile est une attaque en règle contre la morale sexuelle traditionnelle, un plaidoyer pour la libération des passions et un guide pratique de la contraception. L’amour est naturel, seuls les fruits en devraient être contrôlés, les lois nuptiales régissent une passion que rien ne devrait entraver, et ainsi de suite. Carlile se fait l’avocat de Temples de Vénus qui pourvoiraient à une saine satisfaction, extraconjugale et sous surveillance, du désir féminin : à l’en croire cinq sixièmes des morts de consomption parmi les jeunes femmes, et peut-être pas moins des neuf dixièmes de toutes les autres maladies, résultaient d’un commerce sexuel laissant à désirer. Mais sur le chapitre de la masturbation, Carlile, le radical en matière de sexualité, est aussi frileux que le médecin alarmiste ou moraliste de l’inspiration la plus évangélique. Né du cloître ou de ses modernes équivalents, où une religion morbide transforme l’amour en péché, « l’apaisement de l’excitation lascive par des moyens artificiels, chez les femmes » ou « l’accomplissement de l’émission de semence chez les hommes » n’est pas seulement perverse mais physiquement nocive. La masturbation gangrène le corps aussi bien que l’esprit. En vérité, le « commerce naturel et sain entre les sexes », pour lequel il propose une technologie, est explicitement lié à l’abolition de la prostitution, de la masturbation, de la pédérastie et d’autres pratiques contre-nature104.
Il ne saurait y avoir contraste plus clair entre une pratique fondamentalement asociale ou socialement dégénérative — le sexe solitaire et pathogène du cloître — et l’acte vital, socialement constructif des rapports intersexuels. Mais les effets physiques prétendus de la masturbation apparaissent presque comme une réaction secondaire à sa pathologie sociale sous-jacente. Dans le vice solitaire, l’accent devrait peut-être moins porter sur le « vice », compris comme l’assouvissement d’un désir illégitime, que sur « solitaire », autrement dit sur le repliement sur soi d’un désir sain. Ainsi pourrait-on interpréter le débat sur la masturbation qui fit rage à partir du XVIIIe siècle comme un aspect du débat plus général sur le déchaînement du désir dans une économie commerciale et sur la possibilité d’une communauté humaine en de pareilles circonstances — version sexuelle du classique « problème d’Adam Smith105 ». Et, comme dans le modèle unisexe, enfreindre la norme sociale n’allait pas non plus sans horribles conséquences physiques. Le monstre qu’enfanta la servante coloniale d’Anne Hutchinson se perpétue chez le masturbateur suicidaire dont les facultés se trouvent grandement délabrées, dont la réflexion est peu pratique, la mémoire faible et le corps réduit à la peau et aux os. Quand bien même il n’est pas une complète épave, le masturbateur ne trouvera jamais le confort d’une vie conjugale et nourrit ainsi le monstre social de la stérilité106.
L’autre grand domaine où se livra la bataille contre la sexualité non socialisée est celui de la prostitution. Ici aussi, corps et société s’entremêlent. Certes, la prostitution était depuis longtemps considérée comme une perversité préjudiciable au bien public, mais au même titre que l’ivrognerie, le blasphème et autres désordres qui troublaient la paix publique, il fallut cependant attendre le XIXe siècle pour qu’elle devînt le fléau social par excellence, un vice particulièrement dévastateur et singulièrement menaçant.
Les prostituées étaient généralement considérées comme une marchandise non productive. Parce qu’elles étaient des femmes publiques, que leurs organes de reproduction supportaient un trafic intense, qu’en elles se brassait pêle-mêle la semence d’hommes en si grand nombre, qu’à force d’être excessivement stimulés les ovaires des prostituées étaient rarement exempts de lésions morbides, que l’excessive fréquence des rapports sexuels fermaient leurs trompes de Fallope, ou, ce qui en dit long, parce qu’elles n’éprouvaient point d’affection pour les hommes avec lesquels elles copulaient, elles étaient réputées stériles. Du moins avaient-elles peu de chances d’avoir des enfants. Un auteur alla jusqu’à prétendre que, lorsque des prostituées tombaient enceintes, c’était des œuvres de messieurs qu’elles chérissaient plus que d’autres ; et lorsque des prostituées transportées dans la Terre de Van Dieman s’amendaient et se coulaient dans des situations domestiques, elles devenaient soudain fécondes107.
Bien entendu, tous les spécialistes n’étaient pas d’accord. Ainsi au XIXe siècle, Alexandre Jean-Baptiste Parent-Duchâtelet, spécialiste de santé publique d’une incontestable compétence, affirma avec force que les prostituées n’avaient rien de physiquement anormal. Elles n’avaient point de clitoris d’une taille exceptionnelle — ce n’était le cas que de trois d’entre elles sur six mille — et ce n’est donc pas un désir sexuel excessif qui les menait à la prostitution ; et si elles avaient moins d’enfants, c’est qu’elles recouraient à l’avortement ou à la contraception. La prostitution, fit-il valoir, n’est pas inscrite dans les corps ; sous sa forme moderne, c’est purement et simplement une pathologie de la société urbaine mercantile. Mais en rompant avec les idées reçues, Parent-Duchâtelet s’associe à ce qui me paraît être le principal axe interprétatif de l’idée de la prostituée stérile : confusion entre le monde dangereusement asocial de l’échange commercial et l’univers social sain de l’amour conjugal108.
Avant d’en arriver là, que l’on me permette de revenir au haut Moyen Âge, lorsque apparaît pour la première fois le constat de la stérilité des prostituées. Aristote, parmi d’autres, avait fait valoir que la matrice d’une femme qui était trop chaude — et la nature lascive des prostituées laissait penser à un tel excès de calor genitalis — pouvait bien être peu accueillante pour la conception et consumer les semences mêlées. Mais en fait Aristote ne confondait pas prostitution et chaleur trop forte. Lucrèce observe que les prostituées usent de mouvement voluptueux qui entravent la conception en rejetant « ainsi le soc de la ligne du sillon, et détourn[ant] de son but le jet de la semence ». Mais toutes ses considérations n’ont bien sûr d’autre propos que d’expliquer pourquoi de pareils mouvements et déhanchements, « nos femmes ne sauraient avoir nul besoin109 ».
Les raisons qu’avance la littérature de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance pour expliquer la stérilité des prostituées sont multiples : excès de chaleur, matrice trop humide et glissante pour retenir le sperme, et mélange de semences diverses, toutes raisons très semblables à celles que donnaient les médecins du XIXe siècle. Mais je souhaite attirer l’attention sur une explication moins explicitement physiologique, qui rattache le problème de la stérilité à un dérangement plus général de la politique du corps. Guillaume de Conches, encyclopédiste du XIIe siècle, explique pourquoi les prostituées conçoivent rarement. Deux semences sont nécessaires à la conception, rappelle-t-il à ses lecteurs, et « les prostituées qui ont des rapports sexuels pour de l’argent seulement et qui n’ont aucun plaisir au cours de l’acte, n’ont pas d’émission et ne conçoivent pas ». Un médecin allemand du XVIe siècle avance un argument similaire. Parmi les causes de la stérilité, observe Lorenz Fries, il faut citer « l’absence de passion d’une femme pour un homme comme, par exemple, les femmes communes (gemeynen Frawlin) qui n’œuvrent que pour leur subsistance ». On pourrait penser que l’expression de « femmes communes » désigne, non pas les prostituées, mais les paysannes qui ne travaillent que pour gagner leur pain plutôt que pour la plus grande gloire de Dieu, ainsi que l’aurait voulu Luther. Ce qui cadrerait avec les analogies de Calvin et d’autres entre la chaleur sexuelle ou la passion et l’ardeur que le cœur devrait éprouver pour Dieu. Mais cela cadre aussi avec le fait que Fries enseignait à la nouvelle université protestante de Strasbourg110.
Voici encore une autre version du vieil adage suivant lequel sans orgasme, point de conception. Mais pourquoi les prostituées ne connaissent-elles pas le plaisir, et pourquoi choisir les « femmes communes » pour établir que l’absence de passion est gage de stérilité ? Le frottement du coït doit échauffer les catins comme les autres femmes, mais leur corps réagit différemment. Dans les exemples que j’ai cités, c’est l’argent ou plus précisément l’échange illégitime d’argent qui fournit le chaînon manquant. La prostitution est stérile parce que le mode d’échange qu’elle représente est stérile. Elle ne produit rien parce que, comme l’usure, elle relève de l’échange pur. Ainsi que l’affirme R. Howard Bloch, c’est précisément au XIIe siècle et en réponse à une économie de marché naissante que l’usure devint pour l’Église un souci pressant. Et la singulière perversité de l’intérêt demandé tient précisément, pensait-on, à ce que l’on n’en retire rien de réel. Ainsi que l’affirme Aristote, l’usure est en vérité la forme d’échange « qu’on déteste avec le plus de raison » et elle mérite d’être particulièrement censurée parce qu’elle représente l’antithèse de l’économie domestique naturelle et productive. Une pratique économique perverse engendre des abominations ou rien, de même que les perversions sexuelles : « C’est même là l’origine du terme intérêt : car les êtres engendrés ressemblent à leurs parents, et l’intérêt est une monnaie née d’une monnaie. Par conséquent cette dernière façon de gagner de l’argent est de toute la plus contraire à la nature » (La Politique, trad. J. Tricot, 1.10.1258 b 5-7). Tout se passe comme si l’usure était un rapport incestueux. Pour reprendre la formule de Catherine Gallagher à propos de la prostituée, « ce qui se multiplie à travers elle, ce n’est pas une substance mais un signe : l’argent ». (J’ai cependant soutenu en un sens que cette distinction entre signe et substance n’était pas tenable quand on traite de l’histoire du corps.) La prostitution devient comme l’usure une métaphore de la multiplication contre-nature, non pas de choses, mais de signes sans référents111.
Les métaphores de la biologie de la reproduction servent à faire passer une profonde gêne culturelle envers l’argent et l’économie de marché ; tel est le cas dans la formulation aristotélicienne. Mais, et cela nous intéresse plus directement ici, la peur d’un marché asocial revêt des dehors nouveaux dans l’idée que le sexe pour l’argent, le coït avec des prostituées, ne porte aucun fruit. Ce genre de sexualité est opposé de manière bien tranchée — on le sent tout particulièrement dans l’exemple allemand — à l’économie domestique du sexe, qui est foncièrement sociale et productive. Dans le même texte, Fries développe ailleurs la métaphore de la matrice qui protège l’utérus de même que la croûte du pain en protège la mie. À l’image de la cuisson du pain, de la chaleur et de la cuisine s’oppose la froide stérilité de ceux qui œuvrent, qui n’ont de commerce sexuel, que pour l’argent, hors des limites du foyer domestique.
Au XIXe siècle, le trope de la catin stérile jouissait d’un respectable pedigree qui remontait au XVIIe siècle. Mais les frontières qu’il gardait — entre le foyer et l’économie, le privé et le public, le moi et la société — étaient tout à la fois plus nettement tracées et plus problématiques dans la société urbaine européenne d’après la révolution industrielle. Du moins est-ce ce que pensaient les observateurs contemporains. Le marché paraissait exposer la société à un danger sans précédent ; le corps sexuel reflétait toutes les angoisses de ce danger ; et, dans cette nouvelle version du modèle unisexe, la signification culturelle obligeait la chair à s’incliner devant ses diktats.
Le problème que posaient la masturbation comme la prostitution était essentiellement d’ordre quantitatif : faire la chose seule et la faire avec quantité de gens plutôt que de la faire en couple. Pareille sexualité relève donc de la même catégorie que les autres méfaits du nombre, tel que le retrait de la protagoniste du Cassandra de Florence Nightingale, qui refuse de verser le thé pour la maison et se retire sur son divan solitaire. C’est le contexte social et non l’acte qui détermine l’acceptabilité. Les paradoxes de la société mercantile qui avaient déjà tourmenté Adam Smith et ses collègues, mais aussi les doutes agaçants qu’une économie de marché ne puisse entretenir le corps social, hantent le corps sexuel. Ou, à l’inverse, le corps sexuel perverti hante la société et lui rappelle sa fragilité, ainsi qu’il l’avait fait d’autres manières des millénaires durant.
1. Encyclopédie, 1751, 5.471, « Femme, droit nat. ». Cf. également p. 469 pour une critique explicite de l’idée galénique que le pénis n’était qu’un utérus prolabé et plus généralement que la femme n’était qu’un moindre mâle.
2. Dorinda Outram, The Body and the French Revolution, New Haven, Yale University Press, p. 156.
3. Marquis de Condorcet, « Sur l’admission des femmes au droit de cité » (1790), in Paroles d’hommes (1790-1793), présentées par É. Badinter, Paris, P.O.L., 1989, pp. 54, 56.
4. Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » (1791), in Œuvres, présentées par Benoîte Groult, Paris, Mercure de France, 1986, p. 102.
5. Albertine-Adrienne Necker de Saussure, L’Éducation progressive ou Étude du cours de la vie, Paris, 1883, tome II, pp. 276-277 (cité par Hellerstein, pp. 184-185) ; cf. également Leonore Davidoff et Catherine Hall, Family Fortunes, Chicago, University of Chicago Press, 1987.
6. Auguste Debay, Hygiène et physiologie du mariage, Paris, éd. de 1850, Ire partie, « Physiologie du mariage », pp. 88-90, 39-48, 55. Sur l’opposition des médecins au clergé, Angus McLaren, « Doctor in the House : Medicine and Private Morality in France, 1800-1850 », Feminist Studies, 2.3, 1974-75, pp. 39-54. [N.d.T. : Cf. également Pierre Guillaume, Médecins, Église et foi, XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier, 1990.]
7. William Acton, Functions…, 1857.
8. Susanna Barrows, Distorting Mirrors, New Haven, Yale University Press, 1981, chap. 1.
9. Susan Sleeth Mosedale, « Science Corrupted : Victorian Biologists Consider “The Woman Question” », Journal of the History of Biology, 11, printemps 1978, pp. 1-55 ; Elizabeth Fee, « Nineteenth-Century Craniology : The Study of the Female Skull », Bulletin of the History of Medicine, 53, automne 1979, pp. 915-933 ; Lorna Duffin, « Prisoners of Progress : Women and Evolution », in Sarah Delamont et Lorna Duffin, éds., The Nineteenth Century Woman : Her Cultural and Physical World, New York, Barnes and Noble, 1978. Pour deux expressions anglaises contemporaines de ces thèmes, cf. Grant Allen, « Plain Words on the Woman Question », Fortnightly Review, 46, octobre 1889, 274 ; et W.L. Distant, « On the Mental Differences Between the Sexes », Journal of the Royal Anthropological Institute, 4, 1875, pp. 78-87.
10. Pateman, The Sexual Contract, p. 41.
11. Sur ce point, cf. Jean Bethke Elshtain, Public Man, Private Woman : Women in Social and Political Thought, Princeton, Princeton University Press, 1981, chap. 3.
12. Millicent Fawcett, « The Emancipation of Women », Fortnightly Review, 50, novembre 1891, réponse à l’article de Frederic Harrison paru sous le même titre dans la livraison du mois précédent, et qui prétendait que les femmes émancipées deviendraient semblables aux hommes ; c’est moi qui souligne.
13. À ce sujet, voir l’incontournable et ironique somme de Pierre Fauchery, La Destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle. Essai de gynécomythie romanesque, Paris, Armand Colin, 1978. Tout l’ouvrage se résume par ce mot de Voltaire, mis en épigraphe : « Nous ne sommes pas dans le siècle brillant des hommes. » (N.d.T.)
14. Joan B. Landes, Women and the Public Sphere, Ithaca, Cornell University Press, 1988, p. 11. Plus généralement, cf. chap. 3, sur la réponse aux femmes publiques de Rousseau, et les chap. 1 et 2 sur les voix nouvelles de femmes et la politique symbolique.
15. Pour un exposé récent de la centralité de la différence sexuelle dans l’explication que propose Rousseau des origines de la sociabilité et de la dépendance, cf. Joel Schwartz, The Sexual Politics of Jean-Jacques Rousseau, Chicago, University of Chicago Press, 1984, pp. 3 et 1-40, passim. Dans son Public Man, Private Woman, Elshtain souligne également la place centrale qu’occupe la différence sexuelle dans la philosophie politique de Rousseau. [N.d.T. : En français, cf. Sarah Kofman, Le Respect des femmes (Kant et Rousseau), Paris, Galilée, 1982.]
16. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Paris, Gallimard, 1964, Bibliothèque de la Pléiade, vol. III, pp. 157-159. Rousseau s’inscrit aussi en faux contre Locke en expliquant que, dans l’état de nature, il n’y a aucune raison pour qu’une femme cherche aucun homme en particulier, et inversement. Les liens de la famille aussi bien que de la passion sont une création de la civilisation (ibid., pp. 218-219).
17. Pufendorf [Le Droit de la nature et des gens, 2e éd., Amsterdam, 1712, t. II, chap. I, par. 16], cité par Schwartz, Sexual Politics, p. 19. Ces passages, qui ne traitent pas, bien sûr, de la différence ultime de la passion masculine et de la passion féminine, se préoccupent explicitement d’établir une autre division : entre les humains et les bêtes.
18. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, pp. 158-166 ; Émile, in Œuvres complètes, vol. III, Paris, Éditions du Seuil, 1971, Livre cinquième, pp. 244 et 246 n.
19. Émile, pp. 242-246 ; c’est moi qui souligne.
20. Encyclopédie, « Jouissance », 5.889. [N.d.T. : Cf. l’édition d’articles choisis présentée par Alain Pons, Paris, Garnier-Flammarion, 1986, vol. 2, pp. 197-198 ; cf. également Georges Benrekassa, « L’article “jouissance” et l’idéologie érotique de Diderot », in Dix-huitième siècle, no 12, « Présentations de la vie sexuelle », Paris, Garnier, 1980, pp. 9-34.]
21. Pour un exposé général de la condition des femmes comme marqueurs du progrès dans les quatre étapes de la civilisation selon Millar, cf. Paul Bowles, « John Millar, the Four-Stages Theory, and Women’s Position in Society », History of Political Economy, 16, hiver 1984, pp. 619-638. C’est à juste titre que Bowles voit dans l’économique le moteur du changement chez Millar, mais il minimise la médiation active des femmes dans la traduction des changements structurels en nouvelles normes culturelles. Cf. également l’article d’Ignatieff in Istvan Hont et Michael Ignatieff, éds., Wealth and Virtue : The Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, Cambridge, University Press, 1983, et Sylvana Tomaselli, « The Enlightenment Debate on Women », History Workshop, 20, 1985, pp. 101-124.
22. John Millar, Origin of the Distinction of Ranks, Bâle, 1793, pp. 14, 32, 86, 95-96.
23. Dans mon étude de Wheeler, je m’appuie très largement sur Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem : Socialism and Feminism in the Nineteeth Century, New York, Pantheon, 1983, en particulier sur le chap. 2.
24. Catherine Gallagher, « The Body versus the Social Body in the Works of Thomas Malthus and Henry Mayhew », in Gallagher et Thomas Laqueur, éds., The Making of the Modern Body, Berkeley, University of California Press, 1987, pp. 83-106.
25. Anna Wheeler et William Thompson, An Appeal of One-Half the Human Race, Women, Against the Pretentions of the Other Half, Men, To Retain Them in Political and Thence in Civil and Domestic Slavery, Londres, 1835, pp. 60-61.
26. Ibid., p. 145, et 2e partie, question 2.
27. Mary Wollstonecraft, Thoughts on the Education of Daughters […], Londres, 1787, p. 82. Mary Poovey, The Proper Lady and the Woman Writer, Chicago, University of Chicago Press, 1984, pp. 80-81, 48-81, passim. Cf. également Zillah Eisenstein, The Radical Future of Liberal Feminism, New York, Longmans, 1981, pp. 89-112.
28. Theodor G. von Hippel, On Improving the Status of Women, 1792, trad. Timothy F. Sellner, Detroit, Wayne State University Press, 1979, pp. 66, 143, 147, et chap. 5, passim. Pour dire le « sexe opposé », Hippel emploie l’expression « anderes Geschlecht » que l’on pourrait traduire tout simplement par « l’autre sexe », mais en allemand comme en anglais [et en français], c’est presque toujours un auteur ou un orateur homme qui l’emploie pour désigner le sexe féminin ou son propre sexe par rapport à l’autre. Ce sentiment d’opposition, plutôt que de supériorité ou d’infériorité, fait partie de la fabrique linguistique de l’incommensurabilité. Je ne sais quand cette acception s’est imposée en allemand, mais l’English Oxford Dictionary date de 1711 sa première occurrence en anglais, dans le Spectator : « Rien ne rend femme plus précieuse au sexe opposé que la chasteté. » Là encore, l’opposition se définit par la faculté de garder la maîtrise de son sexe.
29. Mary Wollstonecraft, Female Reader, Londres, 1789, p. VII ; Taylor, Eve, pp. 47-48.
30. Davidoff et Hall, Family Fortunes, p. 179 et chap. 3. On peut définir l’idéologie domestique comme la croyance suivant laquelle l’espace domestique est le lieu par excellence de l’enseignement de la morale et de la bonne conduite, que ledit espace est dominé par les femmes et qu’à travers leurs efforts au foyer les femmes exercent donc une influence publique considérable.
31. Sarah Ellis, The Wives of England, Londres, sans date, p. 345 ; The Daughters of England : Their Position in Society, Character and Responsabilities, Londres, 1842, p. 85 Mitzi Myers, « Reform or Ruin : A Revolution in Female Manners », Studies in the Eighteenth Century, II, 1982, pp. 199-217, nous invite d’une manière convaincante à considérer que des auteurs aussi politiquement éloignés que les tenants de l’idéologie domestique et Wollstonecraft sont en fait engagés dans une entreprise morale semblable.
32. Elizabeth Blackwell, The Human Element in Sex, Londres, 1884, pp. 52, 57, 16.
33. Ibid., pp. 54, 21, 26, 44, 31.
34. Elizabeth Blackwell, A Medical Address on the Benevolence of Malthus, contrasted with the Corruptions of Neo-Malthusianism, Londres, 1888, pp. 17, 25, 34, 32.
35. Pour une étude plus générale de ce thème, cf. Sheila Jeffreys, The Spinster and Her Enemies, Londres, Pandora, 1985.
36. Aldous Huxley, « Literature and Science » (1963), cité par Peter Morton, The Vital Science : Biology and the Literary Imagination, Londres, Allen and Unwin, 1984, p. 212.
37. La théorie de l’évolution peut s’interpréter (ce qu’on n’a pas manqué de faire, bien sûr) comme une confirmation de l’idée d’une échelle aux gradations infinies, rappelant le modèle unisexe, sur laquelle les femmes étaient plus bas placées que les hommes, puériles au même titre que les Noirs étaient puérils par rapport aux Blancs. Je ne prétends pas pour autant que Darwin lui-même s’en soit systématiquement tenu à quelque vue particulière sur ce sujet ou que l’on puisse tirer la moindre vue particulière de la théorie darwinienne. En ce qui concerne le débat sur la nature de la compétition dans la société, la biologie évolutive autorise tout point de vue sur la différence sexuelle : autrement dit, il n’en découle aucun en particulier. Mon interprétation de Darwin doit beaucoup à celles de Morton, The Vital Science, et de Gilian Beer, Darwin’s Plots, Londres, Routledge, 1983.
38. Charles Darwin, The Origin of Species (1859), Garden City, Double-day, 1958, pp. 96-97 [L’Origine des espèces, trad. Edmond Barbier, préface de Colette Guillaumin, Paris, La Découverte, 1989, p. 136]. En vérité, il ne manque pas de signes, parmi les animaux, qui infirment l’idée d’une femelle farouche. Cf. Sarah Blaffer Hrdy, « Empathy, Polyandry, and the Myth of the Coy Female », in Ruth Bleier, éd., Feminist Approaches to Science, New York, Pergamon Press, 1986, pp. 118-146.
39. Havelock Ellis soutient explicitement que « l’instinct naturel et spontané de l’amant le pousse à désirer chez sa maîtresse la pudeur ». The Evolution of Modesty, Ire partie, in Studies in the Psychology of Sex (1900, 1920), 1.45, cité par Ruth Yeazell, « Nature’s Courtship Plot in Darwin and Ellis » (manuscrit inédit), qui prône une généralisation narrative des vues de Darwin. De même que Diderot et Rousseau, Ellis pense que la pudeur nourrit le désir sexuel et qu’elle régresse après le mariage : « La différence de sensibilité au chatouillement entre la femme non mariée et la femme mariée correspond à leur différence de degré de pudeur », Sexual Selection in Man, in Studies, 6.18).
40. The Descent of Man and Selection in Relation to Sex (1871), Princeton, Princeton University Press, 1981, 2.402 (IIe partie, chap. 21) et 2.329-330 (chap. 19) [La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, trad. E. Brabier, préface de P. Thuillier, Bruxelles, Complexe, 1981, vol. II, p. 676 et pp. 618-619].
41. Orson Squire Fowler, Practical Phrenology, New York, sans date, p. 59 ; cf. aussi p. 67. Je me suis procuré un exemplaire de ce livre auprès d’un Club du Livre à Aylesbury, Bucks. Pour un panorama général de ces questions, cf. Robert M. Young, Mind, Brain, and Adaptation in the Nineteenth Century, Londres, Oxford University Press, 1970, pp. 47-49. Sur le cervelet comme centre de la sexualité, l’exposé le plus complet est celui de George Combe, On the Functions of the Cerebellum by Dr. Gall, Édimbourg, 1838, traduction des parties concernées de F.J. Gall et J.C. Spurzheim, Anatomie et physiologie du système nerveux, Paris, 1810-1819. Joseph Chitty, A Practical Treatise on Medical Jurisprudence, Londres, 1834, p. 270, en traite comme d’un lieu commun.
42. D’une manière générale, l’histoire de la physiologie au XIXe et au XXe siècle demeure sous-développée, tandis que l’histoire de la physiologie de la reproduction, tant animale qu’humaine, est encore moins bien explorée. Le fait est tout simplement que l’on manque de travaux sur la pratique au jour le jour des hommes de science qui s’intéressaient à la physiologie de la reproduction pour comprendre en détail comment les problèmes sociaux structuraient leur pratique.
43. Theodor von Bischoff, Beweis der von der Begattung unabhängigen periodischen Reifung und Loslösung der Eier der Säugethiere und des Menschen, Giessen, 1844, pp. 28-31.
44. Félix-Archimède Pouchet, Théorie positive de l’ovulation spontanée et de la fécondation des mammifères et de l’espèce humaine, Paris, 1847, pp. 452, 104-167. Pouchet était un naturaliste distingué, membre correspondant de l’Institut, homme d’une indépendance de jugement et d’un courage considérables. Dans le célèbre débat qui opposa Pouchet, tenant de la génération spontanée, à Pasteur, c’est lui et non Pasteur qui prit l’orthodoxie religieuse et politique à rebrousse-poil. Cf. John Farley et Gerald Giesen, « Science, Politics and Spontaneous Generation in Nineteenth Century France : The Pasteur-Pouchet Debate », Bulletin of the History of Medicine, 48, été 1974, pp. 161-198.
45. Jules Michelet, L’Amour, Paris, 1859, p. XV.
46. Bischoff, Beweis, p. 43.
47. Victor Hensen, in Ludimar Hermann, Handbuch der Physiologie, Leipzig, 1881, 6.2.69.
48. Q.U. Newell et al., « The Time of Ovulation in the Menstrual Cycle as Checked by Recovery of the Ova from the Fallopian Tubes », American Journal of Obstetrics and Gynecology, 19, février 1930, pp. 180-185.
49. Au XXe siècle, mieux armés pour indiquer l’âge du corps jaune, des pathologistes purent situer l’ovulation quelque part au milieu du cycle menstruel. Mais même cette indication resta sujette à d’amples variations, plusieurs chercheurs de premier plan situant le moment de l’ovulation juste après les règles ou dans les quelques jours qui suivent leur fin. Cf. le bilan de ces recherches in Carl G. Hartman, Time of Ovulation in Women, Baltimore, Williams and Wilkins, 1936.
50. Paget, cité par E.J. Tilt, Diseases of Menstruation, Londres, 1850, p. XXVII.
51. Ibid., pp. 141-155 ; Robert Latou Dickinson, Human Sex Anatomy, Baltimore, Williams and Wilkins, 1933, fig. 42. Nous savons aujourd’hui que la période du 12e au 14e jour du cycle sont de beaucoup les plus propices à la conception.
52. George H. Napheys, The Physical Life of Woman, Walthamstow, 1879, pp. 69-70.
53. Carl Capellmann, Facultative Sterilität ohne Verletzung der Sittengesetze, Aachen, 1882.
54. Mary Stopes, Married Love, p. 148. Il n’est donc pas étonnant, ainsi que le déclara le docteur Bessie Moses dans son rapport sur les cinq premières années du Baltimore Contraception Bureau, que la quasi-totalité de ses patientes affirmant recourir à la méthode du rythme s’abstinssent de rapports sexuels juste avant, pendant et après le flux menstruel, c’est-à-dire pendant la période qu’elles croyaient féconde. Voir Hartman, Time of Ovulation, p. 149.
55. Alan S. Parkes, « The Rise of Reproductive Endocrinology, 1926-1940 », Journal of Endocrinology, 34, 1966, pp. XX-XXII ; Medvei, History, pp. 396-411 ; George W. Corner, « Our Knowledge of the Menstrual Cycle, 1910-1950 », Lancet, 240, 28 avril 1951, pp. 919-923.
56. Pouchet, Théorie positive, p. 227.
57. Augustus Gardiner, The Causes and Curative Treatment of Sterility, with a Preliminary Statement of the Physiology of Generation, New York, 1856, p. 17. Dans Lancet, du 28 janvier 1843, p. 644, on lit carrément : « entre la période des règles chez la femme » et la chaleur des bêtes brutes, « il existe une stricte ressemblance physiologique ».
58. Épigraphe du chap. 3, « The Changes That Take Place in the Non-Pregnant Uterus During the Oestrous Cycle », dans l’ouvrage classique de Francis Hugh Adam Marshall, The Physiology of Reproduction, New York, 1910, p. 75.
59. Bischoff, Beweis, pp. 40, 40-48.
60. GA, 738 b 5 sq., 727 a 21 sq. ; cf. également chap. 2, supra.
61. Pline, Histoire naturelle, 7.13.15.63 ; éd. Loeb, 2.547.
62. Haller, Physiology, p. 290 (p. 419 de l’éd. anglaise de 1803).
63. Blumenbach, Elements, pp. 461-462.
64. Robert Remak, « Über Menstruation und Brunst », Neue Zeitschrift für Geburtskunde, 3, 1843, pp. 175-233, en particulier p. 176.
65. Müller, Handbuch, 2.640.
66. Jean Borie, « Une gynécologie passionnée », in Jean-Paul Aron, éd., Misérable et glorieuse, la femme du XIXe siècle, Paris, Fayard, 1980, pp. 164 sq.
67. Pouchet, Théorie positive, pp. 12-26 (sur le recours à la logique faute de preuves tangibles, cf. sa discussion de la première loi, en particulier p. 15) ; pour un aperçu de son programme, cf. pp. 444-446.
68. G.F. Girdwood, « On the Theory of Menstruation », Lancet, octobre 1844, pp. 315-316.
69. Adam Raciborski, Traité, Paris, 1868, pp. 43-47. Son De la puberté et de l’âge critique chez la femme, 1844, est souvent cité, à côté du Bischoff, pour avoir établi la réalité de l’ovulation spontanée chez la femme.
70. Ibid., pp. 46-47. Soit dit en passant et, encore une fois, de manière inexplicable, « l’orgasme de l’ovulation » n’était pas un moment de plaisir mais un orgasme au sens d’« augmentation de l’action vitale » de l’organe en question. Voir Émile Littré, Dictionnaire, art. « Orgasme ». Cette activité accrue se traduisait à son tour par une irritation nerveuse qui se communiquait tant bien que mal à l’utérus qui s’en trouvait du coup gorgé dè sang. Puis, avec l’explosion du follicule ovarien, le barrage craquait, l’œuf se libérait et la matrice se vidait de son excédent de sang. Autrement, la pression affectait l’utérus, qui se mettait à saigner peu avant la libération de l’œuf.
71. Via le grec oistros, qui désigne de même, au sens propre, le « taon », c’est-à-dire un insecte dont la piqûre rend les animaux furieux, et au sens figuré un désir véhément, une folle passion. (N.d.T.)
72. Franz Carl Nägele, Erfahrungen und Abhandlungen…, Mannheim, 1812, p. 275. Cf. p. 270, à propos de l’oestrus des animaux domestiqués, survenant à des périodes autres que celles de la fécondité.
73. Blumenbach, Physiology, p. 455.
74. En français, le mot « œstre » a également un double sens : il désigne un diptère qui « pique violemment le bétail », dit Littré, mais aussi une « violente impulsion ». Ainsi dans Rabelais, Gargantua, I, 44, évoque « ung asne » que l’on peut voir courir « çà et là sans voye ni chemin […] quand il ha au cul ung œstre junonicque ». Dans la langue médicale du XIXe siècle, l’œstromanie désignait un « désir furieux des plaisirs de l’amour ». (N.d.T.)
75. Dans un précédent article, Heape avait explicitement soutenu que chaleurs et menstruation étaient analogues, les seules différences s’expliquant par les conditions générales affectant les mammifères supérieurs : cf. « The Menstruation of Semnopithecus entellus », Philosophical Transactions, 185.1, 1894. Il est inique de n’évoquer cet homme que pour ses vues politiques, car son travail sur la menstruation et l’ovulation chez les primates est d’une importance scientifique considérable.
76. Walter Heape, « Ovulation and Degeneration of Ova in the Rabbit », Proceedings of the Royal Society, 76, 1905, p. 267.
77. Walter Heape, Sex Antagonism, Londres 1913, p. 23.
78. Ludwig Adler et Fritz Hitschmann, « Der Bau der Uterusschleimhaut des geschlechsreifen Weibes mit besonderer Berücksichtigung der Menstruation », Monatschrift für Geburtshulfe und Gynäkologie, 27.1, 1908, en particulier pp. 1-8, 48-59.
79. Tel est en fait le résumé que donne Marshall, dans son très populaire Textbook, p. 92, du tableau que brosse Heape dans « Menstruation of Semnopithecus entellus ».
80. Havelock Hellis, Man and Woman : A Study of Human Secundary Sexual Characteristics, Londres, 1904, pp. 284, 293.
81. Rudolf Virchow, Der püpurele Zustand : Das Weib und die Zelle (1848), cité par Mary Putnam Jacobi, The Question of Rest for Women During Menstruation, New York, 1886, p. 110.
82. D’après Michelet, L’Amour, p. 393, l’ovaire n’était pas l’unique source du mal fondamental des femmes. Le XIXe siècle était celui de l’utérus : « Ce siècle sera nommé celui des maladies de la matrice », affirme-t-il, après avoir fait du XIVe siècle celui de la peste et le XVIe siècle celui de la syphilis (p. IV) [cf. J. Michelet, L’Amour, in Œuvres complètes, Paris, Flammarion 1985, vol. XVIII, pp. 225 sq., 42]. Pour une étude d’ensemble, cf. Thérèse Moreau, Le Sang de l’histoire : Michelet, l’histoire et l’idée de la femme au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1982.
83. Charpentier, Cyclopedia of Obstetrics and Gynecology, trad. Grandin, 1887, 2e partie, p. 59.
84. Cité par Hans H. Simmer, « Pflüger’s Nerve Reflex Theory of Menstruation : The Product of Analogy, Teleology and Neurophysiology », Clio Medica, 12.1., 1977, p. 59.
85. Élie Metchnikoff, Études sur la nature humaine, essai de philosophie optimiste, Paris, Masson, 1903 ; The Nature of Man : Studies in Optimistic Philosophy, trad. P. Chalmers Mitchel, New York, Putnam’s, 1908. Professeur à l’Institut Pasteur à partir de 1883, Metchnikoff fut, si l’on en croit son traducteur, « un grand prêtre de la nouvelle religion qui abandonna tout à la science » (p. 91). Il pensait que les périodes menstruelles étaient le fruit du progrès et de la culture, en particulier de l’âge tardif du mariage. Dans ces conditions, assurait-il, il n’est pas étonnant que la menstruation parût si anormale, voire pathologique. Cf. infra, pour d’autres qui estimaient que la menstruation était un signe de civilisation.
86. Jacobi, Question, pp. 1-25, 81 et 223-232. La section 3, pp. 64-115, est un exposé en même temps qu’une critique de la théorie ovarienne de la menstruation.
87. Ibid., pp. 98-100. Jacobi était dans l’ensemble hostile à toutes les visions qui lui paraissaient sentimentales ou romantiques du rôle des femmes dans le monde.
88. Ibid., pp. 83, 165.
89. Ibid., pp. 99, 167-168.
90. William F. Ganong, Review of Medical Physiology, 8e éd., Los Altos, Lang, 1977, p. 332.
91. Edward Westermarck, The History of Human Marriage, New York, 1891 [Histoire du mariage, trad. A. van Gennep, Paris, Mercure de France, 1934]. Westermarck suppose que « le mariage existait chez les hommes primitifs » et prend ainsi comme prémisse la conclusion qu’il souhaite.
92. « Ellis Ethelmer », in Woman Free, Congleton, Women’s Emancipation Union, 1893, pp. 10-17. Je sais gré à Susan Kent de m’avoir adressé une copie de ce poème. Cf. son Sex and Suffrage in Britain, 1860-1914, Princeton, Princeton University Press, 1987, pour se faire une idée du contexte général de la dénonciation par Wolstenholme de la notion de sphères séparées complémentaires et coopératives.
93. Havelock Ellis, The Phenomena of Sexual Periodicity, in Studies, 1.85-160, résume l’immense littérature du XIXe siècle. Il était tellement attaché au lien menstrues-œstrus que le jour où il fut en position d’étudier « directement » les cycles du désir chez deux femmes — dans un cas, en s’appuyant sur un carnet intime de rêves érotiques, dans l’autre sur un journal en forme de chronique d’épisodes masturbatoires — il découvrit un second apogée, à ses yeux surprenant, du désir au milieu du cycle. C’était le résultat du Mittelschmerz, dans lequel on reconnaît de nos jours un symptôme d’ovulation mais qu’Ellis prenait pour une menstruation secondaire, ou Nebenmenstruation, une « menstruation mineure ou abortive » qui pourrait être le premier signe d’un futur éclatement en deux du cycle menstruel. Les études modernes ne constatent aucun cycle cohérent du désir en rapport avec l’ovulation. Sur les aspects comportementaux du cycle menstruel, les études suivantes sont particulièrement utiles : Robert Snowden et al., Patterns and Perceptions of Menstruation, New York, St. Martin’s Press, 1983 ; Lorraine Dennerstein, « Hormones and Female Sexuality » et « The Menstrual Cycle-Correlating Biological and Psychological Changes », in Dennerstein et Myriam de Senarclens, éds., The Young Woman : Psychosomatic Aspects of Obstetrics and Gynaecology, Princeton, Excerpta Medica, 1983 ; Naomi W. Morris et J. Richard Udry, « Epidemiological Patterns of Behavior in the Menstrual Cycle », et Gregory D. Williams et Ann Mary Williams, « Sexual Behavior and the Menstrual Cycle », in Richard C. Friedman, éd., Behavior and the Menstrual Cycle, New York, Marcel Dekker, 1982.
94. Cette fable est tirée de Nancy Burley, « The Evolution of Concealed Ovulation », American Naturalist, 114, décembre 1979, pp. 835-838. Pour une argumentation en sens contraire, corrélant les éléments sociaux et endocriniens dans le comportement sexuel des primates, cf. M.J. Baum, « Hormonal Modulation of Sexuality in Female Primates », BioScience, 33.9, 1983, pp. 578-582. Sarah Blaffer Hrdy prétend que l’ovulation cachée chez les primates, et par extension chez les êtres humains, est une manière de faire sentir à un certain nombre de mâles qu’ils pourraient bien être le père d’un petit et, partant, de les obliger à veiller sur lui ; à l’évidence, la certitude de la paternité n’est pas nécessaire pour attacher le père à l’enfant. Pour un aperçu populaire de cet argument, cf. « Heat Loss », Science, 83, octobre 1983, pp. 73-78 ; voir également l’exposé plus technique de Barbara B. Smuts et al., éds., Primate Societies, Chicago, University of Chicago Press, 1986, « Patterning of Sexual Activity », pp. 370-384.
95. Ce point de vue est largement répandu, mais je cite ici la description que brosse Peter Wagner de la nouvelle littérature sur la masturbation dans son Eros Revived : Erotica of the Enlightenment in England and America, Londres, Secker and Warburg, 1988, p. 16. [N.d.T. : cf. Théodore Tarczylo, « Prêtons la main à la nature » et Jean-Marie Goulemot, « Fureurs utérines », in Dix-huitième siècle, « Représentations de la vie sexuelle », 1980, no 12, pp. 79-111.]
96. M.A. Petit, Medium of the Heart, cité in M. Larmont, Medical Advisor and Marriage Guide, New York, 1861, p. 325. Petit était soi-disant médecin à Lyon.
97. Joseph W. Howe, M.D., Excessive Venery, Masturbation, and Continence, New York, 1896, p. 67.
98. Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, passim. Onania paraît sous forme d’annonces dans la presse dans la première décennie du XVIIIe siècle et connut d’innombrables éditions au fil des deux siècles suivants. Écrit en 1760, l’ouvrage de Tissot fut traduit en anglais en 1767. The Silent Friend parut à Birmingham aux alentours de 1840.
99. Je me sépare, à cet égard, de Joel Schwartz, Sexual Politics, qui distingue ces épisodes, pp. 105-106 ; Rousseau, Confessions, in Œuvres complètes, op. cit., vol. I, p. 16 ; Rousseau, Émile, vol. III, Livre rv, pp. 238-239. L’explication de Rousseau est une première version de l’adage moderne : « La masturbation c’est faire l’amour à quelqu’un que l’on aime. »
100. Henry Thomas Kitchener, Letters on Marriage […] and on the Reciprocal Relations between the Sexes, Londres, 1812, 1.22. Il cite l’Émile de Rousseau à cet égard. Le titre fait bien entendu référence à l’autre sexualité sociale.
101. Goss and Co., Hygeiana (sans date, vers 1840), pp. 59-60. Dans ce livre, les histoires horrifiques concernant les femmes sont pires encore que celles qui intéressent les hommes : spasmes, hystérie, rachitisme, dilatation douloureuse du clitoris, décharge vaginale et pis encore. Les malheureuses créatures qui emploieront le cordial que produit la maison en question seront de nouveau aptes à être mères, avec des menstrues régulières.
102. Robert Dale Owen, Moral Physiology, pp. 34-35.
103. Samuel Sullivan, A Guide to Health, or Advice to Both Sexes in Nervous and Consumptive Complaints, Scurvy, Leprosy, Scrofula : also on Certain Disease and Sexual Debility, Londres, 66e éd., sans date, mais en vente à New York en 1847, p. 207. Je donne le titre dans son intégralité pour que l’on voit bien que la débilité masturbatoire persiste.
104. Richard Carlile, Every Woman’s Book or What Is Love Containing Most Important Instructions for the Prudent Regulation of the Principle of Love and the Number of a Family, Londres, 1828, en particulier pp. 18, 22, 26-27, 37-38. J’ai consulté un reprint de 1892 de l’édition de 1828 publiée par la Malthusian League ; la brochure avait d’abord paru dans l’ultra-radical Red Republican de Carlile.
105. Le lien entre le déchaînement du désir et son évaluation dans la pensée économique classique, tel qu’il est évoqué dans l’étude brillante d’Albert O. Hirschmann, Les Passions et les Intérêts, traduit par P. Andler, Paris, PUF, 1980, n’a jamais été étudié en rapport avec la différenciation nouvelle du désir dans laquelle les hommes produisent et désirent avoir un commerce sexuel tandis que les femmes reproduisent et désirent des marchandises. Somme toute, ce sont elles les nouveaux consommateurs. Isabel Hull se penche sur ces questions dans ses études consacrées à la sexualité et à la formation de la société civile dans l’Allemagne du XVIIIe siècle. [N.d.T. : Cf. Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, J.J. Pauvert, 1986, notamment le chap. 6.]
106. Il est conseillé aux mères de prévenir leurs filles que le vice solitaire les rendra inaptes à accomplir leurs fonctions normales et les laissera avec quelque chose qu’elles ne sauront partager sans honte avec leur vertueux mari. Eliza Duffy, What Women Should Know, Londres, 1873. Les idées anciennes sur l’origine, sinon des monstres, de certaines difformités à travers certaines pratiques sociales persistèrent jusqu’en plein XVIIIe siècle. Cf. l’entame de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, et, pour un tableau général, Paul-Gabriel Boucé, « Imagination, Pregnant Women, and Monsters in Eighteenth Century England and France », in G.S. Rousseau et Roy Porter, éds., Sexual Underworlds of the Enlightenment, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1988, pp. 86-100. [Cf. également, du même auteur, « Les Jeux interdits de l’imaginaire : onanisme et culpabilisation sexuelle au XVIIIe siècle », in Jean Céard, éd., La Folie et le Corps, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1985, pp. 223-243, et note 15, chap. IV.]
107. Tilt, The Diseases of Menstruation, p. 54 ; Ryan, Philosophy of Marriage, p. 168. De même que la plupart des autres autorités du XIXe siècle, Ryan persistait à croire aux soi-disant causes morales de la stérilité et opinait que « réserve et frigidité au cours de l’approche des sexes » peuvent aboutir à la stérilité au sein du couple (p. 157). Cf. également, par exemple, Frederick Hollick, The Marriage Guide or Natural History of Generation, Londres, 1850, p. 72 ; Campbell, Differences, pp. 211-212 ; Ryan, Jurisprudence, p. 225 ; Napheys, Physical Life, pp. 77-78.
108. Cf. l’ouvrage classique de Fleetwood Churchill, Outlines of the Principal Diseases of Females, Dublin, 1838, où malgré sa vive admiration pour le travail de Parent-Duchâtelet, l’auteur ne s’en tient pas moins à ce qu’il présume être « l’opinion générale » : « Il n’est guère d’organe aussi susceptible [que le clitoris] d’être élargi par la fréquence de l’excitation pour pousser ainsi à la répétition de l’excitation. » Peut-être, dans son esprit, les prostituées ne pratiquent-elles pas la stimulation clitoridienne. [N.d.T. : Cf. La Prostitution à Paris au XIXe siècle, texte d’Alexandre Parent-Duchâtelet, présenté et annoté par Alain Corbin, Paris, Éditions du Seuil, 1981, et Alain Corbin, « Les Prostituées du XIXe siècle et le “Vaste effort du néant” », in Corbin, Le Temps, le Désir et l’Horreur, Paris, Aubier, 1991, pp. 117-139.] Sur la prostitution et l’échange, cf. le texte classique de Georg Simmel, « Quelques réflexions sur la prostitution dans le présent et dans l’avenir » (1892), in Philosophie de l’amour, trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Paris, Rivages, 1988, pp. 11-25. [N.d.T. : Cf. également dans le même recueil, « Le Rôle de l’argent dans les relations entre les sexes » (1898), pp. 47-67.]
109. Lucrèce, De la nature, trad. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1985, tome 2, Livre IV, pp. 49-50. Pour autant que je le sache, personne ne cita la moindre preuve à l’appui de cette affirmation entre sa formulation au XIIe siècle et sa désuétude à la fin du XIXe siècle.
110. S’agissant de l’humidité excessive comme cause de stérilité, cf., par exemple, R.B. [R. Buttleworth ?], The Doctresse : A Plain and Easie Method of Curing Those Diseases Which Are Peculier to Women, Londres, 1656, p. 50. Selon une variante de l’argument de la chaleur, les femmes ordinaires connaissent deux orgasmes, l’un du fait de l’altération de son état froid provoqué par l’arrivée de sperme chaud du mâle et l’autre à la faveur de sa propre émission. Les putains, dont la matrice est déjà chaude, excès de coït oblige, ignorent le premier type d’orgasme. Sur cette thèse, cf. Helen R. Lemay, « William of Saliceto on Human Sexuality », Viator, 12, 1981, p. 172. Elle l’attribue à Guillaume de Conches ou à quelque interpolateur du XIIe siècle. Guillaume de Conches est cité par Jacquart et Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 88. Lorenz Fries (Phryssen), Spiegel der Artzney (1518, 1546), p. 130, explique : « Die unfruchbarkeyt wirt auch darduch geursacht, so die fraw kein lust zu dem mann hat, wie dann die gemeynen frawlin, welche alleyn umb der narung willen also arbeyten. » Elaine Tennent, ma collègue du département d’allemand de Berkeley, suggère que, même si l’usage de Frawlin (Fraulein, en allemand moderne), plutôt que Fraw comme dans la clause précédente, invite à voir en effet dans les gemeynen Frawlin des prostituées, il justifierait aussi l’interprétation que je donne entre parenthèses dans le corps du texte. Même si l’on devait souscrire à cette seconde interprétation, l’argument de Fries conforte toujours mon idée que le corps et sa capacité de procréer portent la marque du rapport à la production et à l’échange. Sur la chaleur et la ferveur religieuse, cf. William Bouwsma, John Calvin, New York, Oxford University Press, 1988.
111. R. Howard Bloch, Etymologies and Genealogies : A Literary Anthropology of the Middle Ages, Chicago, University of Chicago Press, 1983, pp. 172-174. Cette expression naturaliste de l’angoisse culturelle, dans le cas des prostituées et peut-être aussi de l’usure, me frappe comme un aspect de la relation nouvelle entre sacré et profane qu’étudie Peter Brown dans « La Société et le Surnaturel : une transformation médiévale », in La Société et le Sacré dans l’Antiquité tardive, trad. A. Rousselle, Paris, Éditions du Seuil, 1985, pp. 245-272. En vérité, on peut voir dans la production de textes faisant autorité, comme celui de Guillaume de Conches, un signe du passage du « consensus à l’autorité » que diagnostique Brown. Catherine Gallagher, « George Eliot and Daniel Deronda : The Prostitute and the Jewish Question », in Sex, Politics, and Science in the Nineteenth-Century Novel, Ruth Yeazell, éd., Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986, pp. 40-41.