Au bureau de la ligne Allan, dans Cockspur Street, un employé présente les deux faces du dilemme d’une manière concise et frappante.
« Pour aller à Montréal, dit-il, vous avez le choix entre deux de nos services : celui de Liverpool et celui de Londres-Le Havre. Par Liverpool la traversée dure sept jours. Sur la ligne du Havre on mange à la française, avec du vin aux repas. La traversée dure treize jours. »
Pour un investigateur professionnel, le carnet à la main, à l’affût des généralisations faciles, c’était déjà là une occasion de contraste à établir, entre la hâte essentielle des Anglo-Saxons et l’indolence de nos compatriotes qui se résignent fort bien à faire la traversée sur un vieux bateau, et à y consacrer deux semaines, pourvu qu’ils puissent jusqu’à Montréal manger à la française, et lamper le Médoc deux fois par jour. Mais après huit ans de Londres les contrastes anglo-français ont perdu leur relief, et les généralisations ne semblent plus aussi faciles ni aussi sûres. Je n’ai songé qu’à peser le pour et le contre.
Treize jours en mer ; c’est tentant. Mais octobre s’avance déjà, et il est bon de se ménager quelques semaines pour aviser, une fois là-bas, avant que ne descende l’hiver – cet hiver canadien qu’on s’imagine si redoutable de loin. Je suis donc parti par Liverpool, quatre jours plus tard.
…Sept jours de mer. Bonne mer, pas assez houleuse pour être gênante, assez pour n’être point insipide. Donc peu de malades ou tout au moins peu de gens qui soient franchement malades ; un assez grand nombre, que l’appréhension bouleverse, conservent pendant toute cette semaine le teint curieusement verdâtre des inquiets, ou bien descendent gaillardement dans la salle à manger, le matin, gais et farauds, taquinent un œuf ou une assiette de gruau, et remontent sur le pont sans attendre la fin du repas ; oh ! sans précipitation ; dignement ; mais en détournant des victuailles leurs narines qui palpitent, et jetant à leurs voisins de table quelque prétexte ingénieux.
Passagers de toutes sortes : pas mal de Canadiens qui ont passé l’été en Angleterre, et rentrent ; plusieurs jeunes Anglais qui font la traversée pour la première fois, envoyés par des maisons de commerce de leur pays ; et quelques autres qui sont partis à l’aventure et bien que ce soit la mauvaise saison. Entre ces derniers un lien subtil semble s’établir. Ils se jaugent l’un l’autre à la dérobée, et songent : « Celui-là a-t-il plus de chances que moi de réussir ? Combien d’argent a-t-il dans sa poche ; c’est-à-dire : Combien de temps pourra-t-il attendre, s’il faut attendre, sans avoir faim ? » Et l’on note les contours des épaules et l’expression de la figure, à moitié fraternellement, à moitié en rival : « S’il ne trouve pas le travail qu’il veut, cet employé à poitrine plate, sera-t-il de taille à faire le travail qu’il trouvera ? »
Car l’optimisme qui est en somme général parmi eux est des plus raisonnable. L’on n’en voit guère qui s’imaginent aller vers un Eldorado magnifique, d’où ils pourront revenir après très peu d’années pour vivre chez eux dans l’aisance. Ils espèrent évidemment réussir là mieux qu’en Angleterre, puisqu’ils sont partis ; mais ils se rendent compte aussi qu’ils y trouveront une lutte plus âpre, un climat beaucoup plus dur, et surtout cette atmosphère de cruauté simple d’un pays jeune qui est en marche et n’a guère le temps de s’arrêter pour plaindre et secourir ceux qui tombent en route, n’ayant pas réussi.
Aussi tel d’entre eux qui a pu s’équiper complètement, payer son passage en seconde classe et garder encore quelques livres en poche a-t-il pourtant quelques minutes d’inquiétude de temps en temps. Installé sur le pont dans sa chaise longue, il regarde la longue houle monotone de l’Atlantique, et songe.
« … Nous ne sommes guère que trois ou quatre sur ce bateau-ci qui soyons partis à l’aventure. C’est la mauvaise saison… » Et il essaie d’évaluer à peu près tous les « x » du problème ; le froid de l’hiver qui vient ; le vrai grand froid qu’il ne connaît pas encore ; les conditions de vie et de travail dans ce pays nouveau ; les chances qu’il a de trouver de suite ou presque de suite un emploi qui le fasse vivre.
Des phrases des opuscules officiels sur l’émigration lui remontent à la mémoire… « Les ouvriers agricoles et les artisans sont ceux qui doivent aller au Canada, et les seuls qui aient une certitude de réussite… Les hommes exerçant des professions libérales, les employés, etc. etc. auraient tort d’émigrer… »
Les artisans et les paysans, il y en a sur ce bateau, mais en troisième classe ; ceux-là trouveront du travail sitôt débarqués et n’ont aucun sujet d’inquiétude. L’homme appartenant à une de ces diverses classes « qui auraient tort d’émigrer », est au contraire en proie à un malaise ; il se lève et va rejoindre d’autres passagers qui n’en sont pas à leur premier voyage pour leur demander un encouragement indirect.
Négligemment, il interroge : « Aviez-vous quelque chose en vue, vous, quand vous avez traversé pour la première fois ? »
L’un répond « Oui ». Un autre dit : « Non… mais c’était au printemps ; en ce moment c’est la mauvaise saison, voyez-vous ! »
La mauvaise saison… Il n’est pas d’expression plus décourageante ; et la silhouette du continent dont on approche, silhouette contemplée si souvent sur les cartes qu’elle se matérialise automatiquement lorsqu’on y songe, prend un aspect menaçant et hostile. Tous les jeunes gens qui « auraient tort d’émigrer », et qui ont émigré pourtant, s’efforcent d’imaginer quelques-unes des rigueurs qui les attendent ; ils passent en revue tous les métiers divers qu’ils se croient capables d’exercer au besoin ; et ils finissent par se dire qu’ils « se débrouilleront bien », et par s’envelopper douillettement de leur couverture de voyage, pour jouir pleinement de ce qu’ils ont d’assuré : une demi-semaine encore de confort, avec quatre copieux repas par jour qui paraissent importants et précieux à l’approche de toute cette incertitude.
D’autres n’ont aucune espèce d’inquiétude ; ce sont ceux qui ne vont pas au Canada pour réussir, mais simplement pour vivre leur vie « en long et en large » et voir quelque chose qu’ils n’ont pas encore vu. Ils ne s’inquiètent pas, parce que ce qui leur arrivera sera forcément quelque chose de neuf, et par conséquent de bienvenu.
À cinq jours de Liverpool un brouillard épais descend sur la mer, et il commence à faire froid. Un des officiers du navire explique que nous sommes sous le vent du Labrador, et pour tous ceux des passagers qui en sont à leur première traversée rien que ce nom « Labrador », semble faire encore descendre la température de plusieurs degrés.
Nous passerons trop loin de Terre-Neuve pour en voir la côte ; et nous ne croiserons pas d’icebergs non plus, car en cette saison ils ont déjà passé, s’en allant majestueusement vers le Sud, tout au long des mois d’été, fondant un peu tous les jours : un pèlerinage qui est aussi une sorte de lent suicide…
La première terre aperçue est donc l’île d’Anticosti. En bon Français, j’ai toujours mis mon point d’honneur à ne connaître un peu la géographie que des pays par où j’ai passé. J’ignorais donc tout simplement l’existence de cette île, qui a pourtant plusieurs titres de gloire. Elle est à peu près de la taille de la Corse d’abord ; et, au fait, d’où lui vient ce nom de consonance italienne ? Mais, surtout, elle appartient à M. Henri Menier.
La dynastie des chocolatiers s’est montrée infiniment plus moderne et plus avisée que celle des sucriers dans ses acquisitions de territoire. M. Menier n’a pas eu à occuper Anticosti de vive force, il s’est contenté de l’acheter ; j’ignore à quel prix ; mais vu les dimensions de ce lopin de terre, le mètre carré a dû lui revenir à peu de chose. Il ne s’est pas réduit à acquérir l’île ; il y vient assez régulièrement dans son yacht pendant l’été. Anticosti reste naturellement partie du territoire canadien et ressortit donc indirectement au trône britannique ; mais les pouvoirs d’un propriétaire sont vastes, et la légende dit que M. Menier a fait de son île une petite colonie franco-canadienne, d’où les gens de langue anglaise sont poliment exclus. Il y a installé des exploitations de forêts, quelques autres industries et il vient là en czar, lorsqu’il lui plaît, vivre quelques semaines au milieu de son bon peuple et chasser l’ours et le caribou.
Seulement – l’éternelle leçon d’humilité – l’infiniment grand, financièrement et territorialement parlant, est en butte aux persécutions de l’infiniment petit. L’illustre chocolatier poursuit d’année en année une lutte sans succès et sans espoir contre les moustiques et les maringouins, qui sont le fléau des terrains boisés et humides pendant la saison chaude ; et moustiquaires, voilettes de gaze, lotions diverses destinées à inspirer aux moustiques le dégoût de la peau humaine, arrivent à peine à rendre supportable au maître d’Anticosti le séjour de ses terres.
Nous ne voyons, nous, de son île, qu’une interminable côte basse, brune, lointaine, que le brouillard montre et cache comme en un jeu ; puis quand vers le soir le brouillard se lève on s’aperçoit que cette côte a disparu, et c’est de nouveau l’apparence de la pleine mer. Seulement la vue de cette première terre transatlantique, et le souvenir des cartes souvent consultées, nous rend presque sensible la proximité des deux rives du Golfe du Saint-Laurent, rives toujours hors de vue, mais qui se resserrent sur nous d’heure en heure.
Le lendemain lorsque nous montons sur le pont respirer un peu, au sortir des cabines étouffantes, avant le déjeuner du matin, une de ces rives est devenue visible et en quelques heures nous en venons à la longer de tout près.
Elle est plate et nue au sortir de l’eau ; mais bientôt des collines apparaissent à l’intérieur, dont la ligne se rapproche. L’atmosphère un peu embrumée leur prête une majesté factice, et des lambeaux de nuages qui traînent à mi-hauteur exagèrent complaisamment leur taille, qui n’est que médiocre. Mais il n’en faudrait pas tant pour river l’attention des passagers, qui sont maintenant tous sur le pont et regardent avec une sorte d’intérêt candide. La moindre terre prend un relief saisissant, après une semaine passée sur l’eau ; mais ce qui marque cette terre-ci à nos yeux d’une grandeur émouvante, c’est surtout qu’elle est la terre canadienne, l’avant-poste du continent vers lequel nous allions. Une côte d’une silhouette exactement semblable, vue quelque part en Europe, dans la Baltique ou la mer Noire, n’aurait pas ce prestige ; et je crois bien que cela serait également vrai d’une côte asiatique ou africaine.
L’Amérique reste essentiellement le pays où l’on va tenter sa fortune ; le pays pour lequel on a quitté son pays. Une contrée que l’on visite en passant, ou bien où l’on va habiter quelques années au plus, n’a pas cet abord solennel de terre promise, ni cet aspect d’énigme double des contrées où beaucoup d’hommes viennent vivre pour toujours ou pour longtemps : l’énigme de ce que le continent cache derrière sa frange visible, et l’énigme de la vie qu’il leur donnera. Même aujourd’hui, où la colonisation et le défrichement sont devenus des opérations prosaïques, industrielles, dépourvues de toute aventure, le premier aperçu de la côte américaine dans le lointain réveille chez beaucoup de nous des âmes irrationnelles, anachroniques, d’aventuriers, et nous émeut curieusement. Mais sans doute faut-il pour ressentir cela voyager autrement qu’en touriste, avoir un peu d’incertitude dans sa vie, et se trouver au milieu de gens pour lesquels le passage du vieux continent au nouveau est un coup de dés d’une importance poignante, sur lequel ils ont presque tout joué !
Une des prédictions orgueilleuses que l’on entend et que l’on lit le plus souvent sur le sol canadien est que le 20ème siècle sera « le siècle du Canada », comme le 19ème siècle a été celui des États-Unis. C’est bien sans doute en voguant vers Québec ou Montréal que l’on retrouve le plus facilement, et avec le plus d’exactitude, l’état d’esprit des déracinés qui voyaient s’ouvrir devant eux la baie de New York, il y a cent ans. Ceux qui, approchant de cette ville aujourd’hui, regardent grandir la statue de la Liberté et l’entassement des « gratte-ciel » ne peuvent que connaître des impressions différentes, parce que le premier aspect que l’Amérique leur offre est celui d’une cité entre les cités, et non plus l’aspect primitif, saisissant, du pays vide qu’ils vont défricher et remplir.
Le navire qui remonte le Saint-Laurent au contraire, se rapproche de la rive en arrivant à Rimouski, qui est la première escale depuis Liverpool et la seule avant Québec. Un petit vapeur construit en bois, dont la coque est extraordinairement massive et la proue d’une forme singulière – afin de pouvoir naviguer l’hiver sur le fleuve encombré de glaces flottantes – vient chercher en plein courant les rares passagers qui débarquent là. De la ville elle-même, cachée par une île et de peu d’importance d’ailleurs, nous ne voyons qu’un clocher et une masse indistincte de maisons aux toits rouges et bruns. Mais cette côte Sud reste pendant longtemps proche et visible, lorsque nous repartons. Une ligne de chemin de fer la suit, à peu de distance du fleuve. La bande de terre que cette ligne et le fleuve bornent est semée de villages, des agglomérations de maisons de bois aux tons neutres, où les bruns dominent, maisons toujours groupées autour d’un clocher pointu, mais qui semblent pourtant s’espacer volontairement, tenter de relier entre eux les villages, pour faire bonne figure et combler un peu les vides du pays trop grand. Car derrière ce chapelet de villages de pêcheurs et d’agriculteurs c’est la péninsule du Nouveau-Brunswick et du Maine, le territoire le plus avancé vers l’Est, le plus proche de l’Europe de toute l’Amérique civilisée, et où se trouvent pourtant encore des étendues de plusieurs milliers de kilomètres carrés dépourvues de lignes de chemin de fer, de routes et presque d’habitations, et des forêts profondes où l’on ne pénètre que de loin en loin, à l’automne, pour chasser le loup et l’orignal.
Mais c’est la côte Nord qui donne, quand on s’en rapproche, la plus forte impression de pays à peine entamé, encore vide et sauvage. Peut-être l’imagination y est-elle pour quelque chose, le souvenir que de ce côté-là il n’y a plus de civilisation réelle, plus de ville qui mérite le nom de ville, plus rien que ça et là quelques groupes de maisons de bois peureusement assemblées, quelques postes perdus aux coudes des rivières, et plus loin encore rien que les tentes de peau des derniers Indiens, semées dans les recoins les moins incléments de l’Ungava et du Labrador.
Pourtant la part de l’imagination n’est pas nécessairement grande et sa tâche est facile. Par endroits cette côte Nord sort du fleuve d’un jet et s’élève de suite en collines arrondies aux trois quarts couvertes de pins ; la roche se montre parfois à travers la terre, mais il n’y a que peu de parois à pic ou d’escarpements : partout des lignes simples, sévères, assez amples pour que les pans de forêt qui les couvrent ne changent pas leur profil ; partout des bruns et des verts sombres ; le brun de la terre nue, le brun des troncs serrés, le vert sombre de leur feuillage ; et aussi d’autres tons neutres de végétation qui a été sobre de couleurs et de lignes même au fort de l’été, et qui maintenant s’éteint ou s’assombrit encore.
De loin en loin, avec une sorte de surprise, on voit des maisons. En voici une à mi-pente, une autre au bord de l’eau, cinq ou six assemblées dans un repli du terrain, et il semble bien qu’autour de leurs murs s’étendent des espaces éclaircis qui doivent être des champs. Mais entre chaque maison ou chaque groupe de maisons il y a plusieurs milles de pente abrupte, un vallonnement profond ou un sommet arrondi, souvent un pan de forêt qu’il faudrait contourner ; et l’on se prend à chercher des yeux, généralement en vain, les pistes rudimentaires qui doivent pourtant les unir entre elles ou les unir à quelque chose, faciliter leur approche aux hommes d’ailleurs. Et soudain l’on croit voir le fleuve bordé d’une croûte de glace, encombrée de lourds blocs de glace serrés qui descendent le courant, les pentes couvertes de la neige profonde de l’hiver, et la présence de ces maisons isolées, l’existence des gens qui y vivent, deviennent, pour nous autres hommes des pays grouillants, des choses presque inexplicables et pathétiques.
Toute la journée notre navire remonte le fleuve, se rapprochant tantôt d’une berge et tantôt de l’autre pour suivre la ligne de l’eau profonde. Ce chenal, par où tout le trafic du Canada passe sept mois de l’année – les sept mois pendant lesquels le fleuve est praticable – est marqué avec un soin et une précision qui rappellent à chaque instant son importance. C’est un chapelet ininterrompu de feux et de bouées ; pourtant quand le brouillard vient, dans l’après-midi, nous devons nous arrêter, jeter l’ancre, et rester là une heure, une longue heure d’humidité froide, d’opacité impalpable que l’appel lugubre de la sirène perce toutes les minutes.
Quand un coup de vent chasse le brouillard et nous permet de repartir, les rives restent longtemps indistinctes, noyées à leur tour dans cette buée ; et bientôt après, la nuit descend.
Sur le steamer qui va de Liverpool à Québec, steamer appartenant à une compagnie anglaise et chargé de passagers presque tous anglais, où tout rappelle au voyageur qu’il vient de quitter un port anglais et se dirige vers un autre port dont il semble que ce ne soit qu’une sorte d’entrée monumentale, s’ouvrant sur une vaste colonie anglaise – le Canada français et la race qui l’habite ne paraissent être que des entités de second plan dont le rôle est fini, falotes, vieillottes, confites dans le passé.
Sur le pont, des passagers s’interrogent : – Allez-vous loin dans l’Ouest ? – En avez-vous pour longtemps encore après Montréal ? Et toutes les réponses se ressemblent : – Pour longtemps ? Oh ! Cinq jours de chemin de fer environ ! – Où je vais ? Calgary ! – Edmonton ! – Vancouver !
Pour eux Québec n’est que le porche aux sculptures archaïques par où il faut passer pour déboucher dans la rudesse des pays nouveaux, du vrai Canada, du Canada qui compte. Ils n’ont à l’esprit et à la bouche que des strophes de la grande épopée de l’Ouest, les villes solides et prospères là où il n’y avait pas cinq huttes voilà dix ans ! Tant de boisseaux de blé produits cette année par des terres défrichées de la veille ! Cent mines déjà prêtes et qui n’attendent que le passage de la voie ferrée pour dégorger leurs métaux !
Le navire remonte le Saint-Laurent, arrive en vue de Québec. L’on commence à distinguer l’amoncellement que forment au pied de l’ancienne forteresse les maisons anciennes des ruelles de la Ville-Basse ; des clochers s’élèvent çà et là parmi les toits ; quand le navire s’amarre des portefaix qui viennent à bord montrent sous les feutres mous des Américains de l’Ouest de bonnes figures moustachus de paysans de France. Les passagers se pressent aux bastingages et regardent tout cela avec une curiosité amusée, et même ceux d’entre eux qui sont canadiens ne voient guère dans cet accueil de Québec qu’une sorte de spectacle qui ne les touche pas de très près ; une pantomime d’une troupe étrangère, dans un décor étranger.
Aux questions que leur posent des compagnons de voyage qui voient Québec pour la première fois ils répondent avec une nuance de dédain. « Oui ! C’est une ville assez curieuse ! Une vieille ville ! Une ville française : tout y est français… » Et ils se hâtent de gagner le train qui les emportera vers leur Canada à eux, loin de cette enclave étrangère.
Mais ce train marchera dix heures à pleine vitesse avant de sortir de l’enclave que leur navire aura déjà traversée pendant vingt heures avant Québec ; il laissera des deux côtés de vertigineuses étendues de territoire qui vont jusqu’aux États-Unis au sud et jusqu’au Labrador au nord, et qui font partie de l’enclave ; ce train traversera Montréal, une ville de cinq cent mille habitants qui malgré tout est encore française plus qu’à moitié ; il retrouvera à travers tout le Canada et jusqu’à Edmonton et Vancouver, aux portes du Pacifique, des groupes clairsemés mais vivaces de Canadiens français qui restent Canadiens français intégralement, même dans leur isolement, et le resteront. Et la fécondité de cette race est telle qu’elle maintient ses positions bien qu’elle ne reçoive, elle, qu’une immigration insignifiante. Sa force de résistance à tout changement – aussi bien à ceux qui américanisent qu’à ceux qui anglicisent – est telle qu’elle se maintient intacte et pure de génération en génération.
Toute cette partie de son territoire qui reste encore à défricher et à exploiter, elle manifeste sa volonté de la défricher et de l’exploiter elle-même. En face des hordes étrangères qui arrivent chaque année plus nombreuses, elle ne marque aucun recul.
Le voyageur venant de France qui sait cela et qui en errant dans les rues de Québec songe à cette volonté inlassable de se maintenir, regarde autour de lui avec une acuité d’attention qui lui semble presque un devoir. Et tout ce qu’il aperçoit l’émeut : les rues étroites et tortueuses qui n’entendent sacrifier en rien à l’idéal rectiligne d’un continent neuf ; les noms qui s’étalent au front des magasins et qui paraissent plus intimement et plus uniformément français que ceux de France, comme s’ils étaient issus du terroir à une époque où la race était plus pure : Labelle, Gagnon, Lagacé, Paradis…, les curieuses calèches qui sillonnent les rues et rappellent certains véhicules désuets qui agonisent encore sur les pavés de petites sous-préfectures.
Le passant regarde le nom des rues : rue Saint-Joseph, rue Sous-le-Fort, Côte de la Montagne, et il se souvient tout à coup avec un sursaut que c’est la courbe immense du Saint-Laurent qui ferme l’horizon et non le cours sinueux d’une petite rivière de France. Il entend autour de lui le doux parler français, et se voit obligé de se répéter à lui-même incessamment, pour ne pas l’oublier, qu’il se trouve au cœur d’une colonie britannique. Il voit sur la figure de chaque homme, de chaque femme qu’il croise le sceau qui proclame qu’ils sont de la même race que lui, et un geste soudain, une expression, un détail de toilette ou de maintien fait naître à chaque instant en lui un sens aigu de la parenté. Le sentiment qui englobe tous les autres et qui lui vient à la longue est une reconnaissance profonde envers cette race qui en se maintenant intégralement semblable à elle-même à travers les générations a réconforté la nation dont elle était issue et étonné le reste du monde ; cette race qui loin de s’affaiblir ou de dégénérer semble montrer de décade en décade plus de force inépuisable et d’éternelle jeunesse en face des éléments jeunes et forts qui l’enserrent et voudraient la réduire.
Les troupeaux d’immigrants anglais, hongrois, scandinaves, peuvent arriver à la file dans le Saint-Laurent pour aller se fondre en un peuple dans le gigantesque creuset de l’Ouest. L’ombre du trône britannique peut s’étendre sur ce pays qui lui appartient au moins de nom. Les plaines du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta peuvent faire croître de leurs sucs nourriciers une race neuve et hardie qui parlera au nom du Canada tout entier et prétendra choisir et dicter son destin. Québec n’en a cure !
Québec regarde du haut de sa colline passer les hordes barbares sans l’ombre d’envie et sans l’ombre de crainte. Québec reçoit les messages royaux avec une tolérance courtoise. Québec sait que rien au monde ne pourra bouleverser le jardin à la française qu’elle a créé pieusement sur le sol fruste de l’Amérique et que toutes les convulsions du continent nouveau ne sauraient troubler la paix profonde et douce que les Français d’autrefois, ses fondateurs, ont dû emporter du pays de France comme un secret dérobé.
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