A l’époque où nous vivons, époque où l’on n’entend parler de toutes parts que d’exploits de cyclistes, d’automobilistes et d’aviateurs, il n’est peut-être pas inutile de rappeler aux hommes, de temps en temps, qu’ils ont des jambes et que le sport qui consiste à s’en servir de la manière la plus naturelle – le sport de la marche – est un des plus beaux sports qui soient, en même temps que le plus simple et le moins coûteux de tous.
Pour ceux des lecteurs de La Presse à qui la marche, en tant que sport, n’est pas très bien connue, je rappellerai brièvement les diverses manières dont elle est pratiquée dans les pays où elle est le plus en honneur.
La marche, comme presque tous les sports de locomotion, est pratiquée soit sur piste, soit sur route. De la marche sur piste je ne dirai que quelques mots, juste assez pour montrer que ce n’est, en somme, qu’un exercice artificiel et qui présente bien des inconvénients.
On utilise, à cet effet, les pistes de course à pied, comme il en existe dans la plupart des pays où les sports athlétiques sont en honneur. Le costume des marcheurs est le même que celui des coureurs : maillot mince à manches courtes et culottes flottantes de toile ou de satinette. Leurs chaussures sont pourtant différentes parce qu’il est indispensable pour marcher de porter des chaussures à talons ; les marcheurs ont donc des souliers bas, s’arrêtant à la cheville et munis de talons plats.
Lorsqu’on sait que les marcheurs les plus rapides atteignent sur piste, dans des épreuves de deux milles, une vitesse de près de huit milles à l’heure, il est facile de se rendre compte que leur allure ne ressemble en rien à celle d’un paisible promeneur. C’est en effet une allure artificielle qui, au premier coup d’œil, semble tenir plus de la course que de la marche, et la difficulté consiste précisément à discerner le point exact où un homme cesse de marcher et commence à courir. Il y a des juges qui ont pour mission exclusive de surveiller les marcheurs et de disqualifier sur-le-champ tous ceux dont l’allure ne serait pas correcte. Mais c’est si difficile à juger que presque chaque juge a une méthode à lui pour justifier ses décisions : l’un regarde les épaules des marcheurs, un autre surveillera les genoux, un troisième enfin fera porter toute son attention sur le mouvement des pieds.
On s’imagine aisément quels mécontentements et quelles réclamations soulève chaque disqualification d’un marcheur, lorsque celui-ci est de bonne foi et a cru marcher correctement.
Pour toutes ces raisons le sport de la marche sur piste ne jouit pas d’une grande faveur. La Fédération qui régit toutes les sociétés françaises de sports athlétiques a même abandonné toutes ses épreuves de marche. En Angleterre, deux épreuves de marche sont encore inscrites au programme des championnats nationaux ; mais j’ai moi-même vu cet été une de ces épreuves donner lieu à une vive polémique, un des juges ayant disqualifié un concurrent allemand qui était de beaucoup le plus rapide de tous et qui semblait bien marcher correctement, de l’avis même de la plupart des personnes compétentes.
Reste la marche sur route. Elle se pratique naturellement sur des distances beaucoup plus longues, à une allure plus modérée et partant plus naturelle. Deux distances classiques sont : 25 milles, soit à peu près la distance sur laquelle la course de Marathon ; soit 50 milles, distance favorite en Angleterre, parce que c’est celle qui sépare Londres de Brighton, et que ce parcours est le plus usité pour toutes les courses et tentatives de records.
Mais la distance de 25 milles est bien suffisante pour mettre à l’épreuve des jeunes gens encore peu entraînés. Presque tout jeune homme robuste peut, après deux ou trois semaines de pratique, couvrir cette distance en cinq heures environ. Lorsqu’il aura pris part à une ou deux marches de ce genre, il pourra alors s’habituer à des distances plus considérables, et, finalement, pourvu qu’il soit bien doué et que le feu sacré l’anime, il pourra aspirer à imiter ces Français de France dont la renommée s’est étendue si loin, il y a quelques années : Péguet, Ramogé, etc. qui accomplissaient leurs exploits sur des distances de 500 milles et plus, comme dans les marches Paris-Belfort-Paris, Toulouse-Paris, etc.
Lorsqu’il s’agit de distances aussi grandes, il n’est plus besoin d’adopter un costume spécial. De vieux vêtements ne gênant en rien les mouvements du corps, un maillot de laine, de fort souliers déjà assouplis aux pieds, voilà tout le nécessaire. Où trouverait-on un sport moins coûteux que celui-là ?
Je suis certain de ne pas importuner les Canadiens français en leur parlant de ce qui s’est fait et se fait encore en France. Or, il y a eu en France, il y a quelques années, un réel mouvement d’enthousiasme en faveur du sport de la marche, et cet enthousiasme n’est pas mort. L’on a vu d’abord certains journaux influents, et que l’amour du sport animait, organiser ces longues marches de ville à ville dans lesquelles se sont révélés des marcheurs admirables d’endurance et d’énergie. D’autres journaux ont ensuite cherché à mettre ces épreuves de marche à la portée de tous en réduisant les distances, et c’est alors que s’est disputée autour de Paris, et dans tout le reste de la France, une série de marches de corporations, réunissant chacune les jeunes gens faisant partie d’une profession, d’un corps de métier : les employés de magasins de nouveautés ou de bureau, les commis de l’épicerie, de la boucherie, de la boulangerie, les ouvriers de toutes sortes. Et chacune de ces marches a servi de révélation à toute une foule de jeunes athlètes pleins de valeur, dont les noms sont devenus presque célèbres du jour au lendemain, jeunes gens qui ont donné par leurs aptitudes physiques et leur courage une preuve nouvelle – si cette preuve était nécessaire – que la race française n’avait rien perdu de sa vaillance.
On me dit que le sport de la marche ne jouit pas parmi les Canadiens français de la faveur qu’il mérite. S’il en est ainsi, il est temps que quelques personnalités influentes et dévouées au sport prennent l’initiative à la première occasion favorable.
La race canadienne-française, autant que j’ai pu le constater au cours d’un séjour qui ne fait que commencer, possède d’incomparables qualités physiques. En tant que Français, je préfère ne pas faire de comparaison entre mes compatriotes et leurs frères du Canada parce que cette comparaison serait peu favorable aux Français de France. L’épanouissement sportif qui s’est produit en France au cours de ces dernières années ne peut laisser les Canadiens indifférents, et si l’occasion leur en est donnée, ils auront à cœur de prouver que leur ardeur sportive et leur courage sont à la mesure de leurs capacités athlétiques, et qu’ils sont du moins les égaux et de leurs amis anglais et de leurs cousins de France.
Ce qu’il ne faut pas perdre de vue enfin, c’est que si de jeunes Parisiens ont eu assez d’enthousiasme pour accomplir de longues marches dans des quartiers de banlieue bien peu attrayants, ou sur de longues routes monotones traversant des contrées souvent peu pittoresques, les jeunes marcheurs canadiens ont au contraire sous la main un des pays les plus beaux du monde, pas encore enlaidi par d’interminables rangées de maisons, pourvu de bois, de montagnes, de sites charmants ou sauvages – toute une nature magnifique qui doit doubler le plaisir de la marche.
Je souhaite donc qu’un temps vienne bientôt où les jeunes gens de la Province de Québec prendront part à de longues épreuves de marche, soit dans les environs de la métropole, soit entre cette métropole et d’autres villes éloignées ; qu’il y ait des records établis pour ces parcours entre villes, que chaque jeune marcheur ambitionnera de briser. Et je ne crains pas de le répéter encore : la marche est un des sports les plus sains qui existent, un des plus simples et des plus passionnants. Je ne doute pas que, si l’occasion leur en est un jour donnée, les jeunes Canadiens de la Province de Québec n’accomplissent des exploits dont la renommée s’étendra loin, et qui donneront une nouvelle preuve éclatante de la valeur de leur race et de leur nation.
La Presse,28 octobre 1911.
Un journal américain passait l’autre jour en revue les chances de victoire des différentes nations aux Jeux olympiques qui, on le sait, vont avoir lieu à Stockholm, en 1912. L’attention de notre confrère des États-Unis se portait naturellement surtout sur les chances de victoires des athlètes américains, et il s’inquiétait de prévoir aussi exactement que possible quels concurrents étrangers seraient les plus redoutables pour eux et pourraient éventuellement leur ravir la palme dans cette gigantesque compétition mondiale.
Il étudiait les mérites des meilleurs hommes d’Angleterre, toujours redoutables sur les longues distances : Veight, MacNicol, Wilson ; il pesait la valeur des Allemands qui, cette année même, donnaient, à Londres, au cours des championnats anglais, une si éclatante preuve de leur qualité, en remportant quatre épreuves ; il n’oubliait pas enfin les progrès considérables accomplis par les Suédois eux-mêmes qui, cette fois, auront l’avantage de lutter chez eux. L’Italie, qui, aux derniers Jeux olympiques, produisait des hommes comme Dorando Pietri, qui fit, dans le Marathon, l’étonnant effort que l’on sait, comme Lunghi, le merveilleux spécialiste du demi-siècle, la France, disposant de coureurs comme Faillot, comme Rouen, le vainqueur du dernier Cross des cinq nations, comme Meunier, le vainqueur réel sinon officiel du championnat d’Angleterre de 120 verges haies – tous ces pays méritaient également qu’on se souvînt d’eux.
Enfin, le journaliste américain, qui complétait cette liste, prenait en considération l’appoint sérieux que devaient apporter au contingent britannique les athlètes coloniaux, et parmi ces derniers citait les noms de quelques Canadiens qui semblaient à craindre. Mais tous ceux-ci étaient des Anglo-Saxons, venant de Toronto, de Vancouver, de Winnipeg, et c’était en vain que l’on cherchait parmi ces noms le nom de quelque Canadien français jugé digne d’une mention honorable.
Pourquoi ? La race canadienne-française s’est-elle donc complètement désintéressée du sport ? Les jeunes Canadiens français ne désireraient-ils pas qu’un des leurs inscrivît un jour son nom sur le livre d’or de la grande joute olympique ? Se reconnaissent-ils donc inférieurs, incapables de disputer la victoire aux Anglo-Saxons ? Il n’en est rien. En d’autres sports, ils ont maintes fois prouvé leur valeur. En course à pied, il y a quelques jours à peine qu’un Canadien français remportait à Montréal une victoire éclatante. Tous ses compatriotes ont dû, en lisant la nouvelle de sa victoire, ressentir une légitime fierté : quelle occasion bien plus belle n’auraient-ils donc pas de s’enorgueillir si quelque Canadien français arrivait à triompher dans une des épreuves olympiques futures, sinon l’an prochain !
Ce n’est certes pas la qualité athlétique qui leur manque. Si de jeunes Français ont pu, dans ces dernières années, remporter d’éclatantes victoires sur leurs adversaires anglais ou autres, tant en course à pied qu’au football, en boxe, en cyclisme, etc., que ne peut-on pas attendre d’une race qui, issue de la même souche, a puisé une jeunesse et une santé nouvelle et décuplé sa vigueur en plantant ses racines dans le sol du nouveau monde !
Que l’on ne donne pas non plus comme objection le chiffre encore restreint de la population canadienne-française. Ce chiffre n’est pas très élevé, il est vrai ; mais c’est un fait indiscutable que, grâce à leur origine, grâce à la rude vie saine et fortifiante que leurs ancêtres ont menée, les Canadiens français d’aujourd’hui comptent dans leur nombre une proportion d’individus robustes et résistants bien plus forte qu’aucune nation européenne. Il y a là une véritable pépinière d’athlètes qui n’attend, pour se développer, qu’une impulsion nouvelle et plus vigoureuse.
Cette impulsion, qui doit répandre par toute la masse de la population jeune un goût et une pratique des sports qui sont encore trop rares, comment la donner ?
Il n’y a qu’une réponse possible. Le seul moyen est d’organiser partout et toutes les fois qu’il sera possible des épreuves sportives de propagande auxquelles on s’efforcera de donner un grand retentissement. Et c’est à dessein que nous disons « de propagande » car ces épreuves ne devront pas être de celles qui profitent financièrement à un ou deux clubs, et athlétiquement aux quelques joueurs ou concurrents déjà exercés et entraînés qui y prennent part. Elles devront attirer le plus grand nombre possible de nouveaux venus au sport, et, pour cela, il faudra essentiellement qu’elles portent sur un sport peu coûteux et facile à pratiquer.
Dans certains pays d’Europe, les épreuves cyclistes ont été les premières à attirer l’attention de la foule et à implanter dans la jeunesse l’amour des exercices physiques. C’est ce qui s’est passé en France ; mais il ne faut pas perdre de vue que la France, de même que les vieilles nations européennes, possèdent depuis d’innombrables années un réseau très complet de routes excellentes, qui ont naturellement favorisé le développement du sport cycliste. En est-il de même dans l’Amérique du Nord et en particulier au Canada ? Il est évident que non. Dans ces contrées relativement jeunes les routes ne se développent souvent que plus lentement que les voies ferrées, et elles n’arriveront pas à la perfection d’ici longtemps.
Il faudra donc choisir quelque autre sport qui n’exige pas cette perfection et qui soit pourtant susceptible de frapper l’imagination des masses à la fois par la distance accomplie et parce que l’épreuve sportive en question ira pour ainsi dire les chercher chez elles, sans qu’elles aient à se déranger pour la voir.
L’on arrive donc forcément à la conclusion que le sport de la marche et celui de la course, deux sports frères en somme, sont les plus propres à jouer le rôle de sports de propagande. Des deux, la marche paraîtrait préférable, comme étant un sport plus naturel et plus aisé ; mais pour les très longues distances, l’on pourrait sans inconvénient laisser l’allure au choix des compétiteurs, c’est-à-dire faire de ces épreuves ce que les Anglais appellent des « go-as-you-please races ».
Étant destinées à frapper l’imagination des masses, ces épreuves devraient assurément avoir lieu sur de très longues distances. Des parcours Trois-Rivières-Montréal, Sherbrooke-Montréal, ou même Québec-Montréal ne seraient pas trop longs. Au premier coup d’œil, des distances semblables peuvent paraître décidément exagérées et propres à épuiser les coureurs qui les franchissent ; mais il a été prouvé maintes fois qu’il est indispensable de frapper un grand coup pour commencer et pour implanter fermement un sport, il faut, dès l’abord, et hardiment, accomplir ce qui pouvait paraître quasi impossible aux profanes.
C’est ce qui a été fait en Europe. Paris-Brest en cyclisme, et Paris-Belfort en marche, pour la France ; pour l’Angleterre, les randonnées colossales de Land’s End à John O’Greats, voilà autant d’épreuves devant lesquelles les sceptiques ont hoché la tête, qu’ils ont traitées de tentatives déraisonnables, de folies ; mais ce sont elles qui ont donné au mouvement sportif sa première et définitive impulsion.
Le Canada français est loin d’être un nouveau venu au sport ; il en a donné maintes preuves, mais tous ceux qui s’intéressent vivement et sincèrement à son avenir sportif souhaitent que cet avenir soit vingt fois plus fécond et plus brillant que le présent.
Quelques restrictions devraient pourtant être imposées pour ces épreuves colossales de propagande. Un contrôle sévère, d’abord, qui garantira la régularité de l’épreuve. Ensuite, les concurrents devront tous être des athlètes entraînés, en parfaite condition physique, et non des adolescents, doués de plus d’enthousiasme que de résistance à la fatigue. Ils seraient scrupuleusement examinés par un médecin avant le départ et ne partiraient qu’avec son approbation.
Une dernière question se pose : À quelle catégorie d’athlètes s’adresseront ces épreuves : Amateurs ou professionnels ? Si l’on a surtout en vue l’encouragement du sport dans les masses de la population et la production éventuelle de marcheurs ou coureurs susceptibles de prendre part avec succès aux Jeux olympiques, il est évident que les professionnels sont hors de cause. Mais il y a du pour et du contre, et c’est une question qui mérite d’être discutée plus à loisir.
On dira : « Vous prêchez à des convertis. La jeunesse canadienne-française aime et pratique le sport et n’a pas besoin de tant d’encouragements et de conseils prétentieux. » À cela, il suffira de répondre que le monde entier aura les yeux fixés sur l’arène de Stockholm où, l’été prochain, se disputeront les Jeux olympiques, et, dans cinq ans, sur quelque autre arène semblable ; que toutes les races et nations y seront représentées et que chacune d’elles acclamera avec une légitime vanité les victoires de ses nationaux ; et que, tôt ou tard, la race canadienne-française devra s’affirmer, en tant que race, dans le domaine du sport comme elle s’affirme et s’affirmera dans les autres domaines, et que chacun de ses fils devrait nourrir l’ambition de descendre un jour dans cette arène et de remporter une victoire dont tous ses compatriotes s’enorgueilliraient, même et surtout, peut-être, ceux qui, à présent, font profession de dédaigner la cause sportive.
La Presse,4 novembre 1911.
q