Chapitre 6
Le sport et la race

Il y a quinze jours environ, à Londres, dans un match de boxe comptant pour le championnat d’Europe de la catégorie des poids mi-moyens, ou welter weights, Georges Carpentier, champion de France, a battu décisivement Young Josephs, champion d’Angleterre, remportant ainsi le championnat d’Europe précité et s’assurant le droit exclusif de combattre le champion d’Amérique, par exemple, pour le titre de champion du monde.

« En quoi cela peut-il nous intéresser, nous Canadiens ? » diront peut-être certains de nos lecteurs. C’est ce que je voudrais essayer de leur montrer.

Nos amis, les Anglais – et le signataire de ces lignes, qui a vécu parmi eux, écrit « nos amis » le plus sincèrement du monde, – sont une race éminemment sportive. Or, comme la plupart des gens de sport, ils éprouvent, malgré eux, un certain mépris instinctif pour ceux qui ne s’y livrent pas. De plus, ils ont, avec toutes leurs qualités, certaines faiblesses : une d’elles est une opinion d’eux-mêmes qui est excellente, à juste titre, combinée avec une opinion des autres races, qui pour être le plus souvent poliment dissimulée, n’est pas moins un tant soi peu dédaigneuse.

Il y a une quinzaine d’années tout au plus, les Anglais étaient, en Europe tout au moins, maîtres incontestés du royaume des sports, et cela pour une bonne raison : c’est qu’aucune autre race ne s’en occupait. Seulement, la masse du peuple anglais ne songeait pas à chercher les causes et ne voyait que les résultats. Elle voyait qu’aucun pays ne cherchait à disputer la palme à ses compatriotes, dans aucun sport ni concours athlétique, et elle en était venue tout naturellement à se figurer que c’était parce que les autres nations reconnaissaient la supériorité physique des habitants des îles britanniques et se reconnaissaient d’avance vaincues. De là, un certain orgueil tranquille que rien ne semblait devoir troubler.

Et puis, voici qu’en quinze ans, tout a changé. Les athlètes américains se sont montrés presque invincibles dans les épreuves athlétiques. Des équipes de rameurs belges ont remporté le « Grand Challenge Cup », la plus importante épreuve d’aviron des régates de Henley. En athlétisme encore, des coureurs allemands triomphent à Londres même dans trois championnats d’Angleterre ; des coureurs français font de même, et enfin, dans le sport qui semblait être le plus essentiellement anglais, celui de la boxe, ça a été depuis deux ans une suite presque ininterrompue de victoires françaises culminant dans celle dont j’ai parlé au début de cet article.

Quel a été le résultat de tout cela ? Le résultat a été un revirement étonnamment complet de l’opinion anglaise au sujet des capacités physiques des autres nations. Ce fut, pour la masse du peuple anglais, une surprise profonde de voir ses meilleurs hommes battus par des Allemands, des Belges, des Français, etc., et ils ont fini par comprendre, à la longue, que toutes ces races-là étaient, athlétiquement, sensiblement égales à la leur.

Le Français en particulier avait toujours joui, en Angleterre, d’une réputation de maladresse grotesque dans tous les exercices du corps. Pour prendre comme exemple un autre sport dont nous n’avons pas encore parlé – l’hippisme – il est difficile d’ouvrir un ancien numéro du Punch, le fameux journal satirique anglais, sans trouver une caricature représentant un Français à cheval, désespérément accroché à la crinière, sur le point de tomber, et suppliant qu’on vienne à son secours. La simple juxtaposition d’un Français et d’un cheval semblait évidemment aux Anglais de cette époque quelque chose de comique. Or, depuis trois ou quatre ans, la « Horse Show » de Londres a été rendue bien plus importante que par le passé et comprend maintenant des concours divers de sauts d’obstacles ouverts aux cavaliers et aux officiers des différentes nations. Que s’est-il passé ? Sur trois épreuves, les équipes françaises ont été classées deux fois premières et une fois deuxième. Seuls leur disputaient la palme les cavaliers belges, italiens ou russes ; les Anglais étaient en queue de la liste. Résultat inattendu : les caricatures du Punchsur les Français à cheval ont à peu près disparu…

Les gens qui ne connaissent pas très intimement le peuple anglais – j’entends par là les Anglais d’Angleterre – et qui ne se doutent pas à quel point ce peuple s’intéresse au sport et fait du sport un critérium pour juger les gens, ne peuvent se faire une idée de l’influence réelle qu’ont ces victoires sportives françaises sur les rapports des deux pays.

Le brave ouvrier anglais (et, en somme, c’est lui qui forme la masse de l’opinion) n’avait auparavant des Français que l’idée de petits êtres comiques et presque simiesques, qu’il ne lui fût jamais venu à l’esprit de regarder comme ses égaux en quoi que ce soit. Or, en quelques années, cet ouvrier a lu dans son journal du matin que des athlètes français battaient leurs concurrents anglais, en France d’abord, puis en Angleterre, tout à côté de lui ; qu’une équipe française de football rugby triomphait dans un des grands matchs internationaux de l’équipe d’Écosse ; que les coureurs de fond français venaient gagner des courses de Marathon à Londres, à Édimbourg et ailleurs. Et, enfin, cet ouvrier anglais voit de ses propres yeux des boxeurs français battre aisément les champions anglais de leur catégorie.

De sorte que son point de vue change peu à peu et complètement, et que lorsqu’on lui parle d’amitié franco-anglaise, d’entente cordiale, il se sent plein de sympathie pour une nation qui prouve qu’elle peut le battre à ses propres sports, et il se sent prêt à songer à la race française avec respect et à la considérer comme l’égale de la sienne. C’est ce qui s’est passé et ce qui se passe encore, et les diplomates ont reçu, de ce côté-là, et probablement sans s’en apercevoir, une aide inattendue.

Et maintenant, il devient facile de deviner où je veux en venir, et en quoi les remarques qui précèdent s’adressent aux Canadiens français, voués à vivre côte à côte avec une population anglaise.

Évidemment, les conditions ne sont pas les mêmes ici qu’en Europe ; les deux races française et anglaise étant en contact immédiat et constant sur le sol canadien, elles n’entretiennent guère l’une envers l’autre les préjugés stupides qui proviennent surtout de l’éloignement et de l’ignorance ; et les Anglais d’ici ne sont pas non plus absolument pareils aux Anglais d’Angleterre. Mais ils n’en conservent pas moins ces deux caractéristiques essentielles : l’amour du sport ; et une certaine tendance innée à se croire destinés par la Providence à tenir le haut du pavé – du pavé sportif comme des autres.

Voilà pourquoi le sport, parmi les Canadiens français doit être question nationale. Il faut se garder d’exagérer : leur existence et leur indépendance pratique ne dépendent pas du résultat de courses ou de matches de football ! Mais il est suffisant de se rendre compte que lorsque les Anglais verront les Canadiens français leur tenir tête et les battre souvent dans la plupart des sports et jeux auxquels ils se livrent eux-mêmes, ils n’en ressentiront que plus de respect pour eux.

Est-ce ainsi que les choses se passent ? Je laisse à des personnes mieux informées que moi de l’état du sport canadien, le soin de répondre. S’ils trouvent qu’à côté de sports où les Canadiens français brillent, il en est d’autres dont ils semblent se désintéresser, ne doivent-ils pas faire tous leurs efforts, non pas une fois, mais aussi souvent qu’il le faudra, pour créer d’abord, développer ensuite, ces sports négligés ?

Pour cela, il faut de l’argent, de l’influence, et surtout de l’enthousiasme. Si un enthousiasme réel existait, l’argent et l’influence ne seraient pas introuvables. Et quant à la recette pratique pour créer l’enthousiasme, il semble bien qu’elle soit la même dans tous les pays : grandes épreuves de propagande sportive, portant sur un sport facile à pratiquer et peu coûteux. Elles seules pourront introduire le goût du sport parmi cette partie trop nombreuse de la jeunesse canadienne qui y reste encore indifférente. Quand cette indifférence aura été secouée, on verra des noms français en tête des listes de vainqueurs dans la plupart des grandes épreuves sportives de l’Amérique du Nord.

Et je n’ai rien dit des heureux résultats qu’aurait, au point de vue de l’hygiène, un développement semblable du goût des exercices physiques. Cela seul devrait pourtant suffire à fouetter le zèle de tous les Canadiens français qui s’intéressent à la bonne santé et à la bonne renommée de leur race, et se rendent compte que le sport peut y aider.

La Presse,11 novembre 1911.

q