Chapitre 11
Les hommes du bois

La Tuque – Juin.

J’espère que les typographes respecteront ce titre et ne feront des habitants de cette partie de la Province de Québec ni des hommes de bois ni des gorilles. Ce sont tout simplement de braves gens qui vivent du bois, c’est-à-dire de l’industrie du bois, et cela si exclusivement que le reste de l’industrie humaine demeure pour eux plein de mystère. Ils viennent de s’abattre sur La Tuque, ces derniers jours, venant des chantiers du Nord, et célèbrent présentement leur retour à la civilisation par des réjouissances de la sorte qu’il est impossible d’ignorer.

La Tuque est une ville fort intéressante. Je dis ville parce qu’il y a un bureau de poste et que traiter de village une localité canadienne ainsi favorisée ce serait ameuter toute la population contre soi.

Deux lignes de chemin de fer y passent. Seulement, l’une d’elles est desservie par un matériel roulant un peu capricieux, qui déraille volontiers. Lorsque le cas se présente, une ou deux fois par semaine en moyenne, les voyageurs s’empressent de descendre et s’unissent au mécanicien et au conducteur pour décider le matériel roulant, « engin » et « chars » – pour parler canadien – à remonter sur les rails, à grand renfort de crics, de billots et de barres de fer. Ils y parviennent généralement. L’autre ligne est plus importante : c’est celle du Transcontinental, qui ne mérite pourtant pas encore ce nom, car sur la carte le trait plein qui indique les tronçons terminés ne se rencontre que sous forme de très petits vers noirs isolés, que séparent d’interminables serpents de pointillé…

Seulement, cette partie de la ligne qui s’étend au nord de La Tuque et sur laquelle les trains ne passeront pas avant bien des mois a déjà trouvé son utilisation : elle sert de route aux hommes qui reviennent des chantiers.

Depuis quelques jours on les voit passer par groupes de trois ou quatre, marchant sur les traverses avec l’air d’obstination tranquille de ceux qui sont habitués aux durs travaux. Ils ont au moins un trait en commun : la peau couleur de brique que leur ont donné le soleil, la pluie et la réverbération de la neige. Pour le reste ils sont splendidement disparates : courts et massifs, grands et maigres avec des membres longs qu’on devine terriblement durcis par la besogne ; vêtus de chemises de laine, de gilets de chasse à même la peau, de pantalons de toile mince dont les jambes s’enfouissent de façon assez inattendue dans plusieurs bas et chaussettes de grosse laine superposés – dernier vestige de la défense contre le grand froid de l’hiver – chaussés de bottes ou de mocassins de peau souple, ils s’en vont vers la civilisation et le genière de La Tuque, côte à côte, mais sans rien se dire, ayant passé tout l’hiver et tout le printemps ensemble.

Ils portent toutes leurs possessions terrestres sur leur dos, dans des sacs, paniers ou valises, à la mode indienne, reposant au creux des reins, avec une courroie qui leur passe sur le front. Et il y en a qui ne portent rien et s’en vont en balançant les bras, déguenillés et magnifiques, comme des sages pour qui les vêtements et le linge de rechange sont des choses de peu de prix.


   

Parallèlement à la voie, la rivière Saint-Maurice roule les innombrables troncs d’arbre qu’ils ont abattus, et qui s’en vont, sans payer de fret ni de port, vers les fabriques de pulpe et les scieries du sud. De novembre à avril ils ont manié la hache jusqu’aux genoux dans la neige ; d’avril à juin ils ont travaillé au traînage et au flottage du bois, avec le divertissement occasionnel d’une chute dans l’eau encore glacée : système de culture physique qui n’est exposé dans aucun livre, mais assurément incomparable, et que complète le retour au monde civilisé, une promenade de soixante, quatre-vingt milles ou plus, par des sentiers de forêt ou sur les traverses d’une ligne de chemin de fer, avec tous leurs biens sur le dos.

Comment s’étonner que, ayant touché hier le produit de huit mois de paye accumulée, ils aient passé toute leur matinée à acquérir des chemises jaune tendre, des cravates violettes et des chapeaux de paille à ruban bleu, et qu’ils fassent cet après-midi un noble effort pour boire tout ce qu’il y a de genièvre à La Tuque, tâche héroïque et digne d’eux.

Ce sont tous sans exception des Canadiens français, et même dans l’ivresse ils restent inoffensifs et foncièrement bons garçons, enclins à adresser au barman qui les pousse dehors, des reproches plaintifs, lui rappelant vingt fois de suite « qu’ils ont bien connu son père » –, souvenir qui laisse le barman froid, mais les émeut, eux, jusqu’aux larmes.

Vus ainsi, ivres de l’ivresse prompte qui suit de longs mois de sobriété, ils ne sont que pitoyables et ne donnent pas une bien haute idée de leur race. Mais voici que ce matin quelques-uns d’entre eux m’ont vu déployer une carte de la Province de Québec et se sont approchés, curieux comme des sauvages devant un objet inconnu. Ils se sont fait montrer Montréal et Québec et la rivière Saint-Maurice et La Tuque. – Oui. C’est ça : c’est bien ça. Tu vois, Tite ? – Plus haut que La Tuque la carte ne montrait plus de villages ni d’accidents de terrain, plus rien que le tracé approximatif des cours d’eau, minces lignes noires sur le papier vert pâle qui représente la solitude de l’Ungava s’étendant à l’infini vers la baie de Saint-James et le cercle arctique.

Mais les bûcherons ont repris la nomenclature là où la carte l’abandonnait et ont tout à coup peuplé la solitude. De gros doigts se sont promenés sur le papier :

« Ici, c’est Wendigo. Un peu plus loin c’est le Grand Portage ; puis la rivière Croche ; l’île Vermillon – notre chantier était par là – et un peu plus loin encore les rapides Blancs, et la rivière du Petit-Rocher… »

Les bûcherons ne désirent point les aventures ; ils ne demandent qu’un bon chantier, de larges platées de fèves au lard, une ou deux journées de chasse dans l’hiver, une ou deux journées de pêche au printemps, puis le retour à la civilisation et quelques ripailles. Mais il est bon de se rappeler que ce sont leurs ancêtres, des hommes tout pareil à eux, qui ont arpenté les premiers cette partie de l’Amérique et qui ont fait que d’un bout à l’autre du territoire canadien, de Gaspé à Vancouver, l’on rencontre partout des noms français.

L’Auto, 31 août 1912.

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