Chapitre 1

Les jaquettes d’hôpital sont idéales pour faire ressortir toute la vulnérabilité de l’être humain. N’importe quel individu, même s’il se croit en parfaite santé, perd un peu de sa confiance en enfilant ce tissu bleu délavé au motif parfois discutable. J’évite de me regarder dans le miroir qui me nargue au fond de la cabine. Je suis trop à fleur de peau, à un cheveu d’éclater en sanglots. Je détache l’un des sacs de plastique suspendus au mur, puis j’y enfonce mes vêtements sans les plier. Le cordon de la jaquette me glisse sans cesse des doigts, mais je parviens enfin à faire un nœud après deux tentatives. Je pose ma main sur la poignée, sans la tourner tout de suite. Figée, je me raisonne en soupirant doucement. Je ne peux pas rester ici plus longtemps, j’ai trop peur qu’une infirmière m’appelle à l’interphone et que tout l’hôpital apprenne que Sophie Maltais est une vraie trouillarde.

La porte de la cabine claque brusquement derrière moi. Sous mes chaussettes à motifs de chats rigolos, le plancher est froid et glissant. Je contracte les orteils comme pour m’agripper au sol et j’avance à pas de souris, évitant à tout prix de me retrouver les quatre fers en l’air dans le couloir. Il ne manquerait plus que ça! Je choisis un casier au hasard et j’y balance toutes mes affaires, puis je prends la petite clé magnétique dans ma main moite. Du coin de l’œil, je remarque la pancarte «Souriez! Vous êtes filmé!», vissée au mur adjacent. Je m’assure alors que la jaquette est bien refermée à l’arrière en regardant nerveusement vers le plafond. L’œil froid de la lentille me renvoie mon image déformée. Je déglutis.

Je retourne m’asseoir dans la salle d’attente de l’hôpital. Ici, c’est la section des professionnels qui reçoivent leurs patients pour des rendez-vous de suivi. On est loin du chaos des urgences. Au contraire, le silence règne. Les murs blancs reflètent la lumière entrant par les immenses fenêtres, qui exposent le stationnement de l’hôpital comme un tableau vivant. Dehors, le vent s’est levé et de petits tourbillons de neige poudreuse dansent entre les voitures recouvertes d’un délicat drap immaculé. Quelques patients courageux grillent une cigarette. Ils se tiennent droits et raides comme une colonie de pingouins, à plus ou moins neuf mètres des portes comme le veut la loi. Certains traînent derrière eux un soluté chancelant au bout d’une tige métallique. Ça doit être froid pour les mains.

— Je vous offre quelque chose, mademoiselle? Une collation, quelque chose à boire?

Je sursaute, puis je me tourne pour faire face à la bénévole qui pousse un petit chariot garni de biscuits à l’avoine, de sachets de thé et de deux contenants isothermes. L’un est rempli de café et l’autre d’eau chaude, comme l’indiquent des étiquettes rectangulaires. J’hésite. J’ai envie d’un café, mais j’ai déjà mal au cœur et j’ai peur que la caféine me fasse littéralement vibrer sur ma chaise. À contrecœur, j’opte pour une tisane à la camomille. Je remercie la bénévole et laisse un dollar dans le pot recueillant des dons pour la fondation de l’hôpital. Dans le verre de styromousse, la poche teinte l’eau tiède d’une couleur jaunâtre. Ça sent le studio de yoga. La première gorgée m’apaise un peu, même si je demeure agitée. C’est comme essayer de se protéger d’un tsunami avec un parapluie.

La bénévole poursuit son chemin en répandant un peu de douceur partout où elle passe. La chaleur des hôpitaux se trouve dans les gens qui y travaillent. Dans la salle d’attente, aucun patient ne parle, on ose à peine se regarder. Je peux entendre la musique de ma voisine à travers son casque d’écoute. Je me retiens pour ne pas lui demander de baisser le volume, tandis que je reconnais les premières notes d’Another One Bites the Dust. Sans que je m’en rende compte, le ver d’oreille s’imprègne dans mon cerveau.

Je sors mon cellulaire, puis j’ouvre plusieurs applications en n’accordant à chacune pas plus de quelques secondes d’attention. Je ne parviens pas à me concentrer sur quoi que ce soit; les informations se bousculent. Je laisse l’algorithme m’hypnotiser avec son contenu choisi exprès pour moi. Une vedette fait de la publicité pour des jujubes censés améliorer l’apparence des cheveux et des ongles. Un ami du cégep vend un tapis roulant «presque jamais utilisé». Ma sœur initie ses deux gamins au ski alpin. J’ignorais qu’il existait des skis pour les enfants de trois ans. Selon moi, c’est l’activité parfaite pour risquer de se retrouver à l’urgence à cause d’une jambe cassée. «Super séjour à la montagne, rien ne vaut le temps passé en famille!» indique la légende sous la photo. J’ai un message de mon amie Jade, mais je ne sais pas quoi répondre à son «Salut, ça va?», donc je me contente de le laisser non lu. Amère, je range brusquement l’appareil dans mon sac.

Puis, la voix de Freddie Mercury encore en tête, je me perds dans la contemplation des affiches qui ornent les murs: prévention contre les effets du tabagisme, bienfaits d’une alimentation saine, importance de se protéger contre les maladies transmissibles sexuellement, tout y est. Elles sont dans de fins cadres chromés, comme de précieuses œuvres d’art.

— Sophie Maltais, salle 10.

Je bondis de ma chaise comme un ressort. Le verre de styromousse tombe par terre en émettant un bruit creux. Je me tortille pour le ramasser, évitant à tout prix d’exposer mon arrière-train au reste du monde. En me redressant, je réalise que les autres femmes ont le regard plongé dans leur téléphone cellulaire ou dans un vieux magazine. Personne ne m’accorde la moindre attention. Je marche d’un pas pressé jusqu’à la fameuse porte grise marquée du numéro 10. À l’intérieur, une table d’examen recouverte de papier m’attend. J’ai appris à la connaître, cette table, bien que je ne l’aime pas pour autant. Je m’y allonge en essayant d’ignorer le froissement provoqué par mes mouvements. J’ai l’impression d’être un morceau de saumon en papillote qui s’en va au four. Au-dessus de moi, le néon fluorescent grésille et me juge. Je devine que mon dossier est affiché à l’écran de l’ordinateur, mais je n’ose pas me relever pour aller lire ce qui a été ajouté depuis l’échographie de la semaine dernière.

Je me souviens encore du gel froid et gluant sur mon ventre, de la sonde pesante glissant sur ma peau. J’ai eu beau essayer de déchiffrer les images noires et grises, mes propres entrailles ne se sont pas laissé lire si facilement. Après un moment, le technicien a tourné un peu l’écran, comme si je portais un secret quelconque, peut-être un trésor ou une créature monstrueuse comme dans Alien. Son visage est demeuré neutre, sauf pour un léger froncement de sourcils qui a suffi à me faire angoisser. Lorsqu’il a eu terminé, j’ai tant espéré qu’il me dise: «Tout est beau! Bonne journée!» Il m’a plutôt lancé: «Je transfère les images à votre médecin. Le Dr Lalonde vous contactera sous peu», avant de me quitter. Je suis restée là, le ventre à l’air recouvert de gel froid et la tête pleine de questions qui resteraient sans réponses trop longtemps à mon goût.

De retour à la maison, j’ai lutté contre moi-même pour ne pas naviguer sur les mille et un sites supposément médicaux qui abondent sur le Net. Tumeur, cancer, malformation, caillot, maladie incurable: j’étais convaincue d’être victime de tous les maux de la terre en même temps. Mathias, mon copain, a fait tout en son pouvoir pour me changer les idées; il m’a laissée regarder mes séries romantiques sur Netflix, m’a cuisiné mes repas préférés et m’a même proposé d’aller au cinéma un soir de semaine! Ça a marché, mais pas tout à fait. À trois heures du matin, personne ne pouvait m’empêcher de consulter Dr Google une fois de plus en faisant mon petit pipi nocturne.

J’ai l’impression de fusionner avec la table d’examen, de m’y enfoncer, comme on s’engouffre dans des sables mouvants. C’est quand vous voulez, hein, docteur Lalonde! Je ferme les yeux et j’expire lentement par le nez.

— Madame Maltais! Comment ça va aujourd’hui?

Le Dr Lalonde entre en coup de vent, me faisant sursauter. Je me redresse pour mieux le saluer.

— Ça va… dis-je d’une voix faible, un peu nerveuse.

Sous son sarrau blanc, il porte un pantalon beige et un chandail à manches courtes, comme s’il s’apprêtait à aller bruncher avec sa belle-famille. Ses souliers de cuir italien noir luisent sous la lumière artificielle. Il ressemble à une version grisonnante de Paul Rudd, charismatique et rassurant. Ça ne doit pas toujours être facile d’être un gynécologue. Je n’étais d’ailleurs pas très enchantée à l’idée d’être suivie par un homme, mais comme la liste d’attente est longue au CLSC, Mathias m’a convaincue de passer par-dessus mes préjugés et m’a accompagnée au premier rendez-vous. Finalement, le Dr Lalonde s’est révélé plus que compétent et, plus important encore, très gentil.

— On va regarder ça! lance-t-il. Attention, c’est froid.

Les pieds dans les étriers, je le vois disparaître derrière le tissu tendu de ma chemise.

— Des changements depuis notre dernière rencontre?

— Non.

— Pas de douleurs lors des rapports sexuels? Des crampes, pertes, saignements?

— Non. Rien.

C’est bien ça, le problème. Comment un rien peut-il bouleverser mon existence à ce point? Le gynéco se redresse devant moi, retire ses gants d’un geste rapide et les lance dans la poubelle à côté de la table d’examen. D’un signe de tête, il m’indique de me relever. Je remonte ma culotte, le tissu de la chemise retombant doucement sur mes jambes nues.

— Vous avez des drôles de bas, commente-t-il en souriant.

— Merci!

Un peu gênée, je jette un coup d’œil à mes fameuses chaussettes pour réaliser que les petits chats imprimés dessus brandissent fièrement des doigts d’honneur à l’aide de leurs pattes avant. Embarrassée, je le rejoins au bureau en L qui occupe l’autre côté de la pièce. Concentré, il consulte mon dossier affiché à l’écran. Ses sourcils ondulent gravement, accentuant l’espace entre eux et lui donnant l’air de déchiffrer des hiéroglyphes. Le silence est insupportable, quoique je n’aie pas envie de parler pour autant.

— Rappelez-moi depuis combien de temps vous et votre conjoint essayez d’avoir un enfant, demande-t-il en se tournant vers moi.

— Un an et quatre mois, précisé-je en comptant sur mes doigts. Mathias a passé un spermogramme en même temps que ma première échographie… Tout est beau de son côté.

— Où est-il en ce moment? Est-il venu avec vous?

— Non, non. Il est au boulot…

J’évite de lui mentionner que j’ai insisté pour que Mathias ne m’accompagne pas. J’avais besoin de venir seule. Sa présence ne m’aurait aucunement réconfortée, malgré toutes ses bonnes intentions. Parfois, Mathias veut tellement bien faire les choses en se montrant attentif et doux qu’il me donne envie de frapper dans un mur. Ça a toujours été comme ça; plus il est gentil, plus ça m’énerve parce que j’ai l’impression de ne pas mériter toute cette bonté.

— Avez-vous essayé d’autres traitements avant? Hormonothérapie, homéopathie, acupuncture?

— J’ai pris des vitamines censées augmenter la fertilité, on a commencé à manger bio, à couper dans le sucre, dans le gras, dans la viande… J’avoue que j’ai pas tenu très longtemps pour ce qui est du sucre, surtout dans le temps des fêtes! On a essayé plein de positions, les jambes en l’air, vous savez…

Je mime un V avec mes doigts et marque une pause avant d’esquisser un sourire gêné. Heureusement, il n’est pas offusqué; il a dû en entendre de toutes sortes depuis qu’il pratique sa profession. Plus je parle, plus je réalise tout ce que nous nous sommes imposé, Mathias et moi, depuis plus d’un an. Le constat m’attriste. Je suis même passée à un cheveu de commander une poudre de champignon asiatique réputée excellente pour améliorer la qualité du sperme, avant d’apprendre que le problème n’était pas là. Alors que je ne voulais pas parler quelques minutes plus tôt, je débite tout d’une manière incontrôlable.

— Vous savez, c’est ma mère qui m’a dit que ce serait mieux pour moi de commencer les anovulants. J’étais en secondaire 3, j’avais un SPM douloureux, mais je crois qu’elle avait surtout peur que je tombe enceinte par accident, comme les «ados irresponsables» qu’on voit à la télé. En fait, c’était même pas la faute de la télé… Il y a une fille dans ma classe qui est tombée enceinte à quinze ans! Elle a changé d’école assez vite! On l’a jamais revue. Je l’ai cherchée une fois, sur Facebook. Elle a eu quatre autres enfants. J’ai failli lui écrire parce qu’elle fait des faux ongles chez elle, pis j’aime ça des fois me faire belle, mais je me suis rendu compte qu’elle était rendue à Joliette. Tant mieux pour elle, elle s’en est bien sortie. En tout cas, on dirait bien. Bref, cette histoire a traumatisé ma mère. C’est après ça qu’elle a insisté pour qu’on prenne la pilule, ma sœur et moi. Elle m’a dit tellement de fois: «Si tu tombes enceinte, tu pourras pas rester ici! C’est une maison respectable ici!» Puis dès que j’ai fini mes études, que j’ai rencontré un bon gars, là, c’était le discours inverse: «C’est quand que tu nous fais des petits-enfants? J’ai tellement hâte! » Ma sœur Jeanne en a eu deux, ce qui a juste amplifié leurs attentes!

Je m’arrête pour de reprendre mon souffle. Le Dr Lalonde continue de m’écouter, les mains jointes sur son bureau. Je ne sais pas s’il est tout à fait à l’aise dans son rôle improvisé de psychologue, mais il me permet de poursuivre d’un petit signe de la tête.

— À chaque rencontre familiale, il y avait quelqu’un qui nous demandait ce qu’on attendait pour avoir des enfants! Une fois, j’ai répondu qu’on essayait fort, fort, sauf que Mathias arrêtait pas de se tromper de trou. Vous auriez dû voir le visage de ma mère! Heureusement que mon père a éclaté de rire, ça a dissipé le froid. J’ai eu la paix quelque temps après ça… Oh, je m’excuse, doc, je m’emporte!

Ma voix se brise, je me tais enfin. La gorge serrée, j’avale un peu de salive. Le Dr Lalonde laisse planer un court silence, puis abandonne son masque de psychologue: il reprend son rôle de gynécologue.

— Madame Maltais, les résultats de l’échographie et les prises de sang semblent indiquer une anomalie de vos ovaires, ce qui nuit à votre capacité de concevoir un enfant.

Il sort une affichette plastifiée sur laquelle est illustré un utérus tout beau, tout rose. Il pointe différentes parties de l’organe pour m’expliquer l’origine de l’anomalie, mais je n’écoute plus un seul des mots qu’il m’adresse. La chanson de Queen se tait dans mon crâne pour laisser place au silence. Des larmes roulent sur mes joues, et j’accepte d’une main tremblante la boîte de mouchoirs qu’il me tend. Je l’avais imaginé, cet instant – comprendre enfin ce qui cloche avec mon corps –, seulement ce n’est pas comme le vivre pour vrai. C’est à la fois soulageant et terrifiant. La réalité me rattrape et me dévore. Ma réserve ovarienne est anormalement basse. En résumé, elle est presque vide. Je ne retiens que ce dernier mot: vide. Je suis vide.

— Je pourrais vous recommander un collègue spécialisé en traitement de fertilité si vous souhaitez poursuivre les démarches en ce sens, avec votre conjoint bien sûr, continue-t-il en rangeant l’affichette. Prenez le temps d’en discuter avec lui. Je vous laisse quelques dépliants.

Il glisse les brochures sur le bureau. Les visages souriants des nouveaux parents et de leur bébé tout beige me donnent le vertige. Je hoche la tête et les prends tout de même. Il m’accorde quelques minutes pour que j’arrête de pleurer, mais je perçois rapidement un certain malaise. Ce n’est pas à cause de la nouvelle qu’il vient de m’annoncer; pour lui, ce doit être quelque chose d’assez courant. Ce qu’il n’ose pas me dire, c’est qu’une autre patiente l’attend. Il consulte subtilement sa montre. Je comprends le message. Je me lève, chancelante, et le remercie faiblement en quittant le bureau. Dans mon sac à main, j’entends les dépliants se froisser contre mon portefeuille et ma bouteille d’eau réutilisable. De retour dans la cabine du vestiaire, j’observe mon corps mou et vide dans le miroir. Ce corps qui m’échappe, qui me fuit. J’ai l’impression de le voir d’en haut, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre. Après un moment, je me rhabille, je valide mon billet de stationnement et je me livre au froid mordant de janvier.

Dehors, je demande une cigarette à quelqu’un. La première et dernière fois que j’ai fumé, j’avais douze ans. J’avais volé une cigarette au père de ma meilleure amie, parce que ça avait l’air cool. J’ai eu tellement mal au cœur que j’ai failli vomir après deux inhalations. De plus, les images dégoûtantes de trachéotomie imprimées sur le paquet me faisaient peur. Aujourd’hui, j’ai vingt-sept ans et je n’en ai plus rien à foutre. Ma vie comme je l’ai toujours connue est terminée.