Je finis par sortir de la salle de bain et je me glisse dans le lit aux draps défaits. Il manque un oreiller, car Mathias est parti dormir sur le sofa. Je me demande s’il arrivera à trouver le sommeil. Le matelas semble immense quand je roule au milieu pour y faire l’étoile. Il est une heure trente du matin. Le ciel est noir comme de l’encre, je me croirais seule au monde. C’est la première fois que je dors en solitaire depuis que nous avons emménagé ensemble. Dormir est un bien grand mot; je me tourne et me retourne sans cesse, m’enroulant dans les draps comme un cigare au chou. Je somnole, vacillant entre rêve et cauchemar. Je nous vois, Mathias et moi, de chaque côté d’un précipice sans fond. Il me crie quelque chose que je n’entends pas, ses paroles se perdent dans le vide. Dans ce rêve, l’avenir ne semble rose ni pour moi ni pour lui: d’un côté, Mathias, malheureux parce que je refuse d’avoir un enfant. De l’autre, moi, malheureuse parce qu’il m’a convaincue de me faire inséminer. Je pleure dans mon sommeil. La nuit s’étire, et je me réveille en milieu de matinée, complètement lessivée. Mathias s’est réfugié dans son bureau. Je colle l’oreille sur la porte et je n’entends que les touches de son clavier et une musique douce.
Un peu avant l’heure du dîner, je téléphone à Léa en espérant tomber sur sa journée de congé. J’éprouve un soulagement profond lorsqu’elle décroche. Je n’ai pas besoin d’expliquer très longtemps ma situation qu’elle me suggère:
— Viens-t’en et on verra après.
Je n’ai pas le choix d’entrer dans le bureau pour aller chercher ma valise dans la garde-robe. Mathias me suit jusque dans la chambre, alarmé. On jurerait qu’un camion lui a roulé dessus tellement il a l’air amoché. C’est pire que tous les lendemains de veille auxquels j’ai assisté.
— Attends, m’implore-t-il, il faut laisser l’eau couler sous les ponts avant de prendre une décision qu’on pourrait regretter. S’il te plaît! On pourrait se donner jusqu’à ma fête?
— C’est dans deux mois, ta fête, Mathias…
Il essaie de me persuader de rester au moins pour le week-end, mais même ça, ça me paraît trop difficile. Je suis incapable d’agir une fois de plus selon sa volonté. J’étouffe. C’est réglé, je pars aujourd’hui.
— Tu sais que tu peux revenir quand tu veux, tente-t-il. C’est encore chez toi ici, ça va toujours l’être.
— OK. Merci.
Je fais le tour du condo. Je cherche ce qui pourrait m’être utile dans les prochains jours; ma brosse à cheveux, mon chargeur de téléphone, mon ordinateur portable, quelques vêtements… Un article à la fois, j’estompe ma présence dans chacune des pièces. Mon cœur est si gros que j’ai l’impression qu’il est sur le point de crever comme un ballon rempli d’eau. Mathias me suit comme une queue de veau sans cacher sa peine. Ses joues sont rouges, et il ose à peine me regarder de ses yeux humides. Je sais qu’il en est venu au même constat que moi cette nuit: nous ne pouvons pas rester ensemble, même si nous nous aimons encore.
— Je m’excuse, Sophie.
— Moi aussi.
Plus tard, nous commandons un repas pour deux au restaurant chinois, en souvenir du bon vieux temps. Nous mangeons en silence, gênés. Quand je m’approche pour un baiser d’adieu, il se contente de m’embrasser sur le front. Je baisse le regard, un peu déçue et amère. C’est contradictoire et difficile à gérer, une rupture. Je ne veux pas partir, mais je dois m’arracher à lui, à la vie que nous avons bâtie ensemble.
Je pleure durant tout le trajet qui me sépare de chez Léa. Pourtant, un certain poids semble s’être enlevé de mes épaules. Je me stationne devant chez mon amie et j’essuie mes joues du revers de ma veste. De ma voiture, je vois qu’elle et son père s’affairent à descendre les boîtes qui occupaient la seconde chambre de l’appartement de Léa. Lorsque je sors, Denis vient à ma rencontre et me fait une accolade des plus réconfortantes.
— J’ai un ami qui a un lit simple à donner. Je vais aller le chercher et je t’installe ça avant ce soir, m’annonce-t-il. Tu vas voir, on va s’arranger pour que tu sois bien ici.
— Merci, monsieur Poitras!
Je me force à sourire.
— C’est rien, ma p’tite Sophie. C’est jamais facile, ces affaires-là, si on peut faire quelque chose pour t’aider, tu peux compter sur nous!
— Pouvez-vous éviter d’en parler à mes parents? Je leur ai rien dit encore.
Il me fait un clin d’œil et tire une fermeture éclair imaginaire sur ses lèvres. Je souris faiblement. Ça fait du bien de pouvoir compter sur des gens comme lui dans les moments difficiles. Ici, je sais que personne ne me posera de question auxquelles je ne voudrai pas répondre.
Je monte à l’étage, traînant derrière moi ma grosse valise pleine à craquer, que j’abandonne près de la table basse du salon. À l’intérieur, il fait froid à cause de la porte ouverte. Je rejoins Léa dans ce qui deviendra ma chambre, à droite de la salle de bain. Une étroite fenêtre donnant sur la maison des voisins laisse entrer la lumière pâle d’une journée printanière. Une fois complètement vidée des boîtes qui l’encombraient, la pièce paraît plus grande que je l’avais imaginé. Les rayons de soleil se reflètent sur le plancher de bois blond, des petits moutons de poussière jonchent les plinthes. C’est intime, douillet. Je m’y sens tout de suite un peu chez moi, malgré mon cœur gros.
Une heure plus tard, M. Poitras revient avec la base de lit et le matelas, que nous assemblons dans un silence presque méditatif. J’installe des draps propres et un couvre-lit, puis je balaie la chambre du regard, satisfaite. Lise monte pour nous apporter des biscuits au beurre d’arachide tout chauds et répandant une odeur sucrée dans tout l’appartement. Les parents de Léa me souhaitent officiellement la bienvenue et redescendent chez eux.
— Comment ça va? me demande Léa en plantant son regard directement dans le mien. Réponds-moi franchement.
— Comme de la merde, mais j’vais m’en sortir.
— Tu vas y arriver, laisse-toi le temps.
— On est finalement colocs, c’est au moins ça!
J’esquisse un demi-sourire. Mon amie m’enlace longuement, son doux parfum me remplissant les narines. Installée sur le sofa du salon, j’étire le bras pour prendre mon énième biscuit. La pâte fond sur ma langue, je ferme les yeux pour savourer ce court instant de bonheur.