J’arrive au Quartier Dix30 quelques minutes avant l’heure du rendez-vous. Comme il n’y pratiquement plus aucune place de stationnement aux alentours du bar, je dois me garer à l’autre bout du monde et presser le pas pour arriver à temps. J’ai hâte de revoir les filles, car notre dernière soirée remonte à décembre. À l’entrée du resto déjà animé, je me recoiffe et j’essuie une trace de mascara sur ma joue. Je fais la file derrière trois personnes. En attendant, j’observe la terrasse bondée, les gens parlent fort et trinquent à tout et n’importe quoi. Les serveurs se faufilent entre les clients, exécutant d’impressionnantes prouesses d’équilibre avec leurs plateaux chargés de bocks de bière et de pichets de sangria. Les fêtards profitent des rayons de soleil.
À l’intérieur, la musique joue à tue-tête. Il me faut quelques secondes pour m’habituer aux lumières tamisées. Je suis l’hôtesse jusqu’à une banquette se trouvant près du bar; j’aurais préféré la terrasse, malheureusement elle est bondée. J’envoie un texto à Jade et Megan pour les aviser que je suis rendue, puis je remercie la serveuse lorsqu’elle apporte les menus et un pichet d’eau glacée. Jade se pointe quelques instants après, agitant ses bras dans les airs et en souriant dès qu’elle m’aperçoit. Je me lève pour mieux l’enlacer et elle se glisse à côté de moi. Megan, fidèle à elle-même, sera la dernière arrivée. Je lui demande:
— Comme ça, tu avais une date? Ça a pas marché avec l’autre gars?
Jade a deux ans de plus que moi. Nous nous sommes rencontrées dans un de mes cours complémentaires, alors qu’elle terminait un certificat en communication, volet médias sociaux et organisation. Elle travaille depuis plusieurs années pour une importante salle de spectacle de Montréal et habite un petit loft moderne et bien situé en plein cœur du centre-ville. Sa coquille protectrice de cellulaire est décorée d’un scintillant autocollant permanent #GirlBoss. Il n’est pas rare qu’elle côtoie des célébrités et elle est à l’affût de tous les potins qui pullulent dans le monde artistique de la métropole. Avec ses presque cinq mille abonnés sur Instagram, elle est assurément celle d’entre nous trois qui a le mieux appliqué la matière vue dans nos cours. Depuis que je la connais, elle n’a jamais eu de relation stable avec quiconque. Quand ce n’est pas à cause de son côté indépendant qui intimide souvent la gent masculine, c’est parce qu’elle se trouve mille et une raisons d’arrêter de répondre aux messages de ses prétendants. Tout ça lui permet d’avoir pleins d’histoires à raconter.
— Ben non! Imagine-toi qu’il était encore en amour par-dessus la tête avec son ex… Je l’ai laissé parce qu’il s’est trompé de nom quand on faisait l’amour. Y a toujours ben une limite! Depuis, j’ai eu quelques bonnes baises, rien de très stable par exemple. Le bassin d’hommes célibataires dans la trentaine fait vraiment pitié à Montréal.
— Ah, c’est plate, ça!
— Hey, attends, je vais t’en raconter une bonne. L’autre jour, j’étais dans une fête privée après la première d’une pièce de théâtre et…
J’étire le cou pour accueillir le potin le plus confidentiellement possible, mais les mots de mon amie se perdent vite dans le brouhaha ambiant. Ça fait toujours plaisir à Jade de partager avec nous les secrets de gens que je ne verrai jamais ailleurs que sur un écran. Elle a le regard pétillant d’excitation en me racontant les coulisses de la vie des artistes du showbiz québécois. Il y a toujours quelqu’un qui dit avoir vu Untel repartir avec la petite amie de l’autre ou un autre qui rapporte des rumeurs d’une chicane entre deux personnes qui font semblant d’être bons amis devant les caméras. Je pousse un hoquet de surprise en écarquillant les yeux, amusée. Comme Megan n’arrive pas, nous commandons notre premier cocktail.
Megan apparaît vingt minutes plus tard, les cheveux en bataille et hors d’haleine. Elle avait oublié ses clés sur son bureau, elle a donc dû revenir sur ses pas pour aller les chercher, puis est restée coincée dans un bouchon de circulation sur l’autoroute 30. Bien sûr, une fois arrivée ici, elle n’a pas eu le choix de se stationner à des kilomètres et a tenté de rattraper son retard en courant jusqu’au bar. Elle termine son anecdote en riant, puis s’installe sur la banquette et consulte rapidement le menu. La serveuse nous apporte un pichet de sangria et des nachos, puis nous trinquons à cette rencontre plus ou moins spontanée. Megan, qui avait commencé le bac en communication avec Jade et moi, s’est réorientée en enseignement du français au secondaire. Depuis l’obtention de son diplôme, elle rêve de décrocher sa permanence avant de souffler ses quarante bougies.
Je n’ai jamais été très douée pour annoncer de grandes nouvelles, donc je me contente d’attendre un instant de silence pour me lancer.
— Bon, les filles, commencé-je, il faut que je vous parle de quelque chose.
Elles se penchent vers moi, attentives. J’essaie de calmer le trémolo dans ma voix. Je m’accroche aux regards doux de mes amies. C’est ce genre de moment qui me confirme à quel point nous sommes unies et que nous nous aimons, même si nous ne nous voyons qu’une poignée de fois par an.
— Mathias et moi, on est plus ensemble. On s’est séparés parce qu’il voulait des enfants et que, moi, j’ai décidé que j’en voulais pas. Je pense qu’au fond de moi je l’ai toujours su, je l’ai juste réalisé après avoir appris que j’avais des problèmes de fertilité… Je vis chez Léa en attendant de voir ce que je vais faire du reste de ma vie.
Le silence prend toute la place entre nous. On n’entend plus la musique du DJ qui fait vibrer la table. Je retiens mon souffle jusqu’à ce que Megan pose une main réconfortante sur la mienne, imitée par Jade. Mes deux amies me sourient timidement. Je comprends alors qu’elles accueillent ma nouvelle réalité avec toute la bienveillance dont elles sont capables. Un poids disparaît de ma cage thoracique. Je verse une petite larme, non pas de tristesse, mais plutôt de soulagement.
— Merci de nous en avoir parlé. Je suis pas certaine d’en vouloir non plus, compatit Jade. De toute manière, il me reste encore du temps avant que mes ovules commencent à ratatiner comme des raisins secs!
— En voulez-vous, toi et Julien?
J’ai posé la question à Megan sans même réfléchir, et je le regrette aussitôt. Je m’étais promis d’être plus sensible et de ne jamais demander ça à quiconque pour éviter de le mettre mal à l’aise, seulement je suis convaincue que Megan ne le prendra pas mal. Elle avale une lampée de sangria avant de répondre.
— Excitez-vous pas le poil des jambes, mais j’ai arrêté la pilule! On voulait pas vraiment en parler, pour pas créer d’attentes… On traversera le pont quand on sera rendus à la rivière, comme on dit! En tout cas! Tu vas-tu rester avec Léa longtemps ou tu cherches quelque chose?
— Pour le moment, on vit bien ensemble, donc je suis pas pressée. Je sais même pas ce qu’on va faire avec notre condo.
— Êtes-vous en bons termes? demande Jade.
— Oui, oui. On s’écrit plus autant depuis quelques semaines, mais pas de nouvelles, bonnes nouvelles, y paraît. Il a l’air bien parti pour refaire sa vie.
— En tout cas, si t’as besoin de quelque chose, tu nous fais signe! Ça fait longtemps que j’ai pas aidé quelqu’un à déménager, mais je suis prête! Je mange pas des épinards pour rien! s’exclame Megan en contractant son biceps.
— Ce soir, j’ai surtout envie de me changer les idées!
Je n’ai pas à en dire plus pour qu’on trinque une fois de plus au simple plaisir de se retrouver. Jade nous filme en train de cogner nos verres ensemble, et je crie par-dessus la musique:
— À LA LIBERTÉ! NON AUX BÉBÉS FORCÉS! VIVE LES UTÉRUS LIBRES!
Jade et Megan se joignent à mon éclat de rire. On ignore les têtes qui se retournent en ricanant comme des gamines. Pour célébrer le fait de ne pas être enceinte, je commande un tartare de bœuf, suivi d’une mousse au chocolat, en plus d’enchaîner les cocktails. On parle de tout et de rien, on rit à en pleurer sans trop savoir pourquoi. Je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois où j’ai autant lâché mon fou.
Un peu avant minuit, Megan regarde l’heure sur son téléphone et paie sa part de l’addition. Avant de nous quitter, elle me fait promettre de l’appeler en cas de besoin, nous souhaite une bonne soirée, puis part rejoindre son Julien.
Nous en sommes au troisième pichet de sangria lorsque Jade me donne un coup de coude, attirant mon attention sur deux hommes assis au bar, qui nous observent depuis un certain temps déjà. Nous échangeons quelques sourires et des regards chatoyants, puis la serveuse finit par nous apporter des shooters, gracieuseté du duo rempli de testostérone. Jade les invite à se joindre à nous d’un geste presque sensuel.
— Moi, c’est Jade! Et elle, c’est Sophie! crie-t-elle par-dessus la musique.
— Francis, répond le plus petit portant une chemise à carreaux. Lui, c’est Joël.
La beauté de Joël me frappe de plein fouet. Il a un visage anguleux, adouci par une barbe couvrant le creux de ses joues. Ses yeux luisants ressemblent à ceux d’une panthère prête à sauter sur sa proie. Grand, svelte, je devine ses muscles définis sous sa chemise à manches courtes déboutonnée jusqu’à la moitié de son torse. Je n’ai jamais été attirée par ce genre d’hommes, peut-être parce que je les ai toujours crus hors de ma portée, et voilà que ce soir, je n’ai qu’à étirer le bras pour en atteindre un. Je sens mon bas-ventre me chatouiller lorsqu’il se glisse à côté de moi sur la banquette, à l’invitation de Jade qui semble savoir exactement ce qu’elle fait. Sous la table, nos jambes s’effleurent. Je me croirais dans une scène de film, c’est presque trop beau pour être vrai. J’ai envie de me pincer, mais je me retiens. Joël me regarde avec un petit sourire en coin. J’aimerais qu’il lance la conversation le premier, parce que je suis tellement déboussolée que j’ai l’impression d’avoir oublié mon propre prénom. Je bois une gorgée d’eau fraîche pour me ramener sur terre et je demande tout bonnement:
— Alors, Joël, qu’est-ce que tu fais de bon dans la vie?
— Je suis entraîneur personnel.
— Ah! J’espère que tu me feras pas trop suer!
Je me mords l’intérieur de la joue en prenant conscience de ce que je viens de dire. C’est l’alcool qui a parlé! Je me sens rougir tout en me retenant pour ne pas éclater de rire. Il hausse un sourcil, surpris. Heureusement, il saisit la balle au bond.
— On verra bien… répond-il au creux de mon oreille.
Je souris bêtement, fondant un peu plus dans la banquette. Je ne sais pas quoi faire de mes mains. Je joue dans mes cheveux, gratte ma tempe gauche, prends une gorgée de sangria. Je n’ai pas joué au jeu de la séduction depuis si longtemps… La machine est rouillée! Je laisse nos genoux s’appuyer l’un contre l’autre. Il finit par faire courir ses doigts sur mon bras, jusqu’à mon épaule, me donnant la chair de poule. Il me parle un peu de son travail sans me poser une seule question sur moi. Ça ne me dérange pas. Ce soir, je peux être n’importe qui, tant que je finis avec lui. Mon intuition me dit qu’il est un habitué des lieux. Ici, c’est son terrain de chasse, et je suis sa proie. Quel cliché! Je m’en fiche, j’ai envie d’en profiter un peu. Je suis hypnotisée par son regard profond, presque sauvage.
Un peu plus tard, Jade me fait signe qu’elle part avec Francis. Elle me décoche un petit clin d’œil et me promet de me donner des nouvelles demain. Je reste seule avec Joël, et la musique forme un cocon autour de nous. La serveuse dépose mon addition sur la table, que je paie avec ma carte de crédit. Puis Joël me murmure à l’oreille:
— J’habite tout près, on pourrait aller prendre un dernier verre chez moi.
Je glousse, ne croyant pas tout à fait à ce que je suis sur le point de faire. Mon premier one-night! J’ai dix-huit ans de nouveau – même si à cet âge je cherchais encore le prince charmant, l’homme de ma vie. Je ne me laissais pas distraire par les beaux garçons comme Joël, pensant qu’ils n’étaient pas le genre d’hommes à vouloir passer la soirée devant la télé, dans une maison en banlieue avec un chien. Aujourd’hui, les projets de demain sont mis sur la glace. Tout ce qui compte, c’est maintenant. Qu’est-ce qu’on dit dans ces cas-là? Mieux vaut avoir des remords que des regrets?
— D’accord, je te suis.
Nous marchons à travers les magasins fermés et les stationnements déserts. Le ciel est un peu voilé, la lune immense nous domine. Je cours derrière Joël pour ne pas qu’il m’échappe. On éclate de rire avant que je trébuche sur un morceau de béton et passe à un cheveu de finir les quatre fers en l’air. Par chance, mes chevilles faibles ne me trahissent pas totalement et je retrouve l’équilibre. Joël, qui marchait devant moi, ne s’aperçoit de rien. Quand il voit enfin que je traîne de la patte, il rebrousse chemin et me demande si tout va bien. Il glisse un doigt sous mon menton pour que nos regards se croisent, puis se penche pour m’embrasser. Le contact de ses lèvres sur les miennes provoque une décharge électrique dans tout mon corps. J’ai une petite pensée pour Mathias, dont la bouche n’avait plus de secret pour moi. Nos baisers étaient si familiers et réconfortants, rien à voir avec ceux de Joël. Ça ne m’empêche pas d’avoir hâte d’arriver chez lui; j’ai mal aux pieds et l’alcool me ramollit les jambes.
Son appartement est effectivement tout près, presque en face du centre d’entraînement des Canadiens. Il appelle l’ascenseur et nous nous embrassons jusqu’à ce que les portes s’ouvrent au bon étage. Ses mains parcourent mes formes et tirent sur les boutons de mon jean. Je me laisse manipuler comme une poupée de chiffon: il sait comment s’y prendre. Nous entrons comme une tornade. Joël retire son chandail d’une seule main, comme s’il s’agissait du geste le plus naturel au monde. Ça me fait rire, parce qu’on dirait qu’il s’est entraîné pour arriver à un tel résultat. Je n’ai pas une seconde pour analyser la décoration du loft parce que nous nous précipitons sur le lit. Joël est encore plus beau nu. Ses muscles sont durs et sa peau est couleur café au lait. Je n’ai jamais été avec quelqu’un aussi en contrôle de son corps. Ce n’est pas son premier rodéo, c’est évident.
Je n’ai jamais fait l’amour comme ça, même si je ne pense pas qu’on puisse utiliser ce terme pour définir cette fin de soirée. Joël sait comment se donner du plaisir, mais il se fiche un peu du mien. J’arrive à m’amuser malgré tout et me laisse de plus en plus aller. Ça dure moins longtemps que je l’avais envisagé et je me retrouve seule dans le lit défait, pendant que Joël file sous la douche. Sur l’oreiller trop dur, je pense à Mathias qui avait l’habitude de se coller contre moi pour me caresser le dos après l’amour. Ce genre de tendresse n’a pas sa place ici, j’en suis bien consciente, mais je reste tout de même sur ma faim. Joël revient, les hanches entourées d’une serviette blanche. Il s’étend à côté de moi, me propose d’aller me laver à mon tour, sauf que l’alcool m’assomme. Je me contente d’un petit tour aux toilettes avant de m’allonger et de sombrer dans un sommeil sans rêves.