Ce jour-là, les événements font naître en moi un étrange sentiment d’urgence. La voix de ma sœur me hante, tout comme l’image de Mathias et de Justine marchant ensemble dans la même direction, main dans la main. Je me pose cette question: Que faire du reste de ma vie? Même si je croyais avoir eu mon lot de changements durant les derniers mois, il en manque encore un peu pour que j’aie vraiment l’impression d’être sur mon X. Les possibilités semblent infinies et limitées en même temps, ce qui me donne le vertige. Mes pensées s’éparpillent. Je pourrais adopter un animal, traverser l’océan en voilier, faire des TikTok, me mettre au crochet ou au tricot, changer de coupe de cheveux, me faire percer un sourcil, apprendre l’allemand. La réponse m’échappe encore.
Au travail, il m’arrive de plus en plus souvent de fixer mon écran d’ordinateur pendant de longues minutes, incapable de formuler une seule idée cohérente. Il ne se passe plus rien dans ma tête. Soudain, je suis prise d’un sentiment de panique étouffante, d’une violente impression que je suis sur le point de foncer tête première dans un mur de briques. Mes paumes deviennent moites, je cherche l’air autour de moi. Pourtant, je ne parviens pas à bouger. Mon corps se transforme en statue de pierre, en une prison pour mes pensées qui s’affolent. Ce matin, je sursaute sur ma chaise quand la main d’Anne-Élisabeth se pose sur mon épaule. Son regard veut tout dire lorsqu’elle m’invite à l’accompagner à la cuisine.
— Je pense que tu es due pour une pause, affirme-t-elle d’une voix douce et rassurante.
Pendant que j’attends que la machine crache mon café, Anne-Élisabeth s’approche de moi et prend mes mains dans les siennes. Cette soudaine et étrange proximité me saisit, mais je me laisse aveuglément guider par ma collègue. Elle me recommande alors de respirer au même rythme qu’elle. Lentement, nos souffles se coordonnent, et je sens l’oxygène envahir mon ventre, ma cage thoracique et finalement mon crâne. Je retrouve peu à peu mon calme.
— Je pense que tu étais sur le point de faire une crise de panique, ça se peut-tu?
— Peut-être, je…
— J’ai fini par comprendre que c’est le stress qui te fait froncer les sourcils de même! Tu devrais prendre du temps pour relaxer! J’ai épinglé plein de trucs et astuces pour du self-care sur mon tableau Pinterest! Tu iras jeter un coup d’œil.
— Ah, OK. Merci, je vais aller voir ça.
Je n’ai aucune intention de le faire, bien que j’apprécie tout de même son intervention. Aussi envahissante qu’elle puisse être parfois, je n’arrive pas à lui en vouloir.
— Si c’est possible, demande à Charles si tu peux prendre tes vacances! C’est l’été, profites-en! Moi, je pars deux semaines dans le Maine à la fin août, ça va me ressourcer. Je pourrais m’occuper de tes dossiers pendant ton absence, ça va me faire plaisir. Je te l’ai déjà dit, pas de bad vibes ici!
Je réponds d’un signe de tête, tandis qu’elle me sert mon café. Je refuse qu’elle y ajoute sucre ou lait, puis je la regarde se préparer un thé vert. Elle n’a pas tort. J’ai besoin de vacances, question de faire le point et de traverser cette crise existentielle. J’emporte ma tasse et, au lieu de suivre Anne-Éli jusqu’à nos cubicules respectifs, j’emprunte le couloir menant au bureau de Charles. Je cogne doucement sur le cadre de la porte laissée ouverte. Bien installé sur sa chaise, des dossiers empilés un peu partout devant lui, il me fait signe d’entrer. Je m’assois et je vais droit au but, avec plus de conviction que j’espérais:
— J’aimerais prendre les vacances qu’il me reste en banque.
— Tu as des projets avec ton amoureux? demande-t-il en pianotant quelque chose sur son clavier.
— Non, non, pas du tout. Je veux avoir du temps pour moi…
À l’écran s’affiche le formulaire de demande de congé, accompagné d’un fichier Excel compilant les heures de vacances auxquelles nous avons tous droit. Charles a toujours été un patron extraordinaire, patient, compréhensif. Ce serait injuste de lui cacher plus longtemps ma nouvelle réalité.
— En fait, je me suis séparée.
— Je suis désolé d’entendre ça! Si tu as besoin de parler, je suis certain que Karine, des ressources humaines, peut être une oreille attentive.
Je le remercie, même si je n’ai aucune intention d’aller la consulter. J’ai déjà assez d’Anne-Élisabeth qui a décidé de s’occuper de mon bien-être. Je suis soulagée qu’il ne pose pas plus de questions, même si je ne suis pas vraiment surprise. Charles et moi avons une relation strictement professionnelle. Il a vite compris que sa vie en dehors du travail ne m’intéressait pas, et vice-versa. Je suis probablement l’une des seules au bureau à ne pas insister pour faire du small talk, et je crois qu’il m’en est reconnaissant.
— Tu as un peu plus d’un mois accumulé… Tu veux tout prendre d’une traite?
— Si possible. Ça peut être à partir de la semaine prochaine, le temps de transmettre mes dossiers aux autres. Anne-Élisabeth m’a proposé de s’en charger.
— Donc tu reviendrais… début juillet. Si je te dis le deuxième lundi, c’est bon? Tu as un peu plus, à cause du congé de la Saint-Jean et de la fête du Canada.
— C’est parfait!
— Eh bien, bonnes vacances, Sophie!
Je suis soulagée d’être allée voir Charles et je reconnais que je dois ça à ma voisine de bureau. En revenant à mon poste de travail, je la remercie de son soutien. Celle-ci tape dans ses mains pour se féliciter. On convient d’un moment pour que je lui parle de mes clients, puis je retourne à ma besogne.
Le vendredi arrive en un éclair. Je suis tentée de laisser mon numéro personnel à Anne-Élisabeth au cas où elle aurait un problème avec un de mes projets, mais je me ravise. Elle est capable de se débrouiller toute seule! Et puis, j’ai trop peur qu’elle le voie comme une invitation à m’écrire pour prendre de mes nouvelles ou à boire un café à l’extérieur du bureau. De tous mes collègues, elle est probablement la seule avec qui je m’imagine peut-être faire ça un jour… Pas tout de suite cependant. Pendant l’heure du dîner, les gens me souhaitent bon repos et me font de brèves suggestions pour occuper mon temps libre. Quelqu’un me parle d’un nouveau restaurant branché, alors qu’un autre me conseille d’aller voir le dernier blockbuster au cinéma, il paraît que «c’est du grand art!» Je note mentalement toutes leurs idées, en regardant du coin de l’œil l’heure affichée au bas de mon écran. Il est seize heures une quand j’éteins mon ordinateur. Anne-Élisabeth insiste pour me faire une accolade, puis je file en vitesse à l’extérieur.
Je n’aurais pas pu demander mieux pour commencer des vacances: je dois rejoindre Mathias chez le notaire. Le cabinet n’est pas très loin de mon travail, je peux m’y rendre à pied. D’un pas pressé, je me dirige donc vers le petit complexe regroupant une poignée de professionnels. Rien n’a vraiment changé depuis la dernière fois: c’est toujours le même bâtiment brun, avec du tapis dans les couloirs et une permanente odeur de désinfectant faussement camouflée par un parfum chimique de vanille. Lorsque j’arrive à sa rencontre, Mathias me tend la main alors que j’ouvre les bras pour l’enlacer. Nous rions, plus maladroits qu’à nos premiers rendez-vous. Finalement, il accepte l’accolade. Il ne sent pas comme d’habitude, il a un nouveau déodorant. Je ne sais pas si j’aime ça.
— Ça va? demande-t-il. Tu as l’air… différente.
— Ça doit être ma mine de vacancière! Je suis en congé pour un mois.
— C’est génial, ça! répond-il. Il fait tellement beau, on va manger sur une terrasse après pour fêter ça?
— Oui! J’allais te le proposer.
Nous entrons dans le bureau de la notaire et tout se passe plus rapidement que je l’avais imaginé. Je m’attendais à un événement solennel, presque émotif. Il faut dire que nous avions déjà convenu de nous arranger à l’amiable. Pendant une seconde, je me sens coupable devant sa générosité, puisqu’il m’offre un peu plus que la valeur à neuf de la moitié des meubles, en plus du reste. La notaire me rassure, affirmant que la transaction lui paraît juste et équitable. Elle ajoute même que si tous ses clients s’entendaient aussi bien, ses journées seraient dix fois plus agréables. C’est en quelque sorte la confirmation que nous espérions; à défaut d’avoir réussi à fonder une famille, nous avons réussi notre séparation. Je regarde Mathias, les yeux humides. Il me fait un sourire réconfortant, comme une lueur de feu de camp. Nous signons les documents, officialisant le tout.
Je plisse les paupières en regagnant l’extérieur. Le soleil projette une lumière intense qui contraste avec la pénombre du bureau du notaire. Mathias et moi nous dirigeons vers la rue Saint-Charles, à quelques coins de rue de là. Nous ne sommes pas les seuls à vouloir profiter du beau temps; des dizaines de gens parcourent les trottoirs en consultant les menus affichés devant l’entrée des terrasses déjà bien remplies. Nous nous installons à la première table disponible, accueillis par une sympathique serveuse toute de noir vêtue. Une fois que nous sommes attablés, elle nous propose un cocktail, un genre de rhum and coke revampé. J’en commande un, et Mathias opte plutôt pour un old-fashioned, son drink de prédilection après la signature de gros contrats.
Celui-ci commence à me parler du nouveau projet qui lui a été assigné, en me précisant qu’il s’agit d’un dossier ultrasecret. Je fais mine d’éteindre le micro installé sous la table pour l’espionner, ce qui le fait bien rire.
— Justine est rendue dans notre équipe de développement. Elle apporte un point de vue plus féminin, des fois ça fait du bien.
— J’imagine… Ça me fait penser, comment c’était, le Vieux-Port?
— Bien, vraiment.
— Ce n’était pas la première fois que vous sortiez ensemble…
Il hésite à répondre, puis hoche finalement la tête pour confirmer mon hypothèse. Je me mords l’intérieur de la joue, regrettant ma curiosité.
— C’est une femme surprenante! affirme-t-il, comme pour se défendre. Je te le jure.
— C’est vrai que de voir son visage au naturel le lendemain matin, ça doit surprendre!
— Come on, Sophie, c’est méchant, s’offusque-t-il sans être capable de s’empêcher de sourire.
— T’as raison, c’était gratuit, excuse-moi, dis-je en riant. Si tu la défends comme ça, c’est parce que tout va bien entre vous?
— T’es sûre que t’as envie qu’on en parle?
— Si je veux qu’on reste amis, il va falloir qu’on en parle, j’imagine! Je peux pas faire semblant que tu te consacres à une vie abstinente.
J’essaie d’en rire, même si j’ai l’impression d’être sur une pente dangereuse. Il m’avoue alors la voir presque chaque semaine. Ils ont fait les activités classiques des premiers rendez-vous: cinéma, restaurant un peu trop chic pour rien, marche en forêt. Elle dort même au condo de temps en temps. Quoique pour éviter les ragots, elle préfère qu’ils arrivent séparément au bureau. Comme pour se justifier, il met l’accent sur le fait qu’elle est très gentille et plus intelligente que je le pense. Je lui donne le bénéfice du doute, surtout parce que mon opinion semble encore beaucoup compter pour lui. Après notre verre, nous commandons une assiette de nachos au fromage à partager et un pichet de bière blonde. La serveuse vient tout juste de quitter notre table que le téléphone de Mathias émet un petit son de cloche. Il sort l’appareil de sa poche et sourit bêtement. Je reconnais cette expression.
— En parlant du loup!
— Elle veut savoir si on se voit toujours ce soir.
Je jette un œil autour de nous. Des files commencent à se former devant les restaurants bondés. Un peu partout, des couples déçus rebroussent chemin jusqu’à leur voiture.
— Invite-la à nous rejoindre.
— T’es sûre? Tu feras pas de blagues plates?
— Ben non, fais-moi confiance!
Il me regarde, suspicieux, mais finit par accepter ma proposition. Je prends une longe gorgée alors qu’il lui écrit un message texte, puis je précise:
— Dis-lui pas que je suis là. J’vais partir quand elle va arriver.
— Elle sait que je suis avec toi pour signer les papiers, ta présence ne la gênera pas du tout.
Je fais la moue, déçue de cette réponse. J’aurais aimé que l’inverse soit vrai. J’aurais aimé être l’ex dont on se méfie, l’ex qu’on cherche à imiter – même inconsciemment –, celle qu’on ne pourra jamais totalement remplacer.
— Pis, qu’est-ce que tu vas faire durant tes vacances?
— Aucune idée, ma vie est un peu sur pause actuellement.
Je lui avoue qu’à part travailler, je passe la plupart de mon temps libre devant la télé. J’ai donc finalement terminé la série que nous avions commencée ensemble. Il se bouche les oreilles pour éviter d’entendre de quelconques divulgâcheurs.
— De toute façon, tout le monde meurt à la fin.
Il sait que je mens, même s’il fait semblant d’être profondément attristé. Soudain, Justine fend la masse de gens agglutinée sur le trottoir, tel un rayon de soleil après un épisode de pluie. Sa démarche assurée attire tous les regards, surtout que sa silhouette svelte et athlétique est mise en valeur par une robe portefeuille de mousseline au délicat imprimé floral. Je l’ai si souvent jugée, traitée comme un cliché sans substance. Peut-être était-ce à cause de mes propres insécurités, ou bien parce que c’est plus facile de catégoriser une personne que d’essayer de la connaître vraiment. Je fais confiance à Mathias: si elle lui plaît, elle doit avoir bien plus qu’un physique de rêve à offrir.
J’étire la main pour lui faire signe, mais mon geste est interrompu par la surprise: une enfant haute comme trois pommes la suit d’un pas mal assuré. La gamine est le portrait craché de Justine, avec de longs cheveux blonds légèrement ondulés et des traits fins. Elle ne doit pas avoir plus de quatre ans. Justine vient à notre rencontre et salue Mathias en l’appelant «mon petit canard». Ugh. Je les observe en silence, traversée d’une bonne centaine de questions et de commentaires que je fais mieux de garder pour moi. Justine aide la fillette à s’asseoir sur un siège rehausseur apporté par la serveuse.
— Sophie! me salue-t-elle en m’adressant un large sourire. Quel plaisir de te revoir, depuis tout ce temps! Comment tu vas?
— Ça va, mais je vais vous laisser ensemble, rien que tous les trois…
— Non, non! Prends au moins un autre verre, pas de stress! Mathias, je suis désolée, je sais que c’était pas prévu, mais j’ai dû aller chercher Emma. Je pensais que ma mère la gardait pour le week-end, sauf qu’on s’était mal comprises et elle a réservé un chalet avec ses chums de filles! J’étais fâchée, mais bon, nous voici! Emma, dit allô à Mathias, s’il te plaît.
La gamine lève timidement les yeux de son napperon et fait un tout petit signe de la main à Mathias, accompagné d’un «allô» à peine audible. La serveuse revient avec deux verres d’eau, un pot de crayons de cire usés et un napperon sur lequel il faut aider Gribouille, la mascotte du resto, à sortir d’un labyrinthe fait de spaghettis.
— Elle est vraiment belle, votre fille, la complimente la serveuse en regardant Justine et Mathias. On dirait une Barbie! Elle a quel âge?
— Trois ans et demi, fait Mathias comme s’il avait répondu à cette question toute sa vie.
La serveuse – qui se mêle de moins en moins de ses affaires – agite son index entre Mathias et Justine.
— En tout cas, vous faites des beaux bébés, vous deux! Félicitations.
Mathias sourit et remercie la dame sans la corriger. Il bombe le torse et irradie de fierté, même si le compliment ne le concerne pas. Justine se contente de commander une vodka-soda et un 7UP. La serveuse vient à peine de nous quitter qu’Emma agrippe l’avant-bras de sa maman pour l’attirer vers elle et lui chuchoter quelque chose au creux de l’oreille.
— Bon, excusez-nous, dit alors Justine d’un rire gêné. On revient. Mademoiselle a une envie pressante.
Justine aide sa fille à descendre de sa chaise et elles entrent dans le restaurant. J’étire le cou pour m’assurer qu’elles ont bel et bien disparu de mon champ de vision avant de souffler:
— C’est vrai qu’elle est surprenante, Justine. Te voilà rendu beau-père!
— Ouais, c’est un peu compliqué. Elle partage la garde avec ses parents. Il y a un interdit de contact avec le père, la DPJ est impliquée. Emma est très timide. Elle me parle à peine, mais on travaille sur notre relation et elle semble m’accepter de plus en plus.
— Elle est mignonne, en tout cas. Ça te va bien, la paternité.
— Merci. Je savais pas si je devais t’en parler, je voulais surtout pas te faire de peine.
— C’est correct, je comprends.
Je me force à sourire et me concentre sur ma respiration, comme me l’a montré Anne-Élisabeth. J’essaie de trouver un certain réconfort dans l’idée que Mathias a finalement ce qu’il voulait, du moins en partie.
Justine et Emma reviennent juste comme la serveuse dépose sur la table leurs verres couverts de condensation. La mère demande à sa fille de remercier la serveuse, mais la petite bouge ses lèvres sans émettre un son. La mère s’impatiente et insiste pour qu’elle parle plus fort, ce qui ne fait qu’accentuer l’anxiété d’Emma, dont les yeux se voilent de larmes et la lèvre inférieure se met à trembler. Afin d’éviter une crise, Justine capitule et fait signe à la serveuse qu’elle peut partir, s’excusant du regard. Question de changer le mal de place, Mathias propose alors d’aider Gribouille à sortir de son labyrinthe en traçant le chemin avec son index. Emma l’imite et glisse son petit doigt boudiné sur le papier en suivant celui de Mathias. Justine les observe, conquise par cette image. Je reconnais dans ses yeux la même tendresse que j’ai longtemps éprouvée pour mon ex. Je déglutis lorsqu’il tourne son visage vers Justine et qu’il lui adresse un regard dégoulinant d’affection sincère. Ils ne le savent peut-être pas encore, mais ils s’aiment. Et moi, je jure dans ce portrait familial, avec ma bière rendue tiède et mes nachos ramollis.