— Là, Sophie, c’est pas vrai que tu vas passer toutes tes vacances à te morfondre! m’apostrophe Léa. Un peu de tonus!
J’ai l’impression d’être une adolescente sermonnée par sa mère. Léa dépose les sacs d’épicerie sur le comptoir et me demande de venir l’aider à ranger les courses. Mon corps ankylosé quitte lourdement le sofa, sur lequel il a laissé un creux. J’ai passé des heures en pyjama devant la télévision. Sur la table basse, un bol contenant un fond de lait et quelques céréales molles témoigne de mon unique repas de la journée.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse, Léa? J’ai le goût de rien.
Assister aux balbutiements de l’amour entre Mathias et Justine m’a réduit le cœur en charpie. En plus, ils commencent à s’afficher ensemble sur Facebook et Instagram, ce qui ne fait que tourner le couteau dans la plaie. Je n’espère pas le reconquérir et je n’ai pas changé d’idée par rapport aux traitements, seulement je n’arrive pas à être sincèrement heureuse pour lui. Alors qu’il fait son petit bonhomme de chemin, j’ai l’impression de stagner ou, pire encore, de régresser.
— Tu me dois quarante-six dollars pour l’épicerie, me réclame Léa avant d’afficher la facture sur la porte du réfrigérateur.
— Je te vire ça, pas de trouble.
En quelques clics, l’argent est dans le compte de mon amie. Le sofa m’attire de nouveau comme un aimant. Le début de mes vacances ne s’est pas passé exactement comme je l’avais espéré; pas de restos luxueux ou de soirées cinéma. Toute la pression est tombée d’un coup: la fatigue, la tristesse et la mélancolie que j’essaie d’ignorer depuis janvier m’ont rattrapée. J’ai frappé un mur.
— As-tu des nouvelles de tes parents? demande Léa en venant me rejoindre.
— Ma mère m’a envoyé un texto pour me reprocher d’agir en bébé gâté. J’ai répondu par un pouce levé et, depuis, silence radio. Tant mieux, je suppose. Mon père m’a appelée pour me dire qu’il m’aimait, ça m’a fait du bien.
— Bon, c’est mieux que rien! Maintenant, la grande question: tu vas-tu passer un mois entier sur le sofa? Tu sais que, si tu restes couchée trop longtemps dans la même position, tu peux faire des plaies de lit. Fais pas une face dégoûtée, c’est vrai! Et compte pas sur moi pour t’aider avec ça!
Normalement, j’aurais ri un peu. Cette fois-ci, j’ai le cœur coincé au milieu de la gorge et je n’arrive pas à prononcer un mot. Léa m’ouvre les bras, et je me glisse contre son corps tiède.
— Est-ce que tu me trouves égoïste?
— Pourquoi tu demandes ça, cocotte?
Je ne parviens pas à m’enlever de la tête les propos de Mathias et de ma mère. «Une décision franchement égoïste.» Est-ce vraiment le cas? La réponse me fait peur. Je pressens qu’il y a effectivement une part d’égoïsme là-dedans, mais ce n’est pas que ça. Ce n’est pas non plus la peur, même si je me souviens encore des premiers mois de maternité de Jeanne, durant lesquels elle ne faisait que pleurer et allaiter. Ma décision prend racine ailleurs, dans quelque chose de plus profond. Je ne me rappelle pas avoir envié une mère un jour. Je n’ai jamais espéré être l’une de ces femmes, au terrain de jeu, regardant tendrement leur progéniture. Les enfants en soi ne me font pas peur, mais ils ne me donnent pas des ailes non plus. Ce n’est pas un rôle qui me fait rêver. Ce qui me faisait rêver, c’était de faire comme tout le monde, sauf que le prix à payer s’est finalement avéré trop élevé.
— C’est comme un constat général, soupiré-je dans un souffle.
— Ben non! Si j’étais toi, je prendrais une grande respiration et j’enverrais chier tout le monde qui me traite d’égoïste. C’est ta vie, t’en fais ce que tu veux. Le reste, on s’en fout.
— Mathias a refait sa vie en un claquement de doigts. Pourquoi pas moi?
— Ça veut dire quoi, au juste, refaire sa vie?
Je hausse les épaules, toujours aussi apathique. Léa est à bout: son discours de motivation tire à sa fin et je sens qu’elle a de moins en moins de patience devant ma déprime. Moi-même, je suis découragée de me voir aller. Soudain, on croirait qu’une ampoule vient de s’allumer dans le cerveau de mon amie.
— Tu veux te sentir utile? demande-t-elle. J’ai bien compris?
— Oui, j’imagine.
— Viens avec moi au travail, alors! Tu pourras faire du bénévolat.
Pour la première fois depuis qu’elle me le propose, j’ai envie d’accepter. Il n’y a qu’une chose qui me terrifie, et je ne peux m’empêcher de le mentionner:
— Mais ça me tente vraiment pas de laver des vieux…
Je n’ai même pas le temps de finir ma phrase que Léa pose ses poings sur ses hanches et me toise d’un regard glacial.
— Tu penses que je passe huit heures par jour à laver des vieux? Franchement, Sophie! Non, non, il y a beaucoup plus que ça à faire. Rien que de jaser avec eux, ça remet plein de choses en perspective. Et en plus, c’est la sortie au Biodôme demain, tu vas pouvoir pousser un fauteuil roulant et rencontrer des nouvelles personnes! Je te jure que ça va te faire du bien.
J’aurais dû savoir que ma supposition l’insulterait. Elle s’est souvent montrée sensible à la représentation de son métier auprès du grand public. D’ailleurs, elle déteste être jugée à cause de son travail, car elle le considère comme le plus beau du monde. Je m’excuse pour ce manque de délicatesse et elle accepte de me pardonner à une condition: je dois aller à la rencontre de ses «p’tits vieux».