Chapitre 2

Le vent glacial mordille mes joues encore humides de larmes, pendant que je fume lentement, ignorant le va-et-vient des gens autour de moi. Le regard rivé sur le sol, à peine plus loin que le bout de mes bottes, je m’oblige à garder les deux pieds sur terre même si j’ai envie de me mettre à hurler et de faire une crise de bacon devant l’hôpital. J’abandonne le mégot dans le cendrier et je traverse le stationnement sans me retourner. Adieu, docteur Lalonde! Je me réfugie sur le siège conducteur et j’active mes essuie-glaces pour balayer la fine couche de neige déposée sur le pare-brise. À la radio, on lance la prochaine demi-heure de musique sans interruption après avoir énuméré les bienfaits du ski de fond. Une vieille chanson des Cowboys Fringants remplace celle de Queen dans ma tête… Je reste assise derrière le volant quelques instants, complètement épuisée.

Insuffisance ovarienne.

Ces mots m’étourdissent. Une étrange sensation d’échec s’empare de moi. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai entretenu une relation amour-haine avec mon corps. Trop flasque, trop gros, trop maigre, trop faible, trop raide: ça varie, mais il y a toujours quelque chose. Ma peau qui brûle sous le soleil de juillet. Les boutons qui apparaissent au pire moment, juste là, au bout du nez. Mes ongles qui cassent et qui se dédoublent. Je me suis rarement pleinement, sincèrement, aveuglément aimée. La dernière fois, je devais avoir neuf ans.

Le cœur au bord des lèvres, je baigne dans l’odeur de cigarette qui a imprégné mes cheveux et la fausse fourrure du capuchon de mon manteau. Je me laisse flotter plusieurs minutes avant de quitter le stationnement. L’hôpital Pierre-Boucher rapetisse dans mon rétroviseur, puis disparaît complètement lorsque je m’engage sur le boulevard. Au lieu de retourner chez moi, je prends la direction opposée et fonce vers l’autoroute. Au fil des kilomètres, l’odomètre affiche au-dessus des cent vingt kilomètres à l’heure. D’une main, je synchronise mon cellulaire au système audio de la voiture, puis monte le volume au maximum pour faire jouer Bad Girls de M.I.A. Après, c’est au tour de Cardi B de proférer des paroles indécentes. Cette chanson ferait lever le poil des avant-bras de ma mère, même si elle ne parle pas un traître mot d’anglais. C’est vulgaire, provocant, scandaleux. Mais avant tout, c’est libérateur. Je ne pense plus à rien d’autre que de crier des obscénités. Va chier, la vie! Va chier solide. Je hurle les paroles à pleins poumons, tandis que la voiture file sur la route presque déserte. Les nuages se dissipent, laissant place à un ciel d’un bleu délavé comme sur un vieux polaroïd. J’ignore les sorties qui me suggèrent de revenir sur mes pas et je continue sur la 132. Longueuil devient Boucherville, qui devient Varennes, et ainsi de suite. À ce rythme, j’attendrai le bout du monde avant le coucher du soleil. J’imagine me trouver dans la scène finale de Thelma et Louise pour que la voiture s’envole dans les airs, confondant le réel et le rêve, brouillant la frontière entre le vrai et le faux.

J’ai perdu le fil de mon évasion. D’un côté, le fleuve à moitié gelé scintille sous le soleil. De l’autre, quelques maisons centenaires sont dispersées dans une étendue de neige intacte, parmi les granges et les silos à la peinture écaillée. La chanson est interrompue par l’entrée d’un message texte. C’est Mathias. Il me demande si le rendez-vous s’est bien passé, avec un petit bonhomme sourire qui ne fait qu’attiser ma rage. D’un doigt, je ferme la conversation et mets l’appareil en mode «ne pas déranger».

Je compte rouler jusqu’à ce que j’atteigne le fond de mon réservoir à essence. Quand je serai à sec, j’abandonnerai ma voiture au bord de la route et je partirai sur un iceberg, dérivant sur le fleuve Saint-Laurent jusqu’à l’océan. Je finirai bien par trouver une petite île déserte sur laquelle m’échouer, où me reposer jusqu’à ce que j’accumule assez de force pour affronter ce qui reste de ma vie.

Soudain, un renard surgit devant moi. Je freine immédiatement pour l’éviter, mais j’ai peur qu’il soit trop tard. Les freins émettent un crissement horrible. Je donne instinctivement un coup de volant pour dévier de ma trajectoire meurtrière. J’anticipe l’impact avec la pauvre bête. Je retiens ma respiration, et mes yeux se ferment tout seuls. Ce n’est qu’une fois parfaitement immobile que j’ose rouvrir une paupière, le reste de mon corps complètement crispé. Ma voiture s’est arrêtée dans l’autre voie, à quelques centimètres d’un fossé descendant tout droit vers le fleuve. Mon cœur bat à tout rompre, je tremble comme une feuille. Je suis à la fois soulagée et honteuse d’avoir évité un accident.

Je zieute les alentours, constatant avec satisfaction qu’il n’y a personne à des kilomètres à la ronde. Dans le rétroviseur, l’animal poursuit son chemin sans même se retourner. En quelques sautillements agiles, il disparaît dans le blanc duveteux de l’hiver. Je passe une main sur mon visage pour me débarbouiller, puis fais lentement demi-tour. J’éteins la radio. Le silence règne dans l’habitacle.

Je me sens comme une adolescente en fugue qui, après avoir menacé ses parents de ne jamais revenir à la maison, rentre quelques heures plus tard, piteuse et déçue d’avoir compris que la fuite n’est pas la bonne solution.