Chapitre 20

Pour le bien de l’exercice, j’accepte de me lever à six heures du matin et d’accompagner Léa dans sa séance de yoga avant de partir avec elle pour la résidence. Les positions inhabituelles, aussi douces soient-elles, me permettent de découvrir de nouveaux muscles. Ça ne me convainc pas de me remettre au sport, malgré que j’y trouve tout de même un certain plaisir.

Alors que nous marchons vers la résidence, mon amie me dresse un portrait sommaire de l’endroit et de ses patients. Je m’accroche à ma tasse de café comme à une bouée de sauvetage.

— Donc on va aller au deuxième étage en attendant que Zachary, le technicien en loisirs, arrive et, ensuite, on part pour le Biodôme vers dix heures. Le 2, c’est l’unité codée, ça veut dire que les résidents peuvent pas sortir. Il y en a beaucoup qui ont des troubles cognitifs, mais ils sont tous vraiment gentils. Le code de l’ascenseur, c’est l’adresse: 0410#. Il faut juste pas le donner aux résidents…

— Évidemment! On voudrait pas qu’ils s’évadent, quand même, plaisanté-je.

— Tu blagues, mais ça arrive parfois!

Léa rit pendant que j’imagine une poignée de vieillards en marchette et en fauteuil roulant, en cavale dans les rues de Longueuil avec la police à leurs trousses.

La résidence est un petit immeuble de quatre étages en forme de L avec une façade de briques rouges et une terrasse spacieuse à l’arrière. À l’avant, trois grands arbres font danser leurs feuilles d’un vert tendre, ombrageant la rampe pour handicapés menant à la porte principale. Léa m’indique que nous devons entrer à l’arrière. Même s’il n’est que sept heures trente, la journée paraît bien entamée à la résidence; un préposé de nuit encore en uniforme marche vers nous en bâillant, sac à dos à l’épaule. Il salue Léa et nous tient la porte avant de disparaître à l’extérieur. Au bout du couloir, la salle commune est pleine de vie: les résidents déjeunent devant l’émission de télé Salut Bonjour, certains discutent entre eux ou lisent une revue. Une préposée se démène pour répondre aux demandes de tous.

— Mon café est froid, se plaint l’un d’eux.

— Il me manque une petite cuillère, ajoute un autre.

— Prends ton temps, ma belle, la rassure un troisième. Mes céréales ne vont pas réchauffer!

Léa me fait signe de la suivre jusqu’au sous-sol, où se trouvent la salle des employés et les bureaux, dont celui de la direction générale. On dépose nos choses dans l’un des casiers vides. Léa me prête un haut de préposée aux bénéficiaires, que j’enfile dans la salle de bain.

— Je vais juste avertir la directrice que tu es là comme bénévole. Viens avec moi!

Le bureau est joliment décoré. Tout le mur du fond est couvert d’une image de champ de fleurs sous un doux soleil d’été, ce qui compense l’absence de fenêtre. Enjouée comme toujours, Léa procède aux présentations. La directrice, Nadège, se lève pour me serrer la main et me remercier de les aider.

— On a toujours besoin de bras! m’accueille-t-elle en m’adressant un sourire radieux. Bienvenue, Sophie!

— Merci!

Dans l’ascenseur nous menant au deuxième étage, j’essuie mes paumes moites sur mon pantalon, agacée d’être aussi gênée de rencontrer des personnes âgées. Je ne cesse de me répéter qu’il n’y a rien à craindre. La plupart d’entre elles n’ont pas de dents: elles ne peuvent même pas me faire mal en me mordant! Les portes viennent à peine d’ouvrir que mon amie se précipite dans le couloir, allant directement à la salle commune. Léa a beau me présenter à tous ceux qu’on croise, leur nom entre par une oreille et ressort aussitôt par l’autre. Le stress cannibalise la moindre nouvelle information. Certains me sourient, d’autres m’ignorent. Beaucoup semblent fatigués de traîner le poids de toute leur vie sur leur dos.

— Sophie? Mme Beaulieu veut deux toasts avec confiture de fraises. Peux-tu les lui préparer? Il faut juste enlever les croûtes avant de les lui donner.

Léa me pointe une petite dame aux cheveux blancs coupés au carré. Elle porte une blouse bleu poudre et un pantalon beige, au moins une fois et demie trop grands pour elle. Elle fixe ses mains déposées sur ses cuisses maigres. Je m’exécute comme un automate et je réalise qu’une fois les croûtes coupées il ne reste plus grand-chose des deux tranches de pain blanc. Léa prépare la même chose pour un autre résident. D’un geste assuré, elle écrase les deux tranches l’une contre l’autre pour mieux retirer les croûtes et les coupe en quatre triangles riquiqui. Avant de les apporter au résident, elle rince les coulisses de confiture qui coulent sur ses doigts.

— Tenez, monsieur Rondeau, vos toasts!

— Merci, ma belle Léa, répond-il d’une voix éraillée.

Le vieil homme porte le premier triangle à sa bouche d’un geste infiniment lent. On jurerait que le pain pèse une tonne et demie. Léa me pointe à nouveau Mme Beaulieu, devant laquelle je dépose l’assiette. Elle lève doucement la tête et m’adresse un sourire timide qui me va droit au cœur.

— Merci, garde, murmure-t-elle.

Je me détends; ce simple sourire suffit à justifier ma présence. Je sens monter en moi une chaleur réconfortante. Je réalise que toute la peur que j’ai pu ressentir avant de venir ici n’était que de la fébrilité. Léa avait raison; je me sens utile et ça me fait du bien.

J’entends grincer les roues d’une marchette derrière moi. Un résident vient à ma rencontre. Il porte un pantalon brun retenu par une paire de bretelles élastiques ainsi qu’une chemise pâle. Il arrête sa marchette en face de moi et enchaîne des simagrées incompréhensibles. Je comprends finalement qu’il veut me prendre la main et, dès que je m’exécute, il y dépose un baiser un peu trop mouillé à mon goût. Malgré tout, je lui adresse un sourire poli.

— Ma femme est morte, lance-t-il presque en criant.

— Oh, je suis désolée.

— QUOI?

— JE SUIS DÉSOLÉE POUR VOTRE FEMME.

— Ah! C’est pas grave, ça veut juste dire que tu as le champ libre, dit-il en me décochant un clin d’œil.

Lentement, il lève sa main pour me caresser le bras. Ses doigts me chatouillent avec leurs légers tremblements et leurs poils qui sortent de partout. Je n’ose pas bouger par peur de le froisser, même si j’ai peine à retenir un fou rire. C’est finalement le rire franc de Léa qui interrompt le geste de ce véritable don Juan.

— Bon, monsieur Lacombe, c’est une belle proposition, ça, mais elle est déjà prise. Allez vous asseoir, je vous apporte un café.

— Pis toi, ça te tente pas d’être ma femme? la relance-t-il en trottant vers une place libre près de la fenêtre.

— Ben non, vous seriez pas capable de m’endurer.

— Tu serais surprise de ce que je suis capable d’endurer.

Après avoir déposé un café devant M. Lacombe, Léa compte les résidents ayant pris leur déjeuner. Seule une personne n’a pas encore mangé, une certaine Irène Mador, dont la chambre se trouve tout au fond du couloir. Léa dépose une tranche de pain grillé au beurre d’arachide et un Boost au chocolat sur un plateau.

— Tu veux-tu que j’aille le lui porter?

— OK! Mais je t’avertis, elle a son petit caractère, notre Mme Mador!

— Ça peut pas être si pire, je commence à pogner la twist!

Gonflée à bloc, je m’empare du plateau et me dirige tout au bout du couloir vers la chambre 212. Plus je m’approche, plus j’ai l’impression que l’air se refroidit. L’ambiance chaleureuse et vivante de la salle à manger s’estompe au fur et à mesure que j’avance. La première chose que je remarque, c’est que la chambre n’a pas de porte. Le numéro est imprimé sur une feuille blanche pliée en deux et fixée au cadre avec un morceau de papier collant. Ne sachant où cogner pour annoncer mon arrivée, je me contente d’entrer. La pièce baigne dans la pénombre; seuls quelques timides rayons de soleil filtrent par la fenêtre donnant sur la rue arrière. Mme Mador est assise dans son fauteuil berçant, les paupières fermées, immobile. Elle sursaute lorsque je dépose le plateau sur la table à roulettes devant elle.

— Je sais que j’ai un pied dans la tombe, mais c’est pas une raison pour me faire peur de même!

— Je suis désolée! Vraiment désolée, madame…

— T’es pas la même fille que d’habitude.

— Non, je suis l’amie de Léa, je m’appelle Sophie. Je fais du bénévolat aujourd’hui.

— T’as perdu un pari ou quoi?

— Non, non, je suis juste ici pour donner un petit coup de main. Allez-vous venir au Biodôme avec nous tantôt?

— Y paraît que oui.

— Bon, mangez votre déjeuner en attendant qu’on parte.

Mme Mador est d’une maigreur inquiétante. Sa peau pâle, presque translucide, s’étire sur ses os apparents. Je distingue clairement le tranchant de ses omoplates sous sa chemise de nuit élimée. D’une main légèrement tremblante, Mme Mador porte le Boost à ses lèvres et en prend une longue gorgée en déglutissant bruyamment.

— Pourquoi vous avez pas de porte?

Elle boit une autre gorgée en haussant les épaules. Je n’insiste pas et je me contente de rester debout au milieu de la chambre, à la regarder boire sa boisson protéinée et grignoter sa toast au beurre d’arachide. Mme Mador ne cherche pas à me faire la conversation, sans vouloir que je parte non plus. Elle me jette de petits coups d’œil après chaque gorgée, et je crois deviner un timide sourire sur ses lèvres minces quand elle s’aperçoit que je suis encore là.

— Ça goûte la craie, c’est dégueulasse, proteste la dame en déposant le contenant vide sur le plateau.

— Mangez la toast, ça va changer le goût.

— Ce que je ne ferais pas pour une bonne gaufre avec crème fouettée et sirop d’érable…

Elle dévore sa tartine en quelques bouchées et me fait signe de reprendre le plateau. Irène ne semble pas être comme les autres résidents de l’étage: elle a toute sa tête et n’a pas la langue dans sa poche. Sa lucidité m’intimide et m’intrigue en même temps.

— Bon, demande à ton amie de venir m’habiller… Pour ta première visite, je vais t’épargner les horreurs de la guerre. Je voudrais pas te faire peur!