Chapitre 22

Zachary et moi sommes interrompus par le chauffeur qui annonce notre arrivée. Devant le mât incliné du Stade olympique, les résidents s’agitent, soudainement tirés de leur torpeur par l’entrain de Léa et de son collègue qui bondissent de leur siège. Un aîné se remémore les Jeux olympiques de 1976, une autre demande si René Lévesque est toujours au pouvoir. Quelqu’un s’enthousiasme d’être enfin sorti pour la première fois depuis plusieurs semaines. Irène se frotte les yeux, et son regard s’illumine quand elle réalise que nous sommes rendus. Léa se lève pour aider les plus mobiles à passer par l’escalier, puis les guide vers les bancs publics se trouvant près de l’entrée principale. Avec Zach, nous transférons Mme Mador dans son fauteuil roulant, que nous descendons par la plateforme élévatrice.

— Un petit tour de manège! s’exclame Zach.

Un employé du Biodôme à la limite du malaise se dirige vers notre groupe d’un pas hésitant, comme s’il avait peur d’attraper une quelconque maladie ou de vieillir de cinquante ans d’un coup rien qu’en venant accueillir trop de personnes âgées. Caché derrière ses dépliants informatifs, il s’adresse directement à Zachary en prenant bien soin d’ignorer la main tendue d’une dame qui ne demande qu’à se présenter. Zach récupère la liasse de billets d’entrée et libère le pauvre employé qui repart en coup de vent à l’intérieur sans même se retourner.

Notre groupe atypique attire quelques regards curieux. Certains résidents atteints de démence attirent un peu plus l’attention que d’autres, parce qu’ils se parlent à voix basse ou qu’ils touchent à tout. Malgré que la société soit vieillissante, quelques personnes ne semblent pas tout à fait à l’aise et nous contournent d’un pas rapide. D’autres nous adressent des sourires polis et des signes de tête, auxquels Irène ne répond pas.

Zachary nous remet nos billets en nous précisant qu’il faut être de retour dans le stationnement pour treize heures, ce qui nous laisse environ deux heures pour la visite. Si on désire manger, il y a une cafétéria pour ceux qui ont de l’argent avec eux. Les autres peuvent prendre un des sandwichs que nous avons apportés, avant de commencer la visite.

— J’apporte un sandwich au cas où! dis-je à Mme Mador en me penchant au-dessus de la glacière. Il va être dans mon sac, vous aurez qu’à me le demander.

Irène me regarde ranger stratégiquement le petit paquet enrobé de papier ciré pour ne pas qu’il s’écrase au fond de mon sac. La visite est sur le point de débuter. Après avoir fait scanner notre billet par un autre employé, nous nous engageons dans la section tropicale. Nous passons à travers les portes automatiques, et Irène laisse échapper un hoquet de surprise. Elle écarquille les yeux devant les arbres gigantesques se dressant au milieu de la salle. Un peu partout, des lianes permettent à des petits singes orangés de se déplacer. Les traits de la vieille dame se détendent, un sourire naît sur ses lèvres minces.

— C’est magnifique… soupire-t-elle. Ça me fait penser aux cartes postales que Jacob m’envoie quand il part dans le Sud.

— Il voyage souvent?

— Il est toujours parti à cause de son travail! Il est encore jeune, il en profite. Des fois, il m’appelle de là où il est, et on se voit à travers un genre de tablette électronique. J’aime mieux ça que le téléphone, parce que je peux lire sur les lèvres quand j’ai de la difficulté à comprendre. Sauf que je finis toujours par accrocher un bouton et tout faire planter! Les jeunes, vous êtes nés avec la technologie dans les mains, mais y a des vieilles peaux comme moi qui ont un peu de misère des fois. Une chance que Zach est là pour m’aider avec les machines.

Nous demeurons de longues minutes à l’écart des autres visiteurs, elle assise dans son fauteuil roulant, moi bien installée sur un banc de bois près de l’enclos des impressionnants capybaras. À un certain moment, les autres résidents accompagnés de Léa et Zach passent devant nous, plus pressés de poursuivre leur visite. Zach me donne la permission de rester derrière avec Mme Mador, si jamais c’est ce qu’elle souhaite. Je lui demande:

— Voulez-vous continuer avec le groupe?

— Non. J’aime ça ici, je m’en fous, du reste.

Je n’insiste pas, ça me fait du bien de prendre mon temps et de me croire un peu en voyage tout en ressassant de beaux souvenirs. Devant nous, les rongeurs se prélassent dans le paillis sale, entourés de petits oiseaux aux couleurs vives. Le mouvement de la rivière artificielle est à peine perceptible, les branches cassées et les feuilles y glissent dans une lenteur méditative. Je jette de brefs coups d’œil à Irène pour m’assurer que tout va bien. Son regard est perdu dans le vide, son visage détendu paraît avoir rajeuni de plusieurs années. Avec son petit caractère, Irène me fait penser à ma grand-mère maternelle, la seule que j’ai connue. Elle est décédée quand j’avais douze ans. Je l’aimais beaucoup, et son départ m’a fait énormément de peine.

— Finalement, je prendrais bien un morceau de sandwich.

Je m’exécute et je lui tends le repas, qu’elle s’empresse de lancer dans l’enclos devant nous. Horrifiée, je n’ai pas le temps de l’en empêcher. Le pain mou tartiné de moutarde s’écrase sur le paillis sale, et le jambon se retrouve dans la rivière artificielle. Les rongeurs géants ne bougent pas d’un poil, seuls les oiseaux s’approchent doucement du pain pour le picorer. Je regarde Irène avec de gros yeux, mais ne peux rester indifférente à son fou rire contagieux. Avant qu’on se fasse avertir par un employé, je m’empresse d’entraîner Irène vers la fin de la section tropicale sans lui laisser le temps d’admirer les caïmans, chauves-souris et autres animaux. Irène est incapable d’arrêter de rire, les larmes perlent au coin de ses yeux. Je suis prise d’un mélange étrange de gêne et d’euphorie. Je ris jusqu’à en avoir mal au ventre. Je ne me souviens pas de la dernière fois que ça m’est arrivé.

— Qu’est-ce que vous avez fait là?

— Ils avaient l’air d’avoir faim, ricane-t-elle, et puis je voulais m’amuser un peu… T’aurais dû voir ta tête!

— Qu’est-ce qui serait arrivé si on s’était fait prendre?

— On serait sorties, c’est tout. À mon âge, je m’en fiche d’être bannie du Biodôme.

Nous poursuivons la visite sans aucun autre incident, sans doute parce que je n’ai emporté qu’un seul sandwich. Irène rit en pointant les loutres qui s’amusent derrière un plexiglas. Nous traversons d’un pas pressé la section des manchots, car l’heure du départ approche. Pas le temps de passer à la boutique de souvenirs. Nous sommes les dernières à monter dans l’autobus. Tous les autres résidents sont déjà rassis à leur place et le moteur ronronne doucement. Sur le chemin du retour, il règne une ambiance paisible, presque méditative, et la majorité des participants somnolent sur leur siège. Irène ne fait pas exception: elle s’endort avant même que nous ayons atteint le pont-tunnel. Zach est moins volubile qu’à l’allée, mais nous rions quand même du lancer du sandwich de Mme Mador. Je m’exclame:

— Je te jure que je l’ai pas vu venir!

— Et c’est juste la pointe du l’iceberg! Ils ont pas fini de te surprendre, les résidents. Je suis vraiment content que tu aies aimé ton expérience. J’en conclus que tu vas revenir?

— Je pense que oui! Je me suis bien entendue avec Mme Mador.

— Je suis certain que ça lui ferait plaisir d’avoir de la visite.

De retour à la résidence, après avoir salué Zachary, je raccompagne Irène jusqu’à sa chambre. La lumière du soleil d’après-midi inonde l’unité. Les résidents qui ne sont pas sortis écoutent la télévision, somnolent dans un fauteuil berçant ou ont de la visite. Ils ont reçu une collation composée de deux bâtonnets de fromage blanc et de quelques fruits frais, que Mme Mador refuse, prétextant que le trajet d’autobus lui a donné mal au cœur. En me rendant jusqu’à sa chambre, je réalise que la plupart ont été personnalisées et décorées. Celle d’Irène est froide, avec ses murs nus et son lit mécanique qui prend trop de place.

J’aide la dame à s’installer dans le fauteuil berçant près de la fenêtre et je m’assois sur le lit, après qu’elle m’y a autorisée.

— Ça faisait longtemps que j’avais pas ri comme ça, soupire-t-elle. Mais ça fatigue vite d’être heureux!

— Aimeriez-vous vous coucher?

— Je vais m’étendre quand tu seras partie, t’en fais pas. Regarde dans le tiroir de ma table de chevet, il y a une photo de mon petit-fils.

Sur le cliché encadré, Jacob est au pied d’une chute tropicale haute de plusieurs dizaines de mètres. Je peux presque entendre le grondement de l’eau. Les deux pouces levés, il adresse un sourire radieux à l’objectif, ses yeux d’un bleu vif brillent de bonheur devant ce décor extraordinaire. Son bras gauche est recouvert de nombreux tatouages dont les détails se perdent sous l’eau perlant sur sa peau. Ses cheveux blonds mouillés collent sur sa nuque et ses épaules. Une barbe longue de plusieurs jours lui donne un air de naufragé. Je range la photo dans le tiroir, ne sachant pas quoi ajouter. S’attend-elle à ce que je le complimente? Il n’est pas laid, mais pas totalement mon genre non plus. Comme je n’ai pas envie d’aborder le sujet, je pose une autre question.

— Vous aimeriez pas ça décorer les murs de votre chambre un peu? On pourrait l’accrocher devant votre lit.

— J’ai rien pour clouer ici. Et ce sont pas mes vieilles mains croches et pleines d’arthrite qui vont le faire. Un jour, Simon, de l’entretien ménager m’a dit qu’il le ferait, mais il est jamais venu.

— Je peux m’en occuper si vous voulez! La prochaine fois, j’apporte un marteau et des clous, et ça va être réglé en quelques minutes.

— Es-tu en train de me dire que tu vas revenir me voir?

Je souris en hochant la tête. Son sourire me va droit au cœur.