Chapitre 25

Dans l’ascenseur, Zach propose d’aller chercher un café au Tim Hortons tout près d’ici et de le boire en marchant sur la piste cyclable qui traverse le Vieux-Longueuil. J’accepte le plan, mais je laisse mon marteau dans la voiture avant de partir. Il prend un vanille française et il commande deux roussettes au miel en plus. Il insiste pour payer et nous nous dirigeons vers le chemin de gravier. Les arbres déploient leurs branches au-dessus de nos têtes, créant un couloir de verdure magnifique au milieu de la ville. Les semelles de nos souliers crissent contre le sol. J’accueille avec légèreté le silence qui règne entre Zachary et moi, le temps de boire nos premières gorgées de café. Irène m’a appris que le silence n’est pas nécessairement synonyme de malaise: au contraire, il peut exprimer une certaine sérénité, une certaine confiance. Après avoir ainsi marché sur quelques centaines de mètres, nous choisissons un banc qui semble presque nous attendre. Je m’installe du côté le plus ombragé, je dépose mon gobelet près de moi, puis j’en profite pour prendre une première bouchée de ma roussette au miel. J’essuie le sucre à la commissure de mes lèvres et je souris à Zach qui me regarde avec amusement.

— Je trouve ça fantastique, ce que tu fais pour Mme Mador, dit-il. C’est pas n’importe qui qui serait venu faire du bénévolat comme ça!

— En fait, ce sont des travaux communautaires.

Il me dévisage et cherche à comprendre si je suis sérieuse. Je tente de garder une mine stoïque le plus longtemps possible, puis je finis par lâcher un rire qui lui vend la mèche. Ses sourcils ne reprennent leur angle détendu que lorsque je lui précise que c’était une blague. Il mettra peut être un certain temps pour s’habituer à mon humour, mais j’ai espoir.

— Peux-tu bien m’expliquer pourquoi elle a pas de porte?

— Quand elle est arrivée à la résidence, elle était encore plus maigre que ça, tu imagines? Elle arrêtait pas de répéter qu’elle allait se laisser mourir de faim ou qu’elle allait se jeter par la fenêtre. Elle pleurait tout le temps, voulait pas sortir de sa chambre, refusait qu’on la touche pour les soins d’hygiène… C’était pas beau à voir, je te jure! Donc on a enlevé sa porte pour la surveiller. Même si les fenêtres ouvrent de pas plus que trois pouces, on a pas pris de risque. On devrait remettre la porte bientôt, car la situation s’est stabilisée. Ce qui l’a vraiment aidée à aller mieux, c’est son petit-fils qui a commencé à lui rendre visite. On le voit pas souvent, mais il est très important pour elle.

— Oui, elle m’en a parlé. J’ai accroché son portrait au mur tantôt.

— Il vient environ une fois par deux-trois mois. Il travaille dans un tout-inclus au Mexique.

— Et ses filles?

— Aucune idée, moi, je les ai jamais vues. Je sais que si Sylvie se présente, il faut qu’elles soient dans une aire commune et qu’on les laisse jamais seules.

La curiosité est un vilain défaut, et je ne peux m’empêcher de me demander ce qui s’est passé entre Irène et sa fille pour qu’un juge se prononce ainsi sur leur relation. Ce serait trop impoli de poser la question, donc j’espère qu’elle me fera suffisamment confiance pour se livrer à moi un jour.

Zach décide de changer de sujet. Il me pose quelques questions sur mon emploi, puis nous nous lançons dans un débat sur l’importance des médias sociaux dans notre société. Il se considère comme un peu vieux jeu et m’avoue ne pas du tout comprendre pourquoi tant de gens vouent une confiance aveugle à des influenceurs. Il n’est toutefois pas assez vieux jeu pour être de ceux qui n’ont pas de profil Facebook. En quelques clics, je le trouve dans le monde virtuel et l’ajoute à mes amis. Sur sa photo de profil, qui date de plus d’un an, il est en haut d’une montagne, tout emmitouflé dans un habit de ski noir et vert pomme.

— Mes parents ont un chalet à Saint-Sauveur, précise-t-il, j’y vais souvent, été comme hiver! J’aime beaucoup la nature, les grands espaces. Je trouve ça vivifiant.

— Nous, on avait un chalet dans le coin de Sutton, mais mes parents l’ont vendu. J’aime bien faire des randonnées l’été. Je sais pas skier, par exemple…

— Pas vrai! Il va falloir que je t’apprenne.

— On verra, j’ai quand même un peu peur des hauteurs…

— Avec moi, tu vas voir, ça va bien aller. J’ai été instructeur de ski durant toutes mes études.

C’est à son tour de jeter un coup d’œil à mon profil. Je le rassure tout de suite en lui disant que, malgré mes études en communication, je n’expose pas ma vie personnelle à outrance sur Instagram ou TikTok.

— Je ne sais même pas c’est quoi TokTok! Y a rien qui m’agace plus qu’une fille qui doit tout prendre en photo! déplore-t-il. On est au resto, j’ai faim, l’assiette est devant moi, sauf que j’ai pas le droit d’y toucher parce que madame veut son parfait post Instagram! Et une fois qu’il est fait, c’est rendu froid!

— Ah, je te comprends là-dessus. J’aime bien manger chaud, moi aussi. C’est pour ça que je prends uniquement mes salades en photo.

— C’est quoi, tes plats préférés?

— Euh… Je suis pas très difficile, j’aime bien tout ce qui est italien. Et toi?

— L’indien!

— Oh, je connais pas trop cette cuisine!

— Il y a un resto indien que j’aime beaucoup à Boucherville, je pourrais t’y emmener.

Je n’avais pas remarqué avant la petite fossette qui se creuse dans sa joue quand il sourit. Pourtant, il sourit presque chaque fois que nos regards se croisent. Je termine mon café et tente de lancer le gobelet dans la poubelle se trouvant à quelques mètres de nous, mais je rate lamentablement ma cible. Nous éclatons de rire et je me lève pour rectifier le tout. Nous nous quittons quelques minutes plus tard sur la promesse d’essayer son fameux resto indien. En véritable homme galant, il m’ouvre la portière de ma propre voiture. Je le remercie et il dépose un petit bec rapide sur ma joue. Sa maladresse et la surprise me font rougir, et nous rions doucement tandis que je m’installe derrière le volant. Je démarre le moteur, lui adresse un dernier signe de la main et le regarde rétrécir dans mon rétroviseur.