Je passe devant chez moi sans m’arrêter et poursuis mon chemin jusqu’à un duplex de briques blanches, au bout d’une petite rue du Vieux-Longueuil. Je pousse un long soupir de soulagement en me stationnant en face de cet immeuble, dont le côté gauche est presque entièrement recouvert d’une épaisse vigne en dormance.
La première fois que je suis venue ici, j’avais huit ans. C’était un samedi après-midi d’octobre, j’avais emporté mes plus belles Barbie dans un sac d’épicerie et une vieille cassette du Roi Lion, euphorique à l’idée de visiter la maison de ma nouvelle meilleure amie: Léa Belhumeur-Poitras. Sur le pas de la porte, ma mère avait poliment décliné l’invitation de Lise, la mère de Léa, à rester le temps d’un café. Elle m’avait rappelé qu’elle viendrait me chercher à seize heures tapant et s’était empressée de regagner sa BMW. L’après-midi avait filé dans le temps de le dire tellement nous avions du plaisir. Une des seules choses dont je me souviens concrètement, c’est la tarte aux pommes que Lise avait cuisinée rien que pour nous. Toute la maison s’était mise à sentir la cannelle et la muscade. C’était la première fois que je mangeais un dessert fait maison si délicieux, ma mère n’ayant jamais été très bonne cuisinière. C’était si bon que j’en ai redemandé. Les années ont filé, les Barbie ont été remplacées par des magazines Cool et des gloss achetés au Dollarama, puis par des séries télévisées américaines sur des ados riches et célèbres dont la vie n’était qu’une succession de péripéties abracadabrantes. La seule chose qui n’a pas changé, c’est la fameuse tarte aux pommes. Rien que l’odeur des épices suffit à me replonger dans les plus beaux moments de mon enfance.
À l’époque, le deuxième étage était habité par un locataire, qui changeait habituellement chaque année. Le seul dont je me souvienne vraiment, c’était le beau Patrick: un jeune trentenaire qui prenait plaisir à arroser les plantes de son balcon torse nu, pendant que Léa et moi nous faisions bronzer dans la cour arrière. On avait quinze ans. J’ai eu un pincement au cœur quand il a été remplacé par un vieux bonhomme chauve à la bedaine poilue. Lui aussi sortait souvent torse nu, mais l’effet sur nous était loin d’être le même.
Dès que Léa a eu dix-huit ans, ses parents lui ont permis de déménager dans l’appartement d’en haut, faisant d’elle la première de mes amies à avoir son propre logement. C’est devenu notre QG, mon endroit de prédilection quand je voulais fuir ma mère, ma sœur ou n’importe qui d’autre me pourrissant la vie. Aujourd’hui encore me voici, tel un animal blessé regagnant sa tanière.
Les marches menant au deuxième étage sont recouvertes d’une épaisse couche de neige. On ne voit que des traces de pas descendant vers l’entrée de garage déserte. J’en déduis que mon amie n’est pas là et que je l’ai sans doute manquée. Je décide de monter quand même, et un peu de neige se glisse à l’intérieur de ma botte. Le froid me mord si brutalement la peau que mon estomac se contracte. Je laisse échapper un juron entre mes dents serrées.
— Mais est-ce que ça serait pas la belle Sophie?
Je reconnais tout de suite la voix chaleureuse et grave de Denis, le père de Léa. Je me retourne et je l’aperçois sur le pas de la porte du premier étage, vêtu d’une épaisse robe de chambre bleu marine et de bottes d’hiver enfilées à la va-vite. Sur son t-shirt blanc est écrit en lettres gonflées: «L’uniforme officiel de la retraite!» Après plusieurs années en complet-veston derrière le comptoir d’une banque, il s’est juré de passer le restant de ses jours en vêtements mous. Il a quitté le marché du travail tout récemment et, il n’a dérogé qu’une seule fois à cette promesse, lors de son anniversaire de mariage. Même à Noël, il a enfilé un pantalon de jogging noir et un t-shirt dont l’imprimé représentait le col d’une chemise et un nœud papillon.
— Comment ça va? demande-t-il en m’adressant un grand sourire. Ça fait longtemps!
— Ça va, merci! Et vous?
— Heureux comme un prince! Tu as manqué Léa de peu, elle vient de partir pour la résidence. Elle a encore accepté un quart de travail supplémentaire
— Ça me surprend pas!
Léa est préposée aux bénéficiaires dans une petite résidence privée, à quelques coins de rue d’ici. Dévouée, elle ne refuse jamais de remplacer un collègue ou de rester quand quelqu’un ne se présente pas à son quart de travail. Elle a autant d’énergie que tous ses collègues plus âgés réunis et, même si elle ne l’avouera pas, certains en abusent fréquemment. Ce sont toujours les mêmes qui s’absentent sans préavis ou qui veulent être remplacés, ce dont pourtant Léa ne se plaint jamais. Quand la directrice lui propose de rester, elle répond: «Si je le fais pas, qui va s’occuper des p’tits vieux? Certainement pas le bon Dieu!»
— Ça va-tu, ma belle Sophie? demande-t-il d’une voix sincèrement inquiète.
— Ça va, vous en faites pas. Est-ce que ça vous dérangerait de m’ouvrir? Je vais attendre Léa ici, si c’est correct.
M. Poitras sait tout de suite que je mens, même s’il se contente de fouiller dans la poche de sa robe de chambre pour en sortir un trousseau de clés. Le visage rond et joufflu de Denis est rougi par le froid quand il monte à l’étage pour me déverrouiller la porte.
— Si on peut faire quelque chose, hésite pas à venir cogner en bas! lance-t-il en redescendant l’escalier, le regard rivé sur ses pieds pour ne pas débouler.
J’ai envie de demander une tarte aux pommes, mais je me contente de hocher la tête en esquissant un sourire las. Je me laisse bercer par le silence, fermant les yeux pour mieux profiter du calme ambiant. Je les rouvre en poussant un long soupir. Je suspends mon manteau à l’un des crochets se trouvant derrière la porte et j’abandonne mon sac à main sur le sol, près de mes bottes qui ne tarderont pas à former une flaque grise dans le plateau en plastique posé par terre. L’aire ouverte baigne dans la lumière dorée du coucher de soleil, entrant par les deux fenêtres de la cuisine. Le comptoir est dégagé, aucune vaisselle sale ne traîne, pas même une tasse à café ou un couteau couvert de beurre d’arachide sur le bord de l’évier. Il n’y a que la corbeille à fruits trônant sur l’îlot, débordante de pommes vertes et de kiwis. Tout est si propre que je n’ose toucher à rien.
Au centre de la pièce, le sofa me crie de venir lui tenir compagnie. Je m’enroule dans le jeté rose bonbon et je reste longtemps immobile, le regard perdu dans le vide. Après un certain temps d’errance mentale, j’ai envie de m’abandonner à TikTok, question de faire encore plus le vide. Je m’étire le plus possible par-dessus l’appuie-bras du sofa pour attraper mon cellulaire sans avoir à me lever, mais il me faudrait quelques centimètres de plus pour y arriver. Je grogne en abandonnant le jeté derrière moi. Lorsque j’extirpe l’appareil, l’écran affiche un appel manqué de Mathias. Je balaie la notification du bout de mon pouce droit, avant de me retransformer en burrito humain. J’envoie un petit message à Jade en lui disant que tout va bien. Elle qui venait de me renvoyer un point d’interrogation car j’avais laissé son message sans réponse.
Du coin de l’œil, je ne peux m’empêcher d’observer les brochures des cliniques de fertilité qui dépassent de mon sac béant. Les heureux parents me dévisagent, ils me supplient presque: «Allez, Sophie, rejoins-nous. On va s’amuser.» J’ai beau détourner le regard, je reviens toujours vers les maudits dépliants qui semblent me narguer. Je m’étire et, cette fois, je les atteins sans avoir à me lever. J’en ouvre un et je le referme aussitôt, comme si un monstre allait en sortir. Je les enfouis brusquement au fond de mon sac et tire la fermeture éclair, comme pour éviter qu’ils ressortent par eux-mêmes pour ramper jusqu’à moi. Je me mets alors à pleurer; mon visage se déforme en une grimace horrible. Je ne peux empêcher mes yeux de laisser couler des torrents de larmes. J’essaie de m’imaginer enceinte. J’essaie de m’imaginer en train d’accoucher. J’essaie de m’imaginer tenant la main d’un enfant qui est le mien. La chair de ma chair. Je n’y arrive pas.
Être officiellement informée de mon infertilité a été comme de recevoir un seau d’eau froide sur la tête. Maintenant que le choc est passé, je dois faire face à cette nouvelle réalité. Au fond de moi, même si je ne veux pas le reconnaître, je m’en doutais. Enfin, je sentais bien que quelque chose clochait, sans que je puisse mettre le doigt dessus. C’était une question d’intuition, ce genre de chose qui ne s’explique pas vraiment. Une petite voix enfouie au plus profond de moi que je n’ai jamais osé écouter, que j’ai choisi d’ignorer. Je l’ai étouffée avec le discours de tous ceux qui essayaient si bien et si fort de me convaincre de fonder une famille, comme s’il s’agissait de la seule voie possible et acceptable pour mener une vie heureuse et épanouie. J’ai fait ce qu’on attendait de moi; j’ai voulu suivre le même parcours que ma mère, ma sœur Jeanne, mes tantes et tant d’autres femmes. Trouver un petit ami convenable, obtenir mon diplôme, commencer ma carrière et acheter un condo. Pour elles, c’était l’ordre naturel des choses, la suite logique. Il ne manquait que les enfants pour avoir un bingo! Carte pleine! Le prix? L’approbation des autres.
Mes doutes n’en sont peut-être plus, sauf que je me retrouve avec un nouveau problème: comment vais-je l’annoncer à Mathias? À mes parents? À Jeanne? Au reste du monde? Après tout, ce qui se passe dans une chambre à coucher n’est pas censé regarder qui que ce soit, mais tout le monde s’y intéresse quand même. Gang d’hypocrites.