Chapitre 33

Le lendemain matin, je suis réveillée par le claquement de la porte de la salle de bain. Je m’extirpe du matelas mou comme de la guimauve et je colle mon oreille contre la porte. L’eau coule. Je devine qu’Irène se lave à la mitaine et qu’elle n’ose pas me demander de l’aide. Je fais comme si je n’avais rien entendu et je retourne dans les draps encore tièdes. Par le rideau mal fermé, j’admire le mouvement gracieux et régulier des vagues. Un oiseau coloré se nettoie le dessous des plumes sur la balustrade du balcon. J’envoie à Léa la photo de moi, Jacob et Irène prise dans l’entrée de l’hôtel. Je reçois instantanément une réponse.

Léa 7 h 45
LÂCHE TON CELL PIS VA TE BAIGNER

Je souris et pose mon cellulaire sur la table de chevet. Une trentaine de minutes s’écoule. Irène est encore dans la salle de bain. Je somnole, profitant de l’air du Mexique. La tête sur l’oreiller, je pense à Jacob. Je nous revois la veille, sur la plage – notre plage à l’abri du reste du monde. Je me sens déjà mieux; rien que le souvenir de ce moment m’apaise. Je repense à la vie d’Irène, à toutes ces années de misère, d’abus, de négligence. Toute une vie soumise aux autres.

— Peux-tu m’aider, ma belle Sophie? demande Irène de sa petite voix gênée. J’ai peur de glisser.

Je bondis du lit et vais à sa rescousse. Irène est assise sur le bord de la baignoire, nue comme un ver. Elle a mis une serviette par terre, mais il y a de l’eau partout sur le carrelage. Je m’empresse de couvrir ses épaules et je l’aide à sécher ses pieds, ses jambes et son dos. Elle se replie doucement sur elle-même, cachant tant bien que mal sa poitrine avec ses bras. Son regard glisse sur le sol, elle incline la tête.

— Je m’excuse, murmure Irène.

— C’est correct, il y a aucune raison de s’excuser.

Je sens ses muscles se détendre sous mes doigts. J’avais appréhendé cet instant et, maintenant qu’il est arrivé, je me rends compte que j’ai angoissé pour rien. La nudité d’Irène ne me fait pas peur et ne me met pas mal à l’aise comme je me l’étais imaginé. Léa a raison: il n’y a rien de plus naturel, même si on n’y est pas habitué. Sa peau est fripée, usée, tachée. On n’en voit jamais dans les films ou les séries télé, et encore moins dans les publicités. On nous cache la vieillesse et c’est pour ça qu’elle nous fait si peur. Pourtant, elle est inévitable.

J’aide Irène à enfiler son maillot de bain sous une petite robe de plage foncée. Elle attache ses sandales et s’installe sur le balcon pendant que je prends une douche et m’habille pour la journée. Je mets un short en denim pâle et une camisole par-dessus mon bikini. Nous cognons à la porte de Jacob pour l’inviter à nous rejoindre. Il est vêtu d’un pantalon court brodé d’un motif de flamants roses et d’un t-shirt blanc. Il embrasse sa grand-mère sur les joues et nous partons pour le buffet.

J’accompagne Irène à l’une des tables donnant sur la piscine, puis je lui demande ce qu’elle veut pour déjeuner.

— Surprends-moi, répond-elle en affichant un large sourire.

Je garnis donc son assiette de fruits frais, de crêpes miniatures et d’un peu de fromage. Je me régale de melon miel et de café noir, alors que Jacob attend que le chef termine la cuisson de son omelette aux légumes.

— Je suis prête à aller voir la mer, annonce Irène d’une voix étouffée par l’émotion.

Dès que nos assiettes sont vides et nos ventres bien pleins, nous nous dirigeons vers la plage. Le soleil est déjà haut dans le ciel bleu sans nuages. Une brise tiède soulève nos cheveux et fait danser les feuilles des palmiers. Au loin, des enfants rient en courant derrière un cerf-volant multicolore. Des jeunes hommes nous proposent de louer une motomarine pour quelques centaines de pesos l’heure. Jacob décline leur offre en espagnol. Les employés nous saluent d’un signe de tête accompagné d’un sourire poli. Il règne une ambiance légère, festive.

Jacob nous guide vers une partie de la plage un peu en retrait, une baie isolée par des arbres au tronc tordu et des roches poreuses. Irène s’agrippe à mon bras pour éviter de perdre pied dans le sable. Pendant que Jacob va nous chercher des chaises, Irène marche doucement vers la mer. Dans ses yeux, le reflet des vagues s’écrasant sur la grève se mêle aux larmes qui commencent à couler sur ses joues. L’appel de l’océan est impossible à ignorer. D’un pas lent et hésitant, elle s’avance de plus en plus. Elle ressemble à un animal apeuré qu’on relâche après des années de captivité. Ses traces de pas s’effacent presque immédiatement derrière elle, soufflées par le vent. Jacob revient et lui prend l’autre bras. En tendant bien l’oreille, on peut l’entendre marmonner une prière. Puis les vagues viennent lui lécher les orteils. Le choc de l’eau fraîche la saisit, mais ne l’arrête pas. Elle poursuit son avancée, s’accrochant à nous de toutes ses forces en tremblant légèrement. Nous avons de l’eau jusqu’aux hanches. Elle ferme les yeux, et sa poitrine se soulève comme si elle respirait pour la toute première fois. J’absorbe moi aussi l’air salin gorgé d’un parfum d’algues et de tous les possibles. L’odeur de la liberté. De la vie.

Irène continue d’avancer, rien ne peut l’arrêter. Ses genoux faiblissent. Tout son corps se laisse porter par la vague. Elle glisse lentement sur le dos. Jacob et moi la soutenons par ses bras maigres pour amortir sa descente. Nous nous échouons tout en douceur dans le sable mouillé. L’eau nous caresse de son va-et-vient, puis une vague un peu plus haute nous trempe jusqu’au cou. Irène éclate de rire, et nous nous joignons à elle, emportés par l’euphorie de ce moment que nous avons attendu toute notre vie sans le savoir. Sur mes lèvres, je goûte le sel marin. Les yeux éblouis par le soleil, nous nous ancrons dans l’instant présent, dans ce cadeau inestimable qu’est la vie. Submergée par toute la beauté du monde, je sens mes propres larmes se mêler à l’eau de mer qui perle sur mon visage. Nous remontons sur la plage et aidons Irène à s’installer sur une chaise longue, à l’ombre d’un parasol de paille. Jacob part lui chercher un piña colada sans alcool, et je m’assois à côté d’elle pour lire un roman. Quand Jacob revient, Irène semble s’être apaisée, comme si tout ce qui avait pu rester de rage, de regret, de honte et de peur en elle avait été balayé par la mer.

— Je peux mourir en paix maintenant, soupire Irène en ébauchant un timide sourire.