Irène ne revient pas sur l’épisode du restaurant japonais. Elle fait comme si de rien n’était. Quant à moi, je ne souhaite pas ressasser cette histoire. Notre séjour se poursuit sans autre incident du genre. Nous n’avons jamais revu les stupides touristes anglais.
Habituellement, après le déjeuner, Irène et moi allons à la plage. Elle passe des heures à contempler la mer sans prononcer un seul mot. Installée à côté d’elle, j’en profite pour lire un roman, écouter de la musique ou encore rêvasser, m’amusant entre autres à imaginer ce que serait ma vie si je remportais le gros lot du Lotto 6/49. Je savoure la lenteur du moment présent, la peau de plus en plus brunie par le soleil et l’esprit de plus en plus apaisé. À l’occasion, je me permets un petit aller-retour dans l’eau, question de délier mes muscles et de sentir le mouvement des vagues me faire onduler. Jacob m’aide parfois à y amener Irène afin qu’elle se trempe les pieds, bien qu’elle souhaite rapidement regagner l’ombre du parasol de paille. Quand Jacob ne nous tient pas compagnie, il part en mer dans son kayak. Je le regarde ramer jusqu’à ce qu’il disparaisse de mon champ de vision, et il ne réapparaît que beaucoup plus tard, les cheveux mouillés et les yeux brillants. De temps en temps, Irène brise son silence pour partager avec moi un souvenir qui refait surface. Souvent anodin, il remonte à son enfance ou à d’autres périodes positives de sa vie. Elle se concentre sur les petits bonheurs éparpillés un peu partout sur le fil de son existence. Il peut s’agir d’une chanson qui la fait sourire, d’un vêtement trouvé en solde et qui la faisait se sentir jolie, ou encore d’une recette qu’elle aimait cuisiner.
— Quand j’avais six ou sept ans, ma mère me faisait souvent garder chez ma grand-mère durant l’été. Elle cuisinait des tartes aux petits fruits pendant que je faisais de la soupe à l’herbe et aux roches dans la cour, sous les tournesols. Je m’amusais à prendre le thé avec mes poupées au milieu des grandes têtes brunes et jaunes…
Parfois, je me permets d’émettre un commentaire ou de partager avec elle un souvenir similaire, même si en général, Irène semble satisfaite de mon écoute silencieuse. Elle ne cherche pas vraiment à faire la conversation; elle évoque ses souvenirs principalement pour elle-même.
Après le dîner, Irène va s’étendre sur son lit pour quelques heures et j’en profite pour passer du temps avec Jacob. Le lendemain du souper japonais, nous avons loué une motomarine. Le jour suivant, nous avons participé à une initiation à la plongée sous-marine. Aujourd’hui, nous visitons la ville située à une vingtaine de minutes en taxi de l’hôtel. Je compte sur Jacob pour négocier le prix de la course avec le chauffeur. Nous arrivons en plein cœur du quartier touristique, avec ses dizaines de boutiques alignées de part et d’autre de rues piétonnes. Plusieurs en profitent pour acheter des babioles à bas prix avant de retourner dans leur bateau de croisière amarré tout près. Les musiciens de rue jouent des salsas et des merengues, attirant une petite foule autour d’eux. Les enfants dansent et tapent dans leurs mains, pendant que leurs parents s’amusent à les filmer avec leur cellulaire.
Je n’avais pas l’intention d’acheter quoi que ce soit et finalement je me laisse tenter par une petite assiette décorative aux couleurs vives, que j’espère ne pas casser dans ma valise lors du retour. Le vendeur me l’emballe dans plusieurs feuilles de papier bulle et je la paie sans même prendre la peine de négocier le prix. Jacob, de son côté, entreprend une longue séance de négociations pour acheter deux magnifiques colliers, dont le pendentif nacré représente une vague. Je n’arrive pas à suivre tous les détails de l’échange, mais le vendeur finit par accepter le prix proposé par Jacob, jette les deux bijoux dans un sac et le lui tend, des éclairs dans les yeux. Sur le chemin du retour, Jacob m’en offre un, en dépit de mes protestations gênées.
— Ça te fera un petit souvenir, commente-t-il comme je remonte mes cheveux pour lui permettre de me l’attacher autour du cou. En guise de remerciement d’avoir accepté de faire ce voyage. Tu penseras à Irène quand tu le porteras, pas à moi!
Nous retrouvons Irène pour le souper, puis nous assistons à une représentation bien spéciale de Grease, interprétée par les employés de l’hôtel. Abstraction faite du décor en carton et de l’humidité étouffante, il faut bien avouer que leur performance est franchement divertissante. Et Irène ne cesse de taper du pied au rythme de la musique et d’applaudir à tout rompre.
Nous maintenons cette routine jusqu’au jour de notre départ. Le cœur plus lourd que je l’avais imaginé, j’aide Irène à ranger ses affaires dans sa valise. Nous rejoignons ensuite Jacob dans le hall pour attendre la navette qui nous ramènera à l’aéroport. Une dizaine d’autres voyageurs ont une expression douce-amère sur le visage, savourant au maximum leurs derniers instants dans cette oasis paradisiaque. Quelques employés ayant travaillé avec Jacob viennent lui donner une ultime poignée de main et il en profite pour leur apprendre qu’il a été muté dans un autre hôtel de la chaîne, en République dominicaine. Tout le monde lui souhaite bonne chance, et certains promettent de rester en contact. La navette arrive, les valises sont rangées.
— Es-tu correcte, mamie? s’informe Jacob quand le chauffeur annonce le départ.
Irène a le regard moins triste que d’autres passagers. Elle affiche plutôt une mine sereine, comme si elle venait de se réveiller d’un magnifique rêve.
— Oui, je suis prête à rentrer. Vous savez, j’ai jamais rien eu contre la résidence: les gens sont gentils, je me suis toujours sentie en sécurité et même aimée par le personnel. C’est la première fois que je me sens importante quelque part.
Je lui demande:
— Est-ce que vous pensez qu’ils vont vous remettre une porte?
— La porte? Ah, peut-être. Je m’en fiche un peu, en fait.
L’autobus quitte l’hôtel. Nous traversons la campagne mexicaine pour la dernière fois. Irène a le nez collé contre la fenêtre, un grand sourire sur le visage. J’échange un regard complice avec Jacob, envahie d’un sentiment de satisfaction qui suffit à apaiser la tristesse du départ.