Chapitre 6

Je me réveille aux alentours de neuf heures. L’autre moitié du lit est vide, Léa n’a laissé qu’une douce odeur vanillée sur l’oreiller. Sur la table de chevet se trouve un roman à l’eau de rose lu aux trois quarts, une vieille facture d’épicerie lui servant de signet. Je m’étire longuement, mes orteils se retroussent contre le drap. Par l’embrasure de la porte, j’entends mon amie s’affairer à la préparation du déjeuner. Un fouet cogne contre les parois en métal d’un cul-de-poule, alors qu’elle fredonne une chanson pop. Un parfum salé et appétissant flotte jusqu’à moi. Je la rejoins, traînant mes pieds sur le plancher froid. Elle fait une omelette, qu’elle servira avec des tranches de bacon cuites au four et du pain grillé. Je salive devant un tel festin, avant de filer sous la douche en attendant que tout soit prêt.

J’étire mon cou sous le jet et je masse doucement mes tempes, les yeux rivés sur mes orteils. Je sèche mes cheveux vigoureusement à l’aide d’une serviette. Encore humides, mes boucles châtaines tombent lourdement sur mes épaules, laissant quelques gouttes sur ma peau pâle. Je me rhabille avec mes vêtements de la veille et j’emprunte un peu de fond de teint et de mascara à Léa, dans l’espoir de camoufler mon air de zombie. Toutefois, la lâcheté me gagne et j’abandonne assez vite le projet.

Dans la cuisine, mon déjeuner m’attend sur l’îlot central. Ça sent merveilleusement bon, mon ventre gargouille. Le bacon craque sous ma dent, je ferme les yeux pour mieux le savourer. Je n’en ai pas mangé depuis que Mathias a lu qu’une seule tranche de bacon par jour pouvait réduire jusqu’à trente pour cent la quantité de bons spermatozoïdes chez l’homme. Même si la statistique ne me concernait pas directement, je me pliais à cette contrainte par solidarité.

— Je peux-tu rester ici pour toujours?

— Moi, ça me dérange pas, mais il va falloir que tu finisses par parler à Mathias.

— Je sais ben…

En repensant à hier tout en mangeant mon omelette, je réalise que ça n’a pas été si difficile d’en parler avec Léa. Est-ce grâce à l’intimité immédiate que permettent les discussions tard dans la nuit? Ou tout simplement parce que je n’ai pas eu peur de la décevoir ou de la blesser, contrairement à Mathias? Je joue avec un morceau de poivron du bout de ma fourchette, question d’étirer le temps. Dès que mon assiette sera vide, Léa me mettra dehors. Pas par méchanceté, juste parce que c’est la bonne chose à faire.

Je me demande si Léa voudrait être mère un jour, mais puisque je ne veux plus jamais que quelqu’un me pose la question, je me retiens de le faire. La dernière relation sérieuse de Léa remonte à ses vingt ans, peu de temps après son coming out. Elle avait rencontré Sandra par l’entremise d’amies et elles sont restées ensemble un peu plus de quatre ans. Cela faisait déjà trois ans qu’elles habitaient ensemble quand Léa a acheté une bague pour faire sa grande demande. Le jour J, plusieurs membres de leurs familles respectives et moi étions cachés dans l’appartement en attendant que Sandra revienne de chez la coiffeuse. Léa avait inondé le salon de fleurs fraîches et de banderoles blanches. L’air était saturé d’un parfum de printemps et d’espoir. Sandra avait ouvert la porte sur Léa, qui se tenait un genou à terre, la bague tendue devant elle. Nous avons tous retenu notre souffle, impatients d’assister à une scène digne d’un film romantique.

Personne n’aurait pu deviner ce qui allait se produire. Le visage de Sandra s’est décomposé, ses yeux se sont remplis de larmes et ses joues sont devenues cramoisies. Elle a entraîné Léa à l’écart, mais nous avons tout entendu. La confession a été comme un coup de poing en plein visage: Sandra n’était pas chez le coiffeur. Elle était chez Fabienne, une connaissance qui gravitait depuis quelques années autour de leur cercle d’amies. Léa se souvenait de cette fille qui n’avait l’air de rien, avec ses pantalons en lin amples et ses hauts en laine crochetés à la main. Une hippie qui ne représentait pas une once de menace pour Léa, car elle faisait aveuglément confiance à sa petite amie. Mais depuis six mois, Sandra avait une aventure avec Fabienne. Léa avait mis Sandra dehors en lui lançant les fleurs au visage et en la traitant de tous les noms, sous le regard désolé de ses proches qui s’étaient empressés de retirer les décorations. Nous ne savions pas quoi dire pour éviter de jeter de l’huile sur le feu, donc la plupart s’étaient contentés de partir en silence. J’ai ensuite tenté de réconforter mon amie du mieux que j’ai pu, mais Léa est demeurée inconsolable. Elle a coupé les ponts avec la majorité de ses amies, car plusieurs d’entre elles se doutaient que Sandra avait une aventure et ne lui avaient rien dit. Elle s’est promis de ne plus jamais laisser personne lui briser le cœur et s’est refermée comme une huître.

— Tu te demandes si moi, je veux des enfants, intervient Léa, le regard espiègle.

— Comment tu peux deviner ce qui se passe dans ma tête?

— Je lis dans les pensées, c’est comme ça que je sais quand les résidents ont sali leur culotte d’incontinence et qu’ils veulent pas me l’avouer. Ils nous apprennent ça dans notre cours.

Nous rions pendant qu’elle se lève pour aller laver la vaisselle sale.

— Sérieusement, reprend-elle, je crois que j’aimerais ça, pas à tout prix par exemple. Il faut que je rencontre la bonne personne, que ce soit le bon moment… Si j’en ai, tant mieux, et si j’en ai pas, tant mieux aussi!

— T’as l’air tellement zen avec ça! Ça doit aider d’avoir des parents qui te posent pas la question chaque fois que tu les vois…

— En effet! Pour l’instant, il faut malheureusement mettre un terme à cette intéressante discussion.

Léa ferme le robinet et me pousse vers la porte, les mains dégoulinantes d’eau savonneuse. Comme je l’avais anticipé, elle me force presque à enfiler mes bottes et mon manteau.

— Là, tu t’en vas direct chez vous, me somme-t-elle en m’adressant un regard sérieux. T’arrête même pas au Tim pour te prendre un café. Promis?

— OK, promis.

— S’il y a quelque chose, tu m’appelles, mais pas avant d’avoir parlé à Mathias.

Je remercie mon amie pour tout ce qu’elle a fait pour moi et parviens à placer un pied devant l’autre jusqu’à ma voiture.

En temps normal, la route entre nos deux appartements ne dure qu’une dizaine de minutes si les feux de circulation sont bien synchronisés. Aujourd’hui, je conduis à vitesse réduite; tout le monde me dépasse en faisant gronder son moteur. Certains me jettent des regards noirs, surtout quand ils découvrent qu’il ne s’agit pas d’une mamie derrière le volant. Il y a même quelqu’un qui me klaxonne, pour finalement aboutir à côté de moi au feu rouge. Je passe devant le Tim Hortons: il y a une impressionnante file au service à l’auto. Je me rappelle ma promesse à Léa, puis je poursuis mon chemin au même rythme qu’une tortue sur la morphine. Je fais de longs arrêts et, pour l’une des seules fois de ma vie, j’arrête à tous les feux jaunes. N’importe quoi pour étirer le temps.

Comme je ne peux y échapper éternellement, je pénètre finalement dans le garage de mon immeuble et je me glisse dans la place de stationnement réservée à notre unité. Je fixe la porte de notre locker. À l’intérieur se cachent de vieilles décorations de Noël, d’Halloween, de Saint-Valentin, de Pâques. Une année complète soigneusement rangée dans des bacs de plastique. Toutes ces décorations nous ont été offertes par mes parents et ceux de Mathias, pour égayer le condo lors des occasions spéciales. Je me rappelle encore les paroles de ma belle-mère: «Les enfants, ça aime ça quand on décore. Il faut de la magie pour créer de beaux souvenirs! Te rappelles-tu, Mathias, du village de Noël? Tu pensais que les personnages prenaient vie la nuit et tu voulais toujours qu’on laisse les lumières du sapin allumées pour éviter qu’ils trébuchent dans le noir.» J’ai envie de redémarrer le moteur et de foncer à toute vitesse dans les cartons. Je replace mes cheveux en me regardant dans le rétroviseur et je serre les poings comme pour me donner du courage. J’essaie de me convaincre que tout ira bien et je sors finalement de mon véhicule.

Soulagée de ne croiser personne jusqu’au quatrième étage, je reste un instant devant la porte de notre condo, la main figée sur la poignée. Je prends une longue inspiration avant d’ouvrir, question de calmer mon cœur qui joue du tambour dans ma poitrine. Mathias est dans le salon. Assis sur le sofa, il a le nez dans son iPad et est en train de lire un article sur La Presse+. Devant lui, sur la table basse, se trouve une tasse à espresso vide. Il me laisse entrer sans rien dire, sans même m’accorder un regard. Je retire mon manteau et le range dans la penderie, puis je vais m’asseoir à ses côtés. J’ai du mal à respirer, j’ai l’impression d’avoir plongé dans l’eau. Chacun de mes mouvements est lent, et l’air ambiant semble peser trois tonnes. Mon regard croise celui de Mathias, qui brise le silence.

— Qu’est-ce qui s’est passé hier, Sophie? J’étais mort d’inquiétude, lance-t-il en refermant l’étui de sa tablette, tout en gardant un calme qui me glace le sang. Pourquoi tu m’as pas averti que tu allais chez Léa? Je t’ai jamais empêchée d’aller voir tes amies, pourtant. Et c’est quoi, cette odeur? Tu sens le pot-pourri…

— J’ai pris ma douche chez Léa, c’est son gel douche.

— Ça te ressemble pas, réplique-t-il d’un ton froid.

Je sais qu’il ne parle pas de mon odeur. On ne se dispute pratiquement jamais, Mathias et moi. Dans le pire des cas, nous avons ce que j’appellerais une discussion animée. Aujourd’hui, il n’est pas fâché contre moi, mais il est visiblement déçu, au point où il ose à peine me regarder. Et ça, c’est bien pire que toutes les crises qu’il pourrait me faire.

— J’ai pas insisté pour que tu reviennes hier, parce que j’ai voulu respecter ton besoin d’espace, mais, vraiment, j’aurais aimé que tu m’informes. Je pensais qu’on était une équipe.

— Écoute, excuse-moi. J’ai merdé. Je suis désolée.

Il passe une main nerveuse sur son visage, puis se tourne vers moi. Il est cerné, son teint est cireux. Il a mal dormi.

— L’important, c’est que tu sois en un morceau, conclut-il.

En un morceau. Je grimace. Depuis hier, j’ai l’impression d’avoir un trou béant à la place de l’utérus. Je déglutis, puis prends mon courage à deux mains.

— Mathias, il faut que je te dise quelque chose.

Je lui résume tant bien que mal le diagnostic du Dr Lalonde, la voix tremblotante. Mathias s’excuse. Je ne comprends pas trop pourquoi, mais ça me fait du bien. Ses mains larges et chaudes glissent sur les miennes alors que nous pleurons ensemble.

— Qu’est-ce que le médecin t’a dit à propos des traitements de fertilité? demande-t-il après s’être essuyé les joues.

— Il m’a laissé des dépliants.

— Ils sont où?

— Dans mon sac…

Mathias se lève sans hésiter et va les chercher. À peine rassis, il analyse attentivement les étapes détaillées dans le petit guide rose et bleu, avec la même attention que lorsqu’il décortique une recette ou les instructions d’un meuble Ikea. Il passe plusieurs fois sa main sur son visage pour essuyer les larmes qui continuent de couler. Je le reconnais bien là; dans l’épreuve, il reste fort comme un chêne, têtu comme un âne. Il n’existe pas de problème sans solution.

— Regarde, cette clinique annonce un taux de succès de presque cinquante pour cent pour la fécondation in vitro! On pourrait demander à ta sœur de nous faire un don d’ovule… Elle a quand même eu deux beaux enfants. Sinon on peut acheter des ovules de donneuses anonymes.

— Mathias…

— C’est écrit noir sur blanc: «Après quatre tentatives, quatre-vingts pour cent des femmes de moins de
trente-cinq ans auront une grossesse clinique!» Seulement quatre tentatives! On pourrait les appeler pour voir. Qu’est-ce que t’en penses?

Je connais ce ton: c’est celui d’un directeur du marketing confiant, convaincu d’être capable de vendre une paire de chaussures à un cul-de-jatte. J’essaie de ne pas me laisser submerger par un mélange de désespoir et d’incrédulité. En serrant les dents, je lui demande:

— Pourquoi tu veux des enfants, Mathias?

Il hésite. Je vois que ma question le déstabilise. À bien y penser, c’est la première fois que nous nous posons sérieusement la question. Avant aujourd’hui, nous étions convaincus qu’il s’agissait de l’ordre naturel des choses: que nous étions rendus là, tout simplement. Il prend une seconde pour réfléchir. Je vois dans son regard que diverses réponses traversent son esprit; il se concentre pour choisir la meilleure, comme s’il devait remporter un débat.

— J’ai eu une belle enfance, j’ai vu mes parents être heureux en m’élevant, répond-il en haussant les épaules. J’imagine que j’aimerais faire vivre ça à quelqu’un, moi aussi… Je sais pas pourquoi exactement, je sais juste que j’en veux, c’est tout. Et je sais que j’en veux avec toi.

Je hoche la tête, sans être convaincue pour autant. Ce n’est peut-être pas l’argument béton qu’il espérait me servir, bien que ce soit certainement le plus sincère, et ça me crève le cœur. Il ne me laisse pas le temps de répondre à ma propre question et enchaîne plutôt avec le reste de son discours de vente.

— Sophie, je sais que ce sont d’importantes démarches, mais je suis convaincu qu’on y arrivera. Je vais être là avec toi à chaque étape. Je te l’ai dit: on est une équipe.

J’ai chaud, j’ai l’impression de me mettre à suer malgré les courants d’air de janvier qui s’infiltrent par la baie vitrée. Ma respiration s’accélère. Je sais que nous avons atteint un point de non-retour. Si j’accepte de le suivre dans cette aventure, je vais m’en vouloir pour le reste de ma vie.

— Mathias, les traitements, l’in vitro, c’est très demandant, et c’est trop pour moi. On dirait que je réussis pas à être excitée par le projet. Au contraire, ça me terrorise! Et je suis certaine que c’est pas le genre de peur qui va passer une fois qu’on va s’être lancés. J’arrête pas de penser à ça depuis hier et j’ai vu aucun scénario dans lequel j’étais heureuse et enceinte en même temps. En fait, tout ce qui me rendrait heureuse dans ce scénario-là, c’est de savoir que, toi, tu serais heureux.

J’ai l’impression d’être le grand méchant loup qui vient de réduire à néant la maison de paille des trois petits cochons. J’ai balayé ses rêves avec le souffle de ma voix. Le visage impassible, dur, il baisse les yeux. Je le regrette, j’aurais dû dire les choses différemment, mais j’ai paniqué et c’est sorti comme ça, d’une traite. J’ai beau essayer de me rattraper, il est trop tard. En espérant que ça mettra un terme à la discussion, j’ajoute:

— Je pense qu’on devrait se laisser un peu de temps pour digérer la nouvelle.

— T’as raison… On est pas obligés de régler ça maintenant, réplique-t-il en guise de capitulation.

J’aurais voulu répondre que, pour moi, la question était réglée, malheureusement je n’ai plus d’énergie pour poursuivre la discussion. J’ai les tempes qui m’élancent, les yeux qui chauffent. J’ai soudainement envie d’aller me faire couler un bain et d’allumer mes chandelles à la cire de soya hors de prix. Celles que j’avais achetées au marché de Noël et que j’avais réservées pour un moment spécial. J’aurais préféré un autre genre d’occasion, mais au point où j’en suis, je ne fais pas ma difficile. Je me lève. Mathias m’attrape par la main et me tire vers lui. Je me blottis contre lui et m’imprègne de son odeur. Ça sent chez moi.

— Je t’aime, Sophie, murmure-t-il.

— Moi aussi, Mathias.

Je l’embrasse avant de l’abandonner sur le sofa.