Épilogue

Deux mois plus tard

Après avoir fermé la porte de son bureau, Charles nous souhaite joyeusement une belle soirée et disparaît à l’intérieur de l’ascenseur. Quelques minutes plus tard, il réapparaît en contrebas de l’autre côté des vitres sales, traversant le stationnement jusqu’à sa berline. Nous ne sommes plus que trois dans l’aire ouverte, occupés à finir un dossier, avec comme unique bruit de fond le tapotement presque rythmique des touches de clavier. Sur mon bureau traînent des dizaines de bouteilles de produits ménagers naturels, la nouvelle gamme de mes plus récents clients. La campagne de lancement est presque prête, il ne me manque que les photos retouchées par le graphiste. Sans elles, je ne peux pas en faire davantage. Contrariée, j’écris un mémo sur un Post-it pour lui en parler dès le lendemain et je le fixe à mon babillard, à côté de l’autocollant «Good Vibes Only». Je tente de remettre un peu d’ordre dans tout ce fouillis avant de partir, puis je glisse la courroie de mon sac sur mon épaule. Je salue Anne-Éli d’un signe de la main et je me dirige vers le stationnement.

Sur le chemin du retour, j’essaie de me convaincre de cuisiner quelque chose pour souper, refusant d’aller me chercher un mets déjà préparé pour la énième fois. Durant les deux prochaines semaines, Léa travaille de soir afin de remplacer une collègue qui a dû se rendre d’urgence dans son pays d’origine. J’ai donc beaucoup de difficulté à trouver la motivation pour cuisiner autre chose que du pain grillé et des pâtes, préférant de loin partager mes repas avec quelqu’un.

La résidence est sur mon chemin. Quand le feu de circulation vire au rouge, je tourne la tête pour scruter l’intérieur à travers les fenêtres. Je plisse les yeux pour deviner la silhouette de mon amie quelque part, mais je ne vois qu’une poignée de résidents assis aux tables. Le souper a été servi à seize heures trente, et certains ont déjà fini de manger. Dès que le feu devient vert, je repars doucement en regardant le bâtiment rapetisser dans le rétroviseur. Depuis mon retour du Mexique, fidèle à ma promesse, j’ai revu Irène au moins une fois par semaine. Lors de ma dernière visite, elle m’a appris que Jacob avait commencé sa formation d’agent de bord pour Air Canada. J’ai eu un pincement au cœur à l’idée qu’il ne me l’ait pas annoncé lui-même. Bon, la vie est ainsi faite et j’ai tenté de ne pas trop laisser paraître ma déception devant Irène. Par petite vengeance, je me suis retenue de lui écrire de mes nouvelles, et nous ne nous sommes donc pas reparlé. J’essaie très fort de faire comme si ça ne me dérangeait pas, mais j’ai un serrement à la gorge chaque fois que mon pouce passe par-dessus notre conversation abandonnée.

J’arrive à l’appartement et je décide de me commander un repas pour deux; les restes feront un bon lunch pour demain. Je n’ai même pas composé le numéro du restaurant chinois que je reçois un appel de Léa. Je décroche, avec la soudaine intuition que quelque chose ne tourne pas rond. Tout de suite, le ton de sa voix me confirme ce que j’avais pressenti. Je déglutis, avec le sentiment que le temps s’est arrêté.

— Salut, je voulais te dire qu’on a transféré Mme Mador à l’hôpital… Ça va pas du tout.

— Qu’est-ce qui se passe?

— J’ai bien l’impression qu’on s’en va vers la fin…

À court de mots, je m’adosse à la porte. Je suis prise d’un vertige. La nouvelle me tombe sur la tête comme un seau d’eau froide.

— Je suis désolée, Sophie.

— Est-ce que tu penses que je peux aller la voir?

— Je crois que oui, on a demandé aux ambulanciers de l’amener directement à l’unité de gérontologie. Le médecin l’attend.

— As-tu appelé Jacob?

— On a pas son numéro au dossier, mais texte-le-moi et je vais m’en occuper.

En quelques clics, je transfère l’information et je remercie encore une fois Léa de m’avoir avisée. Je suis soudainement envahie par la peur qu’Irène meure seule, abandonnée dans un couloir d’hôpital. Cette vision me terrorise, peut-être même plus que la mort en soi. Je n’hésite pas une seconde et je regagne ma voiture pour filer vers l’hôpital. Je m’oblige à plus ou moins respecter les limites de vitesse, mais si ce n’était que de moi, je brûlerais tous les feux de circulation et arrêts, et je laisserais l’odomètre monter à cent vingt kilomètres à l’heure. Une seule pensée m’habite durant tout le trajet: Attends-moi, Irène. S’il te plaît, attends-moi.

Après une courte recherche, l’agent de sécurité me donne le numéro de sa chambre. Je le remercie d’une voix faible et je me précipite vers l’ascenseur, dans lequel je m’impatiente comme un lion en cage. Mon pied tape frénétiquement le sol, je fixe l’écran sur lequel les étages défilent trop lentement à mon goût. J’arrive! Attends-moi. Dès que les portes s’ouvrent, je m’élance dans le couloir, en me retenant pour ne pas piquer un sprint. Je dépasse une préposée qui me dévisage sans chercher à m’arrêter. L’unité des soins palliatifs se trouve au fond, isolée de la fébrilité et du brouhaha de l’hôpital grâce à d’épaisses portes coupe-feu. Je les franchis, d’abord frappée par le silence qui règne derrière. Les infirmières et les préposées au poste de garde chuchotent, soucieuses de ne pas déranger. Je m’approche. Elles m’accueillent avec douceur, comme une couverture de flanelle.

— Mme Mador, chambre 810. Elle est stable, par contre je dois vous prévenir qu’elle est inconsciente.

— D’accord, merci.

Je suis la direction que me pointe la préposée.

— S’il y a quelque chose, sonnez. On va venir vous voir bientôt.

J’arrive à la chambre et j’hésite avant d’entrer. Plus rien ne sera jamais pareil une fois que j’aurai passé cette porte. J’inspire pour me calmer, mais l’intérieur de mes mains devient moites. Je me prépare à ce qu’elle soit branchée à toutes sortes de machines. Découvrant que ce n’est pas le cas, je ressens une étrange consolation. Je constate qu’Irène m’a attendue, quoique pas tout à fait. Elle est là, profondément endormie dans le lit d’hôpital, les draps remontés jusqu’au milieu de sa poitrine. Sa respiration est à peine perceptible. Je suis soulagée de noter que les traits de son visage sont détendus. J’avais peur qu’elle souffre, mais elle a l’air paisible. Sur la table de chevet se trouvent un verre et de petites éponges piquées sur des bâtons de plastique. Je m’approche du lit et je pose ma main sur la sienne. Sa peau est glacée.

— Je suis là. Irène. C’est moi, Sophie.

J’espère qu’elle ouvrira les yeux. Non. Pas même un froncement de sourcils ou l’ombre d’un rictus. Elle n’est plus là, même si elle n’est pas tout à fait partie. Cet entre-deux est une véritable torture. Mes larmes qui s’écrasent régulièrement contre la structure métallique du lit rythment le temps qui passe. Je tire la chaise près du lit et j’étire timidement la main pour replacer les quelques cheveux blancs d’Irène de chaque côté de son visage fatigué. Son bronzage du Mexique s’est estompé depuis deux mois, comme si elle n’y était jamais allée et que tout ça n’avait été qu’un rêve. Je regarde mon cellulaire. Léa m’a envoyé un message me confirmant qu’elle a réussi à joindre Jacob. Je pousse un soupir de soulagement et je glisse à l’oreille d’Irène:

— Jacob est en route, tiens bon.

À cet instant, il ne me vient pas à l’idée de la vouvoyer. Durant l’heure suivante, l’infirmière vérifie plusieurs fois que tout va bien, malgré les circonstances. Ses gestes et son regard sont doux, empreints de compassion et d’une confiance témoignant de son expérience. Je me demande si on peut s’habituer à la mort, et surtout à ce sentiment torturant d’impuissance. Quand je lui fais part de toute mon admiration, elle me répond humblement qu’elle ne fait que son travail. Elle ajuste la médication et me montre comment humecter la bouche d’Irène avec la petite éponge. Quand elle me demande qui je suis par rapport à la dame, je réponds fièrement que je suis une amie.

Attendre la mort, c’est long. Le temps s’étire, se déforme. Je n’ose pas aller aux toilettes, même si ma vessie est sur le point d’exploser. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour revoir de brèves images des derniers mois; des souvenirs qui remontent dans le désordre, parmi lesquels je peux entendre son rire, voir son sourire, sentir le bonheur illuminer son visage. Ces derniers mois, consacrés à découvrir le beau du monde, ainsi qu’à apprendre et à pardonner. Je repense à ce qu’elle m’a dit: elle n’a pas peur de la mort, elle est prête. J’essaie d’y trouver un certain réconfort.

— Sophie?

Jacob entre dans la chambre, les yeux déjà rougis par les larmes. À le voir décoiffé et hors d’haleine, je devine qu’il a couru. Il me raconte qu’il était dans la navette pour l’aéroport et qu’il a dû convaincre le chauffeur de le laisser descendre au milieu du boulevard René-Lévesque, entre deux arrêts. Il a fait le reste du trajet en taxi, mais les feux de circulation s’étaient tous passé le mot pour se liguer contre lui. Je le rassure. L’important, c’est qu’il soit là. J’ouvre les bras pour l’accueillir contre moi. Nous nous enlaçons longuement, tous deux secoués de sanglots incontrôlables, puis je recule pour lui demander:

— Est-ce que ta mère ou ta tante vont venir?

— Aucune idée, je sais même pas si on les a averties.

Je n’ai jamais autant haï des gens que je n’ai jamais rencontrés. Je ravale ma soudaine colère et je me concentre sur la présence de Jacob. Il essuie ses yeux rougis, le visage déformé par la peine. Il s’approche de sa grand-mère sans hésiter et se penche pour embrasser son front. Ses lèvres y laissent une trace humide. Il lui prend la main et serre ses doigts immobiles dans les siens. Ses yeux ne la quittent pas. Contrairement à moi, l’imminence de la mort ne semble pas l’effrayer.

Je profite de sa présence pour aller aux toilettes. À mon retour, je lui montre maladroitement comment humecter la bouche d’Irène avec l’éponge. À part être là, c’est la dernière chose qu’on peut faire pour elle. Je regarde Jacob: sa main est hésitante au début, puis son geste devient de plus en plus assuré. Avant même que j’aborde le sujet, il s’excuse de ne pas m’avoir écrit quand il a commencé sa formation d’agent de bord et me dit qu’il comptait le faire bientôt. Je lui fais signe d’oublier ça; ce n’est pas la place pour en discuter même si tous mes ressentiments ont disparu à la seconde où je l’ai revu. Nous nous concentrons sur Irène. Sa peau a une teinte grisâtre, pour ne pas dire cadavérique. Je suis frappée par l’idée que le moment fatidique approche. D’un coup, je suis saisie d’une panique intense, comme si tout mon corps me poussait à partir. Mon esprit refuse que mon dernier souvenir d’Irène soit celui-là. J’étouffe.

— Je peux pas rester, je peux pas…

— C’est correct, va prendre un peu d’air. Je m’en vais nulle part.

— Je suis pas certaine que je pourrai revenir…

Je tremble. Honteuse de cette lâcheté, je laisse échapper un petit gémissement plaintif et pathétique. Jacob a beau me prendre les mains et frotter l’intérieur de mes paumes avec ses pouces pour me calmer, je continue de me décomposer devant lui, la bouche déformée par une grimace et la voix entrecoupée de hoquets. Tout mon visage est couvert de larmes.

— Je m’excuse! J’y arriverai pas! Il faut que je sorte, mais je veux pas te laisser seul…

— Je suis pas seul, je suis avec Irène.

— Oui mais quand elle va…

— T’en fais pas, Sophie, je suis prêt à vivre ça.

— Pas moi…

— Je vais être là après, promis. On va traverser ça ensemble.

Jacob m’enlace, je blottis mon visage contre son cou et je sens sa main glisser dans mes cheveux. Je me calme, juste assez pour pouvoir partir. Avant de sortir de la chambre, je me confonds encore en excuses, ce à quoi Jacob me répond qu’il n’y a aucune raison que je sois désolée, qu’Irène aurait compris. Je me penche une dernière fois au-dessus d’elle pour déposer un baiser sur sa joue et murmurer à son oreille:

— Merci pour tout, Irène.

Je repasse devant le poste des infirmières, qui m’adressent un au revoir poli. Le mouvement de l’ascenseur me donne le vertige. J’ai l’impression que le sol se dérobe sous mes pieds et je m’adosse à la porte pour ne pas m’effondrer. Dehors, l’air frais me fait du bien. Je demande une cigarette à l’un des fumeurs regroupés autour du cendrier collectif. Après quelques inhalations, je sens mon cellulaire vibrer au creux de ma poche.

Jacob 19 h 46
Elle est partie.

Je lève les yeux vers le ciel nuageux et sombre en souriant, malgré le rideau de larmes sur mes joues. La dernière fois que je me suis trouvée ici, j’étais convaincue que ma vie était finie. Maintenant, je sais qu’elle ne fait que commencer.