I

L a sonnette de la porte d’entrée annonça l’arrivée de Jacinthe. Lucie se précipita hors de la chambre, pressée de quitter le petit secrétaire qui se transformait en lieu de torture lorsqu’elle écrivait à François.

Le scénario était toujours le même. Cherchant l’inspiration dans la photo de groupe où il figurait, elle se souvenait du jour où elle l’avait prise : c’était en 1939, le dernier été avant la guerre. Toute la bande était là, partie de Saint-Donat à deux voitures disputer un match de tennis à Sainte-Adèle. Elle avait joué en double avec son frère Jacques contre Jacinthe et François, et ils avaient gagné. Comme toujours. Le ciel était pur, la qualité de la lumière idéale, et elle leur avait demandé de poser devant l’hôtel Le Chantecler, dont on voyait en arrière-plan les deux tourelles encadrant la terrasse. De retour à Montréal, elle avait fait un tirage pour chacun d’eux. Peut-être qu’aujourd’hui l’un ou l’autre exemplaire figurait dans le portefeuille d’un soldat qui le regardait parfois en rêvant aux jours heureux.

Pour retarder l’épreuve que représentait l’écriture de la lettre, Lucie détaillait les aspects techniques de la photo avant de se résigner à poser les yeux sur François, qu’elle essayait de ne pas comparer aux autres garçons. Pourtant, elle ne pouvait éviter de remarquer qu’il était moins bien bâti que Georges et moins beau qu’André. Il paraissait moins assuré que Fernand et moins gai que Robert. Jacques, lui, était sans rival. Avec ses lunettes qui le faisaient paraître plus vieux et plus sérieux que les autres, François avait-il quelque chose de mieux que l’un d’entre eux ? Si c’était le cas, elle n’avait pas su le voir. Même en soldat, il était éclipsé : alors que Jacques arborait sa belle tenue d’aviateur, François, qui avait été refusé dans cette arme à cause de sa myopie, avait dû se contenter de l’uniforme beaucoup plus terne de l’infanterie.

Les lettres de Lucie à François étaient ennuyeuses et impersonnelles. Dans la dernière, elle lui avait même parlé de leurs cultures domestiques ! Il allait apprendre que l’été était chaud, ce qui favorisait la pousse des légumes. Pour consacrer le plus d’argent possible à l’effort de guerre, chaque maison a maintenant son potager, lirait le soldat sous la plume de sa fiancée. Nous avons des choux et du blé d’Inde en abondance et nous ne manquerons pas de vitamines. Belle lettre d’amour ! Mais qu’aurait-elle pu lui dire ? Certainement pas la vérité qui aurait ressemblé à ceci : Je redoute la fin de la guerre, car cela m’obligera à t’épouser.

Elle s’était trouvée engluée dans le piège de ces fiançailles sans avoir eu le temps ni la force de réagir. Jacques, son frère, et François Ménard s’étaient engagés ensemble pour le service outre-mer dès la déclaration de guerre. Pendant la petite fête d’adieu qui avait réuni les deux familles avant qu’ils rejoignent le camp d’entraînement, François avait entraîné Lucie dans le jardin. À sa grande surprise, il lui avait déclaré qu’il l’aimait et voulait l’épouser après la guerre. Il lui demandait de l’attendre, de lui écrire. Désemparée, elle était restée les bras ballants, ne sachant que répondre. Elle n’avait jamais vu en François un amoureux potentiel : il était le frère de Jacinthe et le fils de Louise, l’amie d’enfance de sa mère, presque un membre de la famille.

Sans se laisser décourager par son inertie, il l’avait serrée dans ses bras et embrassée. Son premier baiser. Y avait-elle assez pensé ! Avec Jacinthe, c’était un de leurs sujets de conversation favoris. Elle s’imaginait à la place de Scarlett. Clark Gable lui prenait la taille et penchait vers elle sa large carrure. Ses lèvres l’effleuraient, sa moustache dégageait un arôme de tabac de Virginie…

Après le baiser, qui l’avait laissée muette de saisissement et de dégoût — elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui glisse la langue dans la bouche et sa salive de gin lui avait levé le cœur —, ils étaient retournés au salon et il avait claironné :

— Lucie et moi, on va se marier après la guerre.

Il y avait eu un instant de silence. La nouvelle les prenait par surprise : eux non plus n’avaient rien vu venir. Très vite, les félicitations avaient fusé. Jacinthe l’avait embrassée en déclarant qu’elle était désormais sa sœur et avait lancé un regard plein d’espoir à Jacques, dont elle était amoureuse depuis qu’elle était petite fille, mais à son ordinaire, il avait feint de l’ignorer. Le notaire Bélanger avait resservi une tournée de gin. Bien qu’elle l’exécrât, Lucie en avait bu aussi : elle en avait besoin. Maintenant, elle se disait qu’elle aurait dû protester. Mais elle n’avait alors que seize ans et tout s’était fait trop vite. Par la suite, elle essaya de parler à sa mère qui ne voulut rien entendre.

— Tu verras, ma fille, François fera un bon mari. Il est de notre monde et c’est un bon catholique. Avec lui, tu ne manqueras de rien : les notaires gagnent bien leur vie.

Auprès de son père, elle renonça à rien tenter, car le soir que sa mère appelait celui des accordailles, et Lucie, celui du piège, il avait dit :

— Elle est casée. Un souci de moins.

 

Lucie et Jacinthe se rendirent, comme tous les mercredis après-midi, au sous-sol de l’église où elles préparaient des colis pour les soldats avec une dizaine d’autres jeunes filles. Elles prenaient sur la table centrale un assortiment d’articles pour chacun. C’était un entassement de lainages — chandails, bas, gants — et de denrées alimentaires parmi lesquelles le sucré tenait une grande place. Cela témoignait de la générosité des donateurs, car le sucre et le chocolat étaient devenus rares.

— Je vais devoir me confesser, chuchota Jacinthe à l’oreille de Lucie. Devant ce chocolat, je salive autant que le chien de madame Latendresse. Si je ne me retenais pas, j’en glisserais un morceau dans ma poche.

— Tu n’as pas de poche, répondit son amie.

Jacinthe pouffa, ce qui lui valut un regard soupçonneux de mademoiselle Landreville, la gouvernante du curé. Assistée de la femme du docteur Jodoin, elle chapeautait l’organisation de la collecte et de l’envoi, sans oublier la rédaction de la lettre qui accompagnait chaque paquet. Aussi revêche que madame Jodoin était aimable, elle avait tout de la mère supérieure : la silhouette sèche, le visage rébarbatif, la volonté de domination et la méfiance. À son grand dam, son pouvoir n’allait pas plus loin que défaire et recomposer un colis mal ficelé pour humilier la coupable de cette négligence. Comme à peu près toutes les filles avaient eu droit à ce traitement, cela n’affectait plus la victime du jour. Au début, elle avait voulu lire les missives, mais elle avait essuyé un tollé de protestations, auquel s’était jointe madame Jodoin.

— Du courrier, c’est personnel, voyons, on ne lit pas ça.

Elle avait fait machine arrière, sans pouvoir s’empêcher de tenter quand même sa chance :

— Si vous voulez me les montrer pour que je vérifie l’orthographe, n’hésitez pas.

Aucune des épistolières n’ayant répondu à l’invitation, elle jetait des regards hargneux vers la table joyeuse où elles se réunissaient. Marraines de guerre de jeunes gens dont on leur avait fourni la liste et qu’elles ne connaissaient pas, elles s’efforçaient, chaque semaine, de leur écrire une lettre réconfortante. Quand l’une d’elles était en panne d’inspiration, elles s’entraidaient. À vrai dire, toutes ces missives qui excitaient la curiosité de mademoiselle Landreville se ressemblaient beaucoup, car il y avait tant de sujets à éviter qu’il ne restait à écrire que des banalités. À la radio, on leur serinait qu’il ne fallait pas démoraliser les soldats. Elles ne faisaient donc aucune allusion aux restrictions et leur laissaient croire que le chocolat de leurs colis était aussi facile d’accès qu’avant la guerre. Impossible, également, de raconter les distrayantes sorties qu’elles faisaient avec les permissionnaires des camps d’entraînement. Les combattants n’avaient pas besoin d’apprendre que l’on s’amusait à l’arrière pendant qu’ils enduraient toutes sortes de privations et de souffrances.

Invariablement, la première à déclarer forfait était Thérèse. Après avoir sucé son porte-plume, le front plissé par l’effort, elle geignait :

— C’est de valeur, mais je ne sais pas quoi lui dire à mon filleul. Jacinthe, toi qui es bonne, tu peux m’aider ?

— Tu es capable, Thérèse.

— Mais non, j’y arrive pas. Envoye, Jacinthe, sois fine !

Sans trop se faire prier, Jacinthe dictait quelques phrases qui ne signifiaient pas grand-chose, mais remplissaient la feuille, et toute la tablée grattait le papier sans en perdre un seul mot.

— Cher Arthur, ou René, ou Normand… J’espère que la présente te trouvera en bonne santé. À Montréal, la vie est au ralenti en attendant de fêter le retour des soldats qui nous manquent tant.

Il y eut quelques ricanements qui provoquèrent un regard courroucé de mademoiselle Landreville.

— Vous devriez avoir honte d’être aussi sottes, dit-elle aigrement. Vous oubliez que ces pauvres garçons se battent pour nous.

— Soyez indulgente, mon amie, intervint madame Jodoin de sa voix douce, vous avez eu vingt ans vous aussi.

À ces mots, quelques rires éclatèrent, vite réprimés. L’idée que la gouvernante du curé ait pu avoir leur âge et s’intéresser aux jeunes gens, au maquillage et aux bas de soie était saugrenue.

— Chaque soir, continuait Jacinthe, imperturbable, je prie afin que Dieu te protège. À l’église, nous faisons des neuvaines pour que cette guerre finisse au plus tôt et ramène nos courageux soldats dans les foyers où leur retour est attendu avec impatience.

La page remplie, il ne manquait que les salutations et la signature pour être quitte de la corvée jusqu’à la semaine suivante.