XVI

L ucie travaillait d’arrache-pied, à tel point qu’elle obtint un compliment de mademoiselle Grignon, son professeur de sténo-dactylo, qui pourtant en était avare. Elle voulait réussir le mieux possible, tant pour elle que pour montrer à son père de quoi elle était capable en lui présentant son diplôme dès qu’elle serait hors de son pouvoir. En étudiant, elle avait d’ores et déjà l’impression de lui échapper, et c’était un peu vrai puisqu’elle lui désobéissait et qu’il aurait été furieux s’il l’avait su.

 

Au milieu de la semaine, elle eut une alerte. Le matin, avant de sortir de la maison avec son sac d’écolière, elle s’assurait, en envoyant Madeleine en éclaireur, que madame Langevin n’était pas derrière ses rideaux. Si elle l’avait vue partir, cela lui aurait mis la puce à l’oreille et elle aurait cancané. Par chance, elle n’y était jamais : la vieille dame devait être occupée ailleurs à cette heure-là. Cependant, un midi, madame Langevin se trouva à la fenêtre. Elle était debout, ce qui signifiait qu’elle n’était pas en poste, mais passait malencontreusement au mauvais moment. En voyant Lucie, elle lui fit un signe de la main pour la saluer tout en observant son sac avec grand intérêt. La jeune fille lui renvoya un bonjour chaleureux assorti d’un sourire, alors qu’elle avait plutôt envie de la mordre. L’incident était sérieux : si madame Langevin subodorait quelque chose, elle remuerait ciel et terre pour obtenir le fin mot de l’histoire et s’empresserait ensuite de diffuser l’information. Avec sa mère, elles eurent beau réfléchir, elles ne trouvèrent aucun moyen d’échapper à la curieuse : la maison n’avait pas d’autre issue, et Lucie, qui ne pouvait éviter d’être vue de la fenêtre voisine, ne savait quoi invoquer pour expliquer qu’elle revenait toujours à la même heure équipée comme une étudiante.

C’est Madeleine qui imagina la parade. Intervenant sans façon dans la conversation, qu’elle suivait en époussetant à proximité, elle suggéra :

— Pourquoi ne mettez-vous pas vos cahiers dans un sac à provisions ? Elle croira que vous venez de l’épicerie.

— Magnifique ! s’exclama Lucie. Tu me sauves, Madeleine.

Au collège Bélanger, le lendemain, il y eut quelques regards surpris, mais personne ne posa de questions. Seule mademoiselle Grignon fit sèchement remarquer :

— Ce n’est pas en ayant l’air d’une ménagère que vous pourrez convaincre un employeur que vous êtes une bonne secrétaire. Vous devez avoir une tenue irréprochable en tout temps, et le sac en fait partie.

Lucie lui expliqua la situation — en lui servant la version concoctée pour le directeur — et elle n’insista pas. Il était clair qu’elle trouvait la méthode saugrenue, mais après tout, cela ne la regardait pas.

Après avoir vu Lucie rentrer chez elle trois jours d’affilée avec un panier à provisions d’où dépassaient les légumes qu’elle avait pris soin d’acheter en revenant, madame Langevin ne parut plus à la fenêtre. C’était l’heure où la vieille dame se reposait. Elle avait aperçu Lucie par hasard et, intriguée qu’elle porte un cartable, elle avait changé sa routine, mais elle y retourna dès qu’elle fut persuadée qu’il n’y avait rien à découvrir.

 

Dès qu’elle le put, Lucie se rendit chez Irène. Elle lui raconta qu’elle avait toute sa vie entendu des horreurs au sujet des communistes, mais qu’après la soirée où elle l’avait emmenée, elle avait l’impression qu’on lui avait menti et elle avait envie d’en savoir davantage. Elle espérait que sa voisine lui ferait un topo, mais celle-ci n’en avait pas le temps.

— Si tu veux, je peux te prêter un livre.

Elle alla lui chercher le Manifeste du parti communiste.

— Inutile de te recommander de ne pas le laisser sous les yeux de ton père.

De retour dans sa chambre, Lucie le feuilleta. Il paraissait fort ardu ! En comparaison, la comptabilité semblait attrayante. Elle le glissa parmi ses romans en attendant de le mettre en lieu sûr dans la chambre de Jacques. Elle était déçue : bien plus que du communisme, c’était de Jocelyn qu’elle voulait entendre parler.

Néanmoins, elle s’attaqua au Manifeste avec la meilleure volonté du monde, mais c’était trop différent de ses lectures habituelles. Bien qu’elle comprît tous les mots, arrivée à la fin d’un paragraphe, elle n’avait aucune idée du sens général. Ce fut passablement découragée qu’elle frappa chez Irène quelques jours plus tard.

— Tu vas me trouver stupide. Je suis complètement dépassée par le Manifeste.

— Mais non, c’est parce que tu n’as pas l’habitude de ce genre de texte, c’est tout. Lis lentement, et ensuite, résume à ta façon ce que tu viens de lire.

— Bon, je vais essayer. Il y a longtemps que tu es communiste ?

— Je ne le suis pas, mais je partage certaines de leurs idées. C’est par Jocelyn que je les fréquente parfois.

— Mais lui, il l’est ?

— Non. Lui non plus, bien qu’il ait des amis dans ce milieu. Il s’occupe très activement de la prévention de la tuberculose, et il compte sur le parti, qui est très organisé, pour faire circuler l’information.

— As-tu des nouvelles de l’enfant malade qu’il est allé soigner ?

Irène se rembrunit.

— Il est mort. De la tuberculose, justement. Jocelyn savait qu’il allait très mal et qu’il ne pouvait qu’adoucir sa fin.

Lucie fut infiniment triste pour cette femme qu’elle avait entraperçue et à laquelle elle avait souvent repensé au cours de la semaine.

— Ce sont des proches d’un ami de Jocelyn qui était en Espagne avec lui, précisa Irène.

— En Espagne ?

— Ils faisaient partie des Brigades internationales qui ont combattu Franco. En réalité, ils ne se battaient pas : ils étaient dans l’équipe médicale du docteur Bethune. Tu en as entendu parler ?

— Je sais qu’il est célèbre, mais je ne me souviens plus pourquoi.

— Pendant le conflit, il a mis sur pied un système de transfusion sanguine qui a permis de sauver beaucoup de soldats et de civils.

— Ton cousin a été blessé ?

— Oui. À la jambe. Depuis, il boite légèrement.

— Comment ça se fait, puisqu’il n’était pas soldat ?

— L’équipe médicale était souvent exposée. Elle s’approchait le plus possible des zones de combat pour secourir rapidement les blessés.

— Et il ne participe pas à cette guerre-ci ?

— Il a tenté de s’engager, mais les autorités militaires ont pris le prétexte de sa blessure pour le refuser. En réalité, ce léger handicap ne l’aurait pas gêné pour exercer la médecine aux armées, mais ils ne voulaient pas s’encombrer d’un mal pensant qui risquerait de contaminer les soldats avec ses idées progressistes.

— Il le regrette ?

— Sans doute. Mais il fait du travail utile ici.

Lucie réintégra son domicile avec matière à penser. D’abord, Irène et Jocelyn n’étaient pas communistes. Cela la rassurait. Non qu’elle eût trouvé que les assistants de l’assemblée ressemblassent aux diables rouges au couteau entre les dents que leurs opposants se plaisaient à caricaturer, mais enfin, elle en avait entendu dire pis que pendre pendant trop longtemps pour être capable de les considérer d’emblée comme des gens inoffensifs. Elle essaya de rapailler ses souvenirs de la guerre d’Espagne. C’était loin. Lorsque ce conflit avait éclaté, elle n’avait même pas treize ans. Tout ce qui lui revenait, c’étaient les imprécations du curé prêchant contre les républicains espagnols qui mettaient en danger la religion catholique. Il avait couru des histoires de religieuses violées et égorgées, mais les adultes changeaient de conversation à l’approche des filles et, malgré leur envie d’en savoir davantage, ni Jacinthe ni elle n’avaient pu en apprendre plus. Elle n’y avait jamais repensé depuis que c’était terminé, et le souvenir qui lui en était resté plaçait le général Franco du côté des bons et ses opposants de celui des méchants. Or Jocelyn était allé combattre Franco. Jocelyn qui soignait gratuitement ceux qui n’avaient pas les moyens de le payer. Le docteur Vermette, évidemment, soutenait les phalangistes. Comme son cousin, Irène était généreuse, sensible au sort des ouvriers et, plus généralement, à celui des souffrants, ainsi que le prouvait son choix de la médecine. Des gens comme eux ne pouvaient pas être mauvais, même s’ils fréquentaient des communistes. Tous les repères de Lucie s’effritaient. Elle avait besoin d’en savoir davantage. Sur la guerre d’Espagne et sur le communisme. Elle commença par le communisme, puisqu’elle avait un document.

Elle reprit le Manifeste en appliquant les conseils d’Irène. Elle comprenait mieux, mais elle achoppait encore sur bien des notions dont la compréhension aurait nécessité des connaissances préalables. L’histoire de l’humanité, interprétée comme une incessante lutte des classes, si elle lui paraissait nouvelle et insolite, lui semblait ne manquer ni de logique ni de bon sens. Mais en avançant dans sa lecture, elle s’alarma que le texte prône ouvertement la violence, ainsi qu’en témoignait cette phrase particulièrement inquiétante : En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l’histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie. Elle revoyait dans son manuel d’histoire les épisodes révolutionnaires du passé. Ils étaient tous sanglants. Comment imaginer une révolution sans effusion de sang quand on pensait à ce qu’il était advenu du roi et des nobles en France en 1789, du tsar et de ses fidèles en 1917 ?

Elle interrompit la lecture du Manifeste et décida qu’elle le rendrait à sa propriétaire à la première occasion. Elle n’accepterait plus d’aller à des réunions : ces gens-là étaient dangereux, de même qu’Irène et Jocelyn, si proches d’eux. Il valait mieux ne plus les fréquenter et les oublier. À la place, elle étudierait encore plus pour s’assurer la formation qui lui permettrait d’échapper à son père.

Elle cacha l’ouvrage sur l’étagère de Jacques, entre deux livres de droit, et se demanda ce que son frère penserait de cette proximité. Elle n’en savait rien. Il avait été fort remonté contre son père qui l’avait empêché de choisir sa future carrière, et il n’était pas à exclure qu’il ait décidé de s’engager pour le contrarier. Était-il allé jusqu’à adopter des opinions très éloignées de celles du notaire ? Rien ne permettait de l’affirmer. François, qui était son meilleur ami et avait lui aussi rejoint l’armée sans l’assentiment paternel, ne reniait pas pour autant les valeurs de son milieu. Mais la guerre avait séparé les deux garçons et Jacques avait pu évoluer dans une autre direction. Lucie le connaissait si superficiellement qu’elle ignorait ses réelles aspirations. Qu’il fût de cinq ans son aîné avait limité leurs rapports à des taquineries de sa part à lui et à un feint agacement de sa part à elle. En réalité, elle avait de l’admiration pour ce grand frère qu’elle trouvait plus beau et plus intelligent que les frères de ses amies, aidée en cela de Jacinthe, qui vouait depuis toujours à Jacques une adoration béate et ne cessait de chanter ses louanges. Le fait qu’avant la guerre son ambition ait été de devenir médecin, comme Jocelyn, l’incitait à voir en Jacques un jeune homme progressiste, même si cela ne prouvait rien, elle le savait : pour en être convaincue, elle n’avait qu’à penser au docteur Vermette, si conservateur. Ce qui était plus probant, c’était la tentative de Jacques de la soutenir face à son père lorsqu’elle avait prétendu faire des études de droit. François n’aurait pas été de son avis : son évocation de leur avenir à Saint-Donat montrait qu’il ne se représentait pas sa femme ailleurs qu’au foyer. Quant aux rares lettres de Jacques, elles étaient très neutres, à peine plus que des cartes postales, et leur étaient adressées à tous les trois, même si lui en recevait à la fois de sa mère et de sa sœur. Pour sa part, le notaire, qui abandonnait à son épouse le soin de cette correspondance, lisait avec le même empressement que les deux femmes ces messages qui les laissaient tous sur leur faim.

 

Et si elle écrivait à Jacques pour lui demander conseil au sujet de son avenir ? Depuis l’abandon de Jacinthe, avec laquelle elle avait l’habitude de décortiquer sans fin le moindre petit événement, elle n’en pouvait plus de garder tout pour elle. Il y avait Giuseppe, bien sûr, mais c’était un vieil homme. Jacques était plus proche de son âge. Évidemment, cela paraissait incongru de se confier soudainement à un frère parti depuis des années et auquel elle ne racontait d’ordinaire que le dernier film ou la dernière pièce de théâtre. Mais le fait de passer chaque jour du temps dans sa chambre, de voir ses trophées de sport bien rangés sur une étagère et la photo de son équipe de base-ball sur la table où elle travaillait de longues heures, lui avait donné envie de se rapprocher de lui. Cependant, il fallait qu’elle procède en douceur, car rien dans ses lettres précédentes ne l’avait préparé à cela, et il tomberait des nues si elle allait droit au but. Elle lui apprendrait d’abord qu’elle suivait des cours de secrétariat, puis elle verrait à sa réaction si elle pouvait aller plus loin.