XVII

E ntre deux photos de jeunes fiancées qui voulaient envoyer à leur soldat un cliché récent, Lucie s’enferma dans la chambre noire.

— Tu es en train de faire l’album ? lui demanda Giuseppe en la voyant mettre à sécher des photos de sa grand-mère.

— Oui, et vous y figurez en bonne place avec votre ami Alberto.

— Ne me raconte pas d’histoires, rigola le photographe, ce n’est pas pour moi que tu as choisi cette photo, mais pour la moustache de ce bellâtre d’Alberto.

Le vieil Alberto qui provoquait sa verve arborait une magnifique moustache blanche en guidon de vélo qui avait une — ou deux — guerre de retard. Il gratifiait toujours la bella ragazza de compliments surannés et respectueux qui faisaient dire à Giuseppe, dès qu’il le voyait arriver :

— Lucie, voilà ton amoureux.

— Au lieu de vous moquer, protesta la jeune fille, expliquez-moi plutôt comment vous photographieriez des sujets éclairés par des projecteurs dans une salle où la fumée est aussi dense que du brouillard.

— Tu veux prendre les musiciens dans un dancing ?

— Non. Je me suis posé la question dans une réunion.

— Vous fumez à ce point aux réunions de la Croix-Rouge ? s’étonna-t-il.

Elle n’avait pas prévu de lui raconter son escapade, mais vu la manière dont la conversation était engagée, elle ne voyait pas comment s’en tirer autrement.

— C’était une réunion politique.

— Politique ?

Giuseppe était de plus en plus surpris et, visiblement, il ne la lâcherait pas tant qu’il ne saurait pas de quoi il s’agissait. Elle avoua qu’elle était allée écouter Fred Rose. Giuseppe ouvrait des yeux comme des soucoupes.

— Avec tes parents ?

— Bien sûr que non.

— Pas Jacinthe, quand même. Qui alors ?

De fil en aiguille, elle parla d’Irène, du chemin de fer souterrain, du cousin médecin et de la guerre d’Espagne.

— Eh bien, pour quelqu’un qui est privé de sortie, tu as une vie passionnante.

Il prit l’attitude de celui qui a un problème épineux pour ajouter :

— Je me demande s’il n’est pas de mon devoir d’avertir ton père…

— Giuseppe, vous ne feriez pas ça, protesta Lucie déjà inquiète.

Mais il souriait malicieusement.

— Vous me faites marcher, bien sûr, et moi, je me laisse avoir.

Ils rirent ensemble.

— Tous les adultes que je connais sont contre les communistes. Ils les considèrent comme le mal incarné. Mes nouveaux amis les fréquentent, au contraire, et ce sont des gens estimables et généreux. Je suis troublée, je ne sais plus quoi penser. Et vous, quelle est votre opinion ?

Le vieil homme devint grave et son regard se fit lointain. Il se tut longtemps. Quand il posa de nouveau les yeux sur Lucie, il parut se secouer.

— C’est une longue histoire, bambina, je te la raconterai un jour.

Il lui tapota affectueusement la joue :

— N’aie pas peur d’eux, ce ne sont pas de mauvaises gens.