XVIII

L ucie fut accueillie en héroïne lorsqu’elle entra dans le sous-sol de l’église. Elle s’y attendait et s’en serait bien passée. Si seulement Jacinthe avait été absente ! Mais évidemment, elle était là, et plus hostile que jamais.

La veille au soir, les Bélanger, à l’image de tout le reste de la province, écoutaient entre sept et huit heures Jean-Baptiste s’en va-t-en guerre, une émission de Radio-Canada enregistrée à Londres. Les soldats canadiens y transmettaient, par la voie des ondes, leurs messages d’amour à leurs femmes ou à leurs fiancées. Les auditrices, pleines d’un espoir toujours déçu, à l’exception d’un petit nombre d’entre elles, écoutaient le nom du soldat, puis celui de la destinataire. Le message consistait en quelques phrases, qui se résumaient invariablement à : Je vais bien. Je t’aime. J’ai hâte de te revoir. Toutes celles qui avaient un homme en Angleterre espéraient l’entendre un soir. L’impudeur de cette déclaration d’amour publique ne gênait pas les élues, au contraire : elles se sentaient privilégiées et s’en glorifiaient.

Lucie écoutait sans en être attendrie ces messages d’amour et d’espoir, si semblables, si répétitifs, qu’ils semblaient irréels. D’autant plus que personne de son entourage n’avait jamais entendu une de ses connaissances parler de Londres. Aussi, lorsqu’avait éclaté le nom de François Ménard — que tout le monde croyait en Italie — et que le sien avait suivi, elle était restée figée de stupéfaction. Sa mère s’était levée, les paumes sur la bouche comme pour retenir une exclamation, et les bas qu’elle tricotait étaient allés rouler plus loin. Son père, qui d’ordinaire écoutait d’une oreille distraite en lisant La Presse ou Le Devoir, avait lâché son journal, et ses mains tremblaient sur ses genoux. Quant à Madeleine, elle avait accouru de la cuisine et s’était plantée dans l’encadrement de la porte. Lucie avait enregistré tout cela comme si le décor était la seule chose qui importait. Elle entendit la voix de son fiancé, mais ne comprit goutte à ce qu’il dit. L’émotion était trop forte. L’accablement aussi. Prise dans ses projets de vie nouvelle, elle avait si bien effacé François de son avenir qu’elle avait fini par imaginer qu’il en avait fait autant. Ses missives, qui l’assuraient de son amour indéfectible en utilisant toujours la même formule, elle voulait croire qu’elles n’étaient plus écrites que par habitude. Elle rêvait qu’en réalité, François avait peu à peu cessé de l’aimer et romprait leurs fiançailles en revenant de la guerre parce qu’il n’osait pas le faire par lettre de crainte de la désespérer. Mais elle devait se rendre à l’évidence : l’histoire qu’elle avait imaginée, et qui finissait à son goût, était une chimère. Son fiancé était en train de lui dire qu’il l’aimait à travers l’océan et au su du monde entier. Elle lui en voulut terriblement et se fit le serment qu’il ne la retrouverait pas à son retour, dût-elle pour cela fuir à l’autre bout de la planète.

Le téléphone sonna aussitôt que François eut fini de parler. C’était Justin Ménard, fou de joie d’avoir entendu son fils, qui tenait à partager ce moment avec son ami Bélanger. L’appareil passa ensuite à Julienne qui échangea quelques mots avec Louise. Elle termina la conversation en disant : Lucie est trop émue pour parler. Je suis sûre que tu le comprends.

Après cela, un silence pesant s’abattit dans le salon où la radio avait été éteinte. Madeleine avait regagné sa cuisine. Pendant un temps qui parut long, personne ne parla. Finalement, Julienne, la main encore posée sur le téléphone, chevrota, la voix coupée de sanglots :

— Si un jour on pouvait entendre Jacques…

Elle avait l’air prête à tomber et Lucie se précipita pour la soutenir. Le notaire aussi se leva et enserra gauchement sa femme et sa fille dans ses bras. Lucie se raidit, Julienne aussi.

— Jacques est vivant, dit-il la voix rauque, il reviendra.

Puis, gêné de s’être laissé aller, il retourna à son fauteuil et replongea dans sa lecture. Lucie ralluma la radio après avoir aidé sa mère à se rasseoir et lui avoir ramassé son tricot. Personne ne parla de François.

Mais le lendemain, tout le monde en parlait. Du moins, de l’émission de la veille. Chanceuse ! s’exclamaient les filles. J’aimerais tant entendre mon fiancé ! Ça doit être extraordinaire d’être nommée à la radio ! Si seulement un soir ça pouvait être mon tour…

Heureusement pour Lucie, qui n’avait pas envie de s’exprimer sur le sujet, elles préféraient imaginer ce qu’elles ressentiraient à sa place que l’entendre raconter ses impressions. Personne ne s’avisa qu’elle se contentait de sourire. À part Jacinthe, qui lui glissa méchamment :

— Pas de chance, il est toujours vivant, et comme il n’est plus en Italie, il risque moins de se faire tuer.

La perfidie de la remarque indigna Lucie qui répliqua entre ses dents :

— Je t’interdis de dire une chose pareille ! Je n’ai jamais souhaité de mal à François et rien ne t’autorise à le supposer. Il faut que tu sois toi-même bien mauvaise pour le penser. Je n’aurais jamais cru ça de toi.

Et elle alla s’asseoir ailleurs qu’à sa place habituelle, entre deux sottes qu’elle évitait d’habitude : ces perruches bavardaient tant qu’elles la dispenseraient de participer à la conversation. Mademoiselle Landreville le remarqua, bien sûr.

— Que se passe-t-il, mon enfant ? Tu es fâchée avec Jacinthe ?

— Pas du tout, répondit Lucie, Jacinthe est ma meilleure amie. Je me suis installée ici parce que de ce côté de la table, j’y vois mieux, ajouta-t-elle avec une parfaite mauvaise foi.

La gouvernante du curé allait rétorquer qu’elle s’était placée, au contraire, dans une partie plus sombre, quand Lucie la devança en lui demandant avec une amabilité excessive :

— Mademoiselle Landreville, s’il vous plaît, pourriez-vous m’aider à ficeler ce colis ? Je m’y suis mal prise, et vous, vous le faites si bien.

La vieille fille, qui ne perçut pas le manque de sincérité de Lucie, fut si contente du compliment qu’elle en oublia de continuer à poser des questions.

Il fallut à Lucie toute la soirée pour décolérer. Jusque-là, elle avait espéré une réconciliation avec Jacinthe, mais plus maintenant, puisque celle qui avait été sa meilleure amie la croyait capable de souhaiter la mort de François.