XX

L es invités appartenaient au milieu juridique. Outre les inévitables Ménard, il y avait un notaire, maître Rhéaume, et le juge Provencher, flanqués de leurs épouses et des rejetons mâles du premier, trop jeunes pour être soldats, ce que les garçons regrettaient fort. Ce n’était évidemment pas le cas de leurs parents, qui tremblaient de les voir atteindre, avant la fin de la guerre, l’âge d’être appelés sous les armes, âge récemment abaissé à dix-huit ans. Quant au juge Provencher, c’était le sort de son gendre qui l’inquiétait. Pour le moment, les hommes mariés n’étaient visés que s’ils avaient moins de trente ans, mais il en avait trente-deux, et si le conflit s’éternisait, il serait dans les prochains appelés. Ne s’étant pas engagé, contrairement à Jacques et François, il serait cantonné au Canada, ce qui était un moindre mal, mais cela non plus ne durerait pas. Ils étaient tous persuadés que les appelés finiraient par être envoyés outre-mer.

Messieurs Bélanger et Ménard donnèrent sans se faire prier le peu de nouvelles qu’ils avaient de leurs fils, écoutés passionnément par les adolescents qui restèrent sur leur faim : en effet, la censure empêchait les soldats de révéler précisément où ils étaient et à quoi on les employait. Néanmoins, monsieur Ménard savait que François était retourné en Italie, après une mission en Angleterre dont il ignorait tout et, à l’entendre, on aurait pu imaginer qu’il allait reconquérir le pays à lui tout seul. Quant à Jacques, qui bombardait des positions allemandes, il était clair, d’après le ton de son père, qu’il jouait un rôle capital dans le dénouement du conflit. Bien que les deux notaires aient été opposés à la participation du Canada à la guerre et à l’engagement de leurs fils, ils étaient fiers maintenant qu’ils servent leur pays et méprisaient les conscrits qu’entre eux ils taxaient de lâcheté.

Les tramways fournirent le sujet de conversation suivant. Depuis le début de la semaine, certains d’entre eux arboraient des placards publicitaires peints sur leurs flancs pour inciter les gens à se procurer les Bons de la Ve Campagne de la Victoire. Les convives étaient d’accord : c’était certes un bon moyen de toucher un nombre important de personnes, mais le procédé était vulgaire.

— Pourvu, espéra le juge, qu’ils s’en tiennent à cette cause. Imaginez ce que serait l’agression visuelle s’ils se mettaient à afficher sur les tramways les publicités que l’on voit dans les journaux !

Tout le monde se récria que c’était impossible et ne se ferait jamais.

— Je ne parierais pas là-dessus, insista Provencher. Il n’y a que le premier pas qui coûte.

Un des adolescents poussa son frère du coude et dit en ricanant, mais à voix assez basse pour que les adultes ne l’entendent pas :

— Les tramways traverseraient la ville en vantant les qualités des Tampax.

L’autre pouffa bêtement. Lucie et Jacinthe ne purent s’empêcher d’échanger un demi-sourire exprimant leur mépris pour les gamins, un signe de connivence qu’elles s’empressèrent d’effacer.

Les hommes passèrent tout naturellement aux mérites comparés des emprunts du gouvernement et des actions de compagnies privées. Le gouvernement offrait peu, mais le privé était plus risqué. Il n’y avait qu’à penser à la Montreal Light, Heat & Power Consolidated. Le premier ministre Godbout venait d’annoncer en conférence de presse le dépôt d’un projet de loi en vue d’étatiser cette entreprise qui produisait et distribuait l’électricité à Montréal.

— Voilà qui va coûter cher aux actionnaires, déplora maître Rhéaume avec assez d’aigreur pour que ses interlocuteurs devinent qu’il serait touché par l’opération.

La conversation roula ensuite sur la capitulation de l’Italie, qui était un pas décisif vers la conclusion de cette guerre, que tous avaient hâte de voir se terminer. Certains craignaient que le gouvernement ne juge nécessaire d’envoyer leurs fils outre-mer, les autres tremblaient pour ceux qui y étaient déjà. Puis elle glissa, du côté des hommes, sur le congrès de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal qui venait tout juste de s’achever. Ils en étaient tous membres et se réjouissaient qu’elle ait réitéré son opposition à l’immigration des réfugiés politiques.

— Rendez-vous compte, fulminait le juge au bénéfice d’un public acquis, de ce que deviendrait notre province si on l’ouvrait à toute cette racaille communiste des vieux pays ! Nous ne serions plus assez nombreux pour faire triompher les vraies valeurs.

Pendant ce temps, les dames s’affligeaient de la rareté du personnel domestique dans lequel les industries de guerre avaient coupé à blanc. Julienne Bélanger jetait des regards vaguement inquiets à Madeleine qui, ne perdant rien de leurs propos, pourrait en prendre de la graine. Elles parlèrent ensuite de mode. Louise Ménard et madame Rhéaume faisaient écho à madame Provencher qui se plaignait des vêtements près du corps à la taille très marquée qui n’avantageaient que les filiformes.

— Une vraie femme a des hanches et des seins, s’indignait-elle. Pour entrer dans ces tailleurs, il faudrait ne pas en avoir. On y est engoncées. Vraiment, cette mode n’est pas flatteuse.

Parle pour toi, grosse toutoune, se dit Lucie. Sa mère ne se manifestait pas, et pour cause : contrairement aux trois autres, elle était mince et bien faite. Malgré ses deux maternités, son corps était resté jeune, très semblable à celui de sa fille, si ce n’étaient les seins plus lourds et les hanches plus rondes. La mode actuelle lui allait à merveille, cependant on ne la remarquait pas à cause de son chignon trop sage et de son expression réservée et un peu triste. Lucie, qui savait à quel point les cheveux de sa mère étaient beaux, l’imagina avec la coiffure de son amie Louise, la masse blonde de sa chevelure ondulée s’arrêtant à hauteur des épaules. Ainsi, tout le monde verrait à quel point c’était une belle femme. Elle se représenta avec jouissance la réaction de son père si elle apparaissait un jour à l’heure du thé avec les cheveux courts : il en aurait une attaque ! Quand elle irait faire couper les siens — le 11 mai —, elle essaierait d’entraîner sa mère avec elle.

Chez les jeunes, les garçons faisaient seuls les frais de la conversation pendant que les filles tendaient l’oreille aux propos des femmes sans pouvoir y participer à cause de leur éloignement. Ils avaient seize et dix-sept ans et, à l’inverse de leurs aînés, ils redoutaient que la guerre finisse avant qu’ils soient en âge de s’engager. Lucie et Jacinthe, qui s’ignoraient ostensiblement, n’avaient d’autre ressource que de subir l’enthousiasme guerrier de leurs compagnons de table. Ils connaissaient tout des avions de combat et se bombardaient de considérations techniques.

— Maintenant, ils sont très performants, dit l’un d’eux. On est loin de la guerre d’Espagne.

Pour le coup, Lucie se réveilla.

— Vous en savez beaucoup sur cette guerre ? demanda-t-elle.

— Bien sûr, se rengorgèrent-ils comme un seul homme.

Et elle eut droit à un exposé complet sur les divers avions utilisés pendant le conflit, des coucous de tourisme tant bien que mal reconvertis en avions de combat par les républicains aux appareils modernes venus d’Allemagne et d’Italie qui avaient fait gagner Franco. Il était impossible d’interrompre leur étalage d’érudition et Lucie attendit en rongeant son frein qu’ils aient épuisé le sujet pour les questionner sur la guerre elle-même et, surtout, sur les combattants. Mais là, ils furent moins diserts. À part le nom du vainqueur — celui qui avait les meilleurs avions —, ils ne savaient pas grand-chose. Elle cessa de s’intéresser à eux pour regarder les convives. Louise Ménard, avec des mines de chatte gourmande, engouffrait une part de gâteau qui n’allait pas améliorer sa silhouette. Jacinthe, en face d’elle, en faisait autant. Elle est déjà ronde, pensa-t-elle avec férocité, et elle va devenir aussi grosse que sa mère.