Irène, invisible depuis des jours, déposa, en partant à l’université, un mot dans la boîte aux lettres demandant à Lucie de passer chez elle. Intriguée, elle s’y rendit dès qu’elle la vit rentrer.
— Vivement les vacances de Noël, dit l’étudiante. Je suis épuisée ! Avec les examens qui approchent, je ne trouve même pas le temps de dormir suffisamment. Je ne suis pas sortie depuis une éternité. Mais dans deux semaines, je n’ai pas le choix : mon oncle et ma tante font une réception et je suis tenue d’y assister. C’est d’ailleurs de ça que je voulais te parler.
— Que puis-je faire pour toi ?
— Me donner ton avis. Mes parents aimeraient vous remercier de me louer l’appartement. Vu qu’ils viendront de Québec pour la réception, je pourrais demander à ma tante de vous inviter, ce qui serait l’occasion d’une rencontre. Mais avant, je veux m’assurer que ce sera bien reçu. Qu’en dis-tu ?
— Ça me paraît une bonne idée.
— Très bien, je m’en occupe.
Une excellente idée, même, se disait Lucie en retournant chez elle. Elle allait revoir Jocelyn puisque les hôtes étaient ses parents. Elle était folle de joie ! Pourvu que son père ne décline pas l’invitation. Mais non, il n’y avait pas de risque : l’oncle d’Irène, le docteur Messier, était un praticien réputé, et son père était juge. Le notaire serait flatté de frayer avec ce beau monde.
L’invitation arriva deux jours plus tard. Lucie, qui guettait le moment où sa mère prendrait le courrier, s’arrangea pour se trouver à proximité au moment où elle l’ouvrit.
— C’est bizarre qu’ils nous invitent, s’étonna Julienne Bélanger. Après tout, nous ne lui faisons pas de cadeau : elle paie son loyer. Mais c’est vrai que si c’était toi, je voudrais connaître les gens chez qui tu logerais. Cet oncle est le frère de son père, n’est-ce pas ?
— Oui. Et il a un fils médecin, Jocelyn, que vous avez déjà rencontré.
— Ah bon ?
— Vous ne vous souvenez pas de lui ? Il était avec Irène. Ils sortaient ensemble de chez elle le jour où on revenait de chez Eaton.
— Si, je crois. C’est bien cet homme brun qui boite légèrement ? Il a les tempes qui grisonnent et un sourire très blanc.
— Oui, Mère, vous vous en souvenez parfaitement. Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à Clark Gable dans Autant en emporte le vent ?
— Tu n’exagères pas un peu ?
— À vrai dire, Jocelyn est plus beau.
Elles pouffèrent de rire. Quand son mari revint du travail, Julienne, aussi excitée que Lucie, était déterminée à lui faire accepter l’invitation. Sa fille l’avait rarement vue ainsi. D’ordinaire, elle montrait peu d’enthousiasme et promenait dans l’existence un ennui désabusé sous lequel perçait souvent, en présence de son époux, une crainte qu’elle dissimulait mal. Cette attitude donnait à Lucie, selon les jours, l’envie de la protéger ou de la secouer. Mais depuis qu’elle-même avait entrepris de s’affranchir de la tutelle de celui qui se posait en maître tout-puissant, sa mère, en devenant sa complice, ne semblait plus aussi bien accepter d’être soumise, et Lucie sentait poindre la fronde. Elle était curieuse de voir comment elle obtiendrait ce dont elle avait tant envie. En prenant le thé, elle put admirer la manœuvre.
— Mon ami, dit Julienne en lui tendant le carton, nous avons reçu une invitation inattendue. Je me demande si nous devons l’accepter. Ils ne font pas partie du cercle de nos relations et on ne sait pas s’ils sont fréquentables.
Il y jeta un coup d’œil et répondit :
— Je t’en prie, Julienne, épargne-moi tes jérémiades. Tu es donc timorée ! Un médecin qui enseigne à l’université et un juge ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Réponds que nous irons.
Et selon son habitude, il coupa court à une éventuelle réplique en prenant ostensiblement le journal.
— Bien, mon ami, se contenta de répondre modestement sa femme.
Lucie se rendit compte qu’elle avait assisté des quantités de fois à des scènes semblables. Sa mère avait manipulé le tyran avec une facilité déconcertante. Il était clair qu’elle n’en était pas à son coup d’essai. Tant mieux, pensa-t-elle. Même si le procédé est humiliant pour elle, il lui permet de survivre. De toute façon, elle n’a pas le choix : elle est mariée avec lui pour la vie et elle est obligée de trouver des arrangements pour que ce soit supportable. Elle s’imagina dans la situation de sa mère, avec François à la place de son père. Ses aiguilles à tricoter accélérèrent le rythme tandis qu’elle se disait : Jamais, jamais je ne vivrai de cette façon !
Les deux semaines suivantes passèrent dans la fièvre et les chiffons. Lucie eut du mal à préserver un lieu de travail que sa mère envahissait au moindre prétexte. Elle finit par protester, car elle ne voulait pas se mettre en retard dans ses études.
Confuse, la coupable s’excusa.
— Je ne suis pas plus raisonnable qu’une enfant, et c’est toi qui te comportes en adulte. Je te promets de ne plus te déranger.
Mais elle rompait sa promesse plusieurs fois par jour.
— Je suis désolée, Lucie, ça ne peut pas attendre.
Et il lui fallait donner son opinion sur la longueur de l’ourlet que Madeleine, accroupie, marquait avec des épingles, ou bien la profondeur du décolleté — profond, beaucoup plus que pour n’importe quelle autre robe —, à moins que ce ne fût sur le foulard qui cacherait le décolleté — pourquoi, alors, le faire si profond ?
Quand elle avait fini d’étudier, Lucie n’était pas en reste. Faute de pouvoir acheter du tissu, elles avaient fait un choix dans la garde-robe maternelle d’avant-guerre : pour Julienne, une robe en soie moirée lie-de-vin, de coupe assez large à l’origine, qui était en passe de devenir un fourreau, et pour Lucie, une cape en velours bleu roi dans laquelle fut taillé un modèle beaucoup plus sage que celui de sa mère. Elle obtint que sa robe ne soit pas affublée de l’éternel col Claudine qui lui donnait envie de hurler, mais le décolleté espéré lui fut refusé tout net.
— Ta punition est sur le point d’être levée, ce serait stupide d’écoper d’une nouvelle. Cette robe te va très bien et met en valeur autant tes yeux bleus que tes cheveux blonds.
Jusqu’au dernier jour, pour tromper leur impatience, elles y apportèrent retouches et améliorations.
Plantée devant le miroir, pendant que Madeleine faisait les derniers ajustements, Lucie regardait d’un œil critique ses cheveux, plus châtains que blonds, contrairement aux dires de sa mère. Comme elle était lasse de ses tresses en couronne !
Elle maugréa :
— J’en ai assez de cette coiffure démodée ! Si je ne me retenais pas, j’y mettrais moi-même un coup de ciseaux !
— Eh bien, retenez-vous, répliqua la bonne, parce que ça serait pas beau. Quoique ça n’aurait pas grande importance : votre père en profiterait pour vous laisser à la maison et il y aurait personne pour voir le désastre.
— C’était juste pour dire. Après tout, les cheveux relevés, ça me va plutôt bien, non ?
— Ne vous inquiétez pas : monsieur Jocelyn vous trouvera jolie, il est sûrement pas aveugle.
Sous la pression de sa mère — Tu comprends, on ne les connaît pas, et je ne veux pas commettre d’impair. J’ai si peu l’habitude de rencontrer des personnes nouvelles —, Lucie prit le prétexte de proposer à Irène une place dans leur voiture pour lui faire quitter ses notes de cours le temps d’échanger quelques mots. Elle en tira deux renseignements : il y aurait environ deux douzaines de convives et ce serait très habillé. C’était mince, mais elle dut s’en contenter, car l’étudiante, qui était à la veille d’un examen, la reconduisit fermement à la porte de communication. Julienne Bélanger était désormais dans le secret du chemin de fer souterrain ; après avoir légèrement hésité sur l’attitude à adopter, elle avait fini par en rire.
En sortant, le mercredi, Lucie eut la surprise de trouver Jacinthe qui l’attendait. Elle voulait absolument s’expliquer mais, craignant d’être éconduite, elle n’avait pas osé frapper.
— Lucie, je suis venue te supplier de m’excuser. Je n’ai pas réfléchi avant de parler à ton père. J’aurais pourtant dû savoir que c’était une mauvaise idée : je vous connais depuis si longtemps ! Mais j’étais tellement heureuse de ce que tu m’avais appris au sujet de Jacques que j’avais envie que tu le sois aussi. Je t’en prie, dis-moi que tu n’as pas été punie à cause de moi !
Son interlocutrice, qui l’avait laissée parler sans l’interrompre, ne répondit pas tout de suite. La tentation était forte de lui faire expier sa sottise en lui faisant croire qu’elle avait eu des conséquences, mais elle eut pitié de sa mine contrite.
— Non. J’ai réussi à convaincre mon père que je n’y étais pour rien.
— Merci, mon Dieu ! Je suis soulagée. Tu acceptes que nous redevenions amies ? Je t’en prie !
Lucie n’y tenait pas. À cause de ses cours, elle disposait de peu de temps libre et ne voulait pas que Jacinthe en découvre la raison. Moins il y avait de personnes dans le secret, moins grands étaient les risques d’être découverte, et elle avait été si habituée à tout dire à Jacinthe qu’elle pourrait bien se retrouver en train de lui faire des confidences sans l’avoir décidé au préalable.
— Pas tout de suite, répondit-elle, sinon mon père croira que nous sommes de mèche et que je l’ai trompé.
— Oui, bien sûr, soupira tristement Jacinthe.
Elles se retrouvèrent tout naturellement à confectionner les colis côte à côte, ce qui occasionna une nouvelle rafale de ragots.
— Vous êtes réconciliées ? lança ironiquement mademoiselle Landreville.
— Mais nous n’avons jamais été fâchées, répondirent-elles en chœur à la gouvernante du curé, qui pinça les lèvres de dépit sous les ricanements des jeunes filles qui les entouraient.
Jacinthe raccompagna Lucie, mais n’entra pas. En chemin, celle-ci ne put résister à la tentation de parler de la réception du professeur Messier. Son amie, dévorée de curiosité, crépitait de questions. Elle resta dans le vague quant à ses rapports avec Irène, ne révéla pas la complicité de sa voisine qui lui permettait de sortir à sa guise — elle en usait peu, mais la possibilité existait et suffisait à lui donner un sentiment de liberté —, mais se donna le plaisir de parler de Jocelyn.
— Imagine que le cousin d’Irène n’est autre que notre sauveur du Terminal Club !
— Ça alors ! Quelle coïncidence !
Lucie savourait son nom comme une friandise. Avec sa mère, elle ne se risquait pas à le prononcer, car elle craignait qu’elle ne découvre son intérêt pour un homme qu’elle jugerait vraisemblablement trop vieux pour elle. Restait Madeleine, sur laquelle le charme du médecin n’avait pas opéré, et qui faisait toujours des remarques pleines de bon sens que Lucie ne voulait pas entendre.
— Un homme de son âge qui est pas marié, disait-elle, c’est pas normal. Ça veut dire que les femmes, elles l’intéressent juste pour la couchette. Méfiez-vous, Mademoiselle Lucie ! Vous feriez bien de vous tourner vers les jeunes gens de votre âge.
— Lesquels ? Ils sont tous soldats.
— C’est ben trop vrai. Drôle de jeunesse que nous avons, sans garçons pour nous courtiser.
— Allons, Madeleine, ne sois pas triste : la guerre finira bien un jour et ils reviendront.
— Ouais… Et en attendant, on dit notre chapelet.