XXV

Il ne s’échangea pas une parole durant le retour en voiture. Lucie, qui avait la gorge serrée d’appréhension, supposait que sa mère devait être dans le même état. Irène, sensible à la tension, se tint coite. Arrivés à destination, ils se séparèrent sur un hâtif au revoir.

Pendant que son mari mettait l’automobile au garage, Julienne se débarrassa de son manteau et demanda à Lucie :

— Peux-tu dire à ton père que j’ai un début de migraine ?

— Mais…

— Lucie, je t’en supplie !

Le regard affolé, elle était au bord de la panique.

— D’accord, je l’attends.

Julienne s’enfuit tandis que Lucie traînait pour enlever ses bottes afin de laisser à son père le temps d’arriver. Elle avait peur. Pour se donner du courage, elle évoqua son prochain départ et la fin de l’emprise de son geôlier, mais quand elle l’entendit approcher, elle se mit à trembler. Il accrocha son manteau à la patère de l’entrée et, tandis qu’il ôtait ses couvre-chaussures, elle annonça d’une voix qu’elle aurait souhaitée plus ferme :

— Mère est montée tout de suite parce qu’elle a un début de migraine.

Il la regarda avec égarement, puis il dit avec une violence contenue qui semblait sur le point d’exploser :

— La migraine, hein ? Comme d’habitude. C’est commode la migraine.

L’homme qui voulait toujours donner l’impression qu’il se maîtrisait en toutes circonstances fut en haut de l’escalier en trois bonds, et Lucie entendit une porte qui s’ouvrait à la volée. Elle fut prise d’un terrible doute : se pourrait-il qu’il la batte ? Il était hors de lui, et sa mère avait si peur. Était-ce parce qu’elle savait de quoi il était capable ? Ou par ignorance des excès qu’il pourrait commettre ? Lucie ne parvenait pas à bouger. Figée au pied de l’escalier, elle attendait, indécise. Ne s’étant jamais mêlée de la vie privée de ses parents, elle n’osait pas intervenir, mais elle se serait trouvée lâche d’aller se coucher comme si de rien n’était. Peu après, au-dessus, une porte claqua. Le bruit des pas de son père la poussa à se réfugier dans sa chambre d’où elle guetta les sons. Elle comprit qu’il descendait, puis entrait dans son bureau, dont il claqua aussi la porte. Alors, elle sortit à pas furtifs, monta l’escalier sur ses bas et se glissa sans frapper dans la chambre de ses parents.

Sa mère était assise au bord du lit, les coudes sur les genoux, le visage dans les mains. Elle sanglotait à petits hoquets qui soulevaient ses épaules. Lucie s’agenouilla devant elle, lui entoura les jambes de ses bras et attendit qu’elle se calme.

— Pardonne-moi, Lucie, de me montrer si faible.

— Mère, est-ce qu’il vous a battue ?

— Battue ? Non. Il ne m’a pas touchée. Il a dit, ajouta-t-elle avec un petit rire sans joie, que s’il posait les mains sur moi, il m’étranglerait. Il m’a traitée…

Un sanglot l’interrompit.

— Après vingt-six ans de vie commune où j’ai toujours obéi à sa volonté, se plaignit-elle, il m’a insultée, traitée de…

Puis, se redressant, elle s’indigna :

— Tout ça parce que je me suis fait couper les cheveux sans le lui dire ! Tu te rends compte ?

Sa fille pensa qu’il n’y avait pas que les cheveux : la robe moulante au décolleté plongeant et les joues rosies du plaisir d’être complimentée avaient dû compter également.

— Couchez-vous maintenant, conseilla-t-elle, apaisante, sinon vous allez avoir une grosse migraine.

— Je n’ai jamais eu de migraine, ricana Julienne Bélanger. La migraine est la seule arme à ma disposition. Mais tu as raison, il faut dormir. Merci, Lucie.

Elle embrassa sa fille et se glissa sous les draps.

 

Lucie, bouleversée, resta éveillée jusqu’à l’aube. Elle essaya de lire, mais ne parvint pas à se concentrer. Sans cesse, elle retournait dans son esprit la situation de sa mère. Avant les événements de l’été, elle ne s’était jamais interrogée sur les rapports entre ses parents : leur couple était une institution, et il ne suscitait pas sa curiosité. Mais depuis quelques mois, sa mère était devenue sa complice, ce qui changeait radicalement leurs relations. Lucie était désormais responsable de ses propres actes et, en même temps, solidaire de ceux de sa mère, qu’elle découvrait plus malheureuse et moins résignée qu’elle ne l’aurait cru. Elle avait déclenché ce qu’il fallait bien appeler la révolte de sa mère : en soutenant sa fille dans sa volonté d’étudier, il lui était venu des envies d’indépendance. Certes, elle avait l’habitude de berner son mari, mais elle s’était toujours arrangée pour qu’il ne s’en aperçoive pas afin qu’il n’y ait pas d’anicroche. En choisissant de se faire couper les cheveux, elle avait franchi la ligne qui séparait la désobéissance cachée de l’affrontement. D’ailleurs, elle avait été tout de suite consciente de sa témérité ainsi qu’en témoignait son comportement de l’après-midi. Son coup d’éclat perpétré sans retour possible, il lui fallait maintenant faire face aux conséquences, et Lucie devait l’épauler, quoi que son soutien puisse lui coûter. De toute façon, la date du 11 mai, celle de sa délivrance, n’était plus très éloignée, et finalement, peu importait ce qui lui arriverait entre-temps. Pour sa mère, cet anniversaire n’arrangerait rien, au contraire : elle perdrait un appui.

Pendant les premières heures de la nuit, Lucie avait guetté le pas de son père, mais il n’était pas remonté. Il avait dû se coucher sur le divan de son bureau. Quand elle fut persuadée qu’il y resterait, et qu’il n’y avait pas à s’inquiéter pour l’immédiat, elle laissa Jocelyn prendre dans son esprit la place de sa mère. La soirée lui avait prouvé qu’il ne se souciait aucunement d’elle : il lui avait à peine adressé la parole. Elle était déçue, mais ne renonçait pas : elle trouverait un moyen de l’intéresser. D’abord, il fallait que sa mère lui répète ce qu’ils avaient dit à son sujet au moment où ils l’avaient regardée.

Puis elle pensa de nouveau à ses parents et à la journée du lendemain, qui serait interminable, parce que c’était dimanche et que son père serait là.

 

Au petit-déjeuner, le manque de sommeil martelait les tempes de Lucie et brûlait ses yeux. Elle salua ses parents qui lui répondirent à peine. Tous trois s’assirent dans un silence pesant. Quand Madeleine entra avec son plateau, elle faillit le lâcher de saisissement.

— Ben ça, Madame, si je m’attendais ! Pour sûr, vous êtes ben belle, mais si je m’attendais !

Julienne Bélanger la remercia d’un sourire crispé tandis que le notaire commandait aigrement :

— Sers, et épargne-nous tes réflexions.

— Oui, Monsieur, répondit-elle en se renfrognant.

Le petit-déjeuner expédié sans qu’un mot fût prononcé, ils allèrent s’apprêter pour la messe. Lucie constata avec soulagement que sa mère avait enfermé ses cheveux dans un chapeau de manière à dissimuler qu’ils étaient courts. Elle avait dû juger que la réaction de Madeleine suffisait pour la matinée. Après l’office, les Ménard les invitèrent à prendre le brunch avec eux. Julienne Bélanger laissa à son mari le soin de répondre. Il accepta, faute de trouver une bonne raison de refuser.

 

Quand les Bélanger arrivèrent chez leurs hôtes, ils ne s’étaient toujours pas parlé depuis la veille. D’un geste résolu, Julienne ôta son chapeau. Les exclamations jaillirent de toute part.

— Cachottière ! s’exclama Louise.

— Comme vous êtes belle, Madame Bélanger, s’extasia Jacinthe.

— Eh bien, mon ami, dit Justin Ménard, te voilà avec une nouvelle femme.

Il s’inclina galamment devant l’intéressée :

— L’ancienne était belle, mais la nouvelle l’est davantage.

— Je ne comprends pas cette fureur d’être à la mode à tout prix, grogna l’époux agacé.

— Allons, le gourmanda son confrère, quand la mode est à l’avantage de celle qui la suit, on ne peut pas le lui reprocher. Viens dans mon bureau, on rejoindra ces dames tout à l’heure. J’ai un conseil à te demander à propos d’une affaire.

Ils quittèrent la pièce et l’atmosphère s’allégea.

— Je n’en reviens pas qu’il ait accepté que tu te fasses couper les cheveux ! s’exclama Louise.

— Je ne lui en ai pas parlé avant.

La surprise rendit son amie muette. Quand elle eut repris ses esprits, elle voulut savoir :

— Et comment ça s’est passé ?

Julienne ne répondit que par un grattement de gorge embarrassé et Louise réalisa que les jeunes filles étaient là. Elle fit un signe à sa fille qui s’empressa d’entraîner Lucie.

— Viens dans ma chambre.

Elle ajouta avec ironie :

— Nous serons plus tranquilles.

Hors de portée des oreilles de sa mère, elle commenta :

— Je me demande ce que ça change que nous ne soyons pas dans la même pièce, puisque nous allons parler de la même chose. Je suis comme ma mère : je n’en reviens pas. Raconte-moi !

— C’est fort simple : elle s’est rendue chez la coiffeuse hier après-midi sans rien dire à personne, puis s’est enfermée dans la salle de bains jusqu’au moment du départ pour la soirée. À ce moment-là, elle est sortie avec son capuchon sur la tête, et on n’a vu sa nouvelle coiffure qu’en arrivant à la réception.

— Ça, c’est malin, admira Jacinthe.

— Oui, ça nous a évité un drame avant de partir.

— Et au retour ?

Lucie n’avait pas envie de raconter des choses aussi intimes, ce qui lui faisait mesurer à quel point elle s’était éloignée de Jacinthe. Autrefois, elle aurait trouvé naturel de tout lui dire.

— Je ne sais pas, répondit-elle. Ils se sont expliqués hors de ma présence.

— Ton père avait l’air fâché.

— Oui, mais ça lui fera du bien de passer l’après-midi avec le tien. Il va se rendre compte qu’elle n’a rien fait de grave.

Jacinthe voulut des détails sur la soirée, que Lucie lui fournit volontiers, car cela lui permettait de rapporter la conversation des jeunes filles, et ainsi, de parler de Jocelyn. La curiosité piquée, Jacinthe posa des questions sur cet intéressant docteur. Perdant toute retenue, Lucie lui en fit une description si élogieuse que son interlocutrice devina son attirance.

— Il te fait penser à Rhett Butler ? Rien que ça ! Alors, il te plaît vraiment.

Lucie essaya d’atténuer l’impression.

— Mais non, voyons donc ! Il me fait le même effet que Clark Gable : quelqu’un d’irréel ou qui vit sur une autre planète.

Lucie, soulagée que la bonne vienne leur annoncer que le thé était servi, car la moue sceptique de Jacinthe laissait présager de nouvelles questions, se leva aussitôt, mais son amie la retint. Il y avait un sujet qui lui tenait à cœur et qu’elles n’avaient pas abordé : Jacques avait-il donné de ses nouvelles ?

— Non. Pas encore. C’est long, un échange de lettres.

— Oui, je sais.

Devant le visage attristé de Jacinthe, elle suggéra, sur une impulsion :

— Pourquoi ne lui écrirais-tu pas ?

— Moi ? Mais il ne m’a pas demandé de le faire. Il n’appartient pas à la femme de prendre cette initiative.

— La guerre a changé bien des choses. Suis l’exemple de ma mère : ose.

 

Le brunch se déroula dans une atmosphère plutôt agréable. Le moment passé avec son ami avait suffisamment détendu le notaire Bélanger pour lui permettre de participer à une conversation générale et Julienne parvint à en faire autant. Un observateur étranger n’aurait pas deviné qu’il y avait un drame latent chez les Bélanger. Justin Ménard était aussi curieux des Messier que sa femme et sa fille. Plus que ceux de Montréal, qui appartenaient au milieu médical, c’étaient ceux de Québec qui l’intéressaient.

— Une drôle de famille pour un juge, répondit Adélard Bélanger, réprobateur. Sa femme a soutenu la candidature de madame Casgrain aux élections partielles fédérales de l’an dernier dans Charlevoix-Saguenay. Un comté que le père de la candidate avait tenu quarante ans pour les conservateurs et qui était passé à son mari pour les libéraux. Qu’elle a perdu, bien sûr. On aurait pu le lui dire avant, c’était couru d’avance. Et la femme du juge s’est ridiculisée avec elle dans cette aventure. Quant à sa fille cadette, elle étudie la médecine dans une autre ville !

— C’est elle qui habite chez vous ? s’enquit Justin Ménard.

— Oui. Évidemment, nous ne la fréquentons pas. Une jeune fille qui vit seule, je vous demande un peu !

Le chemin de fer souterrain n’est pas près d’être désaffecté, pensa Lucie, déçue que le fait de rencontrer le juge et sa femme n’ait pas fait tomber les préventions de son père à l’égard de leur fille.

— Il a eu plus de chance avec les aînés, je crois.

— En effet. Sa fille, qui est mariée, sait rester à sa place, et son fils avait commencé avant guerre une carrière d’avocat qui promettait d’être brillante. Ce n’est pas comme le fils de son frère.

— Une tête brûlée, à ce que j’ai entendu dire.

— Ce n’est pas exagéré : il s’est engagé dans les Brigades internationales.

— Les Brigades internationales ? interrogea Louise Ménard.

— Des hommes en provenance de plusieurs pays qui sont allés en Espagne soutenir les républicains pendant la guerre civile, expliqua son mari.

— C’est ça, confirma le notaire Bélanger. Le fils Messier est parti avec le bataillon Mackenzie-Papineau, un ramassis d’immigrants juifs, communistes de surcroît, recrutés dans les mines, les chantiers ou les files de chômeurs qui croupissaient devant les soupes populaires. Juste du beau monde. Tout ce qu’il y a gagné, c’est une blessure à la jambe qui le fait boiter.

— Et probablement aussi du succès auprès des dames, sourit son confrère.

Il ricana :

— Sans doute. Elles sont toujours prêtes à se pâmer face aux héros de pacotille.

Lucie se crispa. Combien elle le haïssait de tout salir !

— Ma femme pourrait vous en apprendre davantage, continua-t-il. Elle était à côté de lui à table, et il n’a pas cessé de lui parler.

— Ah oui ? Il t’a raconté la guerre d’Espagne ? s’intéressa Louise.

— Pas du tout, répondit Julienne. Il n’a été question que de sa lutte contre la tuberculose. Il dirige un dispensaire sur le boulevard Saint-Joseph.

— Un vrai Don Quichotte, se moqua son mari. Le champion des causes perdues.

Louise Ménard, sentant l’urgence de détourner la conversation, demanda :

— Ont-ils réussi à servir un bon repas pour tous ces gens malgré les restrictions ?

— Pour ça oui, répondit le notaire. Ils vivent sur un grand pied.

— C’est un peu particulier, précisa Julienne. L’été dernier, lorsqu’ils étaient à la campagne, le docteur a sauvé le fils d’un gros fermier qui a eu un accident. Pour le remercier, le père est arrivé, début décembre, avec un chargement de farine, d’œufs et de volailles. Les Messier, qui ne s’y attendaient pas du tout, ont voulu faire profiter leurs amis de cette abondance et ont organisé une fête. C’est sa femme qui l’a raconté avant le repas. Je suppose qu’elle tenait à ce qu’on sache d’où ça venait pour qu’on n’imagine pas des sources illicites.

Jacinthe, perdue dans ses pensées, ne dit pas un mot et, par voie de conséquence, Lucie non plus, mais au moment du départ, elle chuchota à son amie d’un ton résolu :

— Peux-tu m’apporter l’adresse de Jacques mercredi ?