XXVI

Vu qu’il est difficile de continuer d’ignorer quelqu’un lorsqu’on a recommencé à lui parler, en rentrant chez eux, le notaire eut avec sa femme un échange anodin qui, même s’il était glacial, amorçait un retour à la normale. L’inquiétude que Lucie éprouvait pour sa mère diminua. Néanmoins, le soir, quand ses parents montèrent se coucher, elle quitta silencieusement sa chambre pour se poster au pied de l’escalier à l’affût d’éventuels éclats de voix. N’entendant rien, elle allait abandonner son poste quand Madeleine sortit de la cuisine.

Lucie s’étonna :

— Tu n’es pas au lit ?

— Je me suis relevée parce que j’avais soif.

— Moi aussi, prétendit-elle, car elle ne voulait pas laisser deviner à la bonne qu’elle espionnait ses parents.

Madeleine retourna dans la cuisine avec elle.

— Mademoiselle Lucie, est-ce que vous croyez que la guerre va durer encore longtemps ?

— Je n’en ai aucune idée. À mon avis, personne ne le sait.

— Qu’est-ce qui va arriver avec les usines de guerre quand elle sera finie ?

— Heu… Je ne sais pas. Elles fermeront, sans doute.

— Ah… Et ceux qui travaillent là vont être chômeurs, je suppose ?

— C’est possible. Mais pourquoi toutes ces questions ?

— C’est que, voyez-vous, moi, quand vous serez plus là, je veux pas rester ici.

Une aspiration compréhensible, car il était évident que l’atmosphère serait sinistre après son départ. Lucie eut un serrement de cœur à l’évocation de ce que deviendrait l’existence de sa mère. Pourtant, il ne fallait surtout pas qu’elle y pense, parce qu’alors elle trouverait monstrueux de l’abandonner et perdrait le courage de le faire.

— Mademoiselle Lucie ?

— Oui, Madeleine, excuse-moi. Écoute, on en reparlera, c’est encore loin. Moi, je m’y prépare. Tu dois en faire autant. Pas partir au hasard, sans avoir pris des renseignements avant.

— Mais où je vais m’informer ?

— Laisse-moi y réfléchir quelques jours. Maintenant, allons nous coucher. Il est tard. Pense que tu es sur le point de retourner à Saint-Donat pour passer Noël avec ta famille, ça t’aidera à faire de beaux rêves.

— Pour ça oui ! J’ai ben hâte.

 

Lucie dut attendre le lendemain, après ses cours, pour que sa mère lui fasse le compte rendu de sa conversation avec Jocelyn. Elle n’eut aucun mal à l’obtenir parce que Julienne Bélanger avait autant envie d’en parler que sa fille de l’entendre. Le médecin avait su lui communiquer son enthousiasme pour la cause des tuberculeux et la nécessité de lutter contre ce fléau.

— Il a besoin de bénévoles. J’ai offert mon aide et il l’a acceptée.

— Moi aussi, je peux aider ! s’empressa de proposer Lucie.

— Vraiment ? Tu en es sûre ?

— Tout à fait.

— Eh bien, tu me soulages d’un poids. Quand il m’a dit qu’il lui fallait quelqu’un pour faire un peu de secrétariat, sans réfléchir, je lui ai parlé de toi. Après, j’ai craint de m’être avancée inconsidérément : tu as déjà beaucoup de travail.

— Mais non, Mère, vous avez bien fait. En plus de faire une bonne action, ça me permettra d’appliquer ce que j’étudie.

— Dans ce cas, il faut que je téléphone au dispensaire pour prendre rendez-vous avec lui : il nous expliquera de quelle manière nous pourrons aider ces malheureux.

— Je vous laisse vous en occuper. Pendant ce temps, je vais faire mes devoirs.

Lucie avait hâte de se réfugier dans sa chambre pour savourer sa joie et la cacher à sa mère, car elle redoutait que l’idée lui plaise moins si elle découvrait à quel point son initiative la comblait. Du secrétariat, c’était magnifique : elle serait obligée de travailler sur place, et donc, verrait Jocelyn souvent. Tous les jours, peut-être ? Voilà qui lui donnerait l’occasion de se mettre en valeur et de retenir son attention. Elle était si impatiente que sa mère l’informe du résultat de son appel qu’elle aurait été bien en peine de comprendre la moindre ligne du livre ouvert sur son bureau. Quand, n’y tenant plus, elle sortit de sa chambre, sa mère était encore au téléphone. Elle raccrocha sur un joyeux À demain ! et annonça à sa fille :

— Il nous attend à deux heures.

Incapable de se concentrer, Lucie s’installa au salon pour tricoter avec sa mère. À mesure que l’après-midi avançait, et que l’heure du retour du notaire approchait, leur nervosité allait croissant. Julienne se levait, touchait un objet, se rasseyait, se levait encore pour se rendre à la cuisine donner à Madeleine un ordre inutile, s’emparait d’un livre dont elle ne tournait pas les pages, le reposait, reprenait son tricot.

— Mère, je vous en prie, calmez-vous.

— Oui, tu as raison. Ça ne sert à rien de s’énerver.

Lucie se demandait si elle avait décidé d’accueillir son mari à la porte, à sa manière habituelle, ou de rester figée à sa place, mais elle n’osa pas poser la question. Lorsqu’elles l’entendirent ouvrir, elles sursautèrent toutes les deux, mais ne bougèrent pas. Adélard Bélanger accrocha son manteau, pénétra dans le salon et s’approcha d’abord de Lucie, qui était plus près de l’entrée. Comme d’habitude, elle se leva et lui dit : Bonjour, Père. Il l’embrassa sur le front, puis il se tourna vers sa femme.

— Bonjour, Julienne.

Le ton était un peu raide, mais il lui avait parlé. Alors, elle s’informa de sa journée, il raconta un incident anodin, Lucie alla chercher le thé à la cuisine, il prit son journal : la crise était passée. Il avait décidé de s’en tenir là. Lucie se demanda si la peur qu’elles avaient de lui n’était pas exagérée car, au bout du compte, il n’était rien arrivé. Mais elle se souvint du regard de son père lorsqu’elle lui avait annoncé la migraine de sa femme, de sa façon de monter l’escalier et de claquer les portes, de l’état de délabrement moral de sa mère après son départ de la chambre. Si, il était dangereux : il savait terroriser ses victimes et les humilier en leur donnant le sentiment qu’elles n’avaient aucune valeur.