XXIX

À son retour de Québec, Irène invita Lucie à prendre le thé. Elle était heureuse de revenir à Montréal.

— Le problème avec ma mère, dit-elle, mi-agacée mi-attendrie, c’est qu’elle me veut du bien. Sa sollicitude est plus facile à vivre à distance. Sous le même toit, c’est envahissant.

Il lui restait une semaine avant la rentrée et elle proposa à Lucie de l’accompagner au cinéma pour voir le film Casablanca à l’affiche du Château depuis le 25 décembre.

— J’ai promis à Jacinthe que nous irions dimanche, à son retour de la campagne. Veux-tu attendre et te joindre à nous ?

— D’accord. On pourrait aussi emmener Madeleine puisque c’est son jour de sortie.

Lucie, que l’idée d’inviter la bonne n’avait pas effleurée, fut un instant décontenancée, mais elle s’empressa de répondre : Bien sûr, laissant entendre que cela allait de soi. Elle espérait qu’Irène n’avait pas perçu son hésitation, car elle ne voulait surtout pas qu’elle le rapporte à son cousin pour qui il ne semblait y avoir aucune barrière sociale.

Jocelyn s’était rendu à Québec pendant les Fêtes, et Irène avait raconté à Lucie qu’il lui avait posé toutes sortes de questions à propos de la famille Bélanger.

— Je l’ai taquiné en lui disant que s’il avait moins parlé de son dispensaire à ta mère, il aurait pu avoir des réponses de première main le soir de la réception.

— Il est content que nous nous soyons proposées comme bénévoles ?

— Très content. Quand commencez-vous ?

— La semaine prochaine. Que vas-tu faire en attendant la rentrée ?

— Réviser le matin et patiner l’après-midi. Quand j’aurai recommencé à l’université, je n’aurai plus le temps de faire de l’exercice.

— Allons-y ensemble, si tu veux.

— Volontiers.

Elles se retrouvèrent tous les après-midi sur la patinoire en plein air aménagée dans le parc à faire des voltes au son des rengaines à la mode. Entre deux musiques militaires, elles fredonnaient les succès d’Alys Robi, Muriel Millard, la Poune, Fernand Robidoux ou Jean Lalonde. Lorsqu’elles s’arrêtaient pour reprendre leur souffle, Lucie ne pouvait s’empêcher d’amener le nom de Jocelyn dans la conversation. Bribe à bribe, grâce aux confidences d’Irène, elle découvrait sa vie. La politique en ayant toujours fait partie, cela lui remettait en mémoire et lui faisait comprendre des événements qu’elle avait oubliés ou auxquels elle n’avait pas prêté attention. Elle apprit qu’il avait été communiste jusqu’en 1939, mais avait quitté le parti lors de la signature du pacte germano-soviétique. Le vétéran de la guerre d’Espagne n’avait pas accepté que le seul État communiste du monde s’associe au fascisme hitlérien. Lorsque l’Union soviétique était finalement entrée en guerre aux côtés des Alliés, ses camarades avaient essayé de lui faire réintégrer le giron du parti, mais il avait refusé. Il le trouvait trop inféodé à Moscou et préférait garder son libre arbitre. Lucie écoutait passionnément Irène, avide de tout savoir sur Jocelyn. Elle découvrit aussi ses démêlés avec son père, qui aurait voulu lui voir faire une carrière de chercheur à son exemple. Irène, qui professait à l’égard de son cousin une admiration sans bornes, lui parla beaucoup de son dévouement pour les malades nécessiteux, et Lucie comprit qu’elle avait fermement l’intention de suivre ses traces. Comme toujours, après cela, elle se jugeait insignifiante avec ses petites ambitions de liberté personnelle et d’indépendance financière. Irène, assez fine pour le deviner, vantait le courage qu’elle montrait en étudiant en cachette ainsi que son travail de bénévole.

Un jour où Lucie avait risqué une question sur la vie privée de son cousin, la jeune fille avait renouvelé sa mise en garde :

— Ne tombe pas amoureuse de Jocelyn. Pour lui, il n’y a que la médecine qui compte. Il a connu beaucoup de femmes, mais il ne s’est attaché à aucune.

Qu’importe, pensait Lucie, je le ferai changer. Il s’attachera à moi.

 

Le dimanche, elles partirent à quatre au cinéma. À la vue de Madeleine, les yeux de Jacinthe s’écarquillèrent de surprise. Elle ouvrit la bouche, la referma, regarda Lucie, qui évita son regard, et résolut de se taire.

Après le film, elles allèrent dans un salon de thé et, autour d’un breuvage fadasse insuffisamment sucré, elles s’extasièrent sur la séduction d’Humphrey Bogart et la beauté d’Ingrid Bergman.

— C’est exactement une coiffure comme la sienne que je voudrais avoir, soupira Lucie.

— Et ses tenues ! se pâma Jacinthe.

— C’est si beau, l’amour qu’il éprouve pour Ilsa, ajouta Irène. Il sacrifie son bonheur pour ne pas la mettre en danger.

— Oui, asséna Madeleine, c’est une vue qui finit mal.

Elles la regardèrent, interloquées. Bien sûr que l’histoire finissait mal. Elles ne s’en étaient pas vraiment avisées, prises par l’impatience qu’ils partent pour échapper aux Allemands, qu’ils soient enfin en sûreté dans l’avion.

— Décidément, remarqua Irène, les histoires d’amour qui nous bouleversent ne se terminent pas bien. Pensez à Autant en emporte le vent.

— Mais Rhett reviendra, il aime trop Scarlett pour l’abandonner, protesta Jacinthe.

— Non, affirma Irène. C’est très clair. Son amour est mort. C’est elle qui se leurre parce qu’elle ne peut pas admettre qu’elle est passée à côté de l’amour.

— Il n’y aurait donc pas d’amour heureux ? se demanda Lucie.

— Au lieu de nous attrister sur la fin, on pourrait parler des belles scènes, dit Jacinthe. Moi, j’ai adoré celle où Rick sauve le jeune couple en le faisant gagner à la roulette.

— Et la Marseillaise ! renchérit Lucie. Quand toute la salle s’est mise à chanter et a fini par faire taire les Allemands, je serais partie à la guerre sur-le-champ !

— Moi, dit Irène, j’ai un faible pour le personnage de Victor Laslo : quel courage ! quelle constance dans les convictions !

Une fois de plus, Lucie se sentit mesquine, elle qui s’était extasiée sur la coupe de cheveux d’Ingrid Bergman.