Josette installa Lucie à une minuscule table, dans un recoin d’un bureau exigu et encombré, et lui confia une liste de patients, les enveloppes qu’elle devait libeller à leur nom et une circulaire les priant de se rendre au dispensaire pour une visite. Le bureau était séparé de la salle d’attente par une porte fermée, ce qui faisait l’affaire de Lucie : traverser la pièce pleine de malades avait déjà été assez pénible. Elle supposa que Jocelyn, qui ne s’était pas montré, était absent, mais elle n’osa pas demander s’il viendrait. Dès qu’elle l’eut mise au travail, Josette s’occupa de sa mère à qui elle donna quelques directives pour accueillir les malades, puis revint s’attaquer au contenu d’une corbeille qui débordait.
— Je suis très contente que tu m’aides, dit-elle. On finira peut-être par y voir clair. J’aime beaucoup ce que je fais : c’est varié, je vois du monde, et j’ai le plaisir de travailler avec Jocelyn, qui est un homme remarquable. Mais j’ai trop de choses sur les bras et j’ai l’impression de les faire toutes à moitié. C’est frustrant.
Lucie eut un petit coup au cœur en entendant l’assistante parler de Jocelyn avec autant de familiarité. Cela lui fit craindre qu’elle soit pour lui davantage qu’une compagne de travail.
Sans remarquer son trouble, Josette continua :
— Il faudrait engager une autre employée pour qu’on se répartisse vraiment l’ouvrage. Les bénévoles, on ne sait jamais combien de temps elles vont rester.
Lucie allait affirmer sa volonté de persévérer, lorsqu’elle expliqua avec ironie :
— Le docteur Messier a beaucoup de charme et il revient toujours de ses dîners avec de nouvelles dames et jeunes filles prêtes à se dévouer. Malheureusement, s’il parle de la grandeur de la cause avec beaucoup de conviction, il oublie de décrire les malades. En général, après avoir passé une heure dans la salle d’attente, elles se rendent compte qu’elles ont d’autres obligations plus pressantes.
C’était donc pour cela qu’elles avaient attendu interminablement au milieu des patients, se dit Lucie. Les employés du dispensaire ne voulaient pas perdre de temps à mettre au courant des gens qui ne resteraient pas. Sa mère et elle avaient réussi le premier test. Quoique, en ce qui la concernait…
— Il faudrait que le gouvernement accorde une aide financière pour engager quelqu’un, continua Josette. Le docteur a rencontré le directeur des services de santé de la ville qui lui a promis d’intercéder en sa faveur. Espérons qu’il n’oubliera pas.
Leur conversation fut interrompue par l’arrivée de Jocelyn qui les salua avec un grand sourire.
— Je vois que vous vous entendez bien, mais je vais devoir vous séparer : j’ai besoin de toi, Josette. Tu ne t’ennuieras pas, Lucie ? Tu permets que je te tutoie ? Ici, tout le monde le fait.
— Sauf devant les patients, précisa Josette.
Jocelyn ironisa :
— Ils ont davantage confiance dans le Docteur Messier que dans Jocelyn. Ça fait plus sérieux et plus compétent.
Elle ne fut jamais vraiment seule, car le bureau était un lieu de passage obligé. Ainsi, elle eut l’occasion de les revoir à plusieurs reprises, ainsi que sa mère, qui venait chercher le dossier de chaque nouvel arrivant. Elle rencontra également les autres employées, deux femmes d’un certain âge uniquement affectées aux soins médicaux. Tout le monde était surchargé de tâches, et elle comprit que Josette, qui cumulait l’accueil et le secrétariat, donnait un coup de main au docteur si personne n’était disponible, comme elle l’avait fait lorsqu’il les avait vaccinées. Suspendue à chaque irruption de Jocelyn, Lucie ressentait à sa vue un accès de bonheur, mais si, en plus, il lui souriait ou lui disait un mot d’encouragement, elle rayonnait. Bien sûr, elle aurait aimé qu’ils puissent avoir une conversation personnelle. Elle lui aurait parlé de Casablanca, du personnage de Rick, qui avait fait la guerre d’Espagne, comme lui. Peut-être cela l’aurait-il amené à se livrer. Mais cela n’arriva pas, il y avait trop à faire. Une autre fois, sans doute.
Quand sa mère vint lui dire que c’était le moment de partir, elle découvrit qu’elle n’avait pas vu le temps passer malgré l’aspect purement mécanique de son travail. En chemin, elles parlèrent de leur après-midi. Lucie lui demanda comment elle pouvait côtoyer les patients sans répugnance.
— Moi, je n’en serais pas capable, affirma-t-elle.
— J’ai l’habitude de visiter les hôpitaux, répondit sa mère. Évidemment, les tuberculeux font partie des malades les moins ragoûtants, mais ce sont des malheureux et il faut les aider.
— Mère, vous êtes une sainte !
— Pas du tout. Toi-même, tu as travaillé pour eux plusieurs heures cet après-midi.
— Mais je ne les ai presque pas vus.
— Ce qui est important, c’est de faire de son mieux selon ses capacités.